Notes
-
[1]
Goya Michel, La chair et l’acier : l’armée française et l’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004.
-
[2]
Au collège, ce document peut s’intégrer au programme de classe de Troisième, dans le cadre du thème 1 « L’Europe, un théâtre majeur des guerres totales (1914-1945) », en particulier le chapitre consacré aux « Civils et militaires dans la Première Guerre mondiale ». Au lycée, il peut également concerner le programme d’histoire de première générale, dans le thème 4 « La Première Guerre mondiale : le “suicide de l’Europe” et la fin des empires européens », notamment le chapitre 2 « Les sociétés en guerre : des civils acteurs et victimes de la guerre ».
-
[3]
Porte Rémy, La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ?, Paris, Soteca, 14-18 Éditions, 2005.
-
[4]
Machu Laure, Lespinet-Moret Isabelle et Viet Vincent, Mains-d’œuvre en guerre : 1914-1918, Paris, La Documentation Française, 2018, p. 31.
-
[5]
Bock Fabienne, « L’exubérance de l’État en France de 1914 à 1918 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 3, no 1, 1984, p. 41-52.
-
[6]
Bonin Hubert, La France en guerre économique (1914-1919), op. cit.
-
[7]
Sur ce sujet voir Dornel Laurent, Les Étrangers dans la Grande Guerre, Paris, La Documentation française / Musée de l’Histoire de l’Immigration, 2014 ; Dornel Laurent, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale », Genèses, no 20, septembre 1995.
-
[8]
Bonin Hubert, La France en guerre économique (1914-1919), op. cit., p. 197.
-
[9]
Audoin-Rouezau Stéphane et Becker Annette, « Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial », Sirinelli Jean-François (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
-
[10]
Viet Vincent, « Le droit du travail s’en va-t-en guerre (1914-1918) », Revue française des affaires sociales, no 1, 2002, p. 155-167.
-
[11]
Ridel Charles, Les embusqués, Paris, A. Colin, 2007.
-
[12]
Ibid.
-
[13]
Luzzatto Sergio, L’impôt du sang : la gauche française à l’épreuve de la guerre mondiale, 1900-1945, trad. Simone Carpentari-Messina, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996.
-
[14]
Schweitzer Sylvie, Des Engrenages à la chaîne : les usines Citroën, 1915-1935, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982 ; Fridenson Patrick, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 42, no 5, 1987, p. 1031-1060.
-
[15]
Fridenson Patrick (dir.), 1914-1918, l’autre front, Paris, Les Éd. ouvrières, 1977.
-
[16]
Blaszkiewicz-Maison Adeline, Albert Thomas : le socialisme en guerre, 1914-1918, Rennes, PUR, 2015.
-
[17]
Interview de Thomas en 1915, cité in Rasmussen Anne, « Sciences et techniques : l’escalade, 1914-1915 », in Horne John (dir.), Vers la guerre totale, le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, p. 109.
-
[18]
Il emploie cette formule quelques mois plus tard lors d’un nouveau discours aux ouvriers d’une usine travaillant pour la défense nationale, et elle est rapportée dans L’Humanité du 20 octobre 1916.
-
[19]
Lespinet-Moret Isabelle et Viet Vincent (dir.), L’Organisation internationale du travail : origine, développement, avenir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.
1« Aujourd’hui, […] j’ai voulu vous retrouver ici. C’est que nous avons connu peu d’heures aussi graves ; tandis que vous poursuivez obstinément votre labeur, depuis déjà deux longs mois, là-bas, autour de Verdun, notre admirable armée soutient le choc formidable que vous savez. […] À cette heure solennelle, à cette heure où l’ennemi en vain s’acharne contre nous de tous les moyens, j’ai joie à constater que votre travail à vous, ouvriers, se développe, se multiplie, se varie à l’infini. J’ai joie à constater que l’effort de l’Usine, l’effort de l’arsenal, répond à l’effort de l’armée.
2Demain, au jour de la Victoire, c’est la conscience tranquille, c’est la tête haute et le regard assuré que vous pourrez accueillir les camarades qui nous reviendront couverts de la gloire des tranchées, c’est avec fierté que vous pourrez leur dire que, vous aussi, vous avez fait noblement votre devoir.
