Notes
-
[1]
Löwy Michael, La Guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Paris, Éditions du Félin, 1998, p. 54.
-
[2]
Houtart François, « La théologie de la libération en Amérique latine », Contretemps, n° 12, 2005, p. 64.
-
[3]
Gutiérrez Gustavo, Teología de la liberación : Perspectivas, CEP, Lima, 1971.
-
[4]
Gómez de Sousa Luis Alberto, A JUC : Os estudantes católicos e a política, Petrópolis, Vozes, 1984, p. 9.
-
[5]
Concept proposé par le sociologue péruvien A. Quijano pour se référer à la structure de domination et d’exploitation imposée depuis la conquête de l’Amérique du xvie siècle à nos jours. Voir à ce sujet Quijano Aníbal, « La colonialidad del poder y la experiencia cultural latinoamericana », in Briceño R. et Sonntag H. (dir.), Pueblo, época y desarrollo. La sociología de América Latina, Caracas, Nueva sociedad, 1998, pp. 139-155.
-
[6]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., p. 49.
-
[7]
Jameson Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2011.
-
[8]
Miguez Néstor, Rieger Joerg et Sung Jung Mo, Para além do espirito do Império : novas perspectivas em politica e religião, São Paulo, Paulinas, 2012, p. 65.
-
[9]
Girard René, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 217.
-
[10]
Assmann Hugo et Hinkelammert Franz, A idolatria do mercado. Ensaio sobre Economia e Teologia, São Paulo, Vozes, 1989, p. 176.
-
[11]
Hinkelammert Franz, Crítica de la razón utópica, Bilbao, Desclée de Brouwer, 2002.
-
[12]
Pour une analyse plus développée de cette section, voir Martínez Andrade Luis, Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération, Paris, Van Dieren, 2016.
-
[13]
Moulian Tomás, Chile Actual : anatomía de un mito, Chile, ARCIS-LOM, 1997, p. 204.
-
[14]
Lyotard Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
-
[15]
Bensaïd Daniel, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Clamecy, Lignes, 2011.
-
[16]
Voir à ce sujet, dans ce numéro, la contribution de Michael Löwy, « Pontifex Maximus versus Kapitalismus ».
-
[17]
Nous empruntons la notion de « mémoire dangereuse » (memoria peligrosa) au prêtre mexicain E. Marroquín pour faire référence au versant prophétique-révolutionnaire de la culture judéo-chrétienne : Marroquín Enrique, « Diálogo entre cristianos y marxistas », in V. V. A. A., Marxistas y Cristianos, Puebla, BUAP, 1985, pp. 86-99.
-
[18]
Andreo Igor Luis, Teologia da libertação e cultura política maia chiapaneca : O Congresso Indígena de 1974 e as raíces do Exército Zapatista de Libertação Nacional, São Paulo, Alameda, 2013.
-
[19]
Althaus-Reid Marcella, La Teología indecente, Barcelona, Bellaterra, 2005.
-
[20]
Boff Leonardo, La Terre en devenir. Une nouvelle théologie de la libération, Paris, Albin Michel, 1994.
-
[21]
Martínez Andrade Luis, Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés dans l’Amérique latine, Paris, Van Dieren, 2015.
-
[22]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., pp. 80-98.
-
[23]
Dussel Enrique, Historia de la Iglesia en América Latina. Medio milenio de coloniaje y liberación (1492-1992), Mundo-Negro/Esquila Misional, Madrid, 1992, p. 413.
-
[24]
Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit. p. 144.
-
[25]
Dussel Enrique, « Teología de liberación y Marxismo », in Ellacuría I. et Sobrino J. (dir.), Mysterium Liberationis. Conceptos fundamentales de la teología de la liberación, Madrid, Trotta, 1990.
-
[26]
Goldmann Lucien, Sciences humaines et Philosophie. Pour un structuralisme génétique, Paris, Gonthier, 1966, p. 97.
-
[27]
Dussel Enrique, « Teología de liberación », art. cit., p. 143.
-
[28]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., p. 104.
-
[29]
Ibidem, pp. 106-108.
