Notes
-
[1]
Ente Nazionale Italiano per l’Organizzazione Scientifica del lavoro.
-
[2]
La « Charte de l’école » se réfère à la loi de réforme du système scolaire de 1940 qui réorganise l’école, notamment le collège, en filières fonctionnelles et hiérarchisées (collège artisanal, collège professionnel, collège général).
-
[3]
Dans son ouvrage de référence (L’Administration générale et industrielle publié chez Dunod en 1916), Fayol développe un certain nombre d’idées (sur les fonctions de l’entreprise, les principes généraux de l’administration, le rôle des outils de gestion, les qualités du chef, etc.) issues de son expérience pratique d’ingénieur des mines et qui contribuent à formaliser une véritable « théorie de l’entreprise ».
-
[4]
Cohen Yves, « Fayol, un instituteur de l’ordre industriel », Entreprises et Histoire, no 34, 2003, p. 29-67.
-
[5]
Cohen Yves, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
-
[6]
Mauro Francesco, Gli Stati Uniti d’America visti da un ingegnere, Milan, Hoepli, 1945 (il s’agit d’une édition tardive, qui rassemble des écrits déjà publiés lors du premier voyage aux États-Unis et d’autres qui n’avaient pas eu de diffusion publique).
-
[7]
Ibid., notamment les chapitres 3 et 4.
-
[8]
Mauro Francesco, « Le leggi della direzione dell’impresa industriale », Organizzazione scientifica del lavoro, no 6, juin 1937, p. 324-325 ; Mauro Francesco, « Caratteristiche della programmazione degli impianti industriali », Organizzazione scientifica del lavoro, no 10, octobre 1937, p. 479-481. L’œuvre principale de Fayol, Administration industrielle et générale, ne sera traduite en italien qu’en 1961.
-
[9]
Gemelli Giuliana (dir.), « Alle origini dell’ingegneria gestionale in Italia. Francesco Mauro e il Politecnico di Milano: dal taylorismo ai sistemi complessi », in Benito Brunelli et Giuliana Gemelli (a cura di), All’origine dell’ingegneria gestionale in Italia. Materiali per un cantiere di ricerca, Bologne, Università degli studi di Bologna, 1997, p. 41-85.
-
[10]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit.
-
[11]
Cayet Thomas, Rationaliser le travail, organiser la production. Le Bureau International du Travail et la modernisation économique durant l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2010 ; Salsano Alfredo, Ingegneri e politici. Dalla razionalizzazione alla rivoluzione manageriale, Turin, Einaudi, 1987.
-
[12]
Saussois Jean-Michel, « Henry Fayol ou l’invention du directeur général », in Jean-Pierre Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer (dir.), L’invention de la gestion. Histoire et pratiques, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 45-60.
-
[13]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit., p. 36.
-
[14]
Peaucelle Jean-Louis, Henri Fayol, inventeur des outils de gestion : textes originaux et recherches actuelles, Paris, Economica, 2003
-
[15]
Mintzberg Henry, Grandeur et décadence de la planification stratégique [1991], Paris, Dunod, 1994.
-
[16]
Cailluet Ludovic, « La fabrique de la stratégie. Regards croisés sur la France et les États-Unis », Revue française de gestion, vol. 8, no 188-189, 2008, p. 143-159.
-
[17]
Wren Daniel, « The Influence of Henri Fayol on management theory and education in North-America », Entreprises et histoire, no 34, décembre 2003, p. 98-107.
-
[18]
Boltanski Luc, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982.
-
[19]
Par exemple, à la tête de l’Association Italienne des Ingénieurs alors en quête de reconnaissance institutionnelle, Mauro n’hésite pas à se rallier au pouvoir fasciste après la « marche sur Rome » d’octobre 1922. Voir Ferretti Roberto, Statuto delle professioni, organizzazione degli interessi e sistema politico nella prima metà del ‘900: il caso degli ingegneri in Italia e in Francia (1900-1945), Thèse de doctorat en histoire, Università degli studi di Bologna, 1998, p. 323.
-
[20]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit., p. 36.
-
[21]
Henry Odile, Les guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant (1900-1944), Paris, CNRS Éditions, 2012, chapitre 4.
