Mettre au monde est-il le plus beau métier du monde ?
1Cela se dit souvent mais la réalité est parfois tout autre. En effet, toutes les équipes obstétricales savent bien que la mort maternelle est rarissime de nos jours alors que la mort d’un bébé (que dire : fœtus, embryon ? ...) reste fréquente. Le service de la maternité est un lieu de vie mais aussi de mort. Le cri du nourrisson venant d’être mis au monde peut côtoyer le silence d’un autre mort-né. Plusieurs cas peuvent se présenter : la Mort fœtale in utero (mfiu), la fausse couche spontanée mais aussi le fœticide pour malformation fœtale dans le cadre d’une Interruption médicale de grossesse (img), l’interruption sélective d’un embryon ou d’un fœtus, le décès d’un nourrisson dans les suites d’un accouchement compliqué, la mort maternelle ...
2L’ensemble de l’équipe obstétricale (médecin, sage-femme, auxiliaire de puériculture …) ne peut pas réagir par habitude. La prise en charge est à la fois une affaire d’équipe et un grand moment de solitude. Souvent, force est de constater que nous nous retrouvons un peu seul chacun de notre côté. La présence d’une équipe de pédopsychiatrie sur la maternité peut nous aider dans ces moments toujours prenants et difficiles. La volonté d’aider au mieux notre patiente, son compagnon, sa famille, dans ce deuil, passe avant tout, même si au départ l’idée de fuir, d’esquiver ou plutôt de se protéger peut exister. Il faut souvent annoncer l’impensable, pour ensuite déclencher un accouchement dans des conditions difficiles, tout en essayant d’aider les parents, la famille « à faire le deuil ».
Peut-on naître sans vie ? Peut-on exister sans avoir existé ?, Laurent Puyuelo
3Les trois histoires qui suivent racontent le vécu médical d’un décès dans un service de maternité. Il était fondamental à mon sens d’y associer les vécus d’une sage-femme et d’un psychologue de l’équipe de la maternité. Une certaine solitude du médecin : il doit se partager entre souffrance et soins, gérer cette situation toujours inattendue et brutale. La sage-femme est là aussi, ainsi que le psychologue : ce sont d’autres maillons de l’équipe.
4Aider, c’est également s’adapter ou tout au moins essayer.
Myriam et Paul : un coup de tonnerre dans un ciel bleu
5Un cri strident retentit en salle d’échographie.
6Madame H. s’est présentée à 19 h 30 à la maternité, un peu hagarde, sans voix. Sa seule phrase : « Je ne sens plus mon bébé bouger. » Ce n’était pas pour elle le moment d’arriver à la maternité mais en cours de préparation à l’accouchement, la sage-femme lui avait dit de venir si son bébé bougeait moins. La sage-femme de garde avait promptement réagi : elle n’arrivait pas à entendre les bruits du cœur du bébé et avait amené madame H. et son compagnon en salle d’échographie.
7À 19 h 45, je reçois un appel de la sage-femme. Il faut me rendre rapidement en salle d’échographie : l’échographie est en cours de réalisation et elle est très inquiète. C’est probablement une mort fœtale in utero. Quand arrive une mort fœtale in utero, quel que soit le terme, je me dis toujours qu’immanquablement, cela ne pourra pas être simple … La salle d’échographie est totalement plongée dans le noir, il me faut quelques secondes pour adapter ma vue. Seul trône au milieu de la pièce l’imposant échographe avec son écran lumineux. La patiente est allongée les yeux rivés sur l’écran de l’énorme machine, son compagnon lui tient le visage de ses deux mains. Je reconnais maintenant l’échographiste installé dans un fauteuil, la sonde d’échographie à la main, et enfin la sage-femme. Elle est à côté de sa patiente et lui donne la main. Le ventre de ma patiente est badigeonné d’une quantité de gel impressionnante, totalement anormale, l’échographiste balaye sa sonde frénétiquement, ne décrochant ses yeux de l’écran que pour rajouter une dose de gel. En fait, tout le monde sait mais on attend l’annonceur, personne ne veut se risquer dans cette « voix », comme si chacun voulait profiter encore d’un certain répit avant l’orage. Chacun reste à sa place.
