Notes
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[1]
Sur l’industrialisation de l’Espagne et de la Catalogne, voir Nadal Jordi, El fracaso de la Primera Revolución Industrial en España, 1814-1913, Barcelona, Editorial Crítica, 2009 [édition révisée de son ouvrage El fracaso de la Revolución industrial en España, 1814-1913 (1975)], ainsi que l’ouvrage collectif d’hommage à Nadal : La industrialización y el desarrollo económico de España (2 vol.), Barcelone, Universitat de Barcelona, 1999.
-
[2]
Sur ces colonies et l’habitat ouvrier en Espagne, voir Dorel-Ferré Gracia, Les Colonies industrielles de Catalogne : le cas de la Colonia Sedó d’Esparreguera, Paris, Éditons Arguments, 1992, et les nombreux articles publiés postérieurement par l’auteur en français ; ainsi que Dorel-Ferré Gracia (dir.), Vivienda obrera y colonias industriales en la península Ibérica, Terrassa, Museu de la Ciència i de la Tècnica de Catalunya, 2008.
-
[3]
Définition de Louis Bergeron dans l’article « Archéologie industrielle » de l’Encylcopædia Universalis.
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[4]
L’article est paru deux jours plus tôt dans le quotidien de tendance républicaine modérée, El Liberal. D’après Serra Rotés Rosa, « Enric Prat de la Rova i les colònies industrials », L’EROL, no 122, 2014, p. 55
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[5]
Le document pourrait être mobilisé dans le cadre du thème 2 du programme de 4e dans la partie centrée sur « l’Europe et la Révolution industrielle » en permettant de sortir de l’exemple canonique des usines Schneider du Creusot et/ou en l’enrichissant d’une approche comparative.
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[6]
Voir l’étude du médecin Joaquim Salarich, Higiene del tejedor, 1858, rééditée dans Monlau Pere Felip, Salarich Joaquim, Condiciones de vida y trabajo obrero en España a mediados del siglo xix, Barcelone, Anthropos, 1984.
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[7]
Voir Monlau Felipe, ¿Que medidas higiénicas puede dictar el gobierno a favor de las clases obreras?, 1856, reproduit dans Monlau Pere Felip, Salarich Joaquim, Condiciones de vida y trabajo obrero…, op. cit.
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[8]
Dumay Jean-Baptiste, Le Creusot : un fief capitaliste, Dijon, Fédération des travailleurs socialistes de l’Est, 1891 (1re édition en 1882).
1« Dès que je suis entré en Catalogne, j’ai commencé à entendre des plaintes, des critiques, des protestations et des cris d’indignation sur ce qui se passe dans les usines de la montagne du Llobregat […].
2Les protestations n’étaient pas seulement formulées par les ouvriers, mais aussi par quelques fabricants. Et cela se comprend. Les fabricants des grands centres industriels ne peuvent souffrir en silence l’inégalité et le privilège qui s’établissent au bénéfice, non pas de l’industrie nationale contre celle de l’étranger, mais des fabricants de la montagne, qui ne payent pas de contributions, pompent en permanence le fleuve Llobregat, récupèrent les salaires qu’ils payent aux ouvriers grâce au moyen ingénieux de leur faire acheter les vivres dans les cantines et les boutiques qui leur appartiennent, à qui, […] la production ne coûte rien et peuvent ainsi faire une concurrence des plus ruineuses aux industriels de la même branche.
3Je n’arrivais pas à croire qu’en cette fin du siècle il existe tant d’énormes abus et je me disposais à visiter les usines du Llobregat […].
4Le « cacique » industriel n’a pas tardé à se présenter devant nous. C’est le personnage le plus riche et le plus influent de l’agglomération ; non pas le cacique mais bien plutôt le seigneur féodal de la ville de Z. […] Nous nous sommes dirigés vers l’usine, où nous sommes arrivés en moins d’une demi-heure.
5À ce moment-là quelques ouvrières sortaient que nous avons arrêtées ; et pour trouver un moyen d’entrer en conversation nous leur avons demandé :
6– Quelle distance y a-t-il de l’usine au village ?
7– Les trois quarts du rosaire, répondit une jeune fille tout en continuant son chemin.
8L’explication de cette réponse est simple : les ouvriers de la colonie entrent en récitant le rosaire, travaillent en récitant le rosaire et sortent en récitant le rosaire.
