Notes
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[1]
L’édition américaine, Reification : a New Look at an Old Idea, Oxford University Press, 2007, comprend les commentaires de J. Butler, R. Geuss, et J. Lear. Cf. G. Lukacs [1960], le chapitre sur « La réification et la conscience du prolétariat » (la pagination est celle de l’édition électronique du site web Les Classiques de sciences sociales).
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[2]
Lukacs, op. cit. p. 94-97, 103-104. Ce processus est renforcé par la division rationalisée du travail bureaucratique que Lukacs emprunte à Weber, p. 100-102. À vrai dire, Lukacs parle seulement de contemplation de ses « facultés objectivées et chosifiées » (p. 103-104) ou de réification de l’ensemble des « manifestations vitales » (p. 91), mais cela inclut évidemment la vie émotionnelle.
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[3]
Cf. aussi [Sartre, 1960, p. 190] ; [Simmel, 1987, chap. IV] ; [Honneth, 2007, p. 107-110].
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[4]
C’était déjà, on s’en souvient, le problème posé par Sartre dans Critique de la raison dialectique [1960, en particulier I, A, p. 178-198].
-
[5]
Voir [Hoffman, 2008, p. 50] ; [Wispé, 1986, p. 318] ; [Rimé, 2005, p. 120 sqq].
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[6]
Cette thèse trouve une confirmation dans les travaux de psychologie du développement. Cf., outre les travaux de Hobson et Tomasiello cités par Honneth, Ph. Rochat [2001 ; 2002].
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[7]
Ce rapport renvoie à la thèse sur l’affectivité morale comme complément de la justice universelle que Honneth proposait dans Disrespect. Cf. Axel Honneth [2004], repris in Disrespect. The Normative Foundation of Critical Theory, Polity Press, 2007.
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[8]
Cf. Honneth [2008, p. 101, 103] et [2007, p. 54-57, 59, 61, 88, 101-102 ; 105-106].
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[9]
Honneth [2007, p. 80] : « Nous perdons l’aptitude à comprendre directement les expressions comportementales des autres personnes. » (Je souligne.)
-
[10]
Ibid. (Je souligne.) En fait, la sympathie occupe une place antérieure à celle de l’empathie, puisqu’elle en est la condition.
-
[11]
Voir [Hochschild, 2003a ; 2003b] ; [Jeantet, 2003] ; [Illouz, 2006, p. 41 sqq].
-
[12]
Sur cette « fausse reconnaissance » chez les classiques, cf. E. Pulcini [2009].
-
[13]
Voir aussi [Lévi, 1987, p. 115-118] ; [Pollack, 2000, p. 65 sq.]. On a affaire ici au phénomène du « retrait apathique » définissant les muselmänner. Cf. B. Bettelheim, op. cit., p. 177-179.
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[14]
Dans son article de la revue Esprit [2008a, p. 106-107], Honneth insiste surtout, à juste titre, sur ces situations exceptionnelles de réification au regard de la lecture plus indéterminée qu’il en faisait dans Réification.
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[15]
On laisse évidement de côté ici toute désactivation de l’auto-investissement émotionnel dû à des traumatismes accidentels ou à des pathologies liées à des déficiences organiques.
-
[16]
Honneth est d’ailleurs assez prudent sur ce point puisqu’il soutient qu’on ne peut pas répondre d’emblée à la question de l’implication nécessaire ou pas entre réification intersubjective et autoréification – cf. La Réification [2007a, p. 111] –, mais il semble néanmoins opter pour leur indépendance en invoquant « des causes entièrement différentes » (p. 114) pour en rendre compte.
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[17]
On pourrait qualifier cela de « reconnaissance sociale incomplète », comme le fait B. Conein [2009, p. 254-256], à la suite de A. Margalit. Cf. aussi A. Margalit [1999, p. 90-110, 118-120] qui soutient, à juste titre, qu’il est impossible de ne pas voir les hommes comme des hommes, même lorsqu’on les perçoit comme des « sous-hommes » : « L’humiliation présuppose habituellement l’humanité de celui qui est humilié » (p. 108). Honneth semblait percevoir plus clairement le problème dans « A Society without humiliation ? » [1997, p. 308].
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[18]
Voir [Bauman, 2002, p. 52-63] ; [Kelman, 1973] ; [Browning, 1992, p. 212- 213] ; [Chaumont, 1997, chap. VII] ; [Moczarski, 1979, p. 114, 188-189, 204, 230- 231, 236] ; [Welzer, 2008]. Cette thèse s’oppose nettement à celle soutenue par W. Sovsky dans son Traité de la violence [1998, p. 62], pour qui cette violence repose au contraire sur la forte proximité entre le bourreau et la victime.
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[19]
Voir [Sartre, 1964b, p. 76-77, 84-86] ; [Browning, 1992, p. 64, 116, 146, 170-172, 200]. Pour le cas du génocide rwandais, cf. J. Hatzfeld [2000, p. 61,101- 102, 109-110] et [2003, p. 25-26, 42-43, 108-109, 146-150].
-
[20]
[Welzer, 2008, p. 41, 89, 195, 278] ; [Sironi, 2004, p. 235] ; [Kelman, 1973] ; [Baumann, 2002, p. 42-65]. Pour une thèse strictement opposée, voir [Sovsky, 1998, p. 162].
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[21]
Cf. [Bourdieu, 1980, p. 92-93]. Sur les conflits de catégorisation, voir aussi [Sartre, 1952, p. 42, sqq].
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[22]
Cette tendance à la classification homogénéisante est caractéristique des groupes sociaux à statut important et à prestige élevé, cf. F. Lorenzi-Cioldi [2009, chap. V] et D. Cohen [2010, p. 38, sq.]. Mais ces groupes ne possèdent pas le monopole d’une telle conduite.
-
[23]
[Bourdieu, 1979, p. 252-287] ; [Yzerbit, Schadron, 1996, p. 118, sq. ; 215, sqq].
-
[24]
Voir aussi [Chaumont, 1997, p. 259 sq.] ; [Hatzfeld, 2000, p. 99-100, 110 ; 2003, p. 25-28, 54-55, 58].
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[25]
Voir Browning, qui insiste beaucoup sur cet aspect [1992, p. 99-101, 119, 229-230, 242-245], et Hatzfeld aussi [2003, p. 80-81, 106-107, 251-252, 257].
1 Dans Histoire et conscience de classe, Lukacs affirme en ouverture de son essai que la réification ne signifie rien d’autre que le fait « qu’une relation entre personnes prend le caractère d’une chose » [Honneth, 2007a, p. 21] [1]. Sous cette forme élémentaire, le concept désigne le processus cognitif et dispositionnel par lequel un être qui ne possède aucune propriété particulière des choses, par exemple un être humain, est néanmoins perçu et traité comme une chose par les autres tout autant qu’il peut l’être par lui-même. Pour Lukacs, la cause sociale fondamentale de la manifestation d’attitudes réifiantes doit être cherchée dans la structure rationalisée et mécanisée de l’échange marchand qui, dans le cadre des sociétés capitalistes, est devenu la forme dominante de toute activité sociale. L’attitude économiciste tend à investir toutes les sphères sociales, non seulement du point de vue de la variété des objets et des pratiques soumis à la logique de la marchandisation, mais aussi du point de vue de la conception et du traitement que les individus se manifestent réciproquement. L’expression de la réification s’effectue, selon Lukacs, au travers du principe de « neutralisation » de l’investissement émotionnel : la rationalisation du travail abstrait, la mécanisation de la production, l’extension des transactions marchandes et de la calculabilité de toute opération humaine tendent à désengager les individus de tout investissement émotionnel dans leur propre environnement : ils deviennent de simples observateurs contemplatifs et neutres de leurs partenaires d’échange et même de leurs propres capacités comprises comme un simple capital à valoriser détaché de « l’unité organique de la personne [2] ». Ainsi comprise, la réification apparaît comme l’expression de l’atrophie ou de la distorsion utilitaire d’une attitude originaire dans laquelle les hommes entretiennent une relation engagée non seulement les uns vis-à-vis des autres, non seulement vis-à-vis d’eux-mêmes, mais aussi par rapport au monde [Honneth, ibid. p. 37]. Elle constitue une pratique inadéquate ou intrinsèquement fausse puisqu’elle tente de soumettre à la loi de l’utilité l’ensemble des qualités et capacités humaines qui, en principe, ne s’y laissent pas réduire. Pour Lukacs, la réification est donc un phénomène essentiellement contemporain lié à l’infrastructure économique des sociétés capitalistes qui en constitue le seul facteur explicatif.