-
[30]
Sung Jung Mo, Teologia e Economia. Repensando a teologia da libertação e utopias, São Paulo, Fonte Editorial, 2008, p. 34.
-
[31]
Cf. Roma Locuta. Documentos sobre o livro « Igreja : carisma e poder » de Frei Leonardo Boff, Rio de Janeiro, Vozes, 1985, p. 149.
-
[32]
« [Karl Marx] élabora également une réflexion philosophique ; il a toujours souhaité connaître le comment de la construction des sociétés humaines. Il en proposa une représentation très importante pour l’histoire de la pensée ; tous les scientifiques sérieux (et aussi les théologiens) sont placés face à ce défi : dialoguer avec Marx. L’analyse n’est pas encore parvenue à digérer complètement son œuvre, car il fut le seul à percevoir certains des aspects fondamentaux de la construction sociale, d’une manière évolutive et dialectique » (Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., p. 170).
-
[33]
Boff Leonardo, E a igreja se fez povo. Eclesiogênese : A Igreja que nasce da fé do povo, Rio de Janeiro, Vozes, 1986, p. 181.
-
[34]
Boff Leonardo, A voz do Arco-Íris, Brasília, Letraviva Editorial, 2000, p. 26 et 183.
-
[35]
Dans la version française, ce terme a été traduit par « l’ensemble des opprimés du système actuel » (Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., p. 173). Pourtant, cette traduction détourne le sens gramscien du terme « bloc historique et social des opprimés » (bloco histórico e social dos oprimidos) qui apparaît dans la version originale du texte (Boff Leonardo, Ecologia, Mundialição, Espiritualidade, Rio de Janeiro, Record, 2008, p. 151).
-
[36]
Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., pp. 173-174 et 177.
-
[37]
Dussel Enrique, Pablo de Tarso en la filosofía política actual y otros ensayos, México, San Pablo, 2012 ; Filosofías del Sur : descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015.
-
[38]
Dussel Enrique, La Producción teórica de Marx. Un comentario a los Grundrisse, México, Siglo XXI, 1985 ; Hacia un Marx desconocido. Un comentario de los Manuscritos del 61-63, México, Siglo XXI, 1988 ; El último Marx (1863-1882) y la liberación latinoamericana : un comentario a la tercera y cuarta edición de « El Capital », México, Siglo XXI, 1990.
-
[39]
Dussel Enrique, Las Metáforas teológicas de Marx, México, Siglo XXI, 2017.
-
[40]
Ibidem, p. 194.
-
[41]
Hinkelammert Franz, The ideological weapons of death : A theological critique of capitalism, New York, Orbis, 1986 ; Sacrificios humanos y sociedad occidental, San José, DEI, 1991 ; El grito del sujeto, San José, DEI, 1998.
-
[42]
Hinkelammert Franz, Hacia una crítica de la razón mítica. El laberinto de la modernidad, Bogotá, Desde abajo, 2009.
-
[43]
Marx Karl, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, trad. Jacques Ponnier, Bordeaux, Ducros, 1970, pp. 208-209.
-
[44]
Marx Karl, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel (1844), Paris, Allia, 1998.
-
[45]
Hinkelammert Franz, El sujeto y la ley. El retorno del sujeto reprimido, Costa Rica, Euna, 2014.
1Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de rappeler les principaux traits de la théologie de la libération en tant qu’expression spirituelle et religieuse de ce que Michael Löwy a qualifié de « christianisme de libération [1] ». Courant intellectuel et discours critique sur la foi, la théologie de la libération est également l’expression d’un large mouvement social et religieux anticapitaliste et anticolonial. Ainsi, la théologie de la libération est « un ensemble d’écrits » à tonalité subversive qui se caractérise notamment par le choix prioritaire de défendre les pauvres, la critique de l’idolâtrie du marché, de la notion du progrès et du péché structurel, et la dénonciation prophétique des injustices. De sorte que, comme le soulignait le sociologue François Houtart, cette théologie « n’est pas seulement une éthique sociale, mais bien une théologie au sens plein du mot, c’est-à-dire également une christologie, une ecclésiologie, une théologie pastorale [2] ».
