Couverture de RSR_112

Article de revue

Exégèse critique, exégèse patristique

Introduction

Pages 167 à 170

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple Brevard S. Childs, The New Testament as Canon, SCM, 1984 et id., Old Testament Theology in a Canonical Context, Fortress Press, Philadelphia, 1986 ; cf. aussi les compte-rendus de Paul Beauchamp, dans RSR 70 (1982), 343-351 et de Pierre Gibert, dans RSR 83 (1995), 440sv.
  • [2]
    Cf. par exemple John Milbank, Theology and social Science. Beyond Secular Reason, Basil Blackwell, Oxford, 1993.
  • [3]
    Henri de Lubac, Histoire et Esprit. Intelligence de l’Écriture d’après Henri de Lubac, « Théologie », 16, Aubier, Paris, 1950, 379.
English version

1Dans le cadre des célébrations du Centenaire des Recherches de Science Religieuse, la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lyon ainsi que l’Institut des « Sources chrétiennes » ont offert à la revue leur hospitalité pour un deuxième colloque qui a eu lieu le 21 janvier 2010. Que les organisateurs, Jean-François Chiron et Philippe Abadie pour la Faculté de théologie de l’Université Catholique de Lyon, et Bernard Meunier pour l’Institut des « Sources Chrétiennes », soient ici particulièrement remerciés. Un thème clé a été choisi, intéressant à la fois les études bibliques et la patristique, à savoir les rapports entre exégèse critique et exégèse patristique. Cette thématique, bien présente dans les Recherches de Science Religieuse, bénéficie aujourd’hui non seulement d’un regain d’intérêt mais suscite aussi des controverses décisives. Regain d’intérêt d’abord parce que nous connaissons mieux l’histoire de l’exégèse qu’il y a une quarantaine d’années et saisissons avec davantage de précision les enjeux de la césure que représente la naissance de la critique moderne ; par ailleurs, l’exégèse elle-même a considérablement évolué depuis l’époque du dernier concile, aboutissant à une articulation nouvelle entre son versant diachronique ou généalogique et son versant synchronique ou herméneutique. Mais ces évolutions provoquent aussi des controverses parce que l’exégèse critique et la théologie systématique évoluent de plus en plus sur des rails différents, chacune tentant de faire elle-même l’ensemble du travail. Et il n’est pas rare que l’exégèse patristique soit prise en otage par une dogmatique peu sensible aux mutations culturelles de la modernité et de la postmodernité.

2C’est vrai, la Constitution dogmatique du concile Vatican II sur la Révélation et sa transmission, Dei verbum, représente un seuil dans l’acceptation de l’exégèse critique par le magistère catholique. Dans son numéro 12, ce texte distingue et tente d’articuler une approche généalogique ou analytique des Écritures, sensible à l’enracinement historique et contextuel de chacun des textes, et une approche synchronique qui s’intéresse à « l’unité de toute l’Écriture », tout en tenant compte de « la Tradition vivante de toute l’Église et de l’analogie de la foi », selon le principe que « la Sainte Écriture doit être lue et interprétée à la lumière du même Esprit que celui qui la fit rédiger ». Mais cette indication ne prête guère attention – et ne pouvait sans doute le faire en 1965 – à la distinction de plus en plus nette entre l’« Écriture Sainte » comme livre de l’Église et la « Bible » comme phénomène éditorial et culturel, « classique », voire livre matriciel de la culture européenne. Cette situation à la fois post-confessionnelle et pluridisciplinaire de l’interprétation de la Bible soulève une question inédite, à savoir : comment caractériser la pratique spécifiquement chrétienne de sa lecture, qu’elle s’exerce dans la liturgie ou sur d’autres sites ecclésiaux ? Quand on passe de la tension pluriséculaire et toujours renaissante entre exégèse critique et interprétation théologique du texte biblique à une pluralité de lectures, chacune l’abordant avec ses propres présupposés, il devient en effet urgent de situer la dimension théologique de la lecture chrétienne par rapport à d’autres approches, aucune ne pouvant revendiquer, devant le forum de la société, un quelconque droit de prééminence.

3C’est dans ce contexte qu’apparaissent aujourd’hui des approches théologiques de la Bible qui contestent implicitement la critique, voire la neutralisent explicitement. La « canonical approach » – « l’exégèse canonique » – d’un Brevard S. Childs [1] par exemple, qui tente de comprendre les multiples traditions vétérotestamentaires dans le contexte de l’unité des deux Testaments, risque de réduire le travail exégétique au commentaire théologique de l’état ultime du texte, sans tenir compte de la genèse contingente et complexe d’une normativité « biblique ». Cela rend ensuite difficile d’éviter une systématisation anhistorique et peu propice à une réception herméneutique qui doit donner toute sa place à une réinterprétation créatrice des concepts clés comme Alliance, Histoire du salut, Parole de Dieu, etc. Il suffit qu’un courant antimoderne comme la « radical orthodoxy » [2] se saisisse de ce type d’exégèse pour qu’on aboutisse à des oppositions néfastes qui isolent la lecture chrétienne des Écritures de leur effectivité culturelle. L’exégèse critique qui considère la « Bible » d’abord comme texte matriciel de la culture européenne est alors facilement soupçonnée de favoriser une herméneutique positiviste qui partirait du présupposé que le Divin n’intervient pas dans l’histoire.