2 Une telle explication de la réification semble cependant souffrir, selon Honneth, d’au moins quatre limitations dont la combinaison conduit à la remise en cause de son monisme de principe. La première est qu’il est inévitable de considérer que toute explication des phénomènes sociaux comporte un moment d’abstraction, d’objectivation et de calculabilité ; mais cette attitude scientifique n’est en rien synonyme, par elle-même, de réification. Opter pour l’assimilation de l’objectivation à la réification, sans autre précision, reviendrait ainsi à renoncer à toute explication objective du monde social [ibid., p. 74 sqq.]. La seconde est que l’instrumentalisation réciproque des partenaires de travail ou d’échange, caractéristique des rapports marchands, ne peut-être tenue pour une réification du fait que, d’une part, ce qui rend les hommes capables de devenir des instruments les uns pour les autres, ce sont précisément leurs capacités humaines (ils ne se conçoivent donc pas comme des choses [Honneth, 2008a, p. 98]) et que, d’autre part, en accord avec la thèse de Hegel et de Simmel, ces partenaires se reconnaissent réciproquement comme des personnes juridiques dans le cadre de leurs relations économiques contractuelles (ils ne se traitent donc pas comme des choses [Hegel, 1975, § 71]) [3]. C’est seulement dans le cas de l’esclavage économique qu’on aurait affaire à des conceptions et des pratiques réifiantes. La troisième est que les attitudes réifiantes sont loin de se réduire aux conséquences de l’extension de l’échange marchand et que différentes formes de violence sociale comme le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, la guerre, le génocide ou les conflits interethniques relèvent d’autres facteurs explicatifs [Honneth, 2007a, p. 112-113 ; 2008a, p. 104 sqq.]. En dernier lieu, l’objet même de la réification, selon Lukacs, s’avère problématique, car qu’est-ce qui, exactement, se trouve réifié ? À quels types de rapports interhumains originaires se substituent les rapports réifiés de l’économie capitaliste [4] ?
3 C’est cette quadruple limite des thèses de Lukacs qui engage Honneth à se demander si la théorie de la reconnaissance ne parviendrait pas à la surmonter en soutenant que la réification doit être comprise comme « oubli » d’un rapport interpersonnel et d’un rapport à soi originaires, tous deux fondés sur la reconnaissance, et non comme la chosification d’une vague « manifestation de la vie ». Pour ce faire, Honneth commence par opérer un approfondissement du concept de reconnaissance qu’il avait entrepris de construire dans ses textes antérieurs. Cela lui permet alors de définir la réification comme « oubli » de la reconnaissance sous le double versant de la reconnaissance d’autrui et de soi-même, à quoi correspondent alors deux formes de réification, la réification d’autrui et l’autoréification. Cette définition constitue, du même coup, l’occasion d’un élargissement de l’explication de la manière dont se produisent les processus de réification, explication qui diffère notablement de celle de Lukacs, même si elle intègre son point de vue.
4 On se propose, dans les pages qui suivent : 1) d’examiner cet approfondissement du concept de reconnaissance originaire en en discutant certaines difficultés ; 2) d’analyser la définition du concept de réification en montrant laquelle de ses définitions possibles se révèle la plus appropriée pour la théorie de la reconnaissance et ; 3) d’offrir une perspective plus précise que celle de Honneth dans l’analyse des processus sociaux qui conduisent aux attitudes réifiantes. Une telle discussion ne vise pas à montrer que la théorie de la reconnaissance échouerait à penser le phénomène de la réification, bien au contraire : elle cherche à affiner si possible son cadre d’analyse pour mieux le cerner. On montrera qu’une réflexion plus approfondie sur les rapports entre reconnaissance, empathie et réification débouche sur une analyse plus précise des processus et pratiques de réification que celle proposée par Honneth. Sur la base d’une telle analyse, on soutiendra, contrairement à Honneth qui associe la réification « authentique » au fait de concevoir et de traiter réellement les individus comme des choses, que la réification ne se réalise jamais que sous la forme du « comme si », au sens où elle recouvre seulement une forme extrême de mépris – devant inciter ceux qui en font l’objet à éprouver un sentiment de dévalorisation – associé à une insensibilité connexe à leur situation. Sur cette base, on montrera que l’approche honnethienne des facteurs de la réification peut également être amendée, en soulignant en particulier le poids du facteur de la catégorisation sociale signalé par Honneth mais sans doute sous évalué.
I. Le concept de reconnaissance originaire
5 Si l’on considère la réification comme l’attitude purement cognitive d’un spectateur émotionnellement désengagé à l’égard de son environnement et si on admet qu’une dimension fondamentale du lien social réside dans la reconnaissance, on ne peut opposer la première à la seconde que si celle-ci comporte une dimension émotionnelle dont la première la prive. Or, la nouveauté de la position de Honneth, au regard de ce qu’il a soutenu jusqu’ici, consiste précisément à doter le concept de reconnaissance d’une dimension émotionnelle qui n’avait été qu’esquissée de manière relativement étroite dans la première forme de reconnaissance caractéristique de la socialité primaire : l’amour [Honneth, 1999, p. 116 sq. ; 2003, p. 208]. Cet approfondissement du concept ne consiste plus à s’interroger sur les conséquences de cet affect particulier qui réside dans la confirmation réciproque de la valeur des besoins de chaque partenaire de cette relation : il s’agit maintenant de s’interroger sur l’une des conditions fondamentales d’accès à l’expérience d’autrui qui conditionne toute reconnaissance de sa valeur. Une telle reconnaissance, qui porte sur les états émotionnels d’autrui et qui se fonde sur une identification avec lui, définit alors « une forme élémentaire d’intersubjectivité » et acquiert ainsi le statut d’une reconnaissance « originaire », « primordiale » ou « totalement élémentaire ». Plus encore, on peut dire qu’elle constitue une « condition transcendantale » des autres formes de reconnaissance (amour, respect, estime) qui présupposent son existence pour pouvoir se manifester comme autant de spécifications de celle-ci dans les différentes sphères sociales [Honneth, 2008a, p. 102].
6 Pour pouvoir décrire correctement cette reconnaissance originaire, il faut préalablement définir deux concepts qui existent à l’état pratique dans le texte de Honneth sans être formellement construits, mais qui n’en rendent pas moins sa démarche intelligible : il s’agit des concepts d’empathie et de sympathie.
7 De façon générale, et bien qu’il existe de nombreuses discussions sur ce point, on entend généralement par empathie, à partir de la perception antéprédicative d’une similitude entre deux individus humains, la conscience que possède X des états mentaux de Y, c’est-à-dire de ses perceptions, de ses pensées, de ses croyances et de ses émotions dans ce qu’elles possèdent à la fois de générique et d’individuel, sans qu’il cesse pour autant de demeurer un individu distinct de Y. Une telle projection ou simulation (cela dépend du modèle théorique choisi) permet à X de s’identifier au « point de vue de Y » sur l’état du monde (incluant le point de vue que prend Y sur X) et sur ses propres états mentaux et peut en outre permettre à X d’éprouver les mêmes émotions (ou un état approché) que celles de Y, bien qu’il n’y ait rien d’automatique dans ce partage émotionnel : adopter le point de vue de Y n’équivaut pas à éprouver mécaniquement les mêmes émotions que lui, même si on les « comprend ». On a donc affaire ici à un processus d’identification cognitive et affective d’extension et d’intensité variable entre X et Y.
