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Article de revue

Formes symboliques, aisthésis et lien social

Pages 121 à 137

Bibliographie.

  • [1]
    Georges Gusdorf, La Parole, Paris, P.U.F., 1966
  • [2]
    Jean-Marc Ferry,Les Puissances de l’expérience, 2T, T1, Le sujet et le verbe, Paris, Éditions du Cerf, 1991.
  • [3]
    Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • [4]
    Raymond Ledrut : La Forme et le Sens dans la société, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.
  • [5]
    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1989
  • [6]
    Camille Tarot, Du fait social de Dürkheim au fait social total de Marcel Mauss, Paris, la revue de Mauss semestrielle, n°8, 1996
  • [7]
    Marcel Mauss, op cit
  • [8]
    Marcel Mauss, Œuvres,3 T, T3, Paris, Editions de Minuit, 1969 p.151.
  • [9]
    Ibid, p.214
  • [10]
    Bruno Karsenti, Marcel Mauss, Le fait social total, Paris, P.U.F. 1994, p.85
  • [11]
    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, op cit p.194
  • [12]
    Ibid, p.294-295
  • [13]
    Ibid, p.294-295
  • [14]
    Camille Tarot, op cit p.86
  • [15]
    Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1971
  • [16]
    Patrick Pharo, Phénoménologie du lien civil, Paris, L’Harmattan, 1992
  • [17]
    Emmanuel Levinas, T ranscendance et mal, pp.145 à 163, in Philippe Nemo, Job et l’excès du mal,Paris, Bibliothèque Albin Michel, 1999
  • [18]
    Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 1991, pp.62 à 63
  • [19]
    Emmanuel Levinas, op cit, p.152
  • [20]
    Bruno Bettelheim, le cœur conscient, Paris, Laffont, 1972, p.41
  • [21]
    Erik H. Erikson, Enfance et société, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966 et Adolescence et crise, La quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1968
  • [22]
    Bruno Bettelheim, op cit p.183
  • [23]
    Patrick Pharo,Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, Paris, L’Harmattan, 1993
  • [24]
    Gören Kierkegaard, T raité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949

1Une hypothèse fondatrice sous-tend, nous semble-t-il l’ensemble des textes : la souffrance est séparation, l’art est une source créatrice du lien. Il n’est pas en lui-même une solution, mais métaphoriquement caresse. Le rôle de la souffrance dans la socialité a toujours existé.

2L’homme, celui qui est témoin de la douleur peut, en partie, mais seulement en partie, assumer la souffrance de l’autre, partager la douleur d’autrui.

3La structure humaine fondamentale, la structure anthropologique profonde permettent, intuitivement de saisir ce phénomène. Autant sa propre douleur est inassumable, autant on peut assumer dans une certaine mesure celle d’autrui et, en tout cas, on ne peut y rester indifférent. La non-indifférence à l’autre et à sa douleur est un élément essentiel. Cela est à la fois la responsabilité pour l’autre et la source de responsabilité pour l’autre.

4En d’autres termes, c’est la source de la socialité. C’est la modalité première de la socialité avant toute convivialité. Si quand on n’est pas isolé, on s’adresse à quelqu’un, on est quand même dans la même série, on est dans la multiplicité humaine. En revanche la souffrance est isolement absolu et c’est de celui-ci que naît l’appel à autrui.

5Ce que nous qualifions de caresse, ne fait pas disparaître la souffrance, mais la modifie, lui enlève ce non-sens complet. La caresse est un phénomène extraordinaire : on touche et on ne touche pas.

6Dans un premier temps, nous nous interrogerons sur la signification de l’esthétique et de l’expressivité. À la suite de Jean-Marc Ferry, nous situerons ce monde par rapport aux mondes de l’objectivité et de la légitimité. Nous serons amenés à poser la problématique du symbolique et des «Formes symboliques ».

7Dans une quatrième partie, nous situerons la souffrance par rapport aux 3 mondes distingués. Ce qui nous permettra de replacer la création culturelle comme reconstruction de lien là où il y a angoisse, celle-ci pouvant être abordée comme « désymbolisation ».

1. L’aisthésis et l’expression

8Le mot « esthétique » renvoie dans l’étymologie à ce qu’on éprouve sub-jectivement. aisthésis est la sensibilité, au sens de réceptivité, la capacité d’être sollicitée par les impressions des sens. Si l’esthétique Kantienne était essentiellement une esthétique formelle, le contenu de l’œuvre s’effaçant au profit de l’harmonie des moyens et des fins, ce fut l’apport de Hegel que de donner sens à l’œuvre d’art, en la rattachant à la totalité de l’expérience humaine, individuelle, aussi bien qu’historique : Hegel définit l’art comme expression, en montrant qu’il répond à un besoin humain fondamental : extérioriser l’intériorité (comment la vie intérieure pourrait-elle être exprimée autrement que par la poésie ?) et intérioriser l’extériorité, le monde objectif pour que l’homme puisse s’y retrouver et s’y contempler. Ce double mouvement n’a qu’une seule et même fin : la fonction de l’art est de dominer « le prix du monde » et la finitude de l’existence, d’atteindre symboliquement, à travers un « savoir » direct et sensible, une vérité supérieure où les contradictions du monde fini trouvent leur solution, où la liberté humaine et la nécessité extérieure se réconcilient.

9L’expression est la manifestation par des signes (gestes, paroles) du sens qui leur est inhérent ; cette notion suppose en outre qu’une subjectivité transparaisse à travers ces signes, soit directement, soit par message interposé (texte, œuvre d’art…). Ainsi entendue, la notion revêt une importance particulière puisqu’elle permet de situer l’homme comme réalité expressive : en effet un être humain passe son temps à « se dire ». Enfin, l’expression est un phénomène qui a non seulement un pôle subjectif, mais un pôle objectif dans la mesure où elle transforme, peu ou prou, le sens de l’environnement, comme un cri fait surgir un univers « alarmant » ou « effrayant » : ainsi peut-on la définir avec Georges Gusdorf, comme « la procession de l’homme hors de lui-même pour donner un sens au réel »( [1]).

10L’expression renvoie à la fois à ce qui est exprimé et au style propre de la traduction, de la manifestation. On conçoit dès lors que cette notion soit fréquemment utilisée dans le domaine de l’esthétique, où elle désigne la qualité particulière, originale d’un style, mais aussi l’ensemble des traits que le spectateur, l’auditeur ou le public sont aptes à saisir dans la chose signifiée. Le propre de l’expression, à cet égard, est de n’exister que reprise par un autre « être expressif » qui accueille et entre en résonance avec elle.

11Il est utile pour notre propos de situer le mode de l’esthétique par rapport à 2 autres mondes : l’objectivité et la légitimité. Nous nous inspirons dans cette approche des analyses de Jean-Marc Ferry( [2]).

2. Trois rationalités : l’objectivité, la légitimité et la signification.

Le monde de l’objectivité

12Le domaine de l’objectivité correspond à une figure de la rationalité conçue sur le modèle de la science moderne. Du point de vue ontologique, on peut le caractériser comme « monde objectif ». C’est le monde des états de chose qui sont donnés dans un cadre spatio-temporel, notamment comme événements matériels, observables et mesurables.

13Lorsque ensuite les « états de chose » sont interprétés du point de vue de ce qui est, nous avons ce que l’on nomme des « faits ». Ces faits sont présentés dans des jugements d’existence ou « énoncés constatatifs » avec une prétention à la vérité.

Le monde de la « légitimité »

14Ce domaine correspond à un modèle de rationalité qui est celui de l’éthique moderne. D’un point de vue ontologique, ce domaine de validité dessine les contours d’un monde légitime. On pourrait encore parler de « monde social » si l’on entend par là strictement le monde des interactions humaines régies par des normes légitimes, c’est-à-dire reconnues comme justes.

15Lorsque ensuite les intérêts sont interprétés, non plus du point de vue de ce qui est, mais du point de vue de ce qui doit être, nous avons alors affaire non pas à des « faits », mais à des « droits » qui sont eux-mêmes présentés dans des énoncés normatifs ou prescriptifs avec une prétention à la « justesse ». La constellation pertinente n’est plus ici celle que forme le rapport sujet / objet, mais celle du rapport entre l’intérêt de l’individu et l’intérêt de la société d’ensemble.

Le monde de la signification

16Le troisième domaine correspond à une figure de la rationalité conçue sur le modèle de l’esthétique. Le mot esthétique renvoie dans l’étymologie à ce que l’on éprouve subjectivement. Elle représente le monde de ce qui est éprouvé par rapport à ce qui est ou ce qui doit être. Ce qui compte pour une présentation esthétique, c’est moins le contenu signifié que la puissance de signifier ; c’est moins le sens détachable que la puissance de signifier ; c’est moins le sens détachable que la mise en sens, c’est-à-dire la signifiance. L’aspect propositionnel de ce qui est dit devient donc subordonné à la performance de dire (illocution).

17Dès que l’homme se sert du langage pour établir une relation vivante avec lui-même ou avec ses semblables, le langage n’est plus un instrument, n’est plus un moyen, il est une manifestation, une révélation de l’être intime et du lien psychique qui nous unit au monde et à nos semblables. On pourrait dire, en reprenant une célèbre distinction, que les langages, c’est-à-dire les systèmes de vocabulaire et de syntaxe constitués, les « moyens d’expression » qui existent empiriquement, sont le dépôt et la sédimentation des actes de parole dans lesquels le sens informulé, non seulement trouve le moyen de se traduire au dehors, mais encore acquiert l’existence pour soi-même et est véritablement créé comme sens.

18La parole peut être comparée à l’œuvre d’art. Dans un tableau ou dans un morceau de musique, l’idée ne peut pas se communiquer autrement que par le déploiement des couleurs et des sons. L’analyse de l’œuvre de Cézanne, si je n’ai pas vu ses tableaux, me laisse le choix entre plusieurs Cézanne possibles, et c’est la perception des tableaux qui me donne le seul Cézanne existant, c’est en elle que les analyses prennent leur sens plein.

19Il n’en va pas autrement d’un poème ou d’un roman bien qu’ils soient faits de mots. Il est assez connu qu’un poème, s’il comporte une première signification, traduisible en prose, mène dans l’esprit du lecteur une seconde existence qui le définit comme poème. De même que la parole signifie non seulement par les mots, mais encore par l’accent, le ton, les gestes et la physionomie, et que ce supplément de sens révèle non plus les pensées de celui qui parle, mais la source de ses pensées et sa manière d’être fondamentale, de même la poésie, si elle est par accident narrative et signifiante, est essentiellement une modulation de l’existence. Elle se distingue du cri parce que le cri emploie notre corps tel que la nature nous l’a donné, c’est-à-dire pauvre en moyens d’expression, tandis que le poème emploie le langage, et même un langage particulier, de sorte que la modulation existentielle, au lieu de se dissiper dans l’instant même où elle l’exprime, trouve dans l’appareil poétique le moyen de s’éterniser.

20Mais s’il se détache de notre gesticulation vitale, le poème ne se détache pas de tout appui matériel et il serait irrémédiablement perdu si son texte n’était exactement conservé ; sa signification n’est pas libre et ne réside pas dans le ciel des idées : elle est enfermée entre les mots sur quelque papier. En ce sens là, comme toute œuvre d’art, le poème existe à la manière d’une chose et ne sub-siste pas éternellement à la manière d’une vérité.

21Un roman, un poème, un tableau, un morceau de musique sont des individus, c’est-à-dire des êtres où l’on ne peut distinguer l’expression de l’exprimé, dont le sens n’est accessible que par un contact direct et qui rayonnent leur signification sans quitter leur place temporelle et spatiale. C’est en ce sens que notre corps est comparable à l’œuvre d’art. Il est un nœud de significations vivantes et non pas la loi d’un certain nombre de termes covariants( [3]).

22Jean-Marc Ferry souligne que dans le monde moderne l’esthétique entretient avec le monde vécu une plus grande proximité logique que la science ou l’éthique. Elle est la forme spécifique d’expression qui n’a pas à répondre aux demandes de justification. En cela, elle peut être investie comme le refuge antirationaliste d’une existence littéralement déresponsabilisée. Cette libération va même jusqu’à s’affranchir ostensiblement des contraintes classiques du beau. Elle trouve donc son point de départ dans des expériences vécues dont la présentation expressive est formée de telle sorte que son destinataire n’est pas fondé par elle à demander si le message communiqué est « exact ou juste », ni même, apparemment à mettre en question quelque aspect que ce soit de la validité du contenu communiqué.

23Par exemple, je présente l’angoisse. Peu importe le médium, le support symbolique : pictural, musical, verbal ou autre. Cette présentation ne prétend pas exprimer quelque chose de juste, car je ne m’engage pas par elle à répondre sur les bonnes raisons d’être angoissé.

24Elle prétend seulement, c’est la contrainte rationaliste minimale, signifie l’angoisse. Autrement dit : cette expression est formée de telle sorte qu’elle ne doit pas fonder chez le destinataire une attente de justification ou de vérification de la part de son auteur. Idéalement, le bonheur avec lequel l’expression communique ce qu’elle présente, le succès illocutoire de l’expression est atteint si cette dernière n’est accueillie que par le silence éloquent du destinataire compréhensif. L’idéal est donc la réalisation communicationnelle d’une intersubjectivité directe absolue dans l’expérience vécue symboliquement partagée. La performance esthétique est alors d’autant plus grande que la communication des contenus d’expérience vécue fait accéder au plan de l’intersubjectivité la plus directe la part de la subjectivité la plus réfractaire au répertoire symbolique ou conceptuel conventionnel de la compréhension.

25L’esthétique moderne se consacre à produire spécifiquement le discours de ce qui échappe au discours. Elle est obsédée par le paradoxe d’avoir à dire, ce qui fait qu’on a quelque chose à dire, et ne peut lui-même être dit. C’est pourquoi aujourd’hui comme hier, l’esthétique exclut de sa sphère la grande masse des expressions quotidiennes assurant l’intersubjectivité routinière des expériences vécues. Elle s’intéresse plutôt à ce qui est masqué par le discours ordinaire, aux expériences que par principe, il ne thématise pas.

26Pour prétendre à une certaine universalité, l’expérience vécue doit pouvoir être communiquée dans un langage. Comme les états de chose, comme les intérêts, ces épisodes de la vie psychique interne doivent se relier à un universel. Interprétées, les expériences vécues le sont donc aussi. Mais, elles ne sont ni dans la direction de ce qui est (monde de l’objectivité), ni dans la direction de ce qui doit être (monde de la légitimité), mais dans la direction spécifique de ce qui a du sens pour soi-même et pour autrui par conséquent, dans la direction de ce qui signifie.

3. Les Formes symboliques ( [4])

27Le symbole présuppose un obstacle à communiquer et de l’autre, il est une tentative pour surmonter cet obstacle. L’œuvre d’art est un système plus ou moins cohérent d’activités amorcées ou implicites dirigées vers une communication réelle. Si l’obstacle n’existait pas, il n’y aurait aucune nécessité de recourir à la création artistique. L’obstacle peut être représenté par une souffrance ou une maladie (la surdité de Goya, le défaut de vision de Gréco, la maladie nerveuse de Nietsche ou de Proust), sans cependant se réduire à cet accident physiologique, car cet obstacle charnel n’est souvent que le symbole d’un autre symbole, celui d’une fermeture des consciences à la communication nostalgiquement cherchée. L’art suppose la recherche presque désespérée d’une communion socialement impossible. C’est ce qui nous permet de dire que toute activité imaginaire est une communication à distance qui ne se résigne jamais à cette distance. Nous insistons sur ce terme de distance puisque, s’il disposait des moyens d’ouvrir réciproquement les consciences entre elles, l’homme n’aurait pas à recourir aux figurations imaginaires. C’est ce qui fait de l’art une utopie qui conteste dans la vie sociale la division de sexes, la séparation du normal et du pathologique… ce dont elle ne saurait se délivrer sans cesse d’être.

28On voit que l’œuvre imaginaire est un ensemble de conduites et d’attitudes formulées dans un langage de sons, d’images ou de paroles.

29Loin d’être un objet, l’œuvre d’art est une tentative pour surmonter la difficile communication pour fonder au-delà des sociétés réelles, des communautés non réalisées. L’imaginaire sous toutes ses formes est une projection de l’être vers le possible.

30Le symbole n’est pas un signe et il n’est pas un schème. Il n’est ni conventionnel ni empirico-mathématique. La forme symbole représente, mais ne désigne pas, elle renvoie à autre chose qu’elle-même, mais elle a des affinités particulières avec ce qu’elle signifie. Dans la forme symbole, le sens du signifiant concret n’est pas un concept (selon l’expression saussurienne). Le signifié du symbole est au-delà du concept. Il s’agit d’une toute autre rationalité. Le monde des formes symboliques est celui de l’équivoque et de l’ambiguïté. La polysémie vient de ce qu’il existe entre le signifiant et le signifié un autre rapport que le rapport codé. Plus un code est intellectuel et correspond à l’idée de code plus le rapport de signification est monosémique. Les langages scientifiques tendent à prendre ce caractère. Mais on pourrait dire que la monosémie est en relation directe avec l’arbitraire. Ceci est fort bien exprimé par le terme de « convention ». Le signe + désigne une opération précise, mais pourrait se transcrire tout autrement. Paradoxalement, le symbole ne représente pas exactement ce qu’il exprime parce qu’il ne lui est pas totalement étranger. La forme-symbole a, en fonction même de sa forme, un rapport avec son signifié qui n’est pas de pur arbitraire. Le sens de la forme n’est donc pas, dans un symbole, le sens d’un signifiant à l’intérieur d’un signe à double face. La forme a un sens symbolique, en tant qu’elle a une figure caractéristique, c’est-à-dire ses propres déterminations. On ne peut pas symboliser n’importe quoi avec n’importe quelle forme (alors qu’on peut le faire dans un code). Mais la conséquence en est l’ambiguïté du sens symbolique d’une Forme. Les attaches particulières de la Forme à son si-gnifié implique l’équivoque. Il n’y a en effet aucune Forme qui puisse être reliée à un seul « objet » et aucun « objet » à une seule Forme.

31Parce qu’elle est ce qu’elle est et se présente à nous d’une façon bien individualisée une Forme a un halo de sens symbolique. Le rapport symbolique n’est pas en effet un rapport quelconque du concret à ce qu’il signifie et en tout cas, n’est pas la relation d’un concret à un abstrait. Le monde particulier qui enveloppe telle ou telle Forme déborde largement l’abstrait et l’abstraction. Quand on a recours à l’abstraction pour déterminer le rapport symbolique, le signifié de la Forme est aussi concret que la Forme. Il n’est pas autre chose que la Forme, il est la Forme elle-même qui se transcende en quelque sorte. Une Forme symbolique n’a pas à être décryptée et interprétée en termes de connaissance, positive ou ésotérique.

32Le monde des Formes-symboles est celui où s’établit un certain type de connivence entre le signifiant et le signifié, entre l’expression et le contenu, entre le sensible et l’intelligible. La fonction de la symbolisation n’est plus ici une fonction purement intellectuelle, elle met en jeu l’imagination et les imaginaires. La réalité sociale apparaît dans la forme-symbole non comme un ensemble d’objets ou de signes, mais plutôt comme un monde d’allusions plus ou moins liées et dépendantes.

33Le flou caractérise les symboliques. On a évoqué précédemment l’affinité, on pourrait presque dire « mystérieuse », de l’expression symbolique avec ce qu’elle évoque. C’est qu’un symbole est déjà une « réalité » (un objet, un événement, une personne dont les hommes ont eu l’expérience). Ce n’est pas le signe linguistique qui compte ici, c’est l’expérience humaine, celle de la peur ou de l’étonnement, qui a révélé les vertus de ce qui s’est manifesté. L’événement, le moment, l’action va bien au-delà de sa particularité. Il évoque, comme dans un halo, des choses qui ne sont pas désignables, au sens strict parce que trop diverses, trop riches et d’une certaine façon ineffables. Le symbole n’est pas au sens strict un signe qui contient en lui son signifié. Il est une « intentionnalité » d’un autre type. Il vise le « non-dit » et même l’indicible.

34En quel sens une réalité sociale peut-elle être une Forme-symbole ? Dans certains cas, une réalité sociale apparaît à la fois singulière et universelle. Néanmoins son universalité ne tient pas au contenu qu’elle exprimerait, comme signe. Elle a une force symbolique parce qu’elle travaille l’imagination des hommes qui en font l’expérience. La vie sociale est constamment hantée par les symboles parce qu’elle l’est par ce qui dépasse la désignation intellectuelle. Ces Formes-symboles ont évidemment des rapports, constituent des ensembles, obéissent à des types. Il y a donc une rationalité du monde et des mondes symboliques. Ce n’est cependant pas une rationalité de la communication intellectuelle, d’informations et de connaissance. C’est la rationalité d’un jeu dont l’imaginaire et l’affectivité sont les principaux partenaires. Sans doute les symboles entretiennent des relations dans des ensembles variés qui se recoupent parfois. C’est ce qui leur donne une partie de leur sens. Si le jeu obéit à des règles, celles-ci sont des règles de fonctionnement des imaginaires et des affects. Le contenu des symboles dans la mesure où l’on peut parler de contenu, c’est-à-dire où il y a des éléments de représentation, pourrait plutôt être dit un quasi-contenu. Le tort de la sémiologie est peut-être d’avoir surtout parlé des significations en termes intellectuels, en terme de connaissance. C’est ce qui lui interdit de bien comprendre la connotation et la symbolique.

35La mise en scène symbolique est une dramaturgie et une liturgie. Elle tire toute sa force et tout son sens du fait qu’elle engendre une conscience imaginaire et passionnelle de la société et du monde lui-même. Elle ne nous fait rien connaître.

36Une réalité sociale devient donc Forme Symbole lorsqu’elle acquiert cette universalité concrète qui en fait une « Figure » de l’absolu. Elle est vraiment « Figure » parce qu’elle est pénétrée profondément par l’imaginaire de l’insaisissable.

37Avec la Forme-Symbole l’imagination traite autrement le sensible et ne figure plus des objets. On entre dans un nouveau rapport du subjectif et de l’objectif. Nous ne sommes plus dans le monde de la perception et de la science où l’imagination est soumise aux exigences de l’action et de la connaissance efficaces et valides, donc en étroit rapport avec le « relatif », le conditionné, les limites de l’expérience sensible. L’imagination s’exerce au contraire dans un champ plus libre, elle n’est plus au service d’une connaissance « objective », comme lorsqu’elle nous permet de percevoir une chose ou de constituer un objet scientifique. C’est l’imagination qui produit les formes culturelles que ce soit les œuvres d’art, les mythes ou les images du vivant. Avec les Formes-symboles, nous sommes dans le monde de la « culture ». L’irrationnel est ici l’objet même de la figuration. Il s’agit bien encore d’un moyen de « s'y retrouver » et peut-être pour une part d’exorciser l’irrationnel : la Forme-symbole parce qu’elle a sens et un mode de rationalisation. Toutefois, elle n’a pas avec l’irrationnel le même rapport que la raison empirico-pragmatique ou la science entretiennent avec celui-là. La raison scientifique est celle qui exerce son action très fortement dans le monde moderne (calcul, rentabilité, etc.). Est irrationnel ce qui n’est pas réductible au calcul et au bon fonctionnement : le désir, la défense improductive… Les formes culturelles qui peuvent être contaminées par cette rationalité et donner lieu alors à des singulières combinaisons dépassent les ordres empiricopragmatiques ou scientifiques, car elles visent un irrationnel absolu.

4. Symbolisme et don : le symbolisme selon MAUSS ( [5]) .

38Parlant de MAUSS, Camille Tarot écrit : « Ma thèse est que DURKHEIM avait su pouvoir établir la notion de faits sociaux en mettant tout simplement de côté les faits de symbolisme : la signification traitée comme un effet de surface doit être mise de côté pour faire voir en dessous la réalité du social qu’elle traduit et trahit, réalité qu’on mettra à jour par des méthodes objectives comme la quantification ou la comparaison. Parce que MAUSS ne travaille pas exactement sur les mêmes faits et avec une autre formation, il découvre peu à peu que les faits sont intrinsèquement symboliques. »( [6]).

39MAUSS écrit : « On ne peut communier et communiquer entre hommes que par symboles, par signes communs, permanents, extérieurs aux états mentaux individuels qui sont tout simplement successifs, par signes de groupes d’états pris ensuite pour des réalités. »( [7]). Il ne se voulait nullement linguiste. Ce qui lui importe, ce n’est pas seulement la liaison différentielle des signes entre eux, ni même la relation qu’ils entretiennent aux choses ou aux objets, c’est avant tout celle qui les unit aux personnes. Pour lui, le symbole doit s’entendre en son sens étymologique premier. Il est d’abord ce qui (ré)unit ce qui est séparé. Il faut citer ici un peu plus longuement : « Qui dit symbole dit signification commune pour les individus -naturellement groupés- qui acceptent ce symbole, qui ont choisi plus ou moins arbitrairement, mais avec unanimité, une onomatopée, un rite, une croyance, un mode de travail en commun, un thème musical, une danse. Il y a en tout accord une vérité subjective et une vérité objective ; et dans toute séquence d’accords symboliques, un minimum de réalité, à savoir la coordination de ces accords. Et même si symboles et chaînes de symboles ne correspondent qu’imaginairement et arbitrairement aux choses, ils correspondent au moins aux humains qui les comprennent et y croient, et pour lesquels ils servent d’expression totale à la fois de ces choses et de leurs sciences, de leurs logiques, de leurs techniques, en même temps que de leurs arts et de leurs affectivités( [8]).

40Communiquer et communier, serait-ce la même chose ou presque ? Il faut observer, avec Tarot, que de Dürkheim à Mauss, le fait social, d’abord caractérisé chez Dürkheim par l’obligation, est devenu chez Mauss « fait social total » et que cette dimension qui le caractérise est incompréhensible en dehors du symbolisme. Mieux, seul le symbolisme rend le fait social « total ». Ainsi, Mauss explique dans son texte sur les Divisions et proportions des divisions de la socio-logie que « tout en elle (la société humaine) n’est que relations, même la nature naturelle des choses (…) rien ne se comprend si ce n’est par rapport au tout, à la collectivité tout entière et non par rapport à des parties séparées. Il n’est aucun phénomène qui ne soit partie intégrante du tout social (…). Tout état social, toute activité sociale, même fugitive, doivent être rapportés à cette unité, à ce total intégré, d’un genre extraordinaire : total des corps distraits des hommes et total des consciences séparées et cependant unies ; unies à la fois par contrainte et volition, par fatalité et liberté » ( [9]).

41Affirmer que tout dans la société n’est que relation, revient à affirmer que tout y est l’œuvre du symbolisme. Comme le note à juste titre Bruno Karsenti ( [10]), la solution proposée par Mauss consiste à substituer au lien causal généralement admis un rapport de traduction. « La sociologie, alors qu’elle achève ses investigations au niveau de phénomènes individualisés, conserve pleinement ses droits, puisque les formulations psychologiques et physiologiques auxquelles elle a affaire sont moins conçues comme l’effet secondaire d’une loi sociale extérieure à son plan d’application, que comme l’expression singulière élaborée au plan individuel lui-même, d’une structure proprement sociologique. »

42Mais il faut encore définir ce qu’on entend exactement par expression d’une réalité sociologique au niveau individuel. L’étude du don est à cet égard particulièrement significative, notamment en ce qui concerne le statut qui s’y trouve attribué à la chose échangée. Ce statut, dit Mauss, est avant tout celui d’un symbole, c’est-à-dire d’une entité qui ne renvoie pas simplement du donateur au donataire, mais implique une pluralité de rapports qui recompose à l’état ponctuel la totalité de la structure sociale. Tout en matérialisant une relation intersubjective restreinte, la chose donnée rassemble en elle une signification sociale globale qui lui confère précisément sa force et impose sa circulation. Cette fonction symbolique des liens échangés est ainsi décrite comme une caractéristique essentielle du régime du don : « La vie matérielle et morale, l’échange, y fonctionnent sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps. De plus, cette obligation s’exprime de façon mythique, imaginaire ou, si l’on veut, symbolique et collective : elle prend l’aspect de l’intérêt accordé aux choses échangées : celles-ci ne sont jamais complètement détachées de leurs échangistes ; leur communion et l’alliance qu’elles établissent sont relativement indissolubles. En réalité, ce symbole de la vie sociale - la permanence d’influence des choses échangées - ne fait que traduire assez directement la manière dont les sous-groupes de ces sociétés segmentées, de types archaïques, sont constamment imbriquées les uns dans les autres et sentent qu’ils se doivent tout » ( [11]).

43Ce que Mauss relève ici du rapport du sous-groupe au groupe vaut d’une manière générale dans le rapport de la partie au tout. L’alliance formée dans l’échange, que celui-ci engage deux individus ou deux phratries, est en fait singularisé dans la mesure où il reste attaché aux personnalités particulières du donateur et du donataire. Mais en tant qu’il se trouve médiatisé par les choses échangées, ce lien est symbolique et implique du même coup un dépassement de la relation singulière vers la totalité sociale dans laquelle elle s’inscrit. Dans ces conditions, le fait que chaque individualité engagée dans l’échange par don sente qu’elle doit tout à l’autre ne fait qu’exprimer particulièrement l’appartenance commune à une même totalité sociale. On assiste alors à une conception des conduites sociales en termes d’expressions multiples et différenciées, irréductibles les unes aux autres et cependant cohérentes dans leur intrication - cohérence rendue possible précisément par la consistance symbolique du lien qui s’institue.

44C’est donc en privilégiant le concept de symbole par rapport à celui de représentation que Mauss parvient à substituer une logique expressive à une logique causale dans la compréhension des faits sociaux.

45En ce sens, le symbole n’est rien d’autre qu’un opérateur de traduction : c’est ainsi par exemple qu’il rapporte une manifestation individuelle - un cri, un rituel, un salut… au groupe pour lequel cette manifestation signifie. « Les mots, les saluts, les présents, solennellement échangés et reçus et rendus obligatoirement sous peine de guerre, que sont-ils sinon des symboles ? »( [12]). Que sont-ils sinon des traductions individuelles, d’une part de la présence du groupe, d’autre part « des besoins directs de chacun et de tous, de leur personnalité, de leurs rapports réciproques ? »( [13]).

46Ce que permet la notion de symbole, c’est en somme de dépasser la confrontation des réalités hypostasiées par les sciences sociales : il n’y a plus dans cette conception, ni individu ni société, mais seulement un système de signes qui, médiatisant les relations que chacun entretient avec chacun, construit dans un même mouvement la socialisation des individus et leur unification en un groupe. Au niveau même des manifestations individuelles et sans que la dimension particulière de celle-ci soit réduite, se trouve impliquée la réalité sociale dans son ensemble, conçue à la fois et sans contradiction comme l’unité totalisatrice du groupe et l’infinité des relations intersubjectives.

47Les propos de Mauss accréditent l’interprétation faite des rapports entre don et symbolisme, qui fait non seulement des dons des symboles, mais qui voit du don dans le symbole. Non seulement les accords et les alliances se nouent par échange de dons, qui ne valent que comme symboles, par don et contre-don de symboles donc. Mais, réciproquement, nous venons de le voir, « il n’y a symbole que parce qu’il y a communion ». Traduisons : il n’est de symbole que de ce qui est donné et partagé. C.Tarot écrit : « Le symbole maussien du symbole, ce n’est pas le mot ou le phonème, c’est le don » ( [14]). Définissons les signes par leur auto- référentialité, par le fait qu’ils ne revêtent de valeur qu’en raison des liens d’opposition différentielle qui les définissent, indépendamment de tout lien avec autre chose qu’eux-mêmes. À l’inverse, les symboles se caractérisent par leur hétéro-référentialité. Les symboles lient les relations qu’ils nouent entre eux avec un ensemble à la fois déterminé et ouvert de relations entre des objets, des sujets et des actions. Ils sont relations de relations qui lient en se liant.

5. Souffrance : objectivité, légitimité et angoisse

48Trois aspects seront relevés : la matérialité de la souffrance, l’injustice et enfin peut-être ce qui est l’essentiel de la souffrance : l’angoisse.

49À partir de ce cheminement, il faut reposer la question de la souffrance. La poser par rapport aux trois mondes distingués, mais peut-être surtout s’interroger sur la désymbolisation et poser, ce qui est l’idée centrale des textes, la créativité culturelle comme esquisse de symbolisation.

Souffrance et matérialité

50La souffrance a une dimension matérielle. Le concept de rétrécissement du milieu repris aux philosophes de la biologie (Goldstein, Ganguilhem) nous semble intéressant. Goldstein [15]) dira : « Les normes de vie pathologique sont celles qui obligent désormais l’organisme à vivre dans un milieu « rétréci » différent qualitativement dans sa structure du milieu antérieur de vie. » Le rétrécissement du milieu signifie à la fois déficit, déficience et en même temps une organisation autre du rapport entre le vivant et son milieu.

51C’est en ce sens que l’on peut dire que l’état pathologique ou anormal n’est pas fait de l’absence de toute norme. La maladie est encore une norme de vie, mais c’est une norme inférieure, en ce sens, qu’elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme.

52Illustrons notre propos à partir de la pauvreté. Généralement parlant, on peut dire qu’un individu appartenant à une société donnée, considérée dans une temporalité donnée, est absolument pauvre quand il se situe en deçà du seuil de subsistance minimale, c’est-à-dire quand il vit dans des conditions humainement indignes pour la moyenne des habitants de la société dans laquelle il vit. Dans une société globalement pauvre, les deux seuils coïncident. Par contre, plus une société se développe, plus le seuil de tolérance minimal devient supérieur au seuil de subsistance.

53Au travers de telles approches, on essaye « d’objectiver » le phénomène observé : c’est un état de choses données dans un cadre spatio-temporel, interprété du point de vue de ce qui est.

Souffrance et injustice

54La souffrance peut aussi être envisagée comme rupture entre une virtualité ayant une valeur existentielle pour le sujet et un événement qui, de par ce fait, est intolérable. Cette rupture est au fondement d’un sentiment d’injustice. L’injustice peut-être agie ou subie. Dans le premier cas, c’est-à-dire l’injustice agie, la souffrance provient de ce qu’on appelle quelquefois le ressentiment, lequel correspond plus généralement au regret d’être maltraité par autrui ou par soi-même. Dans le second cas, l’injustice subie, la souffrance provient de ce qu’on appelle quelquefois le sentiment de culpabilité, lequel correspond plus généralement au regret de maltraiter soi-même ou autrui.

55On souffre du fait d’être victime d’une injustice ou, par ses actes, de faire subir des injustices aux autres ou à soi-même.

56On pourrait dégager huit types de structures formelles qui apparaissent couramment dans l’expression de la souffrance morale et qu’on peut présenter sous la forme de huit structures intentionnelles [16]).

57

J’aurais dû faire ce que je n’ai pas fait
Je n’aurais pas dû faire ce que j’ai fait
J’aurais dû subir ce que je n’ai pas subi.
Je n’aurais pas dû subir ce que j’ai subi
Je devrais faire ce que je ne vais pas faire
Je ne devrais pas faire ce que je vais faire
Je devrais subir ce que je ne vais pas subir
Je ne devrais pas subir ce que je vais subir

58Reprenons l’exemple de la pauvreté. La paupérisation, absolue ou relative est, une chute du revenu individuel résolument en « deçà » du niveau de sub-sistance ou du niveau de tolérance minimale. Cette chute est le résultat de la survenance d’un événement paupérigène (l’âge, le décès du conjoint, un accident, une maladie, l’évolution des techniques…) dans le chef d’un individu déjà en situation de précarité, c’est-à-dire démuni face à une série de risques. Un même événement peut donc avoir un effet nul, lorsqu’il se produit sur une personne déjà nantie au point de vue du capital d’insertion ou avoir un effet extrêmement paupérigène quand il se produit sur une personne en situation de précarité qui cumule déjà une bonne partie des handicaps à l’insertion. Ainsi, par exemple, l’alcoolisme ou le veuvage ou l’irrégularité dans le travail peuvent avoir un effet quasi nul dans les classes supérieures de la population, mais un effet extrêmement paupérigène dans les classes les plus fragiles. La personne peut vivre l’événement et la catastrophe qui s’ensuit sous l’aspect de l’injustice soit agie, soit subie ou encore un extrêmement de deux.

59Face à l’injustice peut se construire un mouvement de quête d’une justice ou encore d’une action légitime, une quête de ce qui devrait être. C’est toute la question des droits des rapports entre les droits de l’individu et l’intérêt de la société dans son ensemble. Dans le cadre de l’application des lois scientifiques, on peut parler d’une techné pour l’application technique, d’où l’intérêt des technologies sociales, des thérapeutiques… Dans le cadre de l’application politique de principes juridiques, on parlera d’une praxis. C’est peut-être à partir de ce monde que peuvent être interprétés divers mouvements sociaux : homosexuels, victimes, etc.

Esthétique et souffrance

60L’angoisse caractérise la souffrance. L’angoisse correspond au non-sens, à l’impossible construction d’un projet. La souffrance est fondamentalement liée au mal. Le mal est excès. « Alors que la notion d’excès évoque, d’emblée, l’idée quantitative d’intensité, de son degré dépassant la mesure, le mal est excès, de son degré dépassant la mesure, le mal est excès dans sa quiddité même. Notation très importante : le mal n’est pas excès parce que la souffrance peut être forte et ainsi aller au-delà du supportable. La rupture avec le normal et le normatif, avec l’ordre, avec la synthèse, avec le monde constitue déjà son essence qualitative. La souffrance, en tant que souffrance n’est qu’une manifestation concrète et quasi sensible du non-intégrable, du non-justifiable. La « qualité » du mal, c’est cette non-intégrabilité même, si on peut user d’un tel terme : cette qualité concrète se définit par cette notion abstraite. Le mal n’est pas seulement le non-intégrable, il est aussi la non-intégralité du non-intégrable ( [17]). Dans l’apparaître du mal, dans sa phénoménalité originaire, s’annonce une manière : le-ne-pas -trouver-de-place, le refus de tout accommodement avec…une contre-nature, une monstruosité, le, de soi, dérangeant et étranger.

61L’angoisse se caractérise par une impossibilité de projet dans le temps normal. C’est la disparition de toute occasion de projet, car projeter devient subitement absurde, qui marque une nouvelle modalité du temps. Le mode commun est la confiance dans le déroulement de l’expérience de la quotidienneté.

62« La vie n’apparaît plus sous l’angle de son indéfinie efflorescence, de son perpétuel renouvellement, je ne suis plus placé devant un trésor dans lequel on puise sans l’épuiser, qui réserve surprises et rebondissements ; je suis placé devant une limite que je ne puis contourner »( [18]).

63Métaphoriquement, alors que le regard, en temps normal est toujours porté sur la chose que l’on projette, subitement le projet devient impossible parce que le temps pour le réaliser manque, et le regard n’ayant rien en vue tombe dans le noir.

64Le récit de Job nous présente l'algorithme de la terreur : Si je me couche, je dis : « Quand me lèverais-je ? et quand viendra le soir ? » et je suis rassasié d’angoisses jusqu’à l'aube (VII, 4)

65L’angoisse enclôt. Le passé est un non-dépassé. Le sujet reste continuellement sur un seuil de présent, sans jamais oser sauter le pas. Il est paralysé et ne prend aucun élan vers l'avenir. L'espace et la temporalité de l'individu sont totalement enclos sur eux-mêmes, car il n'y a jamais de franchissement de la limite du seuil. L'angoisse ne peut passer pour un simple « état d'âme », pour une « forme de l'affectivité morale », pour une simple conscience de la finitude ou pour un symptôme moral précédant, accompagnant ou suivant une douleur que, à la légère, sans doute, on appellerait physique. L'angoisse est la pointe aiguë au cœur du mal. « Maladie, mal de chair vivante, vieillissante, corruptible, dépérissement et pourrissement, ce seraient là les modalités de l'angoisse elle-même ; par elles et en elles, le mourir, en quelque façon, vécu et la vérité de cette mort, inoubliable, irrécusable, irrémissible, dans l'impossibilité de se le dissimuler la non-dissimulation même, et peut-être, le dévoilement et la vérité par excellence, le, de soi, ouvert, l'insomnie originaire de l'être ; rongement de l'identité humaine qui n'est pas un inviolable esprit accablé d'un corps périssable, mais l’incarnation dans toute la gravité d'une identité qui s'altère en elle-même. Nous voilà en deçà ou déjà au-delà du dualisme cartésien de la pensée et de l'étendue dans l'homme. Le goût et l'odeur de pourriture ne s'ajoutent pas ici à la spiritualité d'un savoir tragique, à un pressentiment ou à une prévision quelconque, fussent-ils désespérés, de la mort. Le désespoir désespère comme mal de la chair. Le mal physique est la profondeur même de l'angoisse et, dès lors, l'angoisse, dans son acuité charnelle est la racine de toutes les misères sociales, de toute la déréliction humaine : de l'humiliation, de la solitude, de la persécution »( [19]).

66La déréliction aboutit au rejet, à l'insulte, à l'outrage. Job n'a« pour compagnons que des railleurs, dont la dureté obsède ses veilles ».« Ah ! si les railleurs ne m'environnaient pas, mon œil passant la nuit dans leurs outrages » Son domaine est maudit dans le pays, nul ne prend le chemin de sa vigne.

67L’œuvre de Bettelheim est marquante à ce propos. Dans « le cœur conscient », il décrit et analyse les expériences qu'il a vécues avec ses compagnons dans les camps de Dachau et Buchenwald. Dans les camps, écrit-il « j'étais aussi témoin de changements rapides non seulement du comportement, mais de la personnalité. Ces changements étaient beaucoup plus rapides et souvent beaucoup plus profonds que ceux que peut opérer une cure psychanalytique( [20]). La séquestration n'est pas l'unique trait de l'expérience du camp de concentration ; les conditions d'existence avilissantes, la menace constante de violence ou la violence effective des gardes, la rareté de nourriture et d'autres choses nécessaires au maintien de la vie perturbaient de façon radicale les formes habituelles de la vie quotidienne. « L'initiative » qui, selon ERIKSON( [21]) est au cœur de l'autonomie d'action chez les humains, fut très rapidement minée ; de façon partiellement délibérée, la Gestapo força les prisonniers à adopter des comportements infantiles.

68« La plupart des prisonniers n'étaient jamais fouettés publiquement. Mais ils entendaient plusieurs fois par jour hurler la menace de recevoir vingt-cinq coups sur les fesses (...). Ces menaces et les injures dont les SS et les kapos abreuvaient les prisonniers concernaient presque tous la sphère anale. Il était rare que l'on s'adressât au prisonnier autrement qu'en le qualifiant de « tas de merde » ou de « trou de cul » ( [22]).

69Comme l'ont montré les phénoménologues, la rationalité implique quelque chose comme une intersubjectivité constituante, une communauté où s'éprouve et se détermine le vrai comme objet de convergence et de reconnaissance réciproque. La rationalité est exactement mesurée aux expériences dans lesquelles elle se révèle. Il y a de la rationalité, c'est-à-dire que les perspectives se recoupent, les perceptions se conforment, un sens apparaît. Mais il ne doit pas être posé à part, transformé en esprit absolu ou en monde au sens réaliste ( [23]).

70Le « sens d'être » propre aux objets culturels qui nous entourent ne peut être fondé que dans et par l'activité créatrice d'une communauté historique, ce qui suppose une activité systématique et finalisée qui vient s'incarner et se cristalliser dans la matière œuvrée.

71Incompréhension entre le souffrant et les proches. Ayant basculé dans une toute autre vision de lui-même, des autres, de la réalité et du temps, il est dans un autre monde. La parole des autruis significatifs ne peut être appropriée. Peut-être peut-elle être saisie intellectuellement, mais elle ne peut être intégrée dans la réalité. La distance entre le souffrant et les proches est maximale. Elle n'est pas dans le discours. Nous n'assistons pas à une « dispute » dans le sens intellectuel. Car n'être pas d'accord dans le discours, ce serait être au moins d'accord sur le fait de discourir pour dire le désaccord des discours. La distance entre le souffrant et les autres réside dans le fait qu'il ne trouve plus dans le discours ni consistance ni prise.

72L'altérité naît de l'altération de l'angoisse. Elle est plus forte que l'identité imaginée et voulue de la personne. L'autre n'est plus comme moi, il n'y a plus de réciprocité des points de vue. La séparation entre le souffrant et les autres est radicale. L'autre n'est plus un moi autre et un autre moi, il est l'étranger.

73La souffrance ne se réduit pas à un sentiment d’injustice. On sait que certains auteurs disent que Job souffre parce qu'il serait injustement frappé. La souffrance serait purement « morale» : il verrait dans sa maladie un châtiment et, comme il se croit innocent, il estimerait ce châtiment injuste et cette injustice le feraient souffrir. Le récit montre au contraire de façon probante, que Job souffre d'un mal démesuré qui l'atteint jusqu'à briser son « moi », que c'est la folie de cette souffrance qu'il qualifie d'injuste et que c'est à supprimer cette souffrance que visent tous ses propos et toutes ses démarches. L'ordre « des causes » serait inversé. Une chose est de se sentir victime d’une injustice, autre chose de tomber dans l'abîme. La souffrance est une chute dans l'indéterminé. Tout bascule dans le chaos, dans la confusion ; on perd littéralement pied, car le vide est en dessous, autour de soi. Les mots valent, quand le monde est là pour les soutenir et leur correspondre. Dans le vide du vertige, ils perdent leur sens. « Qui suis-je ? » « Où suis-je ? » « Ce n'est pas moi ! » Le non-sens est spécifique à l'angoisse. Définir une situation uniquement comme injuste, c'est la définir, lui donner sens, la construire.

74Le désespoir n’est pas une faiblesse de la volonté qui ne sait que devenir, c’est une fracture du rapport à soi. Le désespoir envahit l'être qui capitule devant lui. Le corps apeuré et tourmenté devient son propre ennemi, l'ennemi intérieur de l'homme et résiste à tout effort de volonté. L'énergie fait défaut pour agir. Le désespéré a beau tenter de vouloir, il ne peut plus, Il désespère de lui-même, de son corps. Cette impuissance constitue le fondement de ce rapport négatif à soi que l'on nomme désespoir( [24]).

75Le désespéré ne peut que s’abandonner lui-même. Il ne peut plus en sortir, ne peut plus sortir de lui-même. Il est comme étranglé. Le désespoir cloue l'homme lui-même. Ainsi ligoté à la pure intériorité, il n'est plus capable de laisser naître en lui-même la moindre image verbale, la moindre expression. la moindre voix annonçant quelque chose, le moindre projet pouvant surmonter le présent. La victime devient muette. Il n'y a plus rien à dire. Le désespoir prive de langage et anéantit tout « pas encore. » Le désespoir n'est rien que lui-même. Le corps souffrant et le désespoir démentent le principe espérance. Le désespoir détruit le mode d'existence sociale. La victime n'est plus capable de s'aider elle-même, et elle sait qu'aucune aide n'est à attendre des autres non plus. Le social perd tout caractère protecteur, Il n'y a plus de compagnons de misère qui partagent le malheur, personne auprès de qui l'on puisse trouver réconfort, sollicitude ou refuge. Cet abandon ne signifie pas qu'on se sente solitaire, c'est un isolement complet, une coupure définitive, sans changement de perspectives, sans anticipation, ni attente sociale et sans l'imagination d'un autre. Chacun est seul et se sent seul. Le désespoir ruine tout. Il s'empare du soi tout entier.

76La souffrance referme l'homme sur lui-même. Elle peut certes s'exprimer, mais non se figurer ni se communiquer. Elle s'oppose à la communication. La grimace brutalement figée, le corps qui se cabre, le cri : ces gestes ne figurent pas la souffrance, ils sont la souffrance elle-même. Le cri ne dit rien, il n'est pas éloquent. Dans le cri, la voix jaillit du corps, la tête est rejetée en arrière pour que la voix puisse sans détour venir de l'intérieur. Mais cette posture n'est ni geste, ni signe, elle fait partie du corps souffrant. Contrairement à d'autres états intérieurs, la souffrance est dépourvue d'intentionnalité. Elle est pure sensation. Elle n'est dirigée sur rien. Une perception est toujours perception de quelque chose, la faim a un objet, la crainte est crainte de quelque chose, mais la souffrance n'a pas d'objet. Elle n'est qu'elle-même. En cela, elle ressemble à la panique, à l’effroi, au terme final de la peur.

6. Conclusion.

77Reconstruire du lien social suppose une articulation et une tension entre 3 mondes. Cette reconstruction suppose une intervention technique, une reconnaissance en justice et enfin une reconstruction du lien. Le poids respectif de chaque monde est pondérable selon les situations, les contextes. On observera des compromis divers entre ces mondes. Yves Bibrowski souligne bien cette nécessité de construire des compromis entre la thérapeutique et l’art. Or, construire un compromis ne signifie pas la dilution de l’un dans l’autre. Le compromis est une construction de lien tout en assurant l’autonomie et la particularité de chaque acteur. Citons cet auteur : « L’Art éminemment n’a pas à chercher de lettres de noblesse. Quand elles lui sont nécessaires, c’est souvent pour masquer un manque. Le fait pour un psy de jouer un peu de guitare ne l’institue pas en musico-thérapeute, l’assistant social qui a fait un peu de théâtre n’est pas un art-thérapeute. »

Création et créativité

78Le symbolique suppose une tension entre le même et le différent. Dans le cadre d’une analyse du symbolique, on pose que la réalité ne se conçoit pas comme une représentation d’un substrat « objectif ». Elle se conçoit dans le système de rapports qu’instituent le même et le différent. En d’autres termes, les choses se définissent les unes par rapport aux autres et non par rapport à ce qui est tenu pour réel dans notre culture, par rapport à ce qui est tenu pour irréel. Principe d’identité et principe de différence ne doivent pas se concevoir par rapport à une réalité naturelle ou objective qu’ils découperaient. Ils doivent se concevoir tous deux comme des produits culturels qui l’impliquent mutuellement. Dire que la réalité est symbolique renvoie à ce qu’elle est « toujours déjà symbolique ». On ne quitte jamais le symbolique. Nous voudrions reprendre cette idée de la création comme « quitter la même ». La souffrance est répétition, mais répétition pathologique


Mise en ligne 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/pp.004.0121

Bibliographie.

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    Georges Gusdorf, La Parole, Paris, P.U.F., 1966
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  • [3]
    Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
  • [4]
    Raymond Ledrut : La Forme et le Sens dans la société, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.
  • [5]
    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1989
  • [6]
    Camille Tarot, Du fait social de Dürkheim au fait social total de Marcel Mauss, Paris, la revue de Mauss semestrielle, n°8, 1996
  • [7]
    Marcel Mauss, op cit
  • [8]
    Marcel Mauss, Œuvres,3 T, T3, Paris, Editions de Minuit, 1969 p.151.
  • [9]
    Ibid, p.214
  • [10]
    Bruno Karsenti, Marcel Mauss, Le fait social total, Paris, P.U.F. 1994, p.85
  • [11]
    Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, op cit p.194
  • [12]
    Ibid, p.294-295
  • [13]
    Ibid, p.294-295
  • [14]
    Camille Tarot, op cit p.86
  • [15]
    Kurt Goldstein, La Structure de l’organisme, Paris, Gallimard, 1971
  • [16]
    Patrick Pharo, Phénoménologie du lien civil, Paris, L’Harmattan, 1992
  • [17]
    Emmanuel Levinas, T ranscendance et mal, pp.145 à 163, in Philippe Nemo, Job et l’excès du mal,Paris, Bibliothèque Albin Michel, 1999
  • [18]
    Henri Maldiney, Penser l’homme et la folie, Grenoble, Million, 1991, pp.62 à 63
  • [19]
    Emmanuel Levinas, op cit, p.152
  • [20]
    Bruno Bettelheim, le cœur conscient, Paris, Laffont, 1972, p.41
  • [21]
    Erik H. Erikson, Enfance et société, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1966 et Adolescence et crise, La quête de l’identité, Paris, Flammarion, 1968
  • [22]
    Bruno Bettelheim, op cit p.183
  • [23]
    Patrick Pharo,Le sens de l’action et la compréhension d’autrui, Paris, L’Harmattan, 1993
  • [24]
    Gören Kierkegaard, T raité du désespoir, Paris, Gallimard, 1949
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