3Mais c’est à la condition de ne pas ralentir votre effort. […] Il faut que nous arrivions à maintenir notre production d’aujourd’hui, à la dépasser, à égaler […] l’effort de l’ennemi qui menace et qui ne s’endort pas.
4Maintenir notre effort : oh ! Je sais combien cela est difficile, à l’Usine peut-être plus encore qu’à l’Armée. Maintenir l’effort quand la fatigue se glisse lentement dans les muscles et dans les nerfs, quand on sent qu’autour de soi renaissent les douces habitudes quotidiennes, quand on est sollicité à tout moment de reprendre la vie accoutumée de la paix. Maintenir l’effort sous les fumées du Creusot, pendant les journées pluvieuses et tristes, sans avoir la joie sublime du combattant, je le sais, est peut-être héroïque. Mais cet héroïsme est nécessaire. Il importe que, tous, à l’intérieur, depuis le gouvernement, depuis le Parlement jusqu’aux modestes ouvriers de la plus petite usine de guerre, nous ne perdions pas une minute la conscience du devoir qui nous incombe.
5Ce devoir, […] c’est de garder toujours vivante et lumineuse cette flamme que nous avons tous sentie jaillir en nous, au jour de la mobilisation ; […] la flamme ardente et pure de l’esprit de guerre. L’esprit de guerre, c’est l’esprit de sacrifice et d’abnégation, la conscience des devoirs collectifs qui nous dominent, c’est la subordination de tous les intérêts particuliers à l’intérêt commun, l’assentiment à la discipline et à l’organisation sociale, la volonté de tendre toutes ses forces pour le salut de la Patrie.
6Et vous aussi, ouvriers, ouvrières, n’avez-vous pas senti s’allumer en vous la flamme de l’esprit de guerre ? Ouvriers du Creusot, vous avez vu, sans les réserves d’autrefois, venir parmi vous nos ouvriers parisiens, nos ouvriers de la Loire et de Lyon, tous les ouvriers de France confondus en une même foule énergique et laborieuse. Ouvriers, vous avez senti disparaître quelques-uns des préjugés qui vous animaient contre les employés. Ouvriers spécialistes, vous avez aidé le manœuvre à s’élever jusqu’à votre capacité professionnelle et, ainsi, peu à peu, vous avez pendant le temps de guerre, su créer dans la Nation cette unité ouvrière que les plus persévérants efforts des organisateurs syndicaux n’avaient pu réaliser pendant le temps de Paix.
7Vous avez donné à tous les peuples l’exemple admirable de ce que peut un prolétariat animé de l’esprit de défense nationale ; demain, vous pourrez rappeler à chacun les droits que vous aurez acquis, mais vous aurez appris à les faire valoir selon l’esprit du temps de guerre, cet esprit d’organisation et de concorde qui a permis à tous de travailler d’un même cœur au salut du pays.
8Forgez, tournez, usinez, camarades, vous usinez pour la Victoire, vous usinez pour la France de demain, celle qui toujours défendra le droit, mais qui, puisqu’il le faut, saura l’imposer par sa force. »
9Document 1. Discours d’Albert Thomas aux usines du Creusot, le 17 avril 1916. Discours conservé aux archives historiques du Creusot et retranscrit dans Bonin Hubert, La France en guerre économique (1914-1919), Genève, Droz, 2018, p. 197-202.
10« Lorsqu’à la date du 18 mai 1915 fut créé le sous-secrétariat d’État à l’Artillerie et aux Munitions, au nombre de problèmes soulevés par la continuation inattendue de la guerre […] celui de la main-d’œuvre nécessaire aux fabrications nouvelles s’imposait au premier rang des préoccupations gouvernementales […].