2Pour comprendre l’apparition de la théologie de la libération dans la seconde moitié du xxe siècle en Amérique latine, il faut non seulement considérer l’importance de Vatican II (1962-1965) mais aussi prêter attention aux changements socio-culturels qui eurent lieu durant la décennie 1950 au Brésil. Ces changements sont le fruit de l’activisme de militants chrétiens brésiliens de plusieurs organisations telles que la Jeunesse étudiante catholique (JEC), la Jeunesse universitaire catholique (JUC) et la Jeunesse ouvrière catholique (JOC). Ces militants ont suivi un processus de radicalisation non seulement religieux mais aussi politique : leur conception de la foi, auparavant traditionaliste et individualiste, deviendra dans la décennie 1960 résolument anticapitaliste. Ce n’est pas un hasard si le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez a dû interrompre la rédaction de son ouvrage intitulé Teología de la liberación [3] pour se rendre au Brésil en 1969 afin de discuter et d’interviewer des militants de la JUC [4]. Il est donc clair que l’émergence de la théologie de la libération fut le résultat d’un processus de politisation qui a fait face, et continue encore aujourd’hui de faire face, à la modernité capitaliste et à la « colonialité du pouvoir [5] ». À cet égard, Michael Löwy soutient :
Le christianisme de la libération d’Amérique latine, en réalité, n’est pas simplement un prolongement de l’anticapitalisme traditionnel de l’Église, ni de sa variante française, catholique et de gauche. Il est essentiellement la création d’une nouvelle culture religieuse, exprimant les conditions propres à l’Amérique latine : capitalisme dépendant, pauvreté massive, violence institutionnalisée, religiosité populaire [6].
L’esprit de l’empire
4Il est évident que le contexte latino-américain a profondément changé depuis les années 1960 et 1970. Pour comprendre les nouveaux défis – et le changement discursif – de la théologie de la libération, il nous faut donc conserver à l’esprit les transformations politiques, culturelles et sociales de l’Amérique latine. D’après les théologiens Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung, nous assistons à l’ère de l’Empire global qui s’exprime tant dans les mécanismes politiques et économiques que dans les conditions de subjectivité et d’auto-conception culturelle. À leurs yeux, il existe une spiritualité de la consommation géopolitiquement déterminée par les puissances nord-occidentales qui contribue au fétichisme de la marchandise. On peut dire que l’esprit de l’Empire se déploie dans la subjectivité sur trois versants.
5Le premier est le sujet automate et la religion du marché. Il s’agit de la désillusion postmoderne où l’ego tend à disparaître. En s’appuyant sur l’exégèse faite par Fredric Jameson à propos de la logique culturelle du capitalisme, selon laquelle la disparition du sujet individuel est à l’ordre du jour [7], ces théologiens attirent l’attention sur l’influence du processus de colonisation sur la subjectivité et le désir. La référence à la théorie du fétichisme de Marx s’avère alors incontournable, car elle rend bel et bien compte de la dynamique du capitalisme où le fétiche (marchandise) devient l’objet du désir. En conséquence, « la religion du libre-marché qui identifie le divin avec le succès et avec la maximalisation de la valeur renforce ces types de liens et de subjectivité, où même Dieu devient part intégrante du marché [8] ».
6Le deuxième élément est relatif au désir mimétique et à la religion sacrificielle. En effet, la subjectivité est devenue une fonction du marché. En ce sens, Néstor Míguez, Joerg Rieger et Jung Mo Sung s’attardent sur la notion de désir mimétique proposée et développée par René Girard afin de montrer que le désir n’est pas naturel mais bien construit, manipulé et nuancé par la logique fétichisée du marché. Selon Girard, « le désir est essentiellement mimétique, il se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle [9] ». D’où l’idée, déjà avancée à la fin de la décennie 1980 par Hugo Assmann et par Franz Hinkelammert [10], du capitalisme comme religion du plaisir où le protagoniste de la société hédoniste est bien évidemment le sujet narcissique. C’est précisément lorsque les inégalités sociales se sont gravement accrues que s’est affirmée l’idée postmoderne de l’anything goes. Quoi qu’il en soit, ce désir mimétique n’est plus réprimé par le sacrifice de boucs émissaires (pauper ante festum) ; bien au contraire, la logique sacrificielle à l’âge de l’Empire immole non seulement des peuples ou cultures mais aussi la nature.