-
[22]
Cité dans Bigazzi Duccio, « “L’ora dei tecnici”: aspirazioni e progetti tra guerra e ricostruzione », in Giuseppe De Luca (dir.), Pensare l’Italia nuova. La cultura economica milanese tra corporativismo e ricostruzione, Milan, Franco Angeli, 1997, p. 394.
-
[23]
Ricciardi Ferruccio, « Une utopie conservatrice. Rationalisation et sciences du travail dans l’Italie fasciste », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 136, 2017, p. 57-70.
-
[24]
Fridenson Patrick, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 42, no 5, 1987, p. 1031-1060.
-
[25]
Cohen Yves, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot (1906-1919), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2001.
1« La contribution d’Henry Fayol doit être considérée sous un angle particulièrement important. Il suffit de mentionner la partie de son travail fondamental, qui vise à démontrer la nécessité d’un enseignement administratif : on devrait dire, une théorie de la direction.
2Fixons avec quelques détails les éléments essentiels de la pensée de Fayol : il distingue les fonctions, qui ont lieu dans toute entreprise, quels que soient son objet et sa taille, en six groupes : 1) fonction technique ; 2) fonction commerciale ; 3) fonction financière ; 4) fonction de sécurité ; 5) fonction comptable ; 6) fonction administrative (fonction de gestion proprement dite), ce qui conduit à : a) la prévision, c’est-à-dire le regard vers l’avenir et la formation du programme d’action ; b) l’organisation, c’est-à-dire la constitution du double corps matériel et social de l’entreprise ; c) le contrôle, c’est-à-dire l’exploitation du personnel ; d) la coordination, c’est-à-dire l’articulation, l’unification, l’harmonisation de tous les actes et efforts ; e) le suivi, c’est-à-dire le fait de veiller à ce que tout se déroule dans le respect des règles et des ordres donnés.
3Les six fonctions ainsi identifiées ont une importance relative différente selon qu’il s’agit du Chef d’une très grande entreprise, d’une grande, d’une moyenne, d’une petite ou d’une entreprise rudimentaire (artisanale), et cette diversité doit s’exprimer dans les capacités correspondantes de chaque Chef […].
4Cela dit, Fayol a énoncé certains des principes de l’administration, qu’il s’était trouvé à appliquer plus fréquemment […]. Voici la liste : (1) répartition des tâches ; (2) autorité (et responsabilités connexes) ; (3) discipline ; (4) unité de commandement ; (5) unité de gestion ; (6) subordination d’intérêts particuliers à des intérêts généraux ; (7) rémunération ; (8) centralisation ; (9) hiérarchie ; (10) ordre ; (11) équité ; (12) stabilité du personnel ; (13) initiative ; (14) union du personnel.
5Il ne fait aucun doute que ce qui a été proposé par Fayol n’est qu’une contribution […] à l’élaboration et au développement des idées initiales de Taylor. Il fallait donc éviter l’émergence, sans parler de la perpétuation, des contrastes entre les deux écoles. Au contraire, il est préférable de faire en sorte que la pensée et l’expérience de chacun […] se retrouvent dans le corps unique de la doctrine, encore en phase de formation.
6Ce résultat a été obtenu lors du deuxième congrès international de l’organisation scientifique du travail qui s’est tenu à Bruxelles en 1925, grâce à l’œuvre de M. Landauer et de moi-même […].
7Non seulement la valeur décisive de la personnalité du Chef a ainsi été soulignée (voir ma définition du leadership), mais une fois de plus l’organisation du travail a été ramenée à cette fonction entièrement humaine de méthode et d’instrument de leadership, que j’ai déjà noté à plusieurs reprises. […]
8Le travail effectué en Italie par l’ENIOS [1] (depuis plus de dix ans depuis sa fondation, déjà sous ma présidence) est bien connu. Tout aussi connues, et il n’est donc pas nécessaire de les illustrer, sont les approches et les solutions données par le régime fasciste, jusqu’à la très récente “Charte de l’école” et, précisément au cours de ces mois, les mesures établies en faveur des travailleurs [2].
9Le double problème, l’augmentation des rémunérations de toute nature et le maintien des prix, n’admet pas d’autre solution que celle d’un meilleur ordre de production et de distribution, avec une efficacité accrue.