8Lors d’une échographie obstétricale, en moins d’une minute on peut voir de façon certaine qu’il n’y a plus d’activité cardiaque. Voilà dix minutes que madame H. est pétrie de gel échographique et l’échographiste reste muet. Son visage pâlit de plus en plus et il me regarde maintenant de façon insistante : il faut que tu te lances, cela ne va pas durer un siècle, me disent ses yeux.
9À peine le mot « décédé » est-il prononcé (« madame, votre bébé est décédé ») qu’un cri insoutenable retentit dans la salle d’échographie, comme retenu puis libéré. Le temps de poser ma main sur ma patiente – que du reste, je n’avais jamais vue –, l’échographiste avait disparu et la sage-femme m’expliquait qu’elle avait deux patientes en travail et que la relève de 20 heures était arrivée. Après un bon quart d’heure de cris, de pleurs et sanglots, nous décidons de changer de lieu et d’aller discuter dans mon bureau. « J’avais imaginé Pierre très agité vu le nombre de coups de pied qu’il me donnait, avec peu de cheveux, voire pas du tout, comme quand mon compagnon est né … »
10Voici deux jours environ que ce bébé est décédé spontanément, probablement d’une cause inconnue, en tout cas non imputable à ma patiente. Nous sommes à un mois de la date prévue de l’accouchement. Tout ce qui avait été imaginé par ce couple s’effondre : la chambre, les affaires du bébé, l’album photo commencé avec les photos des différentes échographies …
11Immanquablement, je resterai l’annonceur de cette catastrophe.
12L’explication du protocole médical à ce couple totalement désemparé est une véritable épreuve : faire accoucher par les voies naturelles, prendre des photographies du bébé, réaliser une autopsie si cela est nécessaire ainsi qu’un bilan pour rechercher la cause, même s’il est peu probable que l’on trouve une explication. Je passe outre l’ensemble des formalités administratives expliquées par la surveillante du service. Tout doit être dit.
13La première réaction du couple est une demande de prise en charge rapide et efficace : « Je ne veux rien voir, rien entendre, sortez-moi vite ce cadavre de mon ventre par césarienne sous anesthésie générale. » Nous sommes donc en total désaccord.
14La deuxième est une réaction de révolte à mon égard : « Vous allez faire accoucher ma femme comme si de rien n’était, vous allez déclencher l’accouchement dans deux jours seulement, vous allez nous renvoyer chez nous ce soir, vous allez nous montrer notre bébé, nous faire faire une déclaration à la mairie avec mise en bière et compagnie … Votre attitude est inhumaine dans un moment pareil. »
Vous n’allez tout de même pas nous montrer notre bébé !
15Dans le cadre de la prise en charge des patientes présentant une mort fœtale in utero, la prise en charge obstétricale peut être compliquée car la mfiu arrive à un moment où les conditions obstétricales peuvent être défavorables. Depuis vingt ans environ, il est recommandé de maturer le col de l’utérus avant de faire contracter. Cette technique est très efficace et surtout moins douloureuse. Elle permet aussi de laisser du temps par rapport à cette annonce fracassante : le temps de digérer, d’assimiler l’impensable, ce qu’aucun couple n’avait pu imaginer à l’avance.
16Le lendemain de l’annonce, trois comprimés sont pris par voie orale. Ils n’entraînent pas de douleurs ni de saignement. Deux jours après, lors d’une hospitalisation, d’autres comprimés permettent de faire accoucher la patiente dans la journée.
