Archives Juives 2016/2 Vol. 49

Couverture de AJ_492

Article de revue

Introduction

Pages 4 à 14

Notes

  • [1]
    Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998.
  • [2]
    On citera principalement l’article d’Anne Grynberg, « Des signes de résurgence de l’antisémitisme dans la France de l’après-guerre (1945-1953) ? » in Les Cahiers de la Shoah, 2001/1, no 5, p. 172. Voir également, pour la période post-1954, Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive », de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988, rééd. Gallimard, coll. « Tel quel », 1995.
  • [3]
    Christian Delacampagne, « L’antisémitisme en France (1945-1993) », in Léon Poliakov (dir.), Histoire de l’antisémitisme. 1945-1993, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 125.
  • [4]
    Préface de René Rémond pour David Lazar, L’Opinion française et la naissance de l’État d’Israël, 1945-1949, Paris, Calmann-Lévy,1972, p. 10.
  • [5]
    François Azouvi, Le Mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2015 [Librairie Arthème Fayard, 2012].
  • [6]
    Anne Grynberg, op. cit., p. 172.
  • [7]
    Ibid., p. 211.
  • [8]
    Pierre Pierrard, Juifs et catholiques français. D’Édouard Drumont à Jacob Kaplan (1886-1994), Paris, Les Éditions du Cerf, 1997.
  • [9]
    Le Figaro, 4 mai 1948, « Le destin juif » par François Mauriac.
  • [10]
    Au devant de la Vie, novembre 1945. Le Figaro, 30 octobre 1945.
  • [11]
    Le Droit de Vivre, mars 1950.
  • [12]
    Ibid., avril 1950. Le journaliste et militant socialiste Georges Gombault (1881-1970), de son vrai nom Joseph Weiskopf, a gagné Londres avec son fils Charles en juin 1940. Les deux hommes participent à la création du journal France, quotidien destiné aux Français libres mais entretenant des relations difficiles avec de Gaulle et son entourage.
  • [13]
    La Vie ouvrière, 14 au 20 janvier 1948.
  • [14]
    L’Aisne libre, 10 janvier 1948.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Le Populaire, 16 janvier 1948.
  • [17]
    Le Droit de Vivre, janvier 1948.
  • [18]
    Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette Livre, 1994, p. 647.
  • [19]
    Voir à ce propos l’enquête d’Isabelle Backouche et de Sarah Gensburger, « Très chers voisins. Antisémitisme et politique du logement, Paris 1942-1944 », Revue d’Histoire moderne & contemporaine, 62-2/3, avril-septembre 2015, pp. 172-200.
  • [20]
    Ibid., p. 178.
  • [21]
    Le Monde, 14 février 1955.
  • [22]
    Spectateur, mardi 18 novembre 1947.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    La Croix, 25 mars 1950.
  • [25]
    Le Droit de Vivre, juillet 1950. Le réalisateur Jean-Pierre Melville (1917-1973) est né Jean-Pierre Grumbach. Son pseudonyme est un hommage à l’écrivain américain Herman Melville.
  • [26]
    Tour d’Horizon, 18 octobre 1948.
  • [27]
    Le Droit de Vivre, mai 1948, « Les paris stupides », p. 3.
  • [28]
    L’Unité, 25 avril 1948.
  • [29]
    MRAP, Chronique du flagrant racisme, Paris, La Découverte, 1984.

Citer cet article


  • Debono, E.
(2016). Introduction. Archives Juives, . 49(2), 4-14. https://doi.org/10.3917/aj.492.0004.

  • Debono, Emmanuel.
« Introduction ». Archives Juives, 2016/2 Vol. 49, 2016. p.4-14. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-archives-juives1-2016-2-page-4?lang=fr.

  • DEBONO, Emmanuel,
2016. Introduction. Archives Juives, 2016/2 Vol. 49, p.4-14. DOI : 10.3917/aj.492.0004. URL : https://shs.cairn.info/revue-archives-juives1-2016-2-page-4?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/aj.492.0004