4On peut légitimement se demander si cette opposition entre une lecture théologique, d’un côté, et une lecture positiviste, de l’autre, rend bien justice des approches anthropologiques et historiques de la Bible pour qui « sécularisation » ne rime pas « nécessairement » avec « positivisme » et disparition du Divin de l’histoire. Réduire le débat à ce type de confrontation, est-ce suffisamment respectueux du fait que, de son côté, la lecture chrétienne des Écritures ne nie ni ne réduit l’humanité de l’acte de foi mais le conduit jusqu’au bout, grâce à un acte doxologique qui met Dieu en position de « sujet » d’une intrigue universelle ? Ne doit-on pas comprendre la césure de l’exégèse critique comme une invitation proprement théologique à prendre très radicalement au sérieux la créativité de cet acte de foi, toujours contextuellement situé, émergeant non pas d’un monde transparent mais d’une existence humaine énigmatique et ingérable si elle ne résiste pas au mal en postulant librement un sens ?

5Ce n’est donc pas un illusoire « retour » à l’exégèse patristique, par-delà l’exégèse critique, qui est aujourd’hui à l’ordre du jour mais une véritable histoire de l’exégèse qui parvienne à penser la césure critique de la modernité et la pluralisation radicale des lectures bibliques dans notre situation à la fois post-confessionnelle et pluridisciplinaire. Pour le théologien, une telle histoire de l’exégèse doit être nécessairement accompagnée d’une réflexion sur la foi et la liberté de cet acte ; liberté qui précisément surgit avec force quand l’histoire dés-absolutise toutes les expressions et manifestations religieuses et met l’homme devant l’in-évidence radicale de Dieu. La question du sens des Écritures ne disparaît pas dans cette mutation spirituelle ; au contraire, elle se pose d’une manière nouvelle et doit être abordée à nouveaux frais à partir de l’acte de foi.

6C’est dans ce contexte que l’exégèse patristique peut retrouver tout son intérêt, non pas comme modèle à reproduire, voire à opposer à l’exégèse critique, mais comme manifestation d’une lecture créatrice de sens dans un contexte culturel et spirituel qui n’est plus du tout le nôtre. D’après Henri de Lubac, « l’interprétation spirituelle des Livres saints n’apportait pas, si l’on peut dire, un surplus au capital religieux déjà possédé mais elle entrait pour une part essentielle dans la constitution de ce capital » [3]. Cette affirmation généalogique et théologique ne vaut pas seulement pour l’exégèse patristique mais se fraie aussi son chemin au sein de l’exégèse moderne et contemporaine. On peut en effet souhaiter que l’exégèse critique conduise d’elle-même, non pas à codifier un nouveau système de sens mais à repenser – en concert avec la philosophie et la théologie, comme l’avait fait jadis l’exégèse patristique – le « tout » de l’univers biblique en sa genèse historique, faisant comprendre les concepts clés de Parole de Dieu, de Révélation et d’Histoire du salut qui ont beaucoup perdu aujourd’hui de leur plausibilité. Exégèse critique et théologie doivent prendre au sérieux la difficulté de nos contemporains d’entrer dans une démarche globalisante qui prenne en compte l’ensemble des Écritures comme on pense l’humanité formant un tout ou l’univers une totalité, laissant paraître le caractère paradoxal d’une telle saisie englobante.

7Ainsi s’éclairent les quatre étapes de ce numéro. La première partie est consacrée à l’exégèse critique. C’est à partir d’elle que nous aborderons les problèmes exégétiques et théologiques que nous venons d’énoncer brièvement ; nous les traiterons dans une perspective à la fois actuelle et historique, puisque l’exégèse critique a elle-même déjà une histoire trois fois séculaire derrière elle. Nous pourrons alors, dans une deuxième étape, revenir à l’exégèse patristique, telle qu’elle a été réactivée, après la deuxième guerre mondiale, par le renouveau patristique, et telle qu’elle est perçue aujourd’hui. Nous croisons ici plus directement l’histoire des Recherches de Science Religieuse qui ont participé au débat sur la « typologie ». Nous pourrons dès lors nous interroger, dans une troisième étape, sur ce qu’il nous est permis d’attendre de la patristique, la condition étant de consentir à un usage critique de la typologie. La dernière étape de notre parcours nous oriente donc vers une nouvelle théorie des sens. La formulation est volontairement prudente parce que, dans la situation actuelle, on ne peut guère attendre autre chose que l’élaboration de quelques principes de base à mettre en œuvre et à vérifier par la suite.


Date de mise en ligne : 20/06/2011.

https://doi.org/10.3917/rsr.112.0167

Notes

  • [1]
    Cf. par exemple Brevard S. Childs, The New Testament as Canon, SCM, 1984 et id., Old Testament Theology in a Canonical Context, Fortress Press, Philadelphia, 1986 ; cf. aussi les compte-rendus de Paul Beauchamp, dans RSR 70 (1982), 343-351 et de Pierre Gibert, dans RSR 83 (1995), 440sv.
  • [2]
    Cf. par exemple John Milbank, Theology and social Science. Beyond Secular Reason, Basil Blackwell, Oxford, 1993.
  • [3]
    Henri de Lubac, Histoire et Esprit. Intelligence de l’Écriture d’après Henri de Lubac, « Théologie », 16, Aubier, Paris, 1950, 379.
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