10Tout cela montre, autour de nous, que la guerre, l’industrie et, demain, plus encore, le gouvernement des peuples lui-même, doivent s’appuyer sur les bases fournies par les progrès de la science et de la technologie. S’appuyer sur eux en toute compréhension et confiance : ce qui, trop souvent, n’est pas encore le cas.
11Qui ne se souvient pas des entreprises où règne la tradition la plus pédante, un empirisme grossier et l’ordre le plus brut ?
12Ce qui compte vraiment avant tout, c’est l’engagement à faire en sorte que l’esprit scientifique soit reflété et exprimé en tout point de l’organisation de l’entreprise. De grandes améliorations ont sans aucun doute été réalisées dans de nombreux cas, mais beaucoup d’autres attendent d’être réalisées. Également en Italie.
13Comme c’est drôle, à cet égard, les débats sur le Chef “spécialiste” ou “généraliste” !
14Le Chef dans l’entreprise industrielle (peu importe, pour ceux qui savent regarder au fond, si elle est gigantesque ou juste moyenne, voire petite) doit être un “spécialiste”, oui, mais pas tant en tissage qu’en fonderie, mais dans les “fonctions de chef”.
15La première dot peut être avantageuse (surtout dans les entités modestes) mais parfois (surtout dans les grandes entités) elle n’est pas non plus sans inconvénients. Elle n’est jamais indispensable, ou en tout cas peut être acquise par les personnes appropriées dans un délai relativement court et sans trop de difficultés sérieuses. […]
16La seconde dot est, en revanche, absolument “nécessaire”.
17Et ainsi l’heureux industriel de la mécanique peut se révéler être un vrai Chef même lorsqu’il se trouve à organiser un musée archéologique, avec de nouveaux critères et une somme de résultats d’excellence. À une échelle incomparablement plus grande, si l’on me permet d’extrapoler, en montant “des siècles sur la montagne”, le Chef à la tête du peuple (Capopopolo), le Chef de l’État peut conduire à des victoires éclatantes des armées. »
18Francesco Mauro, Il capo nell’azienda industriale, Milan, Hoepli, 1941, p. 36-44.
19******
20Cet extrait est tiré de l’ouvrage Il capo nell’azienda industriale (« Le chef dans l’entreprise industrielle ») écrit en 1941 par l’homme d’affaires et intellectuel Francesco Mauro (1887-1952) à la suite d’une expérience pluriannuelle dans le domaine de la gestion de l’entreprise, à la fois comme praticien et comme théoricien. Ingénieur électromécanicien, diplômé du Politecnico de Milan, président de la société de productions mécaniques Breda, engagé dans le mouvement taylorien international – il est à la tête du Comité International d’Organisation Scientifique et ensuite de l’International Management Institute de Genève –, Mauro est considéré comme le pionnier du management en Italie ainsi que l’un de principaux disciples d’Henri Fayol, dont il ne cesse de revendiquer l’inspiration [3]. Ici, l’hommage à Fayol – que Mauro rencontre en 1925 probablement à l’École Centrale de Paris – est l’occasion d’entamer une réflexion sur le périmètre des connaissances qui sont les plus à même de définir l’activité de direction de l’entreprise. Le fayolisme, fondé sur la systématisation de normes et pratiques visant à assurer les principes de l’autorité et du commandement, est scruté au prisme des qualités du chef. Celui-ci est censé réunir le savoir administratif et la capacité de conduire des hommes [4]. Dans une conjoncture historique hantée par le rôle du chef [5], ce document peu connu permet d’interroger les ressorts culturels, normatifs ainsi qu’idéologiques au fondement d’une nouvelle figure professionnelle qui s’impose alors entre le patronat et les salariés : le manager non-propriétaire.
21D’emblée, trois lignes de force émergent à la lecture du document. Elles sont autant d’entrées pour saisir la pensée de l’auteur et comprendre son inscription dans les débats contemporains sur la réforme du travail et de l’entreprise : la conciliation entre les doctrines de Taylor et Fayol (1) ; la valorisation des fonctions d’administration (2) ; le lien métahistorique entre le chef d’entreprise et le chef de l’État (3).