Notes

  • [1]
    Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite. Un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1998.
  • [2]
    On citera principalement l’article d’Anne Grynberg, « Des signes de résurgence de l’antisémitisme dans la France de l’après-guerre (1945-1953) ? » in Les Cahiers de la Shoah, 2001/1, no 5, p. 172. Voir également, pour la période post-1954, Pierre Birnbaum, Un mythe politique : la « République juive », de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988, rééd. Gallimard, coll. « Tel quel », 1995.
  • [3]
    Christian Delacampagne, « L’antisémitisme en France (1945-1993) », in Léon Poliakov (dir.), Histoire de l’antisémitisme. 1945-1993, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 125.
  • [4]
    Préface de René Rémond pour David Lazar, L’Opinion française et la naissance de l’État d’Israël, 1945-1949, Paris, Calmann-Lévy,1972, p. 10.
  • [5]
    François Azouvi, Le Mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2015 [Librairie Arthème Fayard, 2012].
  • [6]
    Anne Grynberg, op. cit., p. 172.
  • [7]
    Ibid., p. 211.
  • [8]
    Pierre Pierrard, Juifs et catholiques français. D’Édouard Drumont à Jacob Kaplan (1886-1994), Paris, Les Éditions du Cerf, 1997.
  • [9]
    Le Figaro, 4 mai 1948, « Le destin juif » par François Mauriac.
  • [10]
    Au devant de la Vie, novembre 1945. Le Figaro, 30 octobre 1945.
  • [11]
    Le Droit de Vivre, mars 1950.
  • [12]
    Ibid., avril 1950. Le journaliste et militant socialiste Georges Gombault (1881-1970), de son vrai nom Joseph Weiskopf, a gagné Londres avec son fils Charles en juin 1940. Les deux hommes participent à la création du journal France, quotidien destiné aux Français libres mais entretenant des relations difficiles avec de Gaulle et son entourage.
  • [13]
    La Vie ouvrière, 14 au 20 janvier 1948.
  • [14]
    L’Aisne libre, 10 janvier 1948.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    Le Populaire, 16 janvier 1948.
  • [17]
    Le Droit de Vivre, janvier 1948.
  • [18]
    Renée Poznanski, Être juif en France pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Hachette Livre, 1994, p. 647.
  • [19]
    Voir à ce propos l’enquête d’Isabelle Backouche et de Sarah Gensburger, « Très chers voisins. Antisémitisme et politique du logement, Paris 1942-1944 », Revue d’Histoire moderne & contemporaine, 62-2/3, avril-septembre 2015, pp. 172-200.
  • [20]
    Ibid., p. 178.
  • [21]
    Le Monde, 14 février 1955.
  • [22]
    Spectateur, mardi 18 novembre 1947.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    La Croix, 25 mars 1950.
  • [25]
    Le Droit de Vivre, juillet 1950. Le réalisateur Jean-Pierre Melville (1917-1973) est né Jean-Pierre Grumbach. Son pseudonyme est un hommage à l’écrivain américain Herman Melville.
  • [26]
    Tour d’Horizon, 18 octobre 1948.
  • [27]
    Le Droit de Vivre, mai 1948, « Les paris stupides », p. 3.
  • [28]
    L’Unité, 25 avril 1948.
  • [29]
    MRAP, Chronique du flagrant racisme, Paris, La Découverte, 1984.

1Les pics d’antisémitisme qu’a connus la France sont bien documentés par la recherche historique, qu’il s’agisse, pour la période contemporaine, du « moment antisémite [1] » de l’affaire Dreyfus ou des années 1930. La persécution d’État qui s’ensuit entre 1940 et 1944, et, plus généralement, le sort des populations juives dans l’Europe en guerre se présente comme un aboutissement paroxystique des discours et des actes de haine de la période précédente. En 1945, la découverte des camps de concentration et des centres de mise à mort nazis produit un choc qui a des effets de délégitimation de l’opinion antijuive. Mais les contours de cette délégitimation sont complexes puisqu’ils ne se traduisent ni par sa réduction au silence, ni par sa disqualification totale. Ce qui disparaît avec la libération de la France, c’est le vacarme des diatribes antijuives de la presse collaborationniste, l’affichage public de la haine raciale par une exposition telle que Le Juif et la France (Paris, 1941), la propagande cinématographique ou encore les émissions de Radio-Paris. Ce qui est devenu informulable, ce sont les appels à l’exclusion et à l’élimination des Juifs de la société, politique dont on mesure désormais l’étendue et les funestes effets. Ce qui est devenu invisible, c’est l’inscription dans le paysage français, dans sa politique, ses institutions et ses lois, de la persécution raciale à laquelle durent faire face, au quotidien, les Juifs de France, français et étrangers.