7Troisième et dernier élément, la stratégie du choc et la religion de l’omnipotence. Il ne fait aucun doute que dans les années 1970, le néolibéralisme fut imposé, à coups de revolvers, en Amérique latine. À ce sujet, des théologiens, en s’appuyant sur les recherches de Naomi Klein, affirment que les méthodes des chocs (psychologiques, sociaux, économiques ou écologiques) vont de pair avec des justifications idéologiques. En ce sens les recettes économiques du projet néolibéral proposées par l’École de Chicago, telles que la disparition progressive du secteur public au profit du privé, la promotion de l’économie de marché, et la diminution du budget social, furent fortement soutenues à travers un discours quasi-religieux. Comme l’avait déjà observé Franz Hinkelammert, le cadre catégoriel de la pensée néolibérale est utopique (au sens précis d’une utopie abstraite), ce qui donc entraîne ce postulat : l’équilibre parfait, la main invisible, la concurrence parfaite ne sont que des concepts transcendantaux. Selon Hinkelammert, toutes les sociétés produisent des illusions transcendantales, lesquelles jouent le rôle de boussoles ou même de paradis perdus. Certes, les concepts transcendantaux sont incontournables pour mieux comprendre la réalité et l’action mais, en même temps, ils sont impossibles à concrétiser dans l’histoire ; autrement dit, ces concepts transcendantaux sont théoriquement indispensables mais ils ne sont pas factuels [11]. Lorsque l’illusion transcendantale s’établit comme « Vérité sacrée », défendue et prônée à travers des entéléchies irréfutables, et devient le fétiche par excellence, la logique sacrificielle se déclenche.
8Face à la montée du néolibéralisme, ces théologiens essaient de dévoiler les structures tant économico politiques que culturelles et religieuses de l’Empire. On sera libre de ne pas partager leur avis, mais leur exégèse à propos du nouvel esprit de l’Empire s’avère d’une richesse inouïe car elle rend compte de la façon dont les illusions transcendantales participent au discours de la mondialisation.
Nouveaux sujets collectifs, nouvelles perspectives
9Pour mieux comprendre les nouvelles perspectives ainsi que les défis de la théologie de la libération, rappelons brièvement certaines manifestations socioculturelles qui ont eu un fort impact sur l’imaginaire sociopolitique contemporain [12]. Durant la décennie 1970 se sont produits deux phénomènes importants. D’une part, le capitalisme s’est métamorphosé sous sa forme néolibérale : accélération de la privatisation de l’économie, structuration d’un secteur financier plus moderne, ouverture externe par le biais de la baisse du droit de douane, arrivée des investissements étrangers, politique de diversification des exportations, et enfin, politique industrielle « négative », c’est-à-dire baisse des niveaux de concurrence face aux produits manufacturés venus de l’étranger [13]. D’autre part, s’est répandue l’idée selon laquelle les métarécits (y compris celui de l’émancipation) avaient perdu leur légitimité [14]. Le discours néolibéral et le discours postmoderne ont exalté l’émergence d’un individu hédoniste sans liaison avec des horizons politiques émancipateurs : « la société liquide » a sonné à la porte. Ce n’est pas un hasard si Daniel Bensaïd a mis en lumière la contre-offensive libérale exprimée par le rapport entre le changement du contexte politique et les énoncés théoriques postmodernes des années 1970 et 1980 [15]. Tandis que certains « soi-disant marxistes » prenaient la bannière de la social-démocratie et hurlaient à la fin de l’histoire, d’autres penseurs, plus solides intellectuellement parlant, ont pris au sérieux l’étude non seulement de l’œuvre de Karl Marx mais aussi de la Théorie Critique.