Entre Taylor et Fayol : une tentative d’hybridation
22Pour comprendre la nature et la portée de ce document, il faut rappeler quelques éléments de la trajectoire intellectuelle de Mauro, qui en font l’une des figures clé à l’échelle européenne dans la légitimation et la diffusion du savoir managérial. D’abord parce qu’il entre en contact de manière précoce avec la « méthode américaine » d’organisation scientifique du travail (le taylorisme) ; ensuite, parce qu’il joue le rôle de passeur de cette méthode au sein de la communauté internationale des rationalisateurs – de la Taylor Society à l’International Management Institute – tout en s’efforçant de la décliner avec les théories de la direction et de l’encadrement (le fayolisme). Ses voyages aux États-Unis, en 1928-1929 et en 1938, lui permettent de réfléchir aux aspects à la fois techniques et anthropologiques du succès américain [6]. Il retient non seulement la leçon du « technicisme » (l’obsession du perfectionnement technique, la division « scientifique » des tâches, la simplification, la lutte contre les gaspillages, etc.), mais aussi le rôle joué par un nombre croissant d’« éléments de direction » (ingénieurs, techniciens et leaders d’entreprise) qui sont censés assurer les fonctions de coordination et de commandement dans des organisations de plus en plus complexes [7]. Ce constat aurait poussé Mauro à délaisser l’approche centrée sur le contrôle et la division du travail en faveur d’une vision susceptible de conjuguer les « éléments techniques de la production » avec les « éléments techniques de l’administration », autrement dit en combinant Taylor à Fayol. Déjà dans ses premiers écrits sur la « méthode Fayol » qui apparaissent dans la revue de l’ENIOS (l’association italienne pour la promotion de l’organisation scientifique du travail) à la fin des années 1930, il est question de distinguer entre le travail d’exécution et le travail d’organisation [8]. Et lorsqu’il s’emploie, en 1934, à confectionner un premier cycle de cours de spécialisation pour les « dirigeants d’entreprise » en activité au sein de l’école d’ingénieurs de Milan, son effort d’élargir le spectre des connaissances concernant la direction de l’entreprise – de l’organisation administrative aux techniques de vente en passant par la psychotechnique – témoigne également de sa conviction de dépasser la vision techniciste de Taylor [9].
23Alors que le management n’est alors ni une doctrine stabilisée ni une discipline scientifique, Mauro appelle de ses vœux au mariage des traditions intellectuelles de Taylor et Fayol afin de forger le cœur conceptuel de la nouvelle « science de l’organisation ». Le Congrès international d’organisation scientifique du travail, tenu à Bruxelles en 1925 sous sa houlette, aurait été une étape fondamentale dans ce parcours. La synthèse n’est pas pour autant aisée, comme témoigne l’éclectisme des références que Mauro lui-même convoque pour rendre compte de l’élaboration du savoir managérial en Europe à partir de la matrice taylorienne : du français Henry Le Chatelier au bohème Tomáš Bat’a, fabricant de chaussures, jusqu’aux ingénieurs soviétiques [10]. Les débats et controverses qui animent à cette époque les rencontres organisées par les sociétés savantes et les institutions internationales s’intéressant à la question de la réforme du travail, montrent bien que la déclinaison de la rationalisation industrielle résulte moins d’un processus d’institutionnalisation que d’une forme d’hybridation entre références intellectuelles et dispositifs d’action hétérogènes [11].
La fonction d’administration et le paradigme du general manager
24L’intérêt majeur de Mauro dans ce document porte sur la façon dont Fayol parvient à élaborer une théorie de la direction, c’est-à-dire une réflexion sur les moyens les plus aptes à gérer l’entreprise à l’échelle de la direction (et pas seulement de l’atelier) à partir d’une série de principes issus de l’observation de terrain ; et ce, à grand renfort de taxonomies. L’apport de Fayol est ici repris pour illustrer les principales fonctions de l’entreprise et les logiques auxquelles elles répondent. L’innovation principale apportée par Fayol consiste d’abord à identifier comme telle la fonction d’administration, qui intègre et subsume toutes les autres fonctions d’entreprise, puis à l’étoffer de principes qui renvoient à une idée bien précise du « chef » et de l’ordre technique et organisationnel dans lequel il s’inscrit. La suppléance et la délégation des tâches, le gouvernement à distance, le flux d’informations, l’importance du lien hiérarchique, le rôle clé de la direction générale… Ce sont tous des éléments qui caractérisent l’activité de commandement, que ce soit dans la petite ou dans la grande entreprise [12]. La métaphore anatomique, qu’on retrouve souvent chez Fayol, est ainsi réactualisée par Mauro pour décrire l’activité du chef. Ce dernier « incarne l’entreprise de la même manière que, dans l’ordre naturel des choses, le cerveau surmonte les autres parties du corps humain, et il rassemble en son sein toutes les capacités supérieures lui permettant de centraliser, calibrer et ordonner les actions et les réactions [13] ».