2À la haine intense du temps de l’Occupation succède le rétablissement de la légalité républicaine et la condamnation des horreurs commises sous l’autorité de l’occupant allemand, puisque l’ignominie des actes est alors imputée à l’Allemagne hitlérienne et aux traîtres français qui ont choisi de soutenir le nouvel ordre européen. La fin de la persécution signifie-t-elle pour autant la fin de l’antisémitisme ? Il semble que la recherche, à de rares exceptions près [2], ait trop hâtivement conclu à l’effacement temporaire du phénomène, comme si la condamnation de la barbarie hitlérienne ne pouvait qu’entraîner, dans son sillage, celle des préjugés, pris dans leur globalité. Comme si l’horreur révélée de la déportation et des statistiques macabres avait eu durablement raison de l’hostilité antijuive. « [Le tabou] qui pesa, à partir de 1945, sur la réalité du génocide eut au moins un mérite : il rendit du même coup impossible l’expression publique de sentiments antisémites », affirmait Christian Delacampagne dans le dernier volume de l’histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov [3]. Ainsi, l’idée, avancée par René Rémond [4], de l’extinction de tout vestige d’antisémitisme en raison de la pitié, de l’indignation et de la mauvaise conscience, n’aurait pas eu besoin d’être étayée par de plus amples recherches. Le « mythe du grand silence » autour de l’extermination des Juifs, remis en cause par François Azouvi [5], aurait coexisté en quelque sorte avec un autre mythe : celui du silence de l’antisémitisme.

3En 2001, Anne Grynberg posait pourtant très justement la question : « Une opinion publique gangrenée par la xénophobie et l’antisémitisme dès les années 30 (pour ne pas remonter plus loin dans le temps), restée ensuite largement atone face à la marginalisation et à l’exclusion sociale des Juifs, au moins jusqu’à l’été 1942, a-t-elle pu se débarrasser soudainement de ses a priori et de ses fantasmes et ne plus éprouver ni animosité ni méfiance vis-à-vis des Juifs [6] ? » L’historienne démontrait par la suite, de nombreux exemples à l’appui, les survivances de l’antisémitisme sous des formes atténuées ou radicales, traditionnelles ou renouvelées. Toutes manifestations, euphémisées mais aussi explicites, interdisant de conclure à la disparition du phénomène dans l’immédiat après-guerre, même si son étendue et la réalité de son emprise sociale restent à évaluer. Comme Anne Grynberg le soulignait dans sa conclusion, le phénomène se mesure également à l’aune des « contre-feux que certains s’employèrent à allumer pour s’opposer à sa reviviscence [7] ». L’étude de l’antisémitisme après 1945 ne peut en effet faire l’impasse sur les résistances et les défenses que la guerre a fait naître : s’il arrive que l’antisémitisme soit exprimé sans fard, les réactions qu’il suscite de la part de la société civile, des forces politiques, des élus, sont d’une autre nature et d’une autre ampleur que dans la France d’avant-guerre ; on ne saurait conclure au statu quo au prétexte d’une constance dans les obsessions xénophobes et antisémites.

4Les questions se posent en termes de permanences, de ruptures et de renouvellement du phénomène antisémite. La continuité entre l’avant et l’après-guerre est évidente au sujet des « a priori » et des « fantasmes » : le crime de génocide, qui offre de nouveaux angles d’attaque, n’a en aucun cas balayé les vieux stéréotypes. Le dialogue judéo-chrétien demeure difficile, comme en témoigne l’affaire Finaly (1945-1953), et l’antijudaïsme chrétien perdure [8]. Plus globalement, la catégorisation demeure d’un usage fréquent et souvent malveillant, intégrée dans les pensées et les attitudes. « Osons le reconnaître pour notre plus grande honte : l’antisémitisme est loin d’avoir disparu depuis que l’écroulement du nazisme a interrompu la proscription de la race infortunée », écrit François Mauriac en mai 1948 dans Le Figaro[9]. Il ne fait qu’exprimer là ce que des associations de résistants et des militants antiracistes constatent depuis la Libération. En novembre 1945, des membres de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA) écrivaient au rédacteur en chef du même Figaro pour s’étonner que la publication par le quotidien d’une liste d’escrocs ayant participé à un scandale financier ne fasse état de la « particularité confessionnelle » que de l’un d’entre eux [10].