9Il y a dans l’usine un curé et huit religieuses qui ont sur place une vaste et agréable demeure.
10Plus de mille individus vivent dans la colonie ; les enfants commencent à travailler à 7 ans ; les ouvriers sont parqués dans des logements immondes et le patron, grâce au privilège du statut de « colonie », paye 2 000 pesetas de contribution industrielle, alors qu’avant il en payait plus de 8 000.
11La fraude, on le voit, est considérable. Si on se réfère au classement que le gouvernement a établi selon la catégorie à laquelle appartient la population, plus de 100 % d’impositions municipales et autres dépenses de l’usine, celle-ci devrait payer annuellement quelque 6 000 duros (30 000 pesetas) […] Comprenez-vous maintenant ce qui fait la ruine des municipalités ?
12Au cacique il importe peu que la ville entière se soulève contre sa volonté, car au moment voulu, il remplit les collèges électoraux de ses ouvriers, lesquels, conduits en calèche, contremaîtres et responsables en tête, déposent dans l’urne le bulletin du patron.
13On interdit aux ouvriers la lecture de journaux qui ne soient pas avant tout catholiques ; on les oblige à acheter tous les aliments à la cantine de la colonie. Le dimanche matin, ou le samedi même, au soir, le patron s’est remboursé de tous les salaires de la semaine qu’il vient juste de verser. Ce n’est pas un salaire, c’est un échange. L’argent passe de la caisse du fabricant aux mains des travailleurs, et de celles-ci, il retourne à la caisse du fabricant, par l’intermédiaire de l’épicerie, qui est à lui ; du café, qui est à lui ; de la boucherie, qui est à lui ; des logements (dont le loyer augmente sans cesse) qui sont à lui ; du tabac, qui est à lui, etc. […]
14Tout lui appartient, et en règle générale, tout est déplorable.
15Dans la colonie de A., nous avons vu une pièce où dormaient deux enfants et un couple dans le même lit, et dans un autre un garçon et une fillette. Dans une chambre contiguë trois personnes dormaient et dans un réduit de 7 paumes de long et 5 de large dormait une petite fille. Le loyer de ce logement est de 6 pesetas et demie.
16Dans cette colonie, les maladies infectieuses sont endémiques ; la petite vérole, chronique. Parfois, elle se développe tellement que, malgré les murailles de la colonie, elle infecte les villages environnants. C’est ainsi que prédominent les maladies dévastatrices causées par les sels minéraux de cuivre et de plomb.
17Mauvaise alimentation, air vicié, journée de 16 heures ; quel résultat en attendre ? […]
18Les colonies […] ne payent pratiquement pas de taxe sur le foncier bâti. Comme celui-ci est calculé à partir des loyers, pour en déterminer le montant, le patron dit, sur un reçu que j’ai sous les yeux : « Esteban Baleta. Selon les conditions stipulées, paye la quantité de 2 pesetas pour le loyer d’un appartement et d’un jardin etc. » Eh bien, cet ouvrier payait 7 pesetas au patron, et sur le reçu il n’y en avait que 2.
19Dans une masure appelée « la baraque des fous », composée de quatre chambres minuscules, vivent et dorment quatorze personnes, sur trois lits. L’un est occupé par six hommes, respectivement de 70, 17, 14, 6 et 5 ans, quatre dorment dans le deuxième et le troisième est occupé par quatre femmes de 23, 21, 12 et 9 ans. Ce logement n’a que deux vasistas d’où s’échappe une puanteur insupportable.
20Je pourrais raconter des histoires intimes […] qui devraient faire rougir les patrons. Des histoires où l’on voit l’ouvrière en butte à la concupiscence du patron ou des contremaîtres, obligée de satisfaire tous leurs caprices sous peine de souffrir les rudes coups de la misère. […]
21On peut affirmer que la colonie industrielle est tout entière à l’avantage du patron et en rien à celui de l’ouvrier. […]
22Mais cela mérite un chapitre à part, où l’on verra ce que sont les « écureuils », et où l’on suivra les progrès de la lutte entre les ouvriers, entre les serfs dévoués du patron, ses suisses, sa garde noire, et ceux qui prétendent s’émanciper, ceux qui essayent d’instituer une association. […] »
23Luis Morote, « Le Féodalisme dans les usines », La Publicidad, 7 mai 1891, dans Gracia Dorel-Ferré, Les colonies industrielles : le cas de la Colónia Sedó d’Esparreguera, Paris, Éditions Arguments, 1992, p. 83-85.