25Si la filiation avec la doctrine taylorienne est revendiquée, l’évocation de la polémique sur l’opposition entre le « chef spécialiste » et le « chef généraliste » permet de s’en écarter tout en soulignant l’originalité de la pensée de Fayol. L’accent est mis sur la personnalité du chef et sur sa capacité d’être à la fois « méthode et instrument de direction ». Ce faisant, la personnalité ne suffit pas à elle seule : elle doit être équipée, outillée d’instruments et techniques permettant en même temps d’administrer l’entreprise et de conduire les hommes. L’organigramme, outil de gestion fétiche de la doctrine fayolienne, traduit efficacement cette préoccupation majeure : il rend visible les fonctions et les responsabilités, il cristallise la hiérarchie et les rapports de pouvoir, il sanctionne le rôle prééminent de la direction générale [14]. S’esquisse ainsi une dynamique organisationnelle articulée autour de la planification, la coordination et le contrôle, ce qui fait le propre du capitalisme managérial au xxe siècle [15].
26C’est là tout l’esprit qui préside au paradigme du general manager, c’est-à-dire un cadre dirigeant non plus centré sur l’activité du contrôle du processus de production mais davantage orienté vers les multiples activités de prévision, d’organisation et de contrôle. On retrouvera cette approche, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au cœur des enseignements des écoles de gestion américaines. Elle vise à développer des connaissances transversales et à dépasser l’optique de la spécialisation fonctionnelle en s’appuyant sur le cœur conceptuel des études en stratégie (notamment la notion de planification stratégique) qui sont alors en train de se constituer [16]. La théorie de Fayol – qui fait l’objet d’un véritable engouement aux États-Unis grâce à la médiation d’auteurs comme Luther Gulick et Lyndall Urwick pendant l’entre-deux-guerres [17] – offre en effet des appuis matériels et cognitifs pour penser la fonction managériale. Dépourvu de traditionnels outils de professionnalisation (le diplôme, l’ordre professionnel, l’associationnisme, etc.), qu’on trouve par exemple chez les ingénieurs, le manager non-propriétaire – qu’en France l’on nommera plus simplement cadre [18] – investit les savoirs et techniques de gestion pour asseoir sa propre légitimité dans l’espace de l’entreprise.
Une apologie du chef
27Il reste un dernier aspect à évoquer, qui concerne le lien potentiel entre la figure du chef d’entreprise et celle du chef de l’État. Dans les dernières lignes du document dont il est ici question, Mauro met en exergue les compétences de gestion du chef d’entreprise comme étant fondamentales pour pouvoir assurer le gouvernement du peuple, voire sa conduite. L’horizon politique dans lequel s’inscrit cette réflexion, c’est bien celui du fascisme et de son entreprise d’embrigadement autoritaire de l’économie et de la société italiennes, par le biais du corporatisme et de l’exercice totalitaire du pouvoir. Bien qu’il ne fît pas mystère de ses convictions démocratiques (il avait été élu à l’Assemblée nationale dans les rangs du Parti Populaire, d’inspiration démocrate-chrétienne), Mauro, dans ses écrits comme dans ses actes, n’hésite pas à rendre hommage à Mussolini à plusieurs reprises [19]. Ce dernier aurait incarné de façon « magistrale » – d’après les paroles de Fayol relatée par Mauro lui-même – le chef dessiné par la théorie de l’administration et du gouvernement qu’il s’efforce d’élaborer [20]. Une lecture davantage politique de la genèse de la doctrine administrative de Fayol, par ailleurs, fait état de son appropriation de la part d’une partie des élites françaises les plus réactionnaires, qui l’infléchissent sous les termes d’une psychologie du commandement et du chef [21]. Le « chef » comme expression d’une autorité à la fois hiérarchique et morale rejoint ainsi les préoccupations de Mauro sur l’ordre et la stabilité sociale comme condition indispensable à tout exercice de l’autorité, aussi bien dans l’entreprise que dans toute la société. Dans une telle perspective, Mauro affirme que « l’entreprise ne peut pas être considérée comme quelque chose d’isolée […], mais [qu’]elle doit être encadrée par l’utilité nationale supérieure et conduite vers la réalisation de tous les intérêts, à l’aide d’une véritable conscience sociale [22] ».