17Myriam a mis au monde Pierre, aux côtés de son compagnon, sous péridurale au bloc accouchement. Les cris du bébé né le même jour dans la salle à côté ont plus gêné l’équipe que notre couple. Tout le monde s’est excusé. Le couple a mûri : ils entendent maintenant ce que je dis. Ils comprennent que toute l’équipe est avec eux, dans le soutien. Tous ces rites vont les aider à faire le deuil.
18De toutes ces épreuves, celle que je redoute le plus et qui laisse chez moi un souvenir indélébile, c’est la présentation du bébé. Avec le temps de l’expérience, je suis maintenant convaincu qu’il faut que la maman ou le papa, voire un membre de la famille, voie ce bébé. L’habiller, le présenter au mieux, leur laisser un moment s’ils le veulent est un temps fondamental. Retenir mes larmes est parfois très difficile : je n’ai pas envie forcément de me retenir, je m’esquive juste. Je suis convaincu à ce moment-là que nous avons tout fait pour que leur travail de deuil se fasse, je suis presque soulagé.
19Myriam et Paul sont passés par toutes ces étapes, en prenant leur drame en main au fur et à mesure. Voir leur bébé, Pierre, avec les affaires tricotées par sa grand-mère, a été un saut dans le vide pour le couple mais s’est révélé être très apaisant : « Nous imaginions un monstre, c’est notre bébé et il est beau. J’ai pu le prendre dans mes bras … »
La nécessité médicale
20Aude et Corinne ont du mal à contenir leurs larmes, derrière leurs masques de bloc opératoire. Toutes les deux sont instrumentistes de bloc opératoire et aujourd’hui s’est rajoutée une intervention un peu particulière, peu commune. La patiente, arrivée tôt en salle, a été vite endormie. Aude a installé les champs opératoires sur le ventre rebondi de la patiente. Celle-ci est enceinte de sept mois. Lors de la dernière échographie obstétricale, un syndrome poly-malformatif létal a été découvert. Ce bébé peut vivre mais seulement quelques heures, quelques jours, voire quelques semaines. Cinq jours après cette découverte, le dossier de cette patiente est passé en commission (centre multidisciplinaire de diagnostic prénatal) à la demande de l’équipe de la maternité, et aussi à la demande des parents. Cette commission régionale doit répondre à la question : faut-il poursuivre cette grossesse compte-tenu du caractère létal des malformations retrouvées ? Son avis est consultatif : les parents auront toujours le choix de ne pas interrompre même si cela est proposé.
« Vous nous annoncez que je vais mettre au monde un monstre et qu’en plus, il risque de vivre juste quelques heures ou bien quelques mois … »
22Pour faciliter l’accouchement, mais surtout pour éviter la naissance d’un bébé vivant, un fœticide est réalisé. En France, un infanticide est hors la loi, mais un fœticide dont l’indication a été validée par la commission avec l’accord des parents est permis.
23La salle de bloc opératoire est maintenant plongée dans le noir afin de mieux voir l’écran de l’échographe, l’obstétricien, en tenue stérile, balaye avec la sonde d’échographie le ventre de la patiente afin de visualiser le bébé : nous sommes à 32 semaines d’aménorrhée, soit sept mois de grossesse environ. L’objectif est de se fixer sur le cœur du bébé, de visualiser les cavités cardiaques afin d’injecter une dose d’un produit toxique en intracardiaque. Aude donne une longue aiguille à l’obstétricien, la peau du ventre est à nouveau badigeonnée d’antiseptique et, sous contrôle échographique, les six paires d’yeux dans la salle obscure suivent le parcours de l’aiguille jusqu’à son but. Aude ne peut s’empêcher de pleurer sans un mot jusqu’au moment où elle lâche presque involontairement : « Comment arrivez-vous à faire cela ? » « Il faut bien un “piqueur” ! », lui répond presque instantanément l’obstétricien. Ce produit est efficace mais pas immédiatement. Après cinq longues minutes d’attente les yeux rivés sur l’écran, le cœur s’est arrêté, le bébé est mort.