8 On entend en revanche par sympathie (en tant que simple « opérateur » d’imitation) l’imitation immédiate (appelée aussi « contagion émotionnelle ») des émotions de Y par celles de X qui, en raison d’une identification affective, n’enveloppe pas de perception de distinction entre X et Y : l’émotion du second est immédiatement celle du premier [5]. De fait, l’empathie et la sympathie sont relativement indépendantes l’une de l’autre : la première n’engendre pas forcément la seconde et la seconde n’a pas forcément besoin de la première pour se manifester. Cependant, il est évident que pour que l’empathie comme perspective taking puisse faire comprendre les émotions d’autrui, même si on ne les éprouve pas, il a bien fallu qu’on fasse l’expérience de l’imitation des émotions d’autrui en général. Comment pourrait-on « comprendre » telle émotion particulière de Y si on ne l’a pas d’abord éprouvée au sein de différentes interactions sociales fondées sur l’identification de manière à savoir en quoi elle consiste et quel type de comportement la caractérise ? En ce sens, la sympathie constitue bien une condition originaire de l’empathie dans sa dimension émotionnelle. On pourrait d’ailleurs considérer à titre d’hypothèse, comme le fait F. de Waal, qu’il s’agit là du « noyau » de tout phénomène imitatif sur lequel viennent se greffer ensuite les formes plus complexes de l’empathie [De Waal, 2010, p. 303-305].
9 À partir de là, selon Honneth, on peut observer que la reconnaissance originaire se manifeste chez le jeune enfant à travers l’identification émotionnelle à un autrui significatif qui le conduit à valoriser l’importance des émotions de cet autrui qu’il imite, valorisation qui s’étend aussi à sa personne. Cette « sympathie existentielle » [Honneth, 2007a, p. 59] avec les états émotionnels d’autrui n’est pas avant tout d’ordre cognitif et ne repose pas sur une théorie de la « simulation mentale » des états émotionnels du partenaire. En suivant les analyses de Sartre et de Cavell, il faut plutôt soutenir que l’accès à de tels états se fonde sur une participation émotionnelle directe et immédiate par laquelle on les connaît parce qu’on en est affecté et qu’il s’agit là d’un moyen incontournable de cette connaissance. La reconnaissance de la valeur d’autrui sur cette base purement émotionnelle signifie que l’état émotionnel de Y présente une importance pour X parce qu’il est celui de X par identification et que l’état émotionnel considéré se trouve être doté de cette importance par la tendance de X à y réagir d’une façon ou d’une autre, ou par sa sollicitation à le faire. Cette reconnaissance, qui se confond avec une « forme élémentaire de l’intersubjectivité », ne peut cependant attribuer à Y qu’une valeur indéterminée parce qu’elle se fonde uniquement sur la valeur de ses états émotionnels pour X. Il n’en demeure pas moins que cette forme de reconnaissance « se situe au principe des autres formes plus substantielles de celle-ci dans lesquelles se joue une acceptation des propriétés ou des capacités déterminées des autres personnes » [ibid. p. 134].
10 Cette participation affective par identification introduit l’enfant à la possibilité d’une relation empathique avec l’autrui significatif dont il adopte en général la perspective sur le monde. Mais c’est parce qu’il s’agit là d’une perspective privilégiée qu’il peut parvenir à distancier son propre rapport au monde et à apprendre à l’objectiver sous l’effet d’un autre point de vue qui corrige le sien en lui faisant percevoir les différentes significations que les autres attachent aux choses [ibid., p. 53 sqq.]. Plus encore, cette relation empathique lui permet de prendre le point de vue d’autrui sur lui-même et de comprendre le contenu et la valeur de ses croyances, de ses objectifs fondamentaux d’autoréalisation (autonomie, par exemple) et de ses propres préférences pour lui-même. Bref, cette expérience permet d’accéder à la manière dont autrui se reconnaît lui-même (on revient sur ce concept plus loin). Il existe donc, dans ce cas, une primauté de la reconnaissance (de l’intersubjectivité) sur la connaissance du monde naturel et social (objectivité) et une primauté de la sympathie sur l’empathie [ibid., p. 101] [6].
11 Cette expérience de reconnaissance émotionnelle, lorsqu’elle accède à l’expérience de « l’Autrui Généralisé », pour parler comme Mead, comporte une dimension d’universalité et débouche, selon Honneth, sur la possibilité d’une perspective normative à l’égard d’autrui en ce que cette reconnaissance originaire semble « faire droit à l’autre dans sa personnalité » [Honneth, 2007a, p. 69] en le reconnaissant comme un alter ego et témoigner ainsi de l’existence de la « conscience morale ». On a donc affaire à une forme de morale élémentaire d’ordre affectif immanente à ce rapport intersubjectif originaire [7].
12 Il n’en reste pas moins qu’il utilise ce concept de reconnaissance émotionnelle pour rendre compte de manière passablement ambiguë de deux types de phénomènes : le premier renvoie à l’existence d’une nouvelle dimension de l’analyse de la reconnaissance qui apparaît dans le livre sur la Réification, à savoir « l’autoreconnaissance » et son antonyme « l’autoréification » ; le second renvoie à la détermination de la réification comme négation ou « oubli » de la reconnaissance originaire. Il importe de clarifier cette double analyse avant même toute discussion d’ensemble de sa démarche.
13 1) Le concept d’autoreconnaissance proposé par Honneth se comprend à partir d’une conception de nos états mentaux selon laquelle la décision de les exprimer témoigne d’une sorte d’engagement à leur égard qui repose sur la reconnaissance de leur valeur : ces états valent la peine d’être exprimés [Honneth, 2004, p. 101-106-109]. Cependant, pour qu’ils soient dotés d’une présomption de valeur, il faut que leur porteur « puisse s’accepter lui-même au point de considérer que ses propres vécus psychiques méritent d’être activement envisagés et formulés » [ibid., p. 102]. Il faut donc que l’individu manifeste une sorte de reconnaissance émotionnelle de lui-même et cette reconnaissance n’est autre que « l’amour de soi ». Sans cette reconnaissance émotionnelle, on ne fait que contempler ses états mentaux comme des faits sans valeur ou on produit des états adaptés à une demande externe, ce qui revient à les produire de manière purement instrumentale.
14 La difficulté que soulève une telle conception de l’autoreconnaissance est qu’elle oscille entre deux perspectives. D’un côté, elle semble se fonder sur une conception naturaliste de l’amour de soi qui se révèle peu consistante et assez naïve. Elle se réclame en effet explicitement des analyses de Harry Frankfurt dans son livre sur l’amour [2006]. Or pour Frankfurt, l’amour de soi apparaît simplement comme un donné naturel : c’est un sentiment « profondément enraciné dans notre nature » [ibid., p. 97, 100] et qui ne repose à ce titre sur aucune interaction sociale susceptible de le produire bien qu’il soit lui-même à l’origine de multiples interactions sociales. Une telle thèse « naturaliste » soulève l’objection selon laquelle elle confond la tendance naturelle au bien-être, qui enveloppe l’effort pour affirmer son être individuel dans la durée, avec la représentation d’un objet précis sur lequel se fixe le désir : le moi. Or le moi est un objet intersubjectivement construit qui repose sur une forme de réflexivité liée à des interactions sociales. Il ne se forme comme objet que sous l’effet d’une « désignation » de la seconde personne que la première endosse en retour. Plus encore, si on admet l’importance des processus d’identification par lesquels on imite les affects d’autrui qui ont pour objet le moi, l’identification affective apparaît comme une condition de reconnaissance émotionnelle de la valeur du moi. Bref, le moi est à la fois socialement défini comme objet et comme objet de valeur pour soi en cohérence avec la conception précédente de la reconnaissance émotionnelle. En ce sens, plutôt que d’apparaître comme une sorte de donné, l’autoreconnaissance émotionnelle apparaît comme le résultat d’un processus d’identification aux affects d’autrui, qui peut d’ailleurs échouer.