28Les sciences du travail alors émergentes – y compris la science de l’organisation que Mauro promeuve dans le sillage de Fayol – s’efforcent de cautionner la normalisation des rapports sociaux prônée par le pouvoir fasciste. Ses représentants sont présents et actifs dans le débat, aux accents ouvertement conservateurs, sur la « réforme » du monde du travail. C’est ainsi que le chef d’entreprise est censé interpréter les objectifs et les attentes du chef de l’État, dans le cadre d’un « plan régulateur » de l’économie nationale qui présuppose la rationalisation de l’organisation productive et la stabilité des relations sociales [23].
29•
30Le rôle de la Première Guerre mondiale dans la diffusion en Europe de formes d’organisation de plus en plus systématiques, sous l’emprise notamment des préceptes de Taylor, est bien connu [24]. Les mots d’ordre du taylorisme, de la planification et du commandement se relaient d’un pays à l’autre dans la tentative de donner corps à l’idéal de l’entreprise rationnelle. Les « chefs », qu’ils soient directeurs d’usine, responsables de mines ou bien administrateurs généraux, s’emploient à « mettre en forme » l’activité productive en propageant les dispositifs gestionnaires et, dans certains cas, en faisant preuve de réflexivité. Se multiplient ainsi les écrits et les témoignages des praticiens sur ce que devrait être la « bonne » gestion de l’entreprise. Le référentiel états-unien, en l’occurrence le modèle taylorien, n’est pourtant qu’une parmi les différentes sources d’inspiration à disposition de ces chefs [25].
31Le document ici examiné en est un exemple. L’auteur, Francesco Mauro, s’efforce de conjuguer la leçon de ceux qui sont désormais considérés comme les pères fondateurs de la science managériale : Taylor et Fayol. Il y voit la possibilité de combiner l’organisation du travail ouvrier dans les ateliers avec l’action de coordination et de contrôle menée par la direction générale, véritable « cerveau » de l’entreprise. Son expérience professionnelle, son œuvre acharnée de « vulgarisateur » ainsi que son insertion dans les réseaux internationaux des rationalisateurs, lui confèrent une légitimité avérée dans le milieu des professionnels du champ de la gestion qui est alors en train de se constituer. Dans ses écrits, la valorisation de la fonction d’administration dessinée par Fayol répond au souci d’équiper matériellement et moralement cette nouvelle figure professionnelle qui s’impose de manière péremptoire dans les entreprises : le manager non-propriétaire. La science de l’organisation, qui est loin d’être un savoir légitime, est ici présentée comme le principe régulateur non seulement de l’entreprise mais de la société dans son ensemble, dans un contexte historique marqué par la quête de la rationalisation des moyens et de la stabilisation des relations sociales.
Notes
-
[1]
Ente Nazionale Italiano per l’Organizzazione Scientifica del lavoro.
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[2]
La « Charte de l’école » se réfère à la loi de réforme du système scolaire de 1940 qui réorganise l’école, notamment le collège, en filières fonctionnelles et hiérarchisées (collège artisanal, collège professionnel, collège général).
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[3]
Dans son ouvrage de référence (L’Administration générale et industrielle publié chez Dunod en 1916), Fayol développe un certain nombre d’idées (sur les fonctions de l’entreprise, les principes généraux de l’administration, le rôle des outils de gestion, les qualités du chef, etc.) issues de son expérience pratique d’ingénieur des mines et qui contribuent à formaliser une véritable « théorie de l’entreprise ».