24Même si l’obstétricien a l’accord de la commission et des parents, c’est lui et lui seul qui va être le bourreau pour certains, le facilitateur pour d’autres. Le soir du fœticide, allongé dans son lit, l’obstétricien n’arrive pas à dormir : jamais je n’avais imaginé, quand j’ai commencé mes études médicales, que je serais parfois un médecin qui apporte la mort.
Le bébé inoubliable
25Ma secrétaire me prévient : ce matin, un appel téléphonique bizarre l’a perturbée. Une ancienne patiente veut récupérer son dossier (cela peut arriver), elle veut dans son dossier les photos de son bébé. En consultant le dossier, les souvenirs remontent très vite : une mort fœtale in utero à terme chez une patiente ayant obtenu sa grossesse par fécondation in vitro … Dix ans après, elle veut les photographies de son bébé.
26« Je pensais que je pourrais tout gommer, passer à autre chose, oublier ces moments, cette clinique et votre tête quand vous m’avez dit … » Nous les avons regardées ensemble et avec émotion elle les a serrées contre elle et emportées.
Vécu de la sage-femme, Ève Collas
27Sage-femme depuis vingt-cinq ans, mon attitude actuelle lors de l’accompagnement de parents allie l’expérience humaine et professionnelle mais aussi le travail et la solidarité d’équipe. Certains accompagnements ont en effet été si intenses qu’ils se rappellent à moi tous les ans. C’est pourquoi je souhaite partager le vécu d’une sage-femme plutôt que de la sage-femme lors de l’accompagnement des parents dans ce moment si particulier de la naissance d’un enfant mort-né.
28Les parents, ce sont eux qui, de façon profonde et sans qu’ils le réalisent, m’ont permis de prendre conscience de l’importance du continuel ajustement entre présence discrète – qui par moments, et souvent à leur demande, doit être plus manifeste – et l’accompagnement malgré tout vers la réalité de la naissance et de l’accueil de leur enfant. Il m’est arrivé pendant ou après la naissance – je parle volontairement de naissance – que des patientes hurlent mon prénom. J’ai eu l’occasion de demander à l’une d’entre elles pourquoi elle m’avait appelé ainsi alors que j’aurais tant préféré qu’elle m’associe à la naissance d’un enfant bien-portant. Elle m’a répondu : « Il fallait que tu sois là absolument, c’était si important. »
29Je n’allais jamais aux mises en bière de ces enfants. Là aussi, les parents m’ont encore appris … Ainsi un couple m’a demandé si je pouvais lire un texte qu’ils avaient choisi avant la fermeture du cercueil. Un autre que je bénisse leur petite fille, j’ai fait remarquer que c’était plutôt le rôle d’un prêtre mais ils n’ont rien voulu entendre. Alors j’ai accepté et nous avons organisé une bénédiction toute simple, extrêmement riche en intensité et en vérité, avant la fermeture du cercueil.
30Je me souviens d’une mère, au début de ma carrière professionnelle, qui m’avait demandé de lui amener son enfant mort-né. J’appréhendais un peu, son aspect était impressionnant et je craignais qu’elle ne regrette sa demande. Mais après le lui avoir décrit, je lui porte et les laisse tous les deux. Je reviens au bout de quelques instants et la retrouve lui chantant une berceuse.
31Ces expériences n’ont pas pour but d’exposer la douleur de ces épreuves, mais ce sont des moments qui ont été cruciaux dans ma vie professionnelle et mon expérience humaine, afin de pouvoir accompagner ces parents endeuillés le mieux ou en tout cas le moins mal possible.