11Parallèlement aux nombreuses questions que la nouvelle administration allait avoir à étudier et à résoudre, de nouveau celle de la main-d’œuvre allait se poser et elle semblait d’autant plus complexe et délicate que toutes les ressources en cette matière pouvaient paraître épuisées. En accord étroit avec les commissions parlementaires de l’armée et surtout celle du Sénat, le Gouvernement envisage les nécessités nouvelles et ce ne sera pas une des moindres étonnantes innovations de cette guerre qui a bouleversé tant de principes et d’opinions anciennes, que cette organisation militariste de la production à laquelle il dut se résoudre, que cette répartition générale des forces entre l’usine et la tranchée. Il fallut, en effet, contrairement à toutes les idées admises et malgré l’opinion hostile, poser ce principe que le soldat est aussi bien à sa place au front qu’à l’usine, qu’à côté de l’armée qui combat, il faut une armée qui produit et que l’une et l’autre travaillent également pour la victoire.
12[…] Il ne s’agit pas de ramener l’action du service à une “chasse aux embusqués” mais d’assurer l’application stricte du principe nouveau de la guerre moderne, que chacun doit être employé là où il peut donner le rendement maximum le plus utile à la Défense Nationale, que si les plus jeunes doivent être au front et les plus âgés à l’atelier, ce n’est pas parce que le droit ou le devoir patriotique des uns diffère de celui des autres, mais parce que cet aménagement des forces vives de la nation est le plus productif ».
13Document 2. Historique du Service ouvrier. Document dactylographié de 68 pages de 1918 conservé aux Archives nationales, fonds Albert Thomas (94AP123).
Couverture du journal satirique Le Rire Rouge du 31 juillet 1915
Couverture du journal satirique Le Rire Rouge du 31 juillet 1915
14******
15L’essor de l’industrie d’Armement durant la Première Guerre mondiale a mobilisé une main-d’œuvre considérable. En France, elle s’appuie sur le recours important à l’industrie privée et entraîne une forte restructuration des services de l’État pour permettre le recrutement et le placement de ces mains-d’œuvre fortement catégorisées, dans le cadre d’une économie mixte de guerre. Dans ce nouvel organigramme administratif, le sous-secrétariat d’État à l’armement et aux munitions (SSEAM), créé en mai 1915 et érigé en ministère de l’Armement en décembre 1916, joue un rôle central. Les trois documents, bien que de nature différente, révèlent le caractère éminemment stratégique du recrutement, du placement et de l’utilisation des mains-d’œuvre industrielles au service de la production d’armement. Le premier document est un discours prononcé par le sous-secrétaire d’État, militant et député socialiste de la Seine Albert Thomas (1878-1932), devant les ouvriers et les industriels de l’usine Schneider du Creusot le 17 avril 1916, alors que la bataille de Verdun (février-décembre 1916) bat son plein. Paroxysme d’une guerre de chair et d’acier [1], cette bataille particulièrement meurtrière nécessite un recours accru aux pièces d’artillerie et de munitions produites dans les usines de guerre. Albert Thomas s’adresse donc aux ouvriers pour exiger d’eux une productivité accrue pour faire face aux besoins du front. Le discours, qui s’inscrit dans la propagande du gouvernement français, a un fort écho dans la presse. Il est par exemple relayé dans L’Humanité, quotidien socialiste fondé par Jean Jaurès en 1904, le 19 avril 1916. Il devient le symbole du « socialisme du Creusot » souhaité par Albert Thomas, mettant de côté la lutte des classes au profit d’une union de celles-ci réalisée dans le creuset de la guerre patriotique. Le deuxième document n’est pas destiné à une si large publicité. Il s’agit d’une note de service interne du Service ouvrier, revenant sur ses missions et son contexte de création. Ce service, chargé du recrutement et du contrôle de la main-d’œuvre employée dans les usines de la défense nationale, est créé dès juin 1915 et géré par le chef de Cabinet d’Albert Thomas qui en assure ainsi le contrôle direct, signe de l’importance stratégique de l’épineuse question des mains-d’œuvre en guerre. Le troisième document est la couverture d’un journal satirique illustré en date du 31 juillet 1915 mettant en scène Albert Thomas et Alexandre Millerand, ministre de la guerre, pointant du doigt les contradictions de la mobilisation industrielle au service de défense nationale présentée comme seule garante de la paix future. Ce dossier se situe donc à la croisée des nouvelles pratiques et représentations du travail initiées par la guerre industrielle totale entre 1914 et 1918. Il pose la question de l’intégration des ouvriers et ouvrières dans la nation française du fait des sacrifices consentis pour servir la Défense nationale, et de ses ambiguïtés [2]. Les usines de guerre sont d’abord pour Thomas un front à part entière où il convient de déployer rien moins qu’une « armée du travail ». Pour faire accepter aux ouvriers les sacrifices sociaux nécessaires, Thomas insiste sur leur intégration nouvelle à une nation unie dans l’effort de Défense nationale, mais pour l’opposition pacifiste, cette rhétorique productiviste fait du ministre socialiste le forgeron de la guerre industrielle.