10Que se passait-il alors du côté de l’Église ? Durement réprimée, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution ecclésiale, la théologie de la libération a dû faire face non seulement aux pontificats de Jean Paul II et de Benoît XVI mais aussi à la répression des dictatures militaires. En ce qui concerne l’attitude du Vatican vis-à-vis des théologiens de la libération, il faut rappeler le rôle joué par l’évêque auxiliaire de Bogota, Mgr Alfonso López Trujillo (1935-2008), qui tenta d’écarter les théologiens les plus engagés de la réunion épiscopale de Puebla de 1979, et la publication de la fameuse Instruction Libertatis Nuntions : sur quelques aspects de la « Théologie de la Libération » signée en 1984 par le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, un certain Joseph Cardinal Ratzinger. Relevons aussi le démantèlement, dans beaucoup de diocèses, du travail des communautés religieuses et la mise en cause de la théologie de la libération par les nouveaux évêques – de tendance conservatrice – qui ont favorisé une vague de mouvements laïcs tels que l’Opus Dei, les Chevaliers du Christ, le mouvement Communion et Libération et le Renouveau charismatique. Enfin et surtout des théologiens tels que Leonardo Boff, Giulio Girardi, Jon Sobrino et Mgr Pedro Casaldáliga, furent écartés ou marginalisés. La nomination en 2013 du pape François a suscité un énorme enthousiasme de la part non seulement des théologiens de la libération comme G. Gutiérrez, L. Boff et E. Cardenal, mais aussi des intellectuels et militants de gauche. Saluée tant par des icônes de l’altermondialisme (comme Naomi Klein) que par des théologiens de la libération (Frei Betto, Leonardo Boff, Juan José Tamayo, parmi d’autres), l’encyclique Laudato Si’ (« Loué sois-tu », encyclique du pape François sur la protection de la nature, publiée le 18 juin 2015) est devenue, pour certains secteurs de la société, une référence incontournable pour la défense de la nature [16]. On peut donc se poser la question : sommes-nous en train d’assister à un printemps de l’Église ?
11Revenons un peu en arrière. 1992 fut une date cruciale non seulement pour le « calendrier du pouvoir » mais aussi pour la « mémoire dangereuse [17] » des vaincus de l’histoire. Tandis que les élites (politiques aussi bien qu’ecclésiales) ont essayé de faire feu de tout bois pour célébrer le cinquième centenaire de la « découverte » du Nouveau Monde, les organisations afro-amérindiennes, les mouvements sociaux, les communautés ecclésiales de base et l’Église populaire se sont plutôt mobilisés pour commémorer les 500 ans de résistance afro-indigène et populaire. Il n’est pas étonnant que leurs positions aient manifesté un rejet total de cette célébration. Vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, dans le cadre de la campagne continentale des 500 ans de la résistance indigène-noire et populaire, le Mouvement des Sans-Terre (MST) a organisé une rencontre au Guatemala qui a abouti à la création de la Coordination Latino-Américaine des Organisations paysannes, l’un des piliers de ce qui deviendra peu après la Via Campesina. Il va sans dire que le rôle de cette campagne continentale fut décisif dans la reconfiguration des mouvements d’émancipation en Amérique latine. Certes, la résistance indigène traverse toute l’histoire de l’Amérique latine, mais la célébration de la « découverte » a mis à nu le rôle de la « violence structurelle » exprimée dans le racisme quotidien vécu par les communautés indigènes et paysannes. Par ailleurs, nous pouvons également évoquer dans la décennie 1990 les cas de l’insurrection indigène dirigée par la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur, la constitution de la Confédération des peuples indigènes de Bolivie née au cours du processus d’organisation de la marche « Pour le Territoire et la Dignité », ou encore celui du mouvement zapatiste au Sud-Est du Mexique, qui, tous, témoignent du séisme indigène.