32Pour ce qui est de notre équipe, nous veillons à ce qu’aucune d’entre nous ne soit seule dans le suivi du travail, de la naissance, du séjour de ces parents. Nous apprenons de chacun. Il existe une prise en charge protocolisée concernant les examens complémentaires, les modalités de déclaration en fonction du terme et le devenir du corps. Charge assurée par notre cadre. Je ne peux cependant m’empêcher de remarquer qu’en son absence l’équipe a toujours beaucoup de difficultés à l’appliquer, comme si nous ne pouvions nous résigner à accepter l’échec, la réalité de cet enfant qui n’est plus, la douleur engendrée pour les parents et, je rajouterais, pour l’équipe.
33Le contact établi entre le couple et l’équipe pendant le déroulement du travail va permettre de préparer les parents à l’arrivée de cet enfant. Les différentes phases du travail, les sensations possibles, la naissance sont expliquées si les parents sont disposés à les entendre. Peut-on l’appeler par son prénom ? Est-ce un petit garçon ou une petite fille ? Ainsi, tout au long du travail, très prudemment, on pourra – ou pas d’ailleurs – évoquer l’enfant en respectant non seulement leurs choix mais également leurs réactions très diverses, tels l’effondrement, le rejet ou une apparente désinvolture.
34La possibilité et l’intérêt de voir et revoir cet enfant à la naissance ou plus tard pendant le séjour, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, sont abordés en entretien par notre cadre à leur entrée et renouvelés pendant l’hospitalisation par l’équipe. Si cette rencontre avec leur enfant n’est pas envisageable pour eux, ils savent que des photos seront prises et rangées dans leur dossier, ainsi accessibles plusieurs jours, mois, années après. Quand la rencontre avec l’enfant peut se faire, je leur explique que le bébé pourra être habillé avec leurs vêtements, certains couples nous remettent un doudou, une parure de berceau. S’ils n’ont rien prévu, nous les enveloppons ou les habillons avec le même soin que nous apportons à un enfant vivant. Je travaille avec une auxiliaire de puériculture qui arrive à confectionner avec du jersey bonnets et vêtements même pour les tout-petits.
35Personnellement, je leur décris toujours leur enfant avant de le leur amener dans les bras. En effet, même si un berceau est préparé, je me rends compte en écrivant ces lignes que c’est ainsi que je le leur présente, sans doute afin qu’ils perçoivent que leur enfant est considéré et respecté. Et je me laisse guider par leurs réactions. Progressivement, l’enfant est présenté. Les parents parfois souhaitent finalement le porter, retirer ou que soit retiré le bonnet, les vêtements, rester tous les trois ensemble ou que je reste à leurs côtés. Ainsi une maman a souhaité prendre elle-même des photos de son bébé … Ces rencontres avec l’enfant seront renouvelées autant de fois qu’ils le souhaitent jusqu’à leur séparation physique définitive. Moment extrêmement intense de la fermeture du cercueil et du départ, auquel je me rends si les parents sont d’accord.
36L’accueil d’un enfant mort-né ne peut se limiter, on le comprendra, à l’application de protocoles détaillant la conduite à tenir en fonction du terme. Être attentif à la détresse des parents, ne pas craindre leurs réactions et l’évolution de leurs choix, être « tout simplement là » jusqu’au bout de la vie. C’est peut-être cela que l’on ne peut pas écrire.
Ressenti du psychologue, Daniel Metge
37Il est toujours troublant d’accoler ces deux mots : mort et maternité. Il suffit cependant de se rappeler qu’en d’autres temps et sous d’autres latitudes, encore en ce moment, la mort voisine souvent avec le berceau, même si nos sociétés modernes cherchent à tout prix à tenir éloignée, à refouler cette idée. Et pourtant, il n’est pas si rare de la rencontrer encore dans nos maternités.