Les usines de guerre, « premier front » de la Grande Guerre ?
Une main-d’œuvre nombreuse et variée au service de la mobilisation industrielle
16Depuis la rencontre du Ministre de la Guerre, Alexandre Millerand, avec les grands industriels français en septembre 1914 à Bordeaux, une « économie mixte de guerre » s’est mise en place pour faire face aux besoins croissants d’artillerie et de munitions. Elle s’appuie sur des contrats passés entre l’État et les industriels, parfois décriés dans l’opinion publique (doc. 3). La guerre industrielle qui s’installe très nettement en 1915 nécessite une production accrue et une main-d’œuvre de plus en plus nombreuse. Alors que les plans d’avant-guerre prévoyaient de laisser 50 000 ouvriers en âge de combattre dans les usines d’armement, ce sont, en 1918, 1,7 million de travailleurs et travailleuses qui sont mis à contribution, faisant de la mobilisation industrielle le premier front de la Grande Guerre pour l’historien Rémy Porte [3]. La répartition en 1918 est la suivante : 496 000 ouvriers-soldats mobilisés, 423 000 femmes, 425 000 hommes civils, 113 000 enfants de moins de 18 ans, 108 000 étrangers, 61 000 coloniaux, 40 000 prisonniers de guerre et 13 000 mutilés de guerre [4]. Le rôle du Service ouvrier est précisément de répondre à la nécessité de la gestion de cette immense « armée du travail » en lien avec le Parlement et d’autres services ministériels (doc. 2). La guerre provoque de ce point de vue une « exubérance de l’État [5] » notamment dans le domaine économique dont la politique de gestion des mains-d’œuvre est l’un des avatars. Les usines Schneider sont l’illustration de ce changement de dimension. Véritable complexe militaro-industriel à la veille de la guerre, elles s’intègrent très facilement dans ce dispositif d’économie mixte. Avec l’augmentation des commandes d’artillerie lourde par l’État dès 1915, les usines Schneider renforcent le pôle industriel du Creusot. Son directeur délégué Bernard de Courville, proche d’Albert Thomas, remet au goût du jour le paternalisme social développé depuis la naissance de la firme au xixe siècle en stimulant l’implication des salariés dans la production tout en la rationalisant. Les usines du Creusot sont donc un bastion de la guerre industrielle et un microcosme de la mobilisation des mondes ouvriers, rassemblant à elles seules, en avril 1916, 32 627 ouvriers sur les 37 434 ouvriers et salariés du groupe Schneider [6], ce qui explique l’intérêt vif que lui portent les autorités (doc. 1). Les ouvriers du Creusot sont majoritairement des civils des deux sexes, mais l’on compte des ouvriers mobilisés et une main-d’œuvre étrangère et coloniale [7].