5Dans un article à la Une du Droit de Vivre, journal de la LICA, Claude Bourdet, Compagnon de la Libération, militant socialiste et anticolonialiste, veut croire que l’écrivain Céline a pris conscience de ses erreurs face à la barbarie nazie. Il explique en tout cas ne pas avoir à son égard « les sentiments [qu’il] ressen[t] pour tels ou tels juifs embourgeoisés, colonialistes et réactionnaires et fourriers du prochain fascisme, ou, par exemple, pour M. André Maurois, écrivain israélite, conférencier apprécié des dames et propagandiste du maréchal Pétain aux USA [11]. » Cette saillie lui vaut une réponse de Georges Gombault, qui rappelle que la référence à la race ou à la religion, dans un contexte qui ne le justifie pas, revient précisément à faire de l’antisémitisme [12]. On pourrait aussi émettre l’hypothèse que le fait qu’un journal comme Le Droit de Vivre ait laissé publier cette opinion témoigne du degré d’intériorisation des réflexes de stigmatisation.

6Profondément ancrés dans l’inconscient collectif, les préjugés continuent à être exprimés sans que leurs auteurs aient toujours le sentiment d’alimenter un coupable processus d’exclusion et de haine. Le Juif est toujours le cosmopolite, l’exploiteur, celui qui aime l’argent et commerce sans scrupule. Il est celui dont les origines, complaisamment rappelées, expliquent la nocivité. Le directeur de La Vie ouvrière, Gaston Monmousseau, écrit au sujet de Léon Blum, début 1948 : « Blum, en yiddish, veut dire “fleur”. […] la nature n’engendre pas que des fleurs bonnes à respirer. Blum appartient à la plus malsaine espèce : elle est corrosive, elle a déjà fait mourir plus de braves gens que tous les tyrans en dix siècles. On comprend qu’Hitler nous l’ait conservée [13]. » À la même époque, Roger Biard, militant communiste de l’Aisne, qualifie le plan du ministre des Finances et des Affaires économiques, René Mayer, de « plan Rothschild », tant il semble lui paraître évident que l’ascendance juive prédispose à la ploutocratie et à la domination : « Mayer, Rothschild, qui sentent bien bon, ne trouvez-vous pas, leur antique ascendance picarde ou champenoise ! Il est vrai que Blum, Schuman, Moch, Mayer (Daniel) ne sentent bon ni la Beauce, ni le Berry [14] ». La conclusion du militant communiste emprunte de classiques accents épurateurs : « Car la France commence à en avoir assez de travailler pour Rothschild et ses pareils [15]. »

Extrait de la bande dessinée Tom’x, du dessinateur, scénariste et éditeur Robert Bagage dit Robba (1916-2002), no 23, 1948 : le « juge Lévy », qui vient de vendre sa voiture à des gangsters, n’échappe pas aux stéréotypes anti-juifs
© Bibliothèque nationale de France.

7Est-ce là nourrir l’une des gueules de l’hydre antisémite ? Quand certains dénoncent des préjugés, d’autres ne voient là que des vérités simples et font mine, avec plus ou moins de sincérité, de ne pas comprendre. Quand Henri Noguères, dans Le Populaire, accuse L’Humanité de basculer dans l’antisémitisme [16], André Carrel, ancien membre du Comité parisien de Libération, s’offusque : c’est le parti de Jacques Solomon, Georges Politzer et de Valentin Feldman, torturés par la Gestapo et ses complices français, que Noguères ose injurier [17] ! Il semble alors bien difficile de contrer une telle auto-exonération…

8Dans les premières années d’après-guerre, la question des spoliations est un terrain sur lequel se manifeste l’antisémitisme. La défense s’organise dès l’Occupation, avec la création, en septembre 1943, d’une Association française des propriétaires de biens aryanisés : on s’attend dès alors à ce que les Juifs se retrouvent dans le camp des vainqueurs et fassent valoir leurs droits [18]. Les arguments de ces associations de défense des acquéreurs de biens juifs, qui se multiplient à la Libération – elles sont une douzaine à l’automne 1944 – et organisent des manifestations publiques, apparaissent sans nul doute, aux yeux de ceux qui les formulent, comme légitimes [19]. Il y a celui qui consiste à dire que l’acquisition de ces biens a permis d’assainir des situations financières douteuses, cet autre qui affirme qu’aucun groupe de victimes ne doit être « privilégié » par rapport aux autres [20]. Le tout est assorti d’un éventail de préjugés sur la moralité douteuse des Juifs, leur attitude prétendument ambivalente sous l’Occupation.