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[4]
Cohen Yves, « Fayol, un instituteur de l’ordre industriel », Entreprises et Histoire, no 34, 2003, p. 29-67.
-
[5]
Cohen Yves, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
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[6]
Mauro Francesco, Gli Stati Uniti d’America visti da un ingegnere, Milan, Hoepli, 1945 (il s’agit d’une édition tardive, qui rassemble des écrits déjà publiés lors du premier voyage aux États-Unis et d’autres qui n’avaient pas eu de diffusion publique).
-
[7]
Ibid., notamment les chapitres 3 et 4.
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[8]
Mauro Francesco, « Le leggi della direzione dell’impresa industriale », Organizzazione scientifica del lavoro, no 6, juin 1937, p. 324-325 ; Mauro Francesco, « Caratteristiche della programmazione degli impianti industriali », Organizzazione scientifica del lavoro, no 10, octobre 1937, p. 479-481. L’œuvre principale de Fayol, Administration industrielle et générale, ne sera traduite en italien qu’en 1961.
-
[9]
Gemelli Giuliana (dir.), « Alle origini dell’ingegneria gestionale in Italia. Francesco Mauro e il Politecnico di Milano: dal taylorismo ai sistemi complessi », in Benito Brunelli et Giuliana Gemelli (a cura di), All’origine dell’ingegneria gestionale in Italia. Materiali per un cantiere di ricerca, Bologne, Università degli studi di Bologna, 1997, p. 41-85.
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[10]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit.
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[11]
Cayet Thomas, Rationaliser le travail, organiser la production. Le Bureau International du Travail et la modernisation économique durant l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2010 ; Salsano Alfredo, Ingegneri e politici. Dalla razionalizzazione alla rivoluzione manageriale, Turin, Einaudi, 1987.
-
[12]
Saussois Jean-Michel, « Henry Fayol ou l’invention du directeur général », in Jean-Pierre Bouilloud et Bernard-Pierre Lécuyer (dir.), L’invention de la gestion. Histoire et pratiques, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 45-60.
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[13]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit., p. 36.
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[14]
Peaucelle Jean-Louis, Henri Fayol, inventeur des outils de gestion : textes originaux et recherches actuelles, Paris, Economica, 2003
-
[15]
Mintzberg Henry, Grandeur et décadence de la planification stratégique [1991], Paris, Dunod, 1994.
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[16]
Cailluet Ludovic, « La fabrique de la stratégie. Regards croisés sur la France et les États-Unis », Revue française de gestion, vol. 8, no 188-189, 2008, p. 143-159.
-
[17]
Wren Daniel, « The Influence of Henri Fayol on management theory and education in North-America », Entreprises et histoire, no 34, décembre 2003, p. 98-107.
-
[18]
Boltanski Luc, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982.
-
[19]
Par exemple, à la tête de l’Association Italienne des Ingénieurs alors en quête de reconnaissance institutionnelle, Mauro n’hésite pas à se rallier au pouvoir fasciste après la « marche sur Rome » d’octobre 1922. Voir Ferretti Roberto, Statuto delle professioni, organizzazione degli interessi e sistema politico nella prima metà del ‘900: il caso degli ingegneri in Italia e in Francia (1900-1945), Thèse de doctorat en histoire, Università degli studi di Bologna, 1998, p. 323.
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[20]
Mauro Francesco, Il capo nell’azienda…, op. cit., p. 36.
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[21]
Henry Odile, Les guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier de consultant (1900-1944), Paris, CNRS Éditions, 2012, chapitre 4.
-
[22]
Cité dans Bigazzi Duccio, « “L’ora dei tecnici”: aspirazioni e progetti tra guerra e ricostruzione », in Giuseppe De Luca (dir.), Pensare l’Italia nuova. La cultura economica milanese tra corporativismo e ricostruzione, Milan, Franco Angeli, 1997, p. 394.
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[23]
Ricciardi Ferruccio, « Une utopie conservatrice. Rationalisation et sciences du travail dans l’Italie fasciste », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 136, 2017, p. 57-70.
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[24]
Fridenson Patrick, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 42, no 5, 1987, p. 1031-1060.
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[25]
Cohen Yves, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot (1906-1919), Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2001.