Une injonction à la productivité maximale
17Le dossier témoigne d’une injonction à la productivité maximale pour faire face aux immenses besoins industriels de l’armée, dans un contexte de tension constante sur les ressources humaines tout au long de la guerre (doc. 2). Le sous-secrétaire d’État, conscient du caractère stratégique du site du Creusot, s’y rend trois fois en novembre 1914, en août 1915, puis en avril 1916, et prononce des discours érigeant ces usines en véritable « Valmy économique [8] ». Ce discours de propagande, qui participe pleinement à la « culture de guerre [9] », ne doit pas cacher l’immense dégradation des conditions de travail causée par la guerre. Celle-ci entraîne en effet la suspension de la protection légale des travailleurs mise en place depuis le xixe siècle avec l’émergence de la « question sociale » et, en conséquence, des luttes du mouvement ouvrier. Les journées de travail s’allongent, les accidents du travail se multiplient dans un contexte général d’inflation et de baisse du pouvoir d’achat des ouvriers. Par ailleurs, une partie importante de la main-d’œuvre (environ un tiers en 1918) est constituée de soldats mobilisés dans les usines de guerre, au statut original [10]. Ces hommes font l’objet d’une attention spéciale des autorités dans le contexte de « chasse aux embusqués » qui sature l’opinion publique (doc. 2) [11]. Le choix est fait d’employer chaque homme « là où il peut donner le rendement maximum le plus utile à la Défense Nationale […] parce que cet aménagement des forces vives de la nation est le plus productif » (doc. 2). Concrètement, cela ne signifie pas nécessairement un placement en fonction de l’âge comme le laisse entendre l’extrait de l’historique du Service ouvrier. Le choix est fait, dès 1915, de rappeler dans les usines les ouvriers dits « spécialistes » (ancêtres des ouvriers qualifiés) jusqu’alors mobilisés au front selon le principe « the Right Man in the Right Place [12] ». L’exigence productive et le souci de la meilleure allocation possible de la main-d’œuvre l’emporte donc très nettement sur l’idéal égalitaire de l’impôt du sang, très ancré dans la tradition de la gauche républicaine française [13]. Mais elle permet dans le même temps une valorisation des compétences de ces ouvriers spécialistes, alors même que la mécanisation et le travail à la chaîne se développent durant la guerre, au moins dans les grandes usines automobiles comme Renault ou Citroën, généralisant le recours à des manœuvres [14]. La politique ouvrière du sous-secrétaire d’État socialiste vise toutefois à encadrer les différentes catégories de main-d’œuvre soumises à une forte exigence productive, en réinstaurant des formes de protection réglementaire. Ses services multiplient les commissions mixtes réunissant réformateurs sociaux et syndicalistes, comme le Comité du travail féminin ou la Commission consultative du travail. À partir de 1917, se développent également des pratiques de concertation sociale, comme les délégués d’atelier et des instances d’arbitrage obligatoire, chargées de réduire la conflictualité sociale aiguisée depuis la fin de l’année 1916. Toute cette politique doit se comprendre dans le cadre du projet d’union industrielle dans la guerre prônée par Albert Thomas, qui s’accompagne d’une promesse d’intégration des ouvriers dans la nation française.
La promesse de l’intégration des ouvriers dans la nation
Jouer sur la fibre patriotique des ouvriers
18Albert Thomas fait appel aux sens du « devoir » des ouvriers (doc. 1). Son discours au Creusot est révélateur du processus de totalisation du conflit en mettant à équivalence l’action des soldats au front à Verdun et celle, jugée tout aussi héroïque, des ouvriers et ouvrières qui travaillent sur « l’autre front [15] » de la Grande Guerre. L’homme politique joue par ailleurs sur deux registres ; en s’adressant aux « camarades », il leur rappelle son appartenance à la SFIO (Section française de l’internationale ouvrière), censée leur garantir des conditions de travail dignes. En les enjoignant à « usine[r] pour la victoire », à « ne pas ralentir [leur] effort », il fait appel en même temps à leur fibre patriotique qui légitime des efforts accrus pour un rendement maximum. Thomas mentionne plusieurs fois « l’esprit