9Une presse d’extrême droite reparaît très vite au lendemain de la guerre, nourrissant, souvent en demi-teintes, ce portrait du Juif parasite et inassimilable. Paroles françaises (fondé en 1946), Écrits de Paris (1947), Aspects de la France (1947), Réalisme (1948), Rivarol (1951), Contre-Révolution (1950), Le Nouveau Prométhée (1950), etc. dédouanent le régime de Vichy, en réhabilitent les acteurs ainsi que leurs choix politiques en matière de collaboration. Les pointes antisémites sont récurrentes dans des journaux qui ont en commun de dénoncer l’épuration, d’en appeler à l’amnistie et d’attaquer violemment la IVe République, peuplée selon eux de faux résistants. Rivarol tire à plus de 45 000 exemplaires et peut compter sur les plumes de figures du collaborationnisme, tels Lucien Rebatet, Alfred Fabre-Luce, Marcel Jouhandeau ou encore Pierre-Antoine Cousteau. C’est au domicile de son directeur René Malliavin, lui aussi ex-collaborationniste, que la police arrêta en 1955 un ancien membre de la Gestapo évadé de la maison d’arrêt d’Eysses [21].

10La francisation des noms, pour laquelle optent de nombreux Juifs qui ont pu survivre ou résister sous une fausse identité, est un autre sujet qui suscite commentaires, interrogations et hostilité, au-delà de la presse extrémiste. Le rédacteur en chef de l’hebdomadaire culturel Spectateur, André Roubaud, déclare en 1947 « ne pas comprendre les raisons qui poussent ces personnes à agir ainsi dans un pays où il ne fut jamais question de les exclure » [22]. Cette incompréhension, frappée d’une étonnante cécité, dont il a fait état dans les colonnes de son journal, lui vaut de recevoir des courriers pleins de remontrances. Il prétend y avoir lu, noir sur blanc, la haine de la France et il en conclut la nonintégration des Juifs dans la société française. Roubaud prétend toutefois avoir compris qu’ils « changeaient de patronymes par crainte de retourner dans les chambres à gaz, ce qui [lui] paraît à la fois puéril et d’une prudence excessive… » [23].

Manchette de Tour d’horizon, le 25 août 1948.
© Bibliothèque nationale de France.

11La référence aux fours crématoires devient fréquente pour blesser ou injurier. Lors d’une conférence de Robert Lecourt, ex-Garde des Sceaux, au Quartier latin, en mars 1950, Pierre Boutang, directeur d’Aspects de la France qui a pris la relève d’Action française, accable la Résistance et la République. Il est soutenu, dans la salle, par quelques dizaines de Camelots du roi qui injurient les « juifs échappés en trop grand nombre du four crématoire » [24]. Quelques mois plus tard, le cinéaste Jean-Pierre Melville poursuit en justice un individu qui s’est exclamé, dans une rue de la capitale : « Ce n’est pas 25% des Juifs que l’on aurait dû passer au four crématoire, mais cent pour cent », et un gardien de la paix qui a refusé de l’appréhender [25]. Deux ans auparavant, Maurice Bardèche a publié Nuremberg ou la Terre promise, qui nie la réalité de l’extermination des Juifs par les nazis, bientôt renforcé par la publication par Paul Rassinier du Mensonge d’Ulysse en 1950. Le négationnisme devient un nouveau moyen de propager l’antisémitisme.

12Quant à l’antisionisme, il permet d’actualiser l’argumentaire contre les Juifs en réaffirmant leur volonté de domination mais également en inversant les rôles du bourreau et de la victime. « Antisémite ? Non… Antisioniste ? Oui », titre le journal Tour d’Horizon de Gabriel Druge, qui affirme que « tous les hommes épris de justice et d’humanité savent que le sionisme a surtout pour but de se donner une base de départ, afin de repartir une fois établi en Palestine à la conquête du monde entier » [26]. Dans Paroles Françaises, un certain « Coriolan » compare les combattants juifs de Palestine aux assassins d’Oradour-sur-Glane [27]. Souvent, les termes « Juifs » et « sionistes » deviennent interchangeables comme dans l’éphémère journal L’Unité, qui dénonce le « sioniste Moch qui dirige la police et la France [28]. »

Bandeau de Une de Droit et Liberté, l’organe du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (MRAP), le 15 juin 1949.
© Archives du MRAP.