24******
25L’Espagne offre l’exemple d’un pays d’industrialisation tardive et partielle, limitée à quelques pôles régionaux jusqu’à la Guerre Civile (1936-1939). Ainsi, dans une Espagne encore majoritairement rurale et agricole, la Catalogne figure parmi les premières régions industrielles d’Europe [1] à la fin du xixe siècle. Le secteur textile, en particulier la filature et le tissage de coton, est le moteur de ce dynamisme. Développée dès la fin du xviiie siècle, l’industrie cotonnière catalane prend son élan dans les années 1840-1850. Les ateliers de production se multiplient à Barcelone et dans les villages proches mais aussi dans l’arrière-pays, le long des cours du Llobregat, du Ter et de leurs affluents. Moins de cinquante plus tard, le paysage de la Catalogne intérieure se singularise ainsi par des chapelets d’usines au bord de l’eau, dont une centaine de « colonies industrielles [2] », expression utilisée en Espagne pour désigner les « villages ouvriers associés immédiatement à l’usine en dehors de toute agglomération [3] ».
26Dans un article au titre évocateur, « Le féodalisme dans les usines », publié le 7 mai 1891 dans La Publicidad, quotidien de Barcelone de tendance républicaine [4], l’écrivain et journaliste Luis Morote (1864-1913) jette, pour la première fois, un éclairage cru sur les relations économiques et sociales caractérisant ce système de production alors en pleine maturité. Il y décrit des conditions de vie et de travail abrutissantes, qu’il a pu observer lors d’un reportage mené dans plusieurs colonies industrielles, et dénonce l’asservissement des ouvriers et les abus de patrons tout-puissants.
27Ce témoignage montre que les colonies industrielles ne sont pas immédiatement le lieu d’un paternalisme patronal abouti mais qu’elles sont initialement, avant tout, des outils de production et d’exploitation de la main-d’œuvre [5].
28Il s’agira ici de revenir sur les particularités et le statut spécifiques de ce système de production, qui se traduit par des conditions de travail et de vie dégradées au bénéfice de patrons tout-puissants dont les abus suscitent néanmoins des oppositions et des contestations.
Les « colonies industrielles » catalanes, un système de production spécifique
Un exemple d’industrialisation rurale
29Les expressions « usines de la montagne du Llobregat », « fabricants de la montagne », employées par le journaliste, rendent compte de la ruralisation de l’industrie cotonnière catalane qui s’est opérée au cours de la seconde moitié du xixe siècle. La localisation dans l’arrière-pays montagneux et, avant tout, au bord de l’eau, est dictée par le recours à l’énergie hydraulique comme force motrice pour actionner les machines textiles. Si les premières machines à vapeur sont introduites à Barcelone au début des années 1830 et rapidement adoptées par les industriels du textile, la dépendance extérieure de l’Espagne en charbon conduit ceux-ci à rechercher également l’utilisation d’une source d’énergie certes plus traditionnelle mais « gratuite ». Ce redéploiement et le développement d’ateliers de production cotonnière le long des fleuves sont d’ailleurs favorisés par plusieurs dispositions législatives de la première moitié du siècle libéralisant les droits d’usage sur l’eau, dont la loi sur l’eau de 1845 qui accorde une exonération d’impôts pendant quinze ans pour les acquéreurs ou les constructeurs d’infrastructures hydrauliques.
30La possibilité de disposer d’une main-d’œuvre moins chère s’ajoute à l’attrait de l’implantation rurale d’autant que l’arrière-pays catalan présente une tradition ancienne de filature et de tissage de la laine à domicile, enrichie par la transformation du coton dans les dernières décennies du xviiie siècle. Les nouvelles usines au bord de l’eau peuvent ainsi s’appuyer sur une main-d’œuvre disposant d’un certain savoir-faire, plus docile qu’en ville. Dans les années 1830, dans le contexte de la première guerre carliste, opposant les libéraux au camp de la noblesse conservatrice, et des tentatives de structuration du mouvement ouvrier, les conflits sociaux se multiplient dans le secteur textile à Barcelone. Ainsi, à l’été 1835, reproduisant l’esprit des révoltes luddites, les ouvriers incendient l’usine Bonaplata, entièrement composée de machines modernes mues par la vapeur. Ce climat social tendu a pu faire considérer l’installation d’une partie de l’appareil productif hors de la ville comme un avantage supplémentaire aux industriels du coton.