38Voilà maintenant plus de dix ans que me sont devenu familiers les acronymes de mfiu et d’img. S’ils sont toujours les mêmes, ces termes recouvrent des réalités cliniques et des histoires de vies souvent bien différentes, aussi bien pour les parents qui y sont confrontés que pour les soignants qui accompagnent. Dans ce travail clinique si particulier, certaines rencontres vont laisser en moi une empreinte indélébile, d’autres vont s’effacer rapidement de la mémoire. Il arrive fréquemment d’oublier les noms, mais des scènes peuvent revenir avec une émotion intacte ou plutôt le souvenir d’une émotion au détour d’un faire-part de naissance, d’un appel téléphonique, des mois et parfois des années après la rencontre. Il y a aussi ceux dont on n’entendra plus parler mais les a-t-on réellement oubliés ? Il y a également des parents, plutôt les mères, qui souhaitent nous revoir après une nouvelle naissance et d’autres pour qui la page est définitivement tournée.
39À l’origine, quand les équipes médico-psychologiques se sont installées dans les maternités, les premiers points de contact avec les somaticiens ont été autour de l’accompagnement et de la prise en charge psychologique des parents confrontés à la perte d’un enfant. Au tout début et sans expérience particulière dans ce domaine, il arrive alors qu’on s’interroge défensivement sur sa propre légitimité, sur sa propre capacité à accueillir ces situations de détresse en même temps que, formulée directement ou non, est perceptible l’intensité de la demande.
40Dans le protocole de prise en charge, l’intervention du psy est systématiquement proposée et dans la très grande majorité des cas, elle est acceptée par les parents. Généralement, cela se passe ainsi : à mon arrivée au service, on m’informe avec un ton particulier : « Il y a une img qui est rentrée hier soir et elle est d’accord pour que vous la voyiez. » Mais cela peut être aussi : « Madame X souhaite vous voir, elle aimerait que son mari soit là pour l’entretien. » Ou bien ce sont ces quatre lettres « mfiu » qui se détachent en capitales sur le cahier de liaison, avec le nom de la patiente et le numéro de la chambre. Quelquefois, c’est le secrétariat de l’obstétricien qui m’appelle avec une demande urgente de rencontrer une patiente à qui on vient d’annoncer un diagnostic sans appel. Plus rarement, il m’est arrivé d’être sollicité pour aller rencontrer une patiente au bloc obstétrical.
41Avant toute prise de contact avec les parents, il est indispensable de démêler un premier fil avec l’équipe soignante, de recueillir les premières impressions et les premières informations, de se familiariser avec la situation dans ce qui peut être une première mise en récit de l’événement traumatique. Une mort néonatale, périnatale, quelle que soit sa forme, vient marquer de son empreinte traumatique le psychisme des soignants qui se trouvent en première ligne. Elle vient signifier un échec, raviver une blessure narcissique et un sentiment d’impuissance. Elle nous rappelle ce qui d’ordinaire doit rester enfoui dans le psychisme de chacun et qui ressurgit à cette occasion : la détresse fondamentale face à la destruction et à la mort. Là où la vie est attendue, c’est la mort qui vient court-circuiter le processus et en cela elle est un véritable scandale au sens philosophique du terme, dans la mesure où elle n’est plus aboutissement naturel mais fondamentalement un inaccomplissement, un arrêt brutal avec ses effets désorganisants.
42Véritablement, je ne sais jamais qui je vais rencontrer, ni quelle détresse et la forme qu’elle va prendre, mais c’est toujours un moment d’intense émotion où finalement ce n’est pas tellement ce qui se dit ou ce qui ne se dit pas qui est important mais une certaine manière d’être présent dans un silence, dans un regard. Une présence de base qui relègue à l’arrière-plan l’identité professionnelle au profit d’un « être là » qui souvent favorise une première approche narrative du traumatisme.
43La position périphérique que j’occupe vis-à-vis de l’équipe, ni vraiment dehors ni tout à fait dedans, identifié comme étant celui à qui on parle, induit généralement un mouvement de parole qui les conduit à raconter, sans que je les y invite, le déroulement de ce qui s’est passé : première déconstruction du traumatisme, première réintroduction de la chronologie dans un espace-temps éclaté. Il y a habituellement dans ces entretiens – qui, ne l’oublions pas, se passent dans la chambre de la patiente – un questionnement anxieux sur les choix et les décisions qu’ils ont été amenés rapidement à prendre, des interrogations sur l’après, sur le retour à la maison : comment parler de cet événement aux proches, aux voisins, aux collègues, à l’école des aînés ? Comment évoquer cela avec les autres enfants ?