13Adolf Hitler a-t-il vraiment déshonoré l’antisémitisme à tout jamais, comme l’a prétendu Georges Bernanos dans Le chemin de la Croix-des Âmes paru en 1948 ? Le diagnostic n’est pas si simple à établir au regard des faits, car la distinction en vigueur dans l’avant-guerre entre l’antisémitisme hitlérien, discrédité par ses conséquences meurtrières, et un antisémitisme de bon aloi, « à la française », perdure dans bien des esprits au lendemain de la guerre. L’antisémitisme demeure exprimable dans sa banalité lorsqu’il maintient « les Juifs » dans une différence présumée ; il l’est aussi dans sa dimension idéologique, lorsqu’il est question de protéger les Français contre leur influence et leur invasion : ceux qui promeuvent cette attitude de défense tiennent en tout cas à se démarquer des conceptions racistes allemandes. Toutefois, comme dans l’avant-guerre, les frontières qui séparent ces différentes manières de faire de l’antisémitisme ne sont pas aussi nettes et le recyclage à droite et à l’extrême droite de personnalités qui ont soutenu la politique nazie contre les Juifs en témoigne. Si l’antisémitisme, dans ses manifestations outrancières, est ressenti plus largement comme une offense par la société française, la liberté d’expression demeure au cœur de l’exercice démocratique, à peine contrariée par un décret-loi Marchandeau rétabli à la Libération mais difficilement applicable et, de fait, peu appliqué [29].

14Les sept articles de ce dossier n’épuisent pas, loin s’en faut, l’ensemble des problématiques relatives à l’antisémitisme dans les années qui suivent la persécution d’État des années 1940-1944 et la Libération. À travers différents aspects comme les acteurs idéologiques, les manifestations du phénomène, l’apparition de nouvelles thématiques, les réactions de la société ainsi que celles des institutions, ils posent cependant les questions essentielles.

15François Azouvi se penche sur la question de la délégitimation de l’antisémitisme ; il l’analyse aux plans moral, philosophique et religieux. Si la persécution raciale et la Shoah n’ont pas mis un point final aux manifestations spontanées ou aux agissements organisés, il convient de s’interroger sur les conséquences de la persécution dans l’appréhension du phénomène par les intellectuels. Écrivains et philosophes contribuent à modifier la grille d’analyse et requalifient les termes du débat. Le préjugé antijuif, même sous sa forme la plus ordinaire, est désormais perçu dans sa dimension criminelle et destructrice : la société n’ignore pas le sort tragique des Juifs pendant la guerre alors que Jean-Paul Sartre invite à substituer à la traditionnelle question juive, sans objet, la véritable question, celle de l’antisémitisme.

16La récupération par les Juifs des biens dont ils ont été spoliés constitue un terrain d’affrontement qu’analyse Florent Le Bot. Si l’acquisition de ces biens, sous l’Occupation, renvoie à des motivations qui ne peuvent être exclusivement rapportées à l’antisémitisme, la confrontation entre anciens et nouveaux propriétaires donne lieu à des incidents de cet ordre. Les administrateurs provisoires et les acquéreurs de ces biens trouvent dans « l’antisémitisme d’argent », comme le nomme l’auteur, un support argumentaire nourri de mépris et de suspicion à l’égard des persécutés. L’auteur montre très nettement le refus par certains d’intégrer dans leur raisonnement la nature des expériences vécues par les Juifs pendant la guerre. Ils présentent ces derniers comme de malhonnêtes importuns tout en s’érigeant eux-mêmes en victimes.

17Victime des Juifs, Alfred Gendrot dit Jean Drault affirme l’être au moment de son procès, en novembre 1946. Le vieux journaliste âgé de 80 ans, dont Grégoire Kauffmann retrace le parcours jusqu’à sa condamnation par la XIe chambre de la cour de justice de Paris, appartient à cette catégorie d’antisémites acharnés dont l’engagement dans la collaboration a été total. Proche d’Édouard Drumont, l’homme a dédié sa vie à la dénonciation des Juifs. L’Occupation lui donne les moyens d’amplifier sa haine en justifiant la persécution. Le 4 novembre 1936, l’ex-directeur d’Au Pilori doit répondre de ses « crimes de plume » dans un procès couvert par une presse sans concession. À travers cet épisode judiciaire, Grégoire Kauffmann offre un éclairage précieux sur la manière dont l’opinion perçoit au sortir de la guerre la tradition la plus radicale de l’antisémitisme français, qui s’est montré hautement soluble dans la politique nazie.