Le « statut de colonie », un régime avantageux
31Luis Morote dénonce à plusieurs reprises le statut de colonie en vertu duquel les industriels du Llobregat utilisent l’eau du fleuve sans contrepartie et bénéficient d’exemptions ou de réductions fiscales importantes. Son propos mêle en fait plusieurs dispositions ayant favorisé le développement de « colonies industrielles ». Outre la loi sur les eaux de 1845 déjà évoquée, le régime de « colonie » renvoie aux lois promouvant une politique de colonisation intérieure. Il s’agit de stimuler la mise en valeur de l’Espagne rurale dans le but d’y fixer la population, en encourageant la création de nouveaux noyaux de peuplement, distants des agglomérations existantes, au moyen, entre autres, d’avantages fiscaux. Si les lois de 1855 et 1866 visent plus directement la création de « colonies agricoles », une poignée d’industriels du coton installés sur le Llobregat s’y adossent pour créer les premières « colonies industrielles ». La loi de 1868 donne cependant le véritable élan à leur création en incluant explicitement les établissements industriels parmi les activités productives autour desquelles peuvent se constituer les nouveaux noyaux d’habitat. Elle accorde une exemption des taxes foncières et industrielles de 10 ou 25 ans, en fonction de l’éloignement de la colonie, aux entrepreneurs qui en sont à l’origine, l’exonération de certaines taxes sur la consommation, l’autorisation du port des armes, à comprendre dans le contexte de l’insécurité des campagnes et des guerres carlistes, et la dispense du service militaire aux jeunes hommes y travaillant depuis quatre ans.
32Dans les années 1870-1880, des dizaines d’usines au bord de l’eau évoluent en « colonies industrielles », un statut avantageux bien accueilli par les industriels après les conséquences de la « faim de coton » provoquée par la guerre de Sécession. À ce titre, l’opposition présentée entre « fabricants des grands centres industriels » et « fabricants de la montagne » mérite d’être nuancée, beaucoup de patrons possédant à la fois une ou des usines à Barcelone et sa proche banlieue et sur les fleuves de la Catalogne intérieure.
Les « colonies industrielles », des lieux de production et de vie
33Les colonies industrielles se caractérisent d’abord par leur enclavement, marqué par la distance qui les sépare de leur commune de rattachement et qui conditionne leur autonomie – « moins d’une demi-heure de marche » dans le cas de la colonie de Z. –, et redoublé par les « murailles » qui les enclosent.
34L’article n’en propose pas une description détaillée mais permet d’en deviner les éléments caractéristiques : l’usine, avec ses bâtiments de plusieurs étages accueillant les machines à filer et à tisser, et les cuves de teinture et de blanchiment, les immeubles d’habitation à destination des travailleurs, des bâtiments annexes accueillant l’économat ou les commerces de la colonie – épicerie, café, boucherie, tabac, etc. Bien que n’apparaissant pas explicitement mentionnées, la maison patronale et l’église font partie des éléments structurants des colonies industrielles, notamment en Espagne et en Italie. La maison du maître signale le caractère initialement familial des capitaux de ces entreprises de fabrication textile qui s’installent dans l’arrière-pays catalan ; l’église, le rôle dévolu à la religion catholique dans l’administration de la colonie et, partant, la solidarité des pouvoirs économiques et religieux. L’absence d’équipements comme des écoles, un dispensaire, une salle spectacle, pourrait s’expliquer par la volonté de l’auteur d’ignorer les éléments de progrès présents dans les colonies pour mieux servir son réquisitoire. Elle suggère davantage un processus pragmatique, encore en cours dans les années 1880-1890, de structuration des colonies industrielles où, après la construction des premiers logements destinés à stabiliser la main-d’œuvre, est envisagée progressivement la réalisation d’équipements complémentaires pour répondre aux besoins de celle-ci.
Les colonies industrielles, un encasernement de la main-d’œuvre
35En attendant, les colonies décrites par Luis Morote en 1891 apparaissent avant tout comme un outil de production efficace où l’isolement permet d’exercer une exploitation et un contrôle complets sur les ouvriers et les ouvrières sans progrès notables de leurs conditions de vie.