de guerre » qu’il cherche à insuffler au patronat français ainsi qu’aux ouvriers des usines de la Défense nationale. Il participe ici à l’œuvre de remobilisation du moral des ouvriers dont le gouvernement français craint la contestation sociale ou, plus grave encore à ses yeux, les velléités pacifistes. Le contexte interne au parti socialiste n’est ici pas à négliger. Si le mouvement ouvrier politique et syndical s’était largement rallié à la Défense nationale en août 1914, mettant de côté ses revendications pacifistes et internationalistes d’avant-guerre, des voix discordantes, soit critiques à l’égard de l’engagement des socialistes dans la Défense nationale, soit plus ouvertement pacifistes, ont émergé dès 1915. Elles se sont largement fait entendre lors du Conseil national de la SFIO tenu le 9 avril 1916, quelques jours avant la venue de Thomas au Creusot. Ce dernier, du fait de son poste de sous-secrétaire d’État dans les gouvernements d’Union sacrée, s’est ainsi trouvé sous le feu des critiques, venues en particulier de ses propres rangs [16]. Le reproche principal reposait sur le reniement de l’idéal pacifiste et internationaliste du socialisme par l’engagement total dans la Défense nationale et dans la guerre, contradiction que pointe du doigt ironiquement la couverture du Rire Rouge (doc. 3), qui vise aussi le ministre de la guerre d’août 1914 à octobre 1915, l’ancien socialiste Alexandre Millerand. Le journal satirique met dos à dos le mot d’ordre que Thomas ne cesse répéter dans la presse, exhortant à produire en très grand nombre : « Des canons ! Des munitions ! [17] », et la prétention des deux ministres socialistes à construire la paix de demain sur les bases fragiles d’une guerre industrielle moderne. Thomas prétend régler cette contradiction en affirmant sans cesse que « les ouvriers sont défense nationale [18] ». Prenant le contre-pied de la formule de Marx selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie », et en insistant sur le prétendu patriotisme des « camarades ouvriers », il cherche donc également à désamorcer la potentielle tentation pacifiste des ouvriers du Creusot en héroïsant à l’extrême l’identité de classe des ouvriers travaillant pour la Défense nationale.
La promesse d’une meilleure protection sociale après-guerre ?
19Thomas lance ainsi aux ouvriers : « vous pourrez rappeler à chacun les droits que vous aurez acquis ». En évoquant les droits légitimes que la classe ouvrière pourra faire valoir au sortir de la guerre, le socialiste est dans la lignée des revendications des organisations syndicales des pays alliés qui se réuniront à Leeds en Grande-Bretagne quelques mois plus tard en juillet 1916 pour demander la réunion d’un congrès ouvrier mondial en parallèle de la future conférence de paix. Le programme de revendications sociales formulé lors de ce congrès servira en partie de base à la charte du travail établie par le traité de paix, future constitution de l’Organisation internationale du travail au sein de laquelle Thomas jouera un rôle majeur [19]. Autre traduction de cette reconnaissance des sacrifices consentis par la classe ouvrière entre 1914 et 1918, le Parlement français adoptera, le 23 avril 1919, la loi sur les huit heures de travail par jour, donnant ainsi satisfaction à une revendication historique du mouvement ouvrier français et international. C’est donc aux syndicalistes que Thomas s’adresse, et, à travers eux, aux ouvriers qui, devenus héros de la patrie œuvrant comme un seul homme pour la Défense nationale, ont montré qu’ils étaient dignes de la nation française qui les a désormais pleinement intégrés. La politique menée par Thomas s’inscrit dans une longue tradition de réflexion sur les rapports entre les mondes ouvriers et la nation initiée pendant la Révolution française, ravivée en 1848 avec la proclamation du « droit au travail » puis lors de la Commune de Paris, qui trouvera son aboutissement sous le Front Populaire. La politique de Thomas, présentée sous forme messianique dans son discours, s’inscrit dans ce processus d’intégration des ouvriers à la nation. Mais Thomas l’actualise en la plaçant sous le contrôle d’un État, tantôt bienveillant et tantôt coercitif, qui a considérablement accru son interventionnisme économique entre 1914 et 1918.