18L’inversion des rôles de bourreaux et de victimes est un mécanisme traditionnel de l’antisémitisme que d’aucuns n’hésitent pas à porter à un degré inédit peu après le retour des déportés. Valérie Igounet montre qu’il n’a fallu que trois ans pour que soient publiquement contredits les témoignages relatifs à l’extermination des Juifs d’Europe. L’année de la création d’Israël, Maurice Bardèche publie un ouvrage dans lequel il dédouane l’Allemagne de ses responsabilités dans la guerre, en faisant du génocide une fable juive et de ses victimes les vrais responsables du conflit. Les bases du négationnisme sont posées. L’année suivante, Paul Rassinier formule des doutes sur les chambres à gaz, leur finalité, leur importance. Ces publications sont confidentielles mais elles fixent durablement ce que Valérie Igounet appelle « l’un des fondamentaux du patrimoine discursif de l’extrême droite. »

19C’est de l’un des admirateurs de Paul Rassinier que Pierre-André Taguieff dresse ensuite le portrait. Sous le coup d’une condamnation pour ses activités collaborationnistes, réfugié au Danemark, l’écrivain Louis-Ferdinand Céline travaille à l’édification de sa propre légende : il se présente comme le persécuté, la victime exemplaire, lui qui se lance alors dans une entreprise de « raccommodage » avec les Juifs, déformant à loisir son passé mais ne pouvant empêcher la haine de suinter de ses propos. Selon P.-A. Taguieff, les années 1944-1951 sont une période de « latence tactico-stratégique » pour l’écrivain dont la correspondance trahit les obsessions racistes et l’antisémitisme démonologique. Par prudence au regard de son exil, son intérêt pour le négationnisme naissant ne va pas jusqu’au militantisme, mais il est indéniable. Asseoir autant que possible son image d’écrivain génial et maudit à la fois demeure sa ligne de conduite, semée de mensonges et de mystifications.

20Un ciné-club décide, à l’automne 1950, de projeter Le Juif Süss dans une salle parisienne. Cette initiative aux allures de provocation constitue surtout un ballon d’essai que l’auteur de ces lignes analyse sous différents angles. Au-delà des motivations d’Éric Rohmer et de ses complices du Ciné-club du Quartier Latin, l’affaire permet d’observer les réactions de la société civile et des institutions face à ce que d’aucuns perçoivent comme le « retour du fascisme ». L’émoi provoqué par ce projet, les réactions outrées qu’il déclenche en haut lieu, témoignent de la délégitimation effective de l’antisémitisme. Il n’en atteste pas moins de la réalité du phénomène à travers les interprétations convergentes que font valoir les milieux de la Résistance et de l’antiracisme. L’affaire du Juif Süss est la première montée de fièvre de l’après-guerre suscitée par l’usage polémique d’un « passé » traumatique.

21Pour clore ce dossier, Olivier Dard pose la question de la recomposition et de la longévité de l’antisémitisme en suivant les pas, dans l’après-guerre, d’un activiste de premier plan, Henry Coston. Condamné en mars 1947 pour ses activités collaborationnistes, celui-ci, qui s’est jeté à corps perdu dans ce type de propagande à la fin des années 1920, devient une figure incontournable de l’histoire des droites radicales françaises, jusqu’à sa mort en 2001. Pour ce faire, après sa grâce médicale de 1951, il bâtit un dispositif éditorial prolixe, qu’il adapte néanmoins aux contraintes de l’après-guerre : l’ultra, qui avait été reçu dès 1934 par le directeur du Stürmer, Julius Streicher, met en place des stratégies pour poursuivre sa dénonciation obsessionnelle des forces occultes dont la puissance juive est à ses yeux la plus criante expression.

22Retour ? Renaissance ? Résurgence ? Le phénomène antisémite n’a en fait pas disparu avec l’effondrement du Reich et le rétablissement de la République. Non réductible à sa forme hitlérienne, il survit à la victoire alliée et au choc produit par la découverte de l’étendue de la « barbarie nazie ». Dans un contexte d’épuration, où la parole s’ajuste et où chemine l’idée de son illégitimité, l’antisémitisme confirme sa dimension passionnelle et polymorphique, par ses survivances et ses formes renouvelées.


Date de mise en ligne : 30/12/2016

https://doi.org/10.3917/aj.492.0004

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