Des conditions de travail rudes et dangereuses
36Le filage et le tissage du coton se distinguent comme une suite d’opérations longues, difficiles et polluantes requérant une main-d’œuvre nombreuse [6]. Les colonies emploient ainsi souvent plusieurs centaines d’ouvriers, dont un grand nombre de femmes et d’enfants, payés moitié moins ou le quart des hommes. Telles que décrites, les conditions de travail apparaissent particulièrement rudes, assimilant les colonies à des bagnes industriels.
37Luis Morote évoque ainsi une « journée de travail de 16 heures », et des enfants qui « commencent à travailler à 7 ans ». À la fin du xixe siècle, la législation sur la durée du travail reste en effet un horizon à atteindre en Espagne. En 1873, la loi Benot, adoptée durant les quelques mois d’existence de la Ire République (1873-1874) avait interdit l’emploi d’enfants de moins de 10 ans, fixé à 5 heures la journée de travail des garçons de 10 à 13 ans (jusqu’à 14 ans pour les filles), à 8 heures pour ceux de 13 à 15 ans (17 ans pour les filles) et interdit le travail nocturne aux mineurs de moins de 15 ans (17 ans pour les mineures) dans certains établissements industriels. Mais, faute de décrets d’application, ces restrictions restent lettre morte, dans les colonies de l’industrie textile, comme dans les autres secteurs d’activité.
38L’article mentionne « les maladies dévastatrices causées par les sels minéraux de cuivre et de plomb ». Il s’agit vraisemblablement des dégâts causés sur la santé des ouvriers par l’utilisation de sels métalliques dans les opérations de coloration du textile. Là encore, la protection des travailleurs contre les risques professionnels reste un angle mort de la législation espagnole.
L’Église, auxiliaire de la discipline et de la surveillance patronales
39L’Église s’impose comme un rouage indispensable du fonctionnement des colonies industrielles. Parmi les « mille individus » que compte la plus importante d’entre elles, on trouve « un curé et huit religieuses » vivant à demeure.
40Le rôle du clergé est d’assurer la discipline morale et religieuse au service de la soumission au patron. Il vise à empêcher la contamination des ouvriers par des idées contestataires, républicaines ou socialistes, en leur interdisant « la lecture de journaux qui ne soient pas avant tout catholiques », au risque de perdre leur place. Les jeunes filles sont plus étroitement encadrées à l’instar de ce qui s’observe dans les « usines-couvents » qui se développent au cours du xixe siècle dans le secteur du tissage de la soie lyonnaise. Mais cette surveillance s’exerce sur toutes les jeunes ouvrières, qu’elles résident ou pas dans la colonie, celles habitant hors de la colonie étant invitées à réciter le rosaire sur le chemin de leur domicile pour les préserver de tout écart de conduite. L’hypocrisie apparaît pourtant totale à Luis Morote, la présence de l’Église n’étant visiblement pas destinée à protéger les ouvrières soumises « à la concupiscence du patron et des contremaîtres », dans des établissements où l’encadrement est uniquement masculin.
Des conditions de logement insalubres
41En 1855, le médecin hygiéniste Felipe Monlau préconisait de « décentraliser les fabriques et les ateliers » pour améliorer la condition des ouvriers [7]. Selon lui, le déplacement des grandes unités de production dans des communes rurales était le meilleur moyen d’offrir des conditions de vie aptes à garantir la santé physique et morale des ouvriers. Les colonies industrielles exaucent le vœu de Monlau. En revanche, les logements offerts aux ouvriers dans ce cadre s’éloignent de ses idéaux recommandant la construction de maisons modèles adaptées à la taille des familles.
42Pour loger la main-d’œuvre, les patrons des colonies édifient en effet des petits immeubles d’habitation, de 1 à 3 étages en règle générale. Les « appartements » loués par les ouvriers sont en fait des enfilades de pièces de superficie réduite, ne permettant pas la séparation des âges et des sexes, et ne disposant pas des ouvertures nécessaires à la bonne circulation de l’air, comme le réclament les partisans de l’hygiénisme. Cette préoccupation pour la bonne aération des logements est liée à la théorie des miasmes, encore très influente, selon laquelle les miasmes, désignant un air vicié, favoriseraient la propagation des épidémies. Dans le cas des logements visités par le journaliste Luis Morote, l’entassement et la promiscuité sont la règle, des conditions de logements indignes au regard des loyers réclamés aux ouvriers. L’article mentionne un loyer de 7 pesetas, une somme représentant la moitié des salaires moyens versés.