15 D’un autre côté, Honneth déclare dans une note : « À quel point cette capacité à l’affirmation de soi dépend de la reconnaissance que m’accorde autrui, c’est ce qui ressort bien de l’étude récente d’E. Tugendhat Egocentrizität und Mystik. Eine anthropologische Studie » [Honneth, 2007, p. 136]. Dans ce cas, loin du naturalisme de Frankfurt, on réinscrit bien l’autoreconnaissance dans sa dimension intersubjective et on admet en effet que la possibilité d’une autoreconnaissance n’est que la conséquence d’un processus de reconnaissance réussi. Ainsi, si Honneth veut demeurer cohérent avec sa conception intersubjective de la constitution de l’identité, il doit choisir la seconde acception du concept d’autoreconnaissance. Cela posé, la confusion persiste tout de même concernant cette fois les causes de la réification, car l’introduction de ce concept comporte un enjeu important pour son analyse si l’on prête attention au fait que, de même qu’à la reconnaissance d’autrui peut se substituer une attitude de réification à son égard, de même à l’autoreconnaissance peut se substituer une attitude d’autoréification [ibid., ch. V]. Or Honneth soutient que l’autoréification ne découle pas d’une réification socialement produite sur le plan intersubjectif, c’est-à-dire d’une suspension de la reconnaissance, mais d’un certain nombre de pratiques plus ou moins institutionnalisées liées à « l’autoprésentation des sujets » dans le contexte d’un nouveau rapport salarial caractéristique du capitalisme tardif. Ces pratiques conduisent le sujet à se « présenter soi-même », c’est-à-dire lui enjoignent de se fixer des objectifs et d’éprouver des sentiments instrumentaux et factices exigés, par exemple, mais pas seulement, dans les situations de travail régies par les principes du néomanagement (on s’en tiendra dans ce qui suit à cet exemple). Ces dispositifs « qui contraignent de manière latente les individus à prétendre qu’ils éprouvent certains sentiments ou qui les contraignent à fixer leurs sentiments de manière artificielle développent une disposition à l’adoption d’attitudes autoréifiantes » [ibid., p. 120]. De fait, les sujets qui sont incités à décrire leurs sentiments futurs dans le cadre de l’entreprise risquent de percevoir et de développer leurs propres désirs sous forme de « choses manipulables à merci ». En ce sens – thèse asymétrique –, si l’autoreconnaissance présuppose la reconnaissance, l’autoréification ne présuppose pas la réification par autrui dont elle est indépendante, pas plus d’ailleurs que l’autoréification n’entraîne la réification d’autrui ou que la réification d’autrui n’entraîne l’autoréification [ibid., p. 111]. Ces phénomènes sont distincts, comme s’ils relevaient de principes différents. Ainsi, l’ambiguïté se déplace mais elle persiste et il faudra bien se demander si l’on dispose d’un cadre interprétatif unitaire pour penser tous ces phénomènes ou si l’on doit recourir, comme le fait Honneth, à une pluralité de facteurs pour en rendre compte.
16 2) La seconde ambiguïté tient au fait qu’il existe, chez Honneth, plusieurs définitions non congruentes de la notion de réification qui correspondent à des variations dans la définition du concept de reconnaissance dont elle constitue l’antonyme. Honneth a en effet récemment proposé une définition de la réification qui constitue l’envers de la définition de la reconnaissance liée à l’empathie. Celle-ci renvoie à la capacité à prendre le « point de vue » d’autrui qui repose sur la perception antéprédicative d’une similitude de nature et d’attitude entre les partenaires [8]. Ce que l’on reconnaît ici n’est pas d’abord l’autonomie du partenaire mais l’une de ses conditions, à savoir capacité à s’autoreconnaître en comprenant qu’il attribue une valeur à ses états mentaux – dont ses états émotionnels – même si on ne les éprouve pas soi-même. Dans ce cas, la réification ne peut se comprendre que comme une désactivation de toute projection empathique commandée par la perception selon laquelle autrui est dépourvu de « sensibilité », donc de toute capacité à éprouver ce dont il est censé reconnaître la valeur [9]. Il ne peut donc être pensé comme un alter ego parce que le présupposé de la similitude est écarté en raison de l’absence de projection commandée par l’idée de son insensibilité. L’individu s’autoréifie lorsqu’il prend sur ses propres états mentaux un point de vue extérieur à lui-même et qu’il n’éprouve pas ou plus d’émotions.
17 Cependant, dans la même phrase où il définit l’absence de sensibilité d’autrui, Honneth esquisse en fait une autre définition de la réification qui présuppose une autre définition de la reconnaissance : « Certes, écrit-il, nous sommes encore aptes à percevoir le spectre entier des expressions humaines : mais ce qui nous manque, c’est en quelque sorte le sentiment d’être lié à ces expressions – un sentiment qui est nécessaire pour que nous soyons affectés en retour par ce que nous observons [10]. » Autrement dit, la reconnaissance émotionnelle repose sur une identification par laquelle la « participation affective » (sympathie) permet d’éprouver ses émotions et d’en définir la valeur. Dans ce cas, la réification procède en sens inverse de la situation précédente : on peut prendre le point de vue d’autrui (empathie) et comprendre les émotions qu’il éprouve sans cependant les éprouver soi-même car ce qui se trouve ici désactivé c’est l’opérateur d’imitation affective. Tout se passe comme si on percevait abstraitement le contenu de ses émotions sans pouvoir les ré-effectuer et en n’y répondant pas par la réaction appropriée que celles-ci entraînent lorsqu’on les imite. Ce n’est pas toute projection empathique qui se trouve suspendue, mais uniquement son versant émotionnel. On se transforme donc en pur et simple « spectateur » ou observateur indifférent dépourvu de réaction à l’égard de ces émotions. Appliquée à l’autoréification, cette définition impliquerait que l’individu s’autoréifie lorsqu’il cherche à manifester des émotions factices et instrumentalisées dont la seule valeur est stratégique et répond à des injonctions ou des sollicitations extérieures : l’individu demeure un spectateur détaché à l’égard de ces émotions de circonstance.
18 Ces définitions de la réification se distinguent ainsi clairement parce qu’elles sont indépendantes l’une de l’autre et ne définissent pas la réification de la même manière, mais elles sont pour le moment toutes deux candidates pour la définition du concept. On examine plus loin les raisons qui peuvent permettre de les départager. Cependant, pour achever l’analyse il faut ajouter à l’une ou l’autre de ces définitions la propriété suivante : pour qu’une attitude soit qualifiée de réifiante, il faut que l’indifférence envers autrui se traduise par le fait que celui-ci soit considéré comme une chose et qu’il puisse être traité en conséquence.
19 Pour mettre en valeur la radicalité de cette attitude, Honneth propose de distinguer entre ce qu’il appelle des formes de réification « authentiques » (le génocide, la guerre, l’esclavage économique…) et des formes de réification « fictives » (présentation instrumentale de soi, prostitution, cruauté interpersonnelle…) caractérisées par le fait que « sous la surface de ces espèces de réification, la différence ontologique qui existe entre la personne et la chose reste toujours présente à la conscience ». En revanche, « dans les cas authentiques de “réification”, cette différence est effacée de la conscience » et les individus sont purement et simplement traités comme des choses [Honneth, 2008a, p. 106]. Doit-on comprendre qu’on a affaire ici à deux variantes du même concept de réification ou qu’on a affaire, dans le premier cas, à une acception seulement métaphorique, la stricte acception étant réservée au second ? Ici encore, il faudra trancher ultérieurement entre les deux possibilités.