20•
21Ce dossier soulève le caractère stratégique de la main-d’œuvre industrielle employée dans les usines d’armement durant la Première Guerre mondiale. Du fait du caractère limité des ressources humaines, occupées sur les deux « fronts », la France opte pour une centralisation du placement, une militarisation d’une partie des ouvriers et une diversification des catégories de mains-d’œuvre employées. Le corpus est au croisement des représentations et des pratiques du travail soumises à l’épreuve d’une guerre industrielle sans précédent dans l’histoire. L’héroïsation du travail des ouvrières et ouvriers dans les usines de guerre est à la mesure de la dégradation des conditions de travail causée par une volonté de rendement maximal. De ce point de vue, la guerre doit être perçue comme une parenthèse dans le processus de construction de la législation française sur le travail. Mais elle est, en même temps, un laboratoire d’innovations sociales et économiques, dont la politique menée par le ministère de l’Armement en charge des questions de mains-d’œuvre est l’illustration. Contrairement à ce que laisse entendre la rhétorique de l’Union sacrée et de l’esprit de guerre, elle ne met pas non plus entre parenthèses les luttes des organisations du mouvement ouvrier. Celles-ci rappelleront aux gouvernements les sacrifices consentis et les récompenses attendues en retour au moment des négociations des Traités de paix, engageant une étape supplémentaire dans l’intégration des ouvriers dans la nation française.
Notes
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[1]
Goya Michel, La chair et l’acier : l’armée française et l’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004.
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[2]
Au collège, ce document peut s’intégrer au programme de classe de Troisième, dans le cadre du thème 1 « L’Europe, un théâtre majeur des guerres totales (1914-1945) », en particulier le chapitre consacré aux « Civils et militaires dans la Première Guerre mondiale ». Au lycée, il peut également concerner le programme d’histoire de première générale, dans le thème 4 « La Première Guerre mondiale : le “suicide de l’Europe” et la fin des empires européens », notamment le chapitre 2 « Les sociétés en guerre : des civils acteurs et victimes de la guerre ».
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[3]
Porte Rémy, La mobilisation industrielle, « premier front » de la Grande Guerre ?, Paris, Soteca, 14-18 Éditions, 2005.
-
[4]
Machu Laure, Lespinet-Moret Isabelle et Viet Vincent, Mains-d’œuvre en guerre : 1914-1918, Paris, La Documentation Française, 2018, p. 31.
-
[5]
Bock Fabienne, « L’exubérance de l’État en France de 1914 à 1918 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 3, no 1, 1984, p. 41-52.
-
[6]
Bonin Hubert, La France en guerre économique (1914-1919), op. cit.
-
[7]
Sur ce sujet voir Dornel Laurent, Les Étrangers dans la Grande Guerre, Paris, La Documentation française / Musée de l’Histoire de l’Immigration, 2014 ; Dornel Laurent, « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la Première Guerre mondiale », Genèses, no 20, septembre 1995.
-
[8]
Bonin Hubert, La France en guerre économique (1914-1919), op. cit., p. 197.
-
[9]
Audoin-Rouezau Stéphane et Becker Annette, « Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial », Sirinelli Jean-François (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997.
-
[10]
Viet Vincent, « Le droit du travail s’en va-t-en guerre (1914-1918) », Revue française des affaires sociales, no 1, 2002, p. 155-167.
-
[11]
Ridel Charles, Les embusqués, Paris, A. Colin, 2007.
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[12]
Ibid.
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[13]
Luzzatto Sergio, L’impôt du sang : la gauche française à l’épreuve de la guerre mondiale, 1900-1945, trad. Simone Carpentari-Messina, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996.
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[14]
Schweitzer Sylvie, Des Engrenages à la chaîne : les usines Citroën, 1915-1935, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1982 ; Fridenson Patrick, « Un tournant taylorien de la société française (1904-1918) », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 42, no 5, 1987, p. 1031-1060.
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[15]
Fridenson Patrick (dir.), 1914-1918, l’autre front, Paris, Les Éd. ouvrières, 1977.
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[16]
Blaszkiewicz-Maison Adeline, Albert Thomas : le socialisme en guerre, 1914-1918, Rennes, PUR, 2015.
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[17]
Interview de Thomas en 1915, cité in Rasmussen Anne, « Sciences et techniques : l’escalade, 1914-1915 », in Horne John (dir.), Vers la guerre totale, le tournant de 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010, p. 109.
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[18]
Il emploie cette formule quelques mois plus tard lors d’un nouveau discours aux ouvriers d’une usine travaillant pour la défense nationale, et elle est rapportée dans L’Humanité du 20 octobre 1916.
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[19]
Lespinet-Moret Isabelle et Viet Vincent (dir.), L’Organisation internationale du travail : origine, développement, avenir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011.