Les colonies industrielles, des seigneuries capitalistes
Les fabricants du Llobregat, des patrons tout-puissants
43L’article est construit autour de l’idée prédominante que le patron est le maître de « sa » colonie, comparable à un seigneur féodal tout-puissant, animé par la seule recherche du profit, ce que résume la formule « Tout lui appartient, et en règle générale, tout est déplorable ». Les fabricants de coton du Llobregat décrits par Luis Morote apparaissent en effet insoucieux d’améliorer les conditions de vie et de travail. Tous leurs efforts semblent orientés vers l’accroissement de la profitabilité de leurs entreprises, par des moyens légaux en profitant des exemptions fiscales associées au statut des colonies, ou illégaux, en déclarant des loyers fallacieux pour échapper à l’impôt foncier ; et en contrôlant, pour leur plus grand bénéfice, tous les lieux de consommation de la colonie.
44Ce mode de fonctionnement, où tout est permis au patron, y compris d’utiliser sa position pour contraindre sexuellement les ouvrières, apparaît assez proche de celui des grandes propriétés agricoles isolées de la Catalogne où le maître réside le plus souvent sur place pour surveiller les travaux et loge une partie de ses ouvriers. Il traduit surtout l’absence et la faiblesse de l’État espagnol face aux détenteurs du capital économique, quels qu’ils soient.
Des relations conflictuelles avec les autorités locales
45D’après l’article, la toute-puissance des patrons des colonies industrielles se prolonge dans le pouvoir politique via le caciquisme, à savoir le système politique caractérisant les années de Restauration des Bourbons (1876-1923) où les potentats locaux influencent les élections en donnant des directives de vote à leur clientèle. Sont ainsi évoqués les cas du « cacique « industriel » » de la ville de Z et des ouvriers « conduits en calèche » pour déposer « dans l’urne le bulletin du patron », une scène rendue possible par l’instauration du suffrage universel masculin en 1890. Les propriétaires d’usines apparaissent cependant davantage enclins à se présenter aux élections des députés, dans le but d’influer la politique économique nationale, qu’à candidater au poste de maire. Et cette influence politique n’advient que dans le cas des plus grandes colonies, dont la population peut excéder celle de la commune de rattachement.
46Dans le cas contraire, les municipalités aux mains de la bourgeoisie traditionnelle formée d’artisans, de boutiquiers et de propriétaires agricoles, tendent à s’opposer aux industriels du coton. Les motifs de conflits avec ceux-ci sont nombreux : concurrence pour les usages de l’eau, monopole commercial au sein de la colonie au détriment des commerçants du village, lutte contre les épidémies, exemptions de contributions municipales ou sous-déclarations fiscales. Les bras de fer peuvent s’étendre sur plusieurs décennies comme le montrent les démêlés entre les maires d’Esparreguera et les dirigeants de la colonie Sedó : les premiers réclamant le paiement des contributions non acquittées, parfois par la force, et le retrait du statut de colonie au gouverneur de la province ; les seconds menaçant de se rattacher à la commune voisine.
Un système contesté par les ouvriers
47Bien que la dépendance de l’ouvrier au patron apparaisse grande, il ne lui est pas attaché comme le serf l’était au seigneur. Il est libre de quitter la colonie pour se faire embaucher dans une autre usine, et celles-ci ne manquent pas dans les vallées du Llobregat, du Ter et de leurs affluents. Cette mobilité de la main-d’œuvre apparaît souvent liée à des mouvements de grève portant sur les conditions de travail – abaissement de la journée de travail, octroi d’une pause déjeuner plus longue, etc. – ou les niveaux de salaire. À partir du début des années 1870, alors que les colonies industrielles se multiplient et connaissent une croissance rapide de leur population, elles sont le théâtre de conflits sociaux fréquents et réguliers, influencés par les progrès des idées républicaines et du mouvement ouvrier, qui ont pu fragiliser l’activité de certaines entreprises du coton.