20 On peut maintenant aborder l’évaluation du cadre théorique proposé par Honneth en mettant en discussion les questions suivantes : 1) Existe-t-il un cadre théorique unitaire pour penser les phénomènes de réification et d’autoréification ou doit-on recourir à des facteurs d’explication distincts ? 2) Quelle est la bonne définition de la réification ?
II. Réification d’autrui, autoréification
21 Répondons d’abord à la première question en montrant les limites de la thèse honnéthienne d’une indépendance des processus de réification et d’autoréification. Pour ce faire, examinons l’exemple de la forme « fictive » de réification représentée par la présentation de soi dans un contexte de valorisation de l’employabilité. On y est institutionnellement incité à se fixer des objectifs professionnels et à manifester une forme d’investissement émotionnel en décrivant les dispositions dans lesquelles on se trouvera une fois recruté. Ce qui se trouve à l’arrière-plan de ce type de pratique sont les théories du nouveau management, qui peuvent être croisées avec la théorie du « capital humain ». Selon cette théorie, les individus disposent d’un ensemble de compétences naturelles ou acquises incluant le patrimoine génétique, l’investissement dans la formation, le développement des « compétences sociales » (social skills), la reproduction du capital physique et psychique dont les émotions sont parties prenantes. Ces compétences sont des ressources individuelles disponibles, mobilisables et soumises à valorisation par des investissements qui accroissent la valeur de ce « portefeuille de conduites » [Feher, 2007] dans le cadre d’une pratique compétitive de l’employabilité [Périlleux, 2005 ; Reynaud, 2001]. Une telle conception de la gestion du « stock de compétences » individuelles et la possibilité d’arbitrages rationnels entre les compétences à valoriser repose sur une distinction instrumentale entre l’individu et l’ensemble des ressources dont il est à la fois le propriétaire et le manager. Parmi ces ressources, certaines d’entre elles, comme les émotions, ont fait l’objet d’une attention particulière de la part du néomanagement, non seulement parce qu’elles sont mobilisables dans les relations de face-à-face avec le client dans le secteur de la production de services, mais parce qu’elles contribuent à optimiser la coopération au sein de l’entreprise, aussi bien dans les interactions avec les autres salariés que sous l’aspect de l’allégeance due à la hiérarchie. Ces émotions, ressources exigibles dans les rapports de travail et fractions de capital personnel valorisable, sont censées rendre compatibles un idéal d’auto-accomplissement dans le travail, une intégration accrue dans l’entreprise et un accroissement de la productivité du travail [de Gauléjac, Aubert, 2007]. De ce point de vue, si, comme le pensait Durkheim, il existe des règles sociales qui gouvernent la production des émotions en les induisant, les stimulant ou les contrôlant pour les adapter à des situations sociales spécifiques [Durkheim, 1979, p. 295-306 ; 571-575 ; Mauss, 1969], pourquoi ne pas tenter de les mobiliser pour produire les émotions exigées par des situations professionnelles variées [11] ? Et si c’est le cas, est-ce que les conséquences d’une telle entreprise valident l’interprétation honnethienne de la réification ?
22 Une injonction à produire des émotions produira en réalité tout au plus ce que A.R. Hochschild [2003a, p. 82 ; 2003b, p. 35] appelle un « affichage émotionnel » qui se différencie clairement d’une réelle émotion. On obtient ici une simple récitation de rôle dans laquelle les sentiments factices exigés sont joués et tenus à distance comme autant d’expressions convenues et attendues attachées à n’importe quel rôle social. Cependant, si l’on devait appeler autoréification l’ensemble des émotions factices liées aux interactions sociales reposant sur une « présentation de soi » dans toutes les situations où il existe une incitation (ou une injonction) à le faire, le concept perdrait toute spécificité. Il décrirait simplement la distinction historiquement consacrée par les théoriciens classiques de la morale entre l’être et le paraître et dont Honneth trouve en Rousseau une figure centrale en tant que premier philosophe de l’aliénation (et non de la réification) [Honneth, 2007b, p. 48-50] [12]. Mais dans ce cas, une très grande partie de la vie sociale, qui déborde largement les effets imputables aux pratiques du capitalisme tardif, se déroulerait sous le régime de l’autoréification.
23 Il est cependant difficile de recourir à ce concept d’une telle façon, tant il est vrai que la facticité des émotions exhibées, quelles que soient les pathologies qu’elle peut entraîner, ne s’accompagne pas ici d’une mise à distance objectivante de tous les états émotionnels du moi, ou du moi lui-même. Ainsi, si l’on veut recourir adéquatement au concept d’autoréification, il faut en resserrer l’utilisation et l’appliquer seulement aux situations d’exception que l’on rencontre, par exemple, dans l’univers concentrationnaire, ou dans toutes les situations sociales qui pourraient produire des effets désubjectivisants aussi radicaux (si cela était possible…). Dans un tel contexte, les dégradations symboliques radicales et les privations matérielles subies par les détenus conduisaient en effet les plus vulnérables d’entre eux à se considérer eux-mêmes en spectateurs distanciés et profondément indifférents, désactivant leur investissement affectif sur eux-mêmes pour éviter de mesurer l’étendue de la dégradation qui leur était infligée ou en raison de leur désintégration psychique [Bettelheim, 1972, p. 146-147]. Comme l’ont montré Bruno Bettelheim, Robert Antelme et Primo Levi, la mise en œuvre d’un tel processus correspondait à l’entrée dans un régime d’apathie profonde où les interactions avec l’environnement social devenaient de plus en plus faibles : la conjugaison de l’indifférence intérieure et de l’indifférence à l’égard du monde extérieur témoignait du fait que le désir de vivre était à peu près vaincu : les prisonniers se laissaient alors dépérir plus ou moins rapidement [ibid., p. 172 sq.] [13]. On a donc bien affaire ici à une autoréification qui porte sur la totalité de l’individu [14].
24 Bref, l’autoréification est radicale ou elle n’est pas. La conséquence immédiate de cette situation est d’ailleurs que cette « cécité » émotionnelle à l’égard de soi-même ne permet plus, via ses propres émotions, d’avoir accès par imitation à celles des autres et, en ce sens, on a bien affaire ici à une réification des autres, bien qu’elle soit seulement un effet inintentionnel de l’autoréification. Dans ces conditions, ce n’est pas seulement sur « l’oubli de la reconnaissance primordiale » par des attitudes réifiantes qu’il faut attirer l’attention [Honneth, 2008a, p. 107], c’est aussi sur leurs effets : il n’existe pas d’autoréification sans processus de réification par autrui [15], mais il existe une possibilité non intentionnelle de réification d’autrui en conséquence d’une autoréification. La thèse honnethienne d’une indépendance possible de ces processus est donc difficile à défendre [16]. Reste alors à examiner la manière dont se produisent les attitudes réifiantes, ce qui introduit à la discussion de la seconde question concernant la définition de la réification. On montre, dans ce qui suit, que la distinction honnethienne entre réification fictive et réification authentique doit être abandonnée au profit du seul maintien de la réification fictive.
25 Selon la thèse de Honneth, la réification d’autrui se produit lorsqu’un être humain se trouve traité comme une chose. Cela se traduit par le fait que la reconnaissance originaire se trouve suspendue par désactivation de toute identification avec lui et donc de toute capacité de participation affective. Comment se caractérise une telle attitude réifiante ? Il faut pour cela revenir aux deux définitions concurrentes de la réification examinées plus haut (voir supra) afin d’en examiner la validité.