12À coup sûr, l’échec de la révolution nicaraguayenne a eu un véritable impact sur certains secteurs de la société latino-américaine qui étaient en train de construire une alternative au capitalisme. Plus significative que la chute du mur de Berlin, la victoire en 1990 de « l’Union nationale d’opposition » présidée par Violeta Barrios de Chamorro a marqué les esprits de toute une génération qui voyait dans le socialisme un chemin pour bâtir le « Royaume de Dieu » sur terre. Nous n’aborderons pas les contradictions ou les impasses de cette révolution faite par des marxistes aussi bien que par des chrétiens. Nous voulons tout simplement noter que cette défaite a déboussolé un grand nombre de militants. Quoi qu’il en soit, la tradition de la « critique des armes » n’a pas capitulé face au discours de « la transition démocratique » et, le 1er janvier 1994, un groupe d’indigènes, tous cagoulés, a déclaré la guerre à l’État mexicain. Derrière la formation de l’Armée Zapatiste de Libération Nationale (EZLN) se trouvait tout un travail d’organisation et de conscientisation politique accompli par un représentant de la théologie de la libération au Mexique : Mgr Samuel Ruiz García [18].
13L’une des critiques adressées à la théologie de la libération consistait à lui reprocher d’être un courant intellectuel dans lequel la dimension économique occultait les autres formes de domination [19] (le racisme, le sexisme, l’anthropocentrisme). Influencés par le marxisme, les théologiens de la libération se concentraient sur la dénonciation du caractère idolâtre du marché et du « péché structurel » intrinsèque à la relation centre-périphérie du système-monde capitaliste. Il est vrai que les concepts aussi bien que les catégories marxistes ont permis aux théologiens de la libération (G. Gutiérrez, E. Dussel, L. Boff, F. Hinkelammert, H. Assmann) de dévoiler, saisir et expliquer la dynamique mortifère du capitalisme. Or, au fur et à mesure que des nouveaux sujets collectifs (paysans, indigènes, femmes, militants écologistes, afro-indigènes, collectifs LGTB, etc.) ont commencé à poser de nouvelles questions liées aux autres formes de domination, les théologiennes comme les théologiens de la libération ont développé, chacun à leur manière, de nouvelles perspectives. Ainsi, durant les années 1990, certains théologiens (E. Dussel, F. Hinkelammert, L. Boff) ont élaboré la catégorie de « victime » – au sens benjaminien du terme – afin de montrer les différentes formes de domination qui accablent la créature opprimée. L’un des cas les plus intéressants est celui de L. Boff qui, à partir d’une conception holistique de l’homme et de la nature, émet une critique radicale des conséquences néfastes que la logique de la formation sociale hégémonique – la modernité capitaliste – fait peser sur les populations les plus pauvres de la Planète et sur la Mère-Terre [20].
14Ainsi de nouvelles perspectives se sont développées au sein de la théologie de la libération telles que la théologie féministe (R. Reuther, E. Schüssler Fiorenza, M. C. Bingemer, E. Támez, S. Regina de Lima), la théologie indigène (C. Siller, E. López, S. Ruiz), l’éco-théologie de la libération (L. Boff, Frei Betto), la théologie queer de la libération (M. Althaus-Reid), la théologie de la Terre (M. Barros, I. Poletto), la théologie noire de la libération (L. Acosta, M. Mena López, A. Nascimento), l’écoféminisme (I. Gebara, M. J. Ress), la théologie décoloniale (E. Dussel), ou encore la théologie du pluralisme religieux (J. M. Virgil, J. J. Tamayo). Cette ouverture de la théologie de la libération aux analyses d’autres formes de domination nous permet de saisir les changements, expérimentés ces dernières décennies, tant au niveau socioculturel latino-américain qu’au niveau épistémique de la géopolitique de la connaissance.
15Il est évident que la théologie de la libération n’est pas un courant de pensée homogène : au sein de celui-ci, il existe des positions très variées sur des questions qui vont de la mariologie au marxisme en passant par la critique de l’anthropocentrisme [21]. Cependant, il existe certains traits propres de cette théologie : la valorisation positive des sciences sociales et leur intégration dans la théologie, la critique du capitalisme, le refus de la privatisation de la foi, la critique de l’individualisme et la critique acharnée de l’idéologie moderne-bourgeoise représentée par le culte du progrès et par la conception quantitative du développement [22]. Sur cette base, on peut soutenir que la théologie de la libération est un discours portant sur la foi qui, pour être moderne, ne s’oppose pas moins à la logique sacrificielle de la modernité/colonialité existante.
L’éclipse du marxisme ?
16Après la