Citer cet article
- Sutter, C.
- Sutter, Camille.
- SUTTER, Camille,
https://doi.org/10.3917/rce.018.0099
1Les institutions politiques fixent les règles du jeu politique, économique et social. La littérature économique les étudie de plus en plus fréquemment, en tant que paramètre important du développement économique. Cela pose notamment la question de la qualité des institutions politiques, qu’il s’agit de mesurer. Mais si bon nombre de travaux portent sur une évaluation de ces institutions au prisme de la gouvernance, peu explorent d’autres facettes, comme celle de leur légitimité.
2La légitimité décrit la qualité de la relation entre la structure politique et la société d’un pays. Elle désigne l’existence d’une justification morale à la détention de l’autorité par un pouvoir politique (vision normative), mais également la reconnaissance par la population de cette autorité (vision positive). Ce concept est négligé par les économistes, alors même qu’il est directement lié aux conditions de développement d’un pays. Il est de surcroît déjà utilisé dans d’autres disciplines – droit, philosophie ou sciences politiques – pour définir la qualité du pouvoir politique. Toute la difficulté réside dans sa mesure, et particulièrement dans la transcription d’un concept politique en un chiffre pertinent pour l’analyse économique.
Légitimité du pouvoir et légitimité démocratique
3La légitimité du pouvoir politique est souvent abordée via la nature du régime politique en place, c’est-à-dire la manière dont sont organisés l’accès au pouvoir et son exercice. Elle décrit alors la nature du régime, de l’autocratique au démocratique – ce dernier garantissant les conditions de légitimité du pouvoir politique. L’approche est ainsi normative (Buchanan, 2002).
4La mesure la plus fréquente de la nature démocratique d’un régime est le « score de régime politique » (Polity score) développé par le Center for Systemic Peace. Cet indicateur classe la légitimité sur une échelle hiérarchique, du régime totalement démocratique (score de 10) au régime totalement autocratique (la monarchie, avec un score de –10) en passant par un spectre de situations intermédiaires, appelées anocraties. Chaque année, un score est estimé pour chaque pays. Six critères permettent de caractériser les régimes comme plus ou moins démocratiques. Trois concernent le recrutement des gouvernants : l’existence de règles de recrutement (règles établies, ou à l’inverse absence de règles), le caractère concurrentiel du recrutement (désignation sans concertation ou élections), l’ouverture du recrutement (le fait que plusieurs groupes aient accès au processus de recrutement). Le quatrième critère concerne l’existence et le respect de la règle de décision. Les deux derniers critères qualifient la concurrence politique : d’une part, le format de participation au débat politique (partis s’affrontant traditionnellement ou groupes ponctuellement formés pour défendre un intérêt spécifique), d’autre part la concurrence pour la participation (d’une répression totale des parties adverses à la concurrence admise des opinions).
5L’intérêt principal de cet indicateur est de couvrir une longue période (1800 – 2014) et un grand nombre de pays (167 actuellement). La base de données est l’objet d’un consensus large sur son intérêt, et sert de référence dans les débats sur la mesure de la légitimité. En particulier, elle permet une vision dynamique des régimes et autorise des comparaisons intertemporelles. Elle permet surtout, par son croisement avec des données économiques plus usuelles (le revenu, par exemple) d’établir des liens entre institutions et développement économique (Acemoglu et al., 2005).
6Cependant, limiter la légitimité du pouvoir politique au caractère démocratique du régime aboutit à une conception incomplète de la légitimité. En n’accordant d’importance qu’à la participation politique via les élections, on s’interdit par exemple de traiter du désintérêt des populations pour l’exercice du pouvoir (que dire des faibles taux de participation lors des élections pourtant organisées dans le cadre d’une démocratie ?). Plus particulièrement, la qualité du régime politique ne permet pas de comprendre la spécificité de l’organisation du pouvoir en dehors des pays occidentaux. Certaines démocraties peuvent ainsi être « hybrides », ayant toutes les apparences de la démocratie sans pour autant offrir de véritables conditions d’existence à la diversité d’opinion. L’État est donc un concept plus efficient pour comprendre les liens entre pouvoir et population.
De la légitimité du pouvoir à la légitimité de l’État
7Il est intéressant de se focaliser sur l’État pour mesurer la légitimité du pouvoir politique parce que ce type d’organisation du pouvoir est plus universel. L’État est un pouvoir central et souverain, qui survit aux changements de gouvernements mais également de formes de gouvernements. Plus immuable que le régime, sa légitimité dépend aussi plus profondément de l’encastrement qui le lie à la société (Englebert, 2002).
8Les mesures de la légitimité de l’État sont éparses et plus souvent utilisées dans le cadre des sciences politiques. Ces mesures s’appuient en général sur une approche non-normative : la reconnaissance de la légitimité vient de la population. Par exemple, Gilley (2006) s’appuie sur des sondages d’opinion pour cerner le crédit accordé à l’État par la population, selon trois dimensions. La première représente la légalité, soit la manière dont l’État répond aux attentes des citoyens. La deuxième représente la justification, soit la conformité du pouvoir politique à la culture politique de la population. La troisième traduit les actes de consentement à la règle (participation aux impôts et à l’élection).
9À ce stade cependant, aucun de ces indices n’a vocation à répondre à des problématiques économiques (développement, réduction des inégalités). Ces indices ne sont donc pas conçus dans un but de comparaison intertemporelle mais proposent en général une photographie de la légitimité des États, intéressante mais non suffisante pour une analyse comparative des conditions de développement (Sutter, Roca, Renouard, 2016). Ainsi, la légitimité de l’État est un meilleur concept pour aborder les conditions institutionnelles du développement, mais sa mesure est encore peu avancée.
Bibliographie
- Acemoglu, D., Johnson, S., Robinson, J., & Yared, P. (2005). Income and democracy (No. w11205). National Bureau of Economic Research.
- Buchanan, A. (2002). Political Legitimacy and Democracy. Ethics, 112(4), 689-719.
- Diamond, L. J. (2002). Thinking about hybrid regimes. Journal of democracy, 13(2), 21-35.
- Englebert, P. (2002). State legitimacy and development in Africa. Lynne Rienner Publishers.
- Gilley, B. (2006). The meaning and measure of state legitimacy: Results for 72 countries. European Journal of Political Research, 45(3), 499-525.
- Sutter C., Roca T., Renouard C. (2016, à paraître) State legitimacy : A Multidimensionnal Approach, Working Paper AFD.