26 Du point de vue de l’empathie, il se révèle en effet impossible (voir supra, première définition de la réification) de percevoir les hommes comme des choses en pensant qu’ils sont dépourvus de sensibilité : même si on refuse toute valeur à leur « point de vue », aussi bien intellectuel qu’affectif, on ne peut pas ne pas se projeter en eux, ne serait-ce que – dans les situations mêmes d’oppression – pour prévoir leurs réactions et ajuster son action en conséquence ; le tortionnaire doit savoir comment souffre sa victime ne serait-ce que pour exercer correctement son activité [Sironi, 2004, p. 235]. L’empathie, en tant que simple perspective taking, n’est donc jamais désactivée : si, dans ces circonstances, autrui n’est pas considéré comme un alter ego, il ne peut cependant être considéré comme dépourvu d’émotions et la réification ne peut donc se définir de cette manière.
27 Reste alors l’autre définition possible (voir supra, seconde définition de la réification) du concept qui conserve la dimension de l’empathie, mais réside dans la suspension de toute participation affective par imitation (sympathie). Dans ce cas, tout se passe comme si on percevait abstraitement le contenu des émotions d’autrui sans pouvoir les ré-effectuer. On se transforme donc en pur et simple « spectateur » indifférent dépourvu de réaction à leur égard. Ce type de réification se réalise de deux manières : en premier lieu, lorsque l’imitation affective se trouve désactivée, traiter un homme comme une chose ne signifie pas que l’on pense qu’il en est une, mais qu’on cherche à lui faire comprendre qu’on le traite comme s’il n’avait pas plus de valeur qu’une chose. Ce point de vue sur lui-même qu’il est incité à prendre doit anéantir tout sens de sa propre valeur, ce qui fait qu’il n’est jamais une chose à ses propres yeux puisqu’il est censé souffrir du fait d’y être réduit et qu’on sait évidemment qu’il le sait. Comme le remarquait Sartre, « nul ne peut traiter un homme “comme un chien” s’il ne le tient d’abord pour un homme » [1964a, p. 64 ; 1960, p. 190-191] [17]. De ce point de vue, la réification n’est alors qu’une forme de mépris radical qui vise à humilier et qui ne conçoit pas que les hommes soient des choses, mais les traite comme s’ils avaient aussi peu de valeur qu’elles pour obtenir cette forme de dégradation qui ouvre, comme on va le voir, à des traitements plus radicaux. Dans ce cadre, on « comprend » (empathie) les conséquences affectives pour autrui qui découlent de cette attitude, mais on ne les éprouve pas et cette indifférence (absence de sympathie) rend ce traitement possible.
28 Cette absence de reconnaissance émotionnelle rend plus facile certaines formes de mise à mort, depuis la prise de décision bureaucratique qui repose sur une distance physique et psychique avec la victime le long de la chaîne des médiations hiérarchiques qui la rend « invisible », jusqu’à l’exécution qui n’est rendue possible que par l’existence d’une « frontière » souvent étanche séparant l’exécuteur de sa victime [18]. Cette « désactivation » affective rend aussi possible les pratiques variées d’esclavage économique. Honneth, on l’a vu, considère que ces différentes pratiques de réification sont « authentiques » alors que d’autres, comme les injonctions à l’autoprésentation, les cruautés interpersonnelles en général ou les violences sexuelles en particulier sont purement « fictives » parce qu’elles relèvent du « comme si » [Honneth, 2008a, p. 106]. Cette distinction est cependant difficile à défendre. Doit-on comprendre en effet que la mise à mort ou l’esclavage économique ne sont des formes de réification authentiques que parce qu’on y traiterait réellement les victimes comme des choses dont on se débarrasserait avec indifférence, à la différence de leur traitement fictif dans d’autres rapports de pouvoir ? On peut pourtant considérer que l’exécution de victimes ou d’ennemis, par exemple, ne ressemble en rien à une destruction d’objets et qu’elle comporte une spécificité qui réside immanquablement dans leur dégradation préalable, quel qu’en soit le motif : briser leur résistance, renforcer leur altérité, se conformer à une catégorisation sociale ou politique, se satisfaire de leur humiliation, mesurer l’étendue de son pouvoir sur elles [19]. De même, ceux qui pratiquent l’esclavage économique ne peuvent ignorer que ce type d’instrumentalisation est indissociablement lié à des formes d’humiliation. De sorte que l’indifférence n’a pas ici le sens d’ignorer ou de « voir à travers », mais d’insensibilité à l’égard des émotions des victimes compatible en réalité avec une hostilité à leur égard. Ce n’est pas tant de spectateur indifférent qu’il faut parler ici que d’acteur indifférent parce qu’hostile.
29 Dans toutes ces formes de domination, y compris les situations exceptionnelles, les victimes ne sont donc pas plus perçues que traitées comme des choses. Il faudrait donc admettre que, dans tous les cas de figure considérés (humiliation, esclavage économique, cruauté interpersonnelle, mise à mort…), la réification relève en fait du « comme si » et non pas de sa version « authentique » : elle représente seulement une forme extrême de mépris qui doit conduire ceux qui en font l’objet à comprendre, au moyen de traitements appropriés, qu’ils ne possèdent pas plus de valeur que des choses dont on peut se débarrasser (et dont on se débarrasse), traitements accompagnés d’une insensibilité aux dommages subis quelle qu’en soit l’intensité. Si cette analyse est correcte, on disposerait alors d’un seul concept de réification, seulement opératoire sous les conditions qu’on vient de définir. On peut maintenant aborder le dernier aspect de la discussion qui concerne l’explication des conduites réifiantes.
III. « Les sources sociales de la réification »
30 Honneth considère les pratiques de réification comme des « pathologies sociales » qui désignent des situations opposées aux conditions nécessaires de la vie bonne. Elles constituent des entraves à la possibilité d’un rapport positif à soi, seul à même de produire pour l’individu une condition de construction de son autonomie et de son identité [Honneth, 2007b, p. 41, 142 ; 2008b, chap. II]. Comment rendre compte de telles pratiques ? Il avance, sans trop développer, plusieurs facteurs explicatifs qui se combinent : le premier d’entre eux est celui de la catégorisation (« typification ») réifiante qui refuse, comme dans le racisme ou l’antisémitisme, l’attribution des « qualités spécifiquement humaines » aux individus et engendre ainsi cet « oubli » de la reconnaissance émotionnelle. Cependant, dans cette situation, il n’apparaît pas clairement comment « des êtres humains [peuvent] être conduits par des voies purement intellectuelles à dénier avec acharnement les qualités naturelles des membres d’autres groupes sociaux » [Honneth, 2007a, p. 117 ; 2008a, p. 105].
31 Il faut donc mobiliser un second facteur qui est celui de « l’autonomisation du but », qui désigne la considération primordiale et exclusive d’un but défini et détourne l’attention de la perception des dommages que subissent les individus qui entrent à titre de moyens dans la réalisation d’une telle fin : il s’agit là d’une forme d’instrumentalisation radicale [Honneth, 2007a, p. 82 sqq.]. Cette autonomisation du but s’exprime clairement dans l’activité d’exploitation économique dans un contexte non juridique, par exemple. Cette pratique se trouve renforcée par la catégorisation réifiante qui trouve elle-même une ressource motivationnelle dans cette pratique [ibid., p. 117-118].
32 Enfin, la répétition est un facteur important : l’insensibilisation dans le traitement des victimes serait ainsi largement conforté par la « routine » de sa mise en œuvre selon des procédures fixées à la manière de pures opérations techniques [ibid., p. 44]. Il existe donc une surdétermination de la réification par l’accoutumance à sa pratique.
33 S’il n’est pas douteux que ces différents facteurs se renforcent mutuellement, il faut convenir que plusieurs questions demeurent en suspens. Il faut en premier lieu tester la thèse selon laquelle la catégorisation sociale ne peut produire à elle seule des effets de réification. En second lieu, au-delà de la combinaison de ces facteurs, il importe d’identifier le poids respectif de chacun d’eux dans la genèse des attitudes réifiantes. Enfin, la réponse à ces deux questions permet de décrire de façon plus précise la pathologie sociale considérée qui commence, comme on va le voir, avec les processus de catégorisation.