44Et puis, plus spécifiquement, il y a la douleur de ces mères. Douleur morale, douleur psychique, mais aussi douleur physique et dont on peut parfois penser, lorsqu’on les écoute, qu’elle demeure le seul lien avec le bébé mort. Une douleur témoin qui protège de l’effroi et de la confusion. « Là où il y a douleur, c’est l’objet absent, perdu qui est présent », écrivait J.-B. Pontalis. C’est également une ligne de partage, une frontière qui rétablit de l’altérité et de la différence entre le père et la mère, l’homme et la femme. Une différence qui peut représenter un potentiel créatif, mais être aussi source de distorsions relationnelles graves et d’un sentiment de solitude qui met la mère, la femme à une place particulière, au cœur d’une expérience qui ne pourra jamais être partagée. Souvent, dans des entretiens ultérieurs, il n’est pas rare d’observer des phénomènes de désynchronisation entre le temps subjectif et douloureux de la mère et le temps social de son entourage, pour qui la perte de ce bébé est assez vite devenue un non-événement. Et cela peut se comprendre du simple fait que ce fœtus, ce bébé mort est un objet/non-objet, investi en potentialité et non en réalité, n’ayant pas eu d’existence en propre. Dans ce deuil si particulier pour ces mères, c’est une part de soi qui est perdue, une part mélancolique. Il est donc essentiel que ce bébé né sans vie soit humanisé, reconnu, accompagné, trouve sa place dans la communauté humaine. Prendre soin de ce bébé, l’habiller, le présenter aux parents avant de le laisser partir, comme cela se fait dans les maternités actuellement, ritualiser ce moment, c’est ce que certains auteurs ont appelé le travail de sépulture (François Ansermet). Certaines mères ont le fantasme qu’elles abandonnent leur enfant, projection de leurs propres angoisses d’abandon sans doute, mais également expression de leur préoccupation maternelle primaire qui survit et qui rend plus que jamais nécessaire de restaurer le lien à l’objet perdu.
45Des questions reviennent régulièrement, avant tout travail de deuil, avant toute inscription de cette perte dans l’histoire familiale, et qui se résument à : « est-ce que je vais pouvoir m’en sortir ? Est-ce que je peux continuer à vivre ? Et comment ? » Surtout si ce traumatisme vient redoubler, réveiller ou réactiver des pertes anciennes, des deuils non élaborés. Il y a aussi des situations où la mère « va trop bien », ce qui est très vite remarqué par l’ensemble des soignants et peut même jeter un certain trouble : force du déni ? Sidération ? Je ne sais pas vraiment. « Moi ça va, c’est surtout mon ami qui aurait besoin d’en parler », entendons-nous parfois, comme s’il y avait là un déplacement de l’attention maternelle vers le compagnon. Ce n’est pas forcément un signe pathologique mais ça ne l’exclut pas. A contrario, certaines patientes prostrées au fond de leur lit, amimiques, pratiquement mutiques et murées dans un silence dont on ne sait même plus s’il est douloureux, lorsque je les revois plusieurs jours ou semaines après, j’ai le sentiment étrange de ne pas les reconnaître tant leur présentation est différente.