48Face à cela, les patrons des usines au bord de l’eau jouent de la concurrence entre les ouvriers comme le suggèrent les dernières lignes de l’article mentionnant l’opposition « entre les serfs dévoués du patron, ses suisses, sa garde noire, et ceux qui prétendent s’en émanciper ». Ils font venir des travailleurs d’autres lieux, le plus souvent de la campagne, pour remplacer les grévistes. Ces briseurs de grève sont appelés les « écureuils » (esquirols en espagnol), en référence aux travailleurs d’Esquirol, auxquels un fabricant de textile du village voisin de Manlleu avait fait appel dans des circonstances semblables en 1852. Ils utilisent aussi l’attribution de certains « avantages », à l’instar du logement, comme un moyen de freiner les solidarités ouvrières et les tentatives d’insoumission.
49•
50Pourtant annoncée, la suite de cette enquête ne parut jamais, preuve, s’il en fallait, du poids économique et politique, tant local que national, des industriels du coton catalans.
51Si les colonies industrielles catalanes présentent des particularités, les conditions de travail et les relations de domination économique et sociale qui y ont cours ne semblent cependant ni pires ni meilleures que celles observables alors dans les villages ou villes-usines d’autres pays de l’Europe industrielle. L’ouvrier et militant socialiste Jean-Baptiste Dumay ne compare-t-il pas l’omnipotence des Schneider sur les travailleurs du Creusot à celle de seigneurs féodaux [8] ?
52En revanche, en réponse aux critiques et aux revendications ouvrières, les patrons de l’industrie cotonnière développent à partir de la fin du siècle un paternalisme plus abouti – appartements plus confortables et plus sains, écoles et jardins d’enfants, salles de spectacle –, « libéralités » qu’ils étendent aux communes d’implantations des colonies. Force est de constater que jusqu’au début des années 1930, celles-ci sont relativement préservées des conflits sociaux et que les relations avec les municipalités s’apaisent.
Notes
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[1]
Sur l’industrialisation de l’Espagne et de la Catalogne, voir Nadal Jordi, El fracaso de la Primera Revolución Industrial en España, 1814-1913, Barcelona, Editorial Crítica, 2009 [édition révisée de son ouvrage El fracaso de la Revolución industrial en España, 1814-1913 (1975)], ainsi que l’ouvrage collectif d’hommage à Nadal : La industrialización y el desarrollo económico de España (2 vol.), Barcelone, Universitat de Barcelona, 1999.
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[2]
Sur ces colonies et l’habitat ouvrier en Espagne, voir Dorel-Ferré Gracia, Les Colonies industrielles de Catalogne : le cas de la Colonia Sedó d’Esparreguera, Paris, Éditons Arguments, 1992, et les nombreux articles publiés postérieurement par l’auteur en français ; ainsi que Dorel-Ferré Gracia (dir.), Vivienda obrera y colonias industriales en la península Ibérica, Terrassa, Museu de la Ciència i de la Tècnica de Catalunya, 2008.
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[3]
Définition de Louis Bergeron dans l’article « Archéologie industrielle » de l’Encylcopædia Universalis.
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[4]
L’article est paru deux jours plus tôt dans le quotidien de tendance républicaine modérée, El Liberal. D’après Serra Rotés Rosa, « Enric Prat de la Rova i les colònies industrials », L’EROL, no 122, 2014, p. 55
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[5]
Le document pourrait être mobilisé dans le cadre du thème 2 du programme de 4e dans la partie centrée sur « l’Europe et la Révolution industrielle » en permettant de sortir de l’exemple canonique des usines Schneider du Creusot et/ou en l’enrichissant d’une approche comparative.
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[6]
Voir l’étude du médecin Joaquim Salarich, Higiene del tejedor, 1858, rééditée dans Monlau Pere Felip, Salarich Joaquim, Condiciones de vida y trabajo obrero en España a mediados del siglo xix, Barcelone, Anthropos, 1984.
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[7]
Voir Monlau Felipe, ¿Que medidas higiénicas puede dictar el gobierno a favor de las clases obreras?, 1856, reproduit dans Monlau Pere Felip, Salarich Joaquim, Condiciones de vida y trabajo obrero…, op. cit.
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[8]
Dumay Jean-Baptiste, Le Creusot : un fief capitaliste, Dijon, Fédération des travailleurs socialistes de l’Est, 1891 (1re édition en 1882).