34 Les philosophes classiques et les théoriciens contemporains de l’empathie nous ont appris que l’imitation et l’identification peuvent être entravées par des situations sociales particulières comme l’existence d’une distance sociale ou culturelle [Hoffman, 2008, p. 264-265], d’une distance spatiale ou temporelle [Slote, 2007, p. 81 sqq.], d’émotions-écrans, ou de phénomènes de catégorisation sociale susceptibles d’engendrer des « frontières » de contre-identification séparant efficacement le « nous » du « eux » [20]. Si, pour des raisons de place, on ne considère que les deux derniers phénomènes mentionnés, on dira que Spinoza et Adam Smith, par exemple, ont fourni une illustration du premier en montrant que des émotions-écran liées à la supériorité de pouvoir de l’un ou l’autre des protagonistes pouvaient bloquer momentanément (Smith) ou durablement (Spinoza) tout processus d’imitation émotionnelle [Lazzeri, 2010]. Mais on peut évoquer aussi l’intervention de mécanismes de défense du moi qui visent à le protéger contre les effets nocifs qui peuvent découler, entre autres, de l‘imitation des émotions négatives des victimes dont l’intensité se révèle trop forte. Respectivement, le « clivage du moi » [Freud, 1987a], l’acte de dénégation [Freud, 2007b], « l’annulation rétroactive » [Freud, 1968] ou la « fatigue compassionnelle » [Hoffman, 2008, p. 121- 122] constituent autant de défenses qui peuvent se traduire par une désactivation de la reconnaissance émotionnelle pour éviter une atteinte à l’intégrité du moi lorsqu’on manifeste des attitudes réifiantes qui peuvent se révéler difficiles à endosser. On peut cependant montrer, en amont, que de telles attitudes sont commandées – c’est le second phénomène – par des opérations de classification ou de catégorisation sociale.
35 Contrairement à la thèse des psychologues cognitivistes, la catégorisation ne relève pas seulement de ce qu’on appelle « l’avarice cognitive » qui consiste à penser aussi bien les phénomènes naturels que sociaux au moyen de perceptions classantes. Ces perceptions sélectionnent les traits communs des phénomènes perçus et les transforment en catégories mobilisables nécessaires à leur re-connaissance, économisant ainsi le processus cognitif de ré-identification [Pendry et alii, 2004]. Or, les phénomènes de catégorisation possèdent aussi des enjeux sociaux. On sait que les identités sociales sont différentielles et que leur affirmation se réalise sur le mode de la distinction. La classification sociale constitue une pratique d’identification qui sélectionne certaines propriétés des agents ou des groupes sociaux en même temps qu’elle les évalue ; elle permet ainsi de leur assigner une place de valeur variable dans un univers social hiérarchisé. La classification s’insère alors dans un processus de concurrence sociale et permet aux agents sociaux de prendre l’avantage en assignant aux autres une identité négative, contrepartie de la positivité de la leur. La classification procède alors par réduction : l’agent ou le groupe social considéré se voit « réduit » à l’une de ses propriétés tenue pour importante. D’où le « réductionnisme » de ce type de jugement qui s’énonce le plus souvent sur le mode du : « tu n’est que [21]… ». On aboutit alors à une conception « essentialiste » de leur comportement par la tendance à naturaliser la propriété négative considérée et à homogénéiser (massifier) la classe des porteurs d’une telle propriété, c’est-à-dire à les rendre individuellement indiscernables, ce qui facilite la perception réifiante [22]. L’efficacité de celle-ci s’accroît en outre de ce que la croyance en la validité des autres points de vue sur l’identité de l’agent se trouve neutralisée et elle se renforce lorsqu’elle reçoit une « certification » de la part des institutions politico-administratives. La réduction objectivante créée ainsi un « effet de miroir » car celui qui classe, se classe en classant et il échappe à cette propriété disqualifiante en se requalifiant globalement à travers son propre jugement [23]. Ainsi, on peut dire que la frontière identitaire « activée », selon l’expression de Ch. Tilly et S. Tarrow devient particulièrement nette, ce qui signifie que la différence entre celui qui classe et celui qu’on classe débouche sur la perception et l’affirmation d’identités et d’appartenances sociales différentes qui peuvent aller jusqu’à l’incommensurabilité [Tilly, Tarrow, 2008, p. 68-69,137-141].
36 Cette manière de (se) distinguer n’est pas sans effet sur la reconnaissance émotionnelle : la dévalorisation de l’expérience émotionnelle d’autrui par catégorisation commande l’absence d’identification émotionnelle avec lui ainsi que l’absence de reconnaissance émotionnelle qui en découle, favorisant ainsi les processus de réification et les actes de violence qui s’ensuivent. H. Welzer fait ainsi observer à juste titre que « tous les processus d’anéantissement connus sont précédés d’une définition du groupe menaçant, et cette définition entraîne un déclassement accéléré – social, psychologique, matériel et juridique – qui traduit l’altérité, d’abord seulement prétendue, du groupe à exclure en une réalité ressentie et mise en œuvre par les contemporains » [Welzer, 2008, p. 69] [24]. Il apparaît ainsi que si la reconnaissance émotionnelle constitue une condition « transcendantale » de toutes les autres formes de reconnaissance, celle-ci ne peut être suspendue qu’en reparcourant le chemin en sens inverse : l’insensibilisation caractéristique de l’attitude réifiante ne s’obtient que par une classification négative qui frappe l’agent dans toutes les sphères sociales où il peut obtenir de la reconnaissance. C’est d’abord en le privant de celle-ci dans le domaine social (estime), politique (respect) et interpersonnel (amour) que l’on parvient à le priver de reconnaissance émotionnelle, ce qui rend subjectivement possible le recours à la violence.
37 À partir de là, les doutes de Honneth concernant les effets de la catégorisation peuvent être surmontés si on admet qu’une telle pratique n’est pas en réalité une opération « purement intellectuelle » mais consiste en un recours à des stéréotypes commandé en général par des motivations hostiles dans un contexte de distinction sociale conflictuelle [Yzerbit, Schadron, 1996, chap. I]. Il faut admettre, en outre – mais cela ne soulève pas de difficulté –, que les émotions dépendent en partie de croyances qui ont un contenu propositionnel (croire, par exemple, que les membres de tel groupe constituent un danger pour le corps social [Frijda, 1993, p. 27, sqq.] etc.) et que celles-ci produisent des effets d’imposition magique par nomination (on voit ce que l’on croit).
38 Si cette analyse est correcte, on peut en déduire que ces pratiques de catégorisation constituent les actes inauguraux des différentes formes de violence sociale réifiantes dont la routinisation ne constitue qu’un complément et non un facteur décisif. Lorsque la « transgression » réifiante se produit en raison de la catégorisation dans un contexte social hostile, elle crée une situation d’oppression et de dommage irréversible (on est entré dans un autre rapport social) et celle-ci ne peut être revendiquée par les oppresseurs que s’ils renforcent leur croyance dans la classification qui justifie leur violence et qui les engage à la poursuivre. D’où la pression que le groupe exerce inévitablement sur les individus pour entrer ou persévérer dans la violence parce que la violence collective rend tous les membres du groupe complices et renforce la croyance de chacun en la validité des motivations qui engendrent cette violence [25]. L’esclavage économique, en tant que cas particulier « d’autonomisation du but » de l’action, ne peut se produire lui aussi qu’à partir d’un acte de catégorisation qui crée une distance sociale et émotionnelle suffisante avec la main-d’œuvre exploitable.