46Ce premier entretien est souvent au cœur d’un paradoxe qui pourrait se décliner à plusieurs niveaux :
- paradoxe de la demande : qui demande ? les soignants, la patiente elle-même, l’entourage ? Ce qui est parfois présenté comme une situation urgente nécessite une réponse différée parce que le temps du traumatisme, au plus près du corps, n’est pas le temps psychique et à trop se précipiter, on peut rater une vraie rencontre. Ce premier entretien, je le perçois de plus en plus comme un temps de présentation, une ouverture possible sur un espace et un temps à venir. Écouter, c’est également écouter au-delà du traumatisme, continuer à porter en soi une autre temporalité alors que celle de la mère est effondrée ;
- paradoxe dans les mots qui sont donnés à entendre. J’ai toujours en mémoire le récit de madame B. qui apprend alors qu’elle accouchait que son bébé est décédé in utero : « Tout se passait bien, le travail était en cours. Et puis c’est l’affolement et j’ai entendu sans comprendre “il n’y a plus d’activité cardiaque”, et puis j’ai crié en me rendant compte que j’allais donner la vie à un enfant mort. » Expression paradoxale d’une situation qui ne l’est pas moins, situation extrême où la mort coïncide avec la naissance et qui invalide pour un temps tout processus de pensée autour d’un événement vécu mais non représentable, et qui altère plus ou moins durablement le sentiment d’identité de ces mères – comment les appeler autrement dans la mesure où il n’existe pas de terme dédié dans notre langue pour désigner ces mères « orphelines » de leur enfant ?
- paradoxe aussi de la souffrance pour ces mères qui continuent de venir nous voir pour aller mieux, tout en entretenant au plus profond d’elles-mêmes une zone douloureuse à laquelle elles tiennent pardessus tout, pour ne pas oublier qu’elles furent, qu’elles sont malgré tout encore mère de cet enfant-là ;
- paradoxe enfin dans le cas d’une grossesse gémellaire où l’un des deux fœtus décède ou dont la grossesse doit être interrompue pour raison médicale. On parle alors d’Interruption sélective de grossesse – isg –, situation à haut risque psychique qui fait cohabiter vie et mort in utero et parfois sur un temps assez long. Si la défense par le clivage est trop peu opérante, cela peut générer des phénomènes d’identification maternelle au bébé mort sur un mode mélancolique, des moments dépressifs avec des mouvements simultanés et confusiogènes d’investissement et de désinvestissement de la grossesse.
47Il nous faut rester vivants, c’est-à-dire animés, non seulement pour nous-mêmes mais également pour nos patientes. Et cela quelle que soit la place qu’occupe le soignant dans la chaîne du soin, chacun à son tour, ensemble et/ou séparément vient apporter sa pierre à l’édifice.
48De l’obstétricien à la sage-femme, du personnel soignant dans le service au psy, tous ces personnages vont constituer une toile de fond qui peut représenter un premier ancrage, une première inscription du vécu traumatique. Mélange de solitudes et de partage groupal, cette toile de fond reste dans la mémoire de ces mères endeuillées comme un tissu vivant qui, au plus fort de leur détresse, leur a bien souvent permis de maintenir un lien à l’autre, un lien à la réalité. C’est à travers un détail, une attitude, un sourire, une parole ou une émotion partagée avec telle ou telle personne que, dans l’après-coup, se construira le souvenir.
49Dans toutes ces situations, chacune est inédite et porteuse d’inconnu, même si bien entendu des similitudes apparaissent entre elles. Et si l’expérience nous apprend, si elle nous rend parfois moins inquiets, il nous faut veiller toujours à ce qu’elle ne devienne pas habileté.
Difficile de conclure…
50Ces témoignages du quotidien des soignants en maternité, entre émerveillement et détresse, montrent en fait la nécessité d’un travail d’équipe. Une équipe multidisciplinaire et complémentaire permettant un échange, mais aussi une aide pour que chacun tienne sa place, pour éviter les « burn-out », et pour être toujours au plus près des bébés et de leurs familles.
Mots-clés éditeurs : maternité, annonce, travail d’équipe, interruption thérapeutique de grossesse, mort fœtale in utero
Date de mise en ligne : 14/04/2015
https://doi.org/10.3917/empa.097.0094