39 À partir de là, on peut sans doute considérer que la réification constitue une « pathologie sociale » au sens défini plus haut, mais on risquerait ainsi de ne pas percevoir qu’elle s’inscrit dans un processus global qui trouve sa source dans un ensemble de gestes négatifs solidaires dont la succession se réalise de façon cohérente : situation concurrentielle hostile entre groupes sociaux accompagnée de phénomènes d’exploitation ; actes publics et répétés de catégorisation négative ; « certification politique » qui les garantit et les légitime ; disqualification sociale et déclassement autoritaire producteurs de discriminations multiples ; manifestation d’hostilité collective ouverte contre le groupe ou les individus ; privation de droits fondamentaux et de statut ; exercice de violences périodiques qui se radicalisent en violences ultimes.
40 La suppression ou la domination extrême d’un groupe social est donc le produit d’une dévalorisation sociale de plus en plus intense qui fait commencer la réification avec l’objectivation classante et s’achève dans la violence ouverte. Il est rare d’observer l’intégralité de ce processus, sauf dans les périodes de crise intense où il se déploie jusqu’à son terme, mais toutes les phases de la vie sociale en contiennent des séquences plus ou moins longues et elles sont cohérentes entre elles : les unes appellent les autres, surtout à partir du moment où les frontières sociales artificielles de la catégorisation ont déjà commencé leur travail. En ce sens, si « pathologie sociale » il y a, on peut dire qu’elle se manifeste « très tôt » à travers la perception négative « discriminante » qu’ont les agents sociaux les uns des autres.
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Notes
-
[1]
L’édition américaine, Reification : a New Look at an Old Idea, Oxford University Press, 2007, comprend les commentaires de J. Butler, R. Geuss, et J. Lear. Cf. G. Lukacs [1960], le chapitre sur « La réification et la conscience du prolétariat » (la pagination est celle de l’édition électronique du site web Les Classiques de sciences sociales).
-
[2]
Lukacs, op. cit. p. 94-97, 103-104. Ce processus est renforcé par la division rationalisée du travail bureaucratique que Lukacs emprunte à Weber, p. 100-102. À vrai dire, Lukacs parle seulement de contemplation de ses « facultés objectivées et chosifiées » (p. 103-104) ou de réification de l’ensemble des « manifestations vitales » (p. 91), mais cela inclut évidemment la vie émotionnelle.
-
[3]
Cf. aussi [Sartre, 1960, p. 190] ; [Simmel, 1987, chap. IV] ; [Honneth, 2007, p. 107-110].
-
[4]
C’était déjà, on s’en souvient, le problème posé par Sartre dans Critique de la raison dialectique [1960, en particulier I, A, p. 178-198].
-
[5]
Voir [Hoffman, 2008, p. 50] ; [Wispé, 1986, p. 318] ; [Rimé, 2005, p. 120 sqq].
-
[6]
Cette thèse trouve une confirmation dans les travaux de psychologie du développement. Cf., outre les travaux de Hobson et Tomasiello cités par Honneth, Ph. Rochat [2001 ; 2002].
-
[7]
Ce rapport renvoie à la thèse sur l’affectivité morale comme complément de la justice universelle que Honneth proposait dans Disrespect. Cf. Axel Honneth [2004], repris in Disrespect. The Normative Foundation of Critical Theory, Polity Press, 2007.
-
[8]
Cf. Honneth [2008, p. 101, 103] et [2007, p. 54-57, 59, 61, 88, 101-102 ; 105-106].
-
[9]
Honneth [2007, p. 80] : « Nous perdons l’aptitude à comprendre directement les expressions comportementales des autres personnes. » (Je souligne.)
-
[10]
Ibid. (Je souligne.) En fait, la sympathie occupe une place antérieure à celle de l’empathie, puisqu’elle en est la condition.
-
[11]
Voir [Hochschild, 2003a ; 2003b] ; [Jeantet, 2003] ; [Illouz, 2006, p. 41 sqq].
-
[12]
Sur cette « fausse reconnaissance » chez les classiques, cf. E. Pulcini [2009].
-
[13]
Voir aussi [Lévi, 1987, p. 115-118] ; [Pollack, 2000, p. 65 sq.]. On a affaire ici au phénomène du « retrait apathique » définissant les muselmänner. Cf. B. Bettelheim, op. cit., p. 177-179.
-
[14]
Dans son article de la revue Esprit [2008a, p. 106-107], Honneth insiste surtout, à juste titre, sur ces situations exceptionnelles de réification au regard de la lecture plus indéterminée qu’il en faisait dans Réification.
-
[15]
On laisse évidement de côté ici toute désactivation de l’auto-investissement émotionnel dû à des traumatismes accidentels ou à des pathologies liées à des déficiences organiques.
-
[16]
Honneth est d’ailleurs assez prudent sur ce point puisqu’il soutient qu’on ne peut pas répondre d’emblée à la question de l’implication nécessaire ou pas entre réification intersubjective et autoréification – cf. La Réification [2007a, p. 111] –, mais il semble néanmoins opter pour leur indépendance en invoquant « des causes entièrement différentes » (p. 114) pour en rendre compte.
-
[17]
On pourrait qualifier cela de « reconnaissance sociale incomplète », comme le fait B. Conein [2009, p. 254-256], à la suite de A. Margalit. Cf. aussi A. Margalit [1999, p. 90-110, 118-120] qui soutient, à juste titre, qu’il est impossible de ne pas voir les hommes comme des hommes, même lorsqu’on les perçoit comme des « sous-hommes » : « L’humiliation présuppose habituellement l’humanité de celui qui est humilié » (p. 108). Honneth semblait percevoir plus clairement le problème dans « A Society without humiliation ? » [1997, p. 308].
-
[18]
Voir [Bauman, 2002, p. 52-63] ; [Kelman, 1973] ; [Browning, 1992, p. 212- 213] ; [Chaumont, 1997, chap. VII] ; [Moczarski, 1979, p. 114, 188-189, 204, 230- 231, 236] ; [Welzer, 2008]. Cette thèse s’oppose nettement à celle soutenue par W. Sovsky dans son Traité de la violence [1998, p. 62], pour qui cette violence repose au contraire sur la forte proximité entre le bourreau et la victime.
-
[19]
Voir [Sartre, 1964b, p. 76-77, 84-86] ; [Browning, 1992, p. 64, 116, 146, 170-172, 200]. Pour le cas du génocide rwandais, cf. J. Hatzfeld [2000, p. 61,101- 102, 109-110] et [2003, p. 25-26, 42-43, 108-109, 146-150].
-
[20]
[Welzer, 2008, p. 41, 89, 195, 278] ; [Sironi, 2004, p. 235] ; [Kelman, 1973] ; [Baumann, 2002, p. 42-65]. Pour une thèse strictement opposée, voir [Sovsky, 1998, p. 162].
-
[21]
Cf. [Bourdieu, 1980, p. 92-93]. Sur les conflits de catégorisation, voir aussi [Sartre, 1952, p. 42, sqq].
-
[22]
Cette tendance à la classification homogénéisante est caractéristique des groupes sociaux à statut important et à prestige élevé, cf. F. Lorenzi-Cioldi [2009, chap. V] et D. Cohen [2010, p. 38, sq.]. Mais ces groupes ne possèdent pas le monopole d’une telle conduite.
-
[23]
[Bourdieu, 1979, p. 252-287] ; [Yzerbit, Schadron, 1996, p. 118, sq. ; 215, sqq].
-
[24]
Voir aussi [Chaumont, 1997, p. 259 sq.] ; [Hatzfeld, 2000, p. 99-100, 110 ; 2003, p. 25-28, 54-55, 58].
-
[25]
Voir Browning, qui insiste beaucoup sur cet aspect [1992, p. 99-101, 119, 229-230, 242-245], et Hatzfeld aussi [2003, p. 80-81, 106-107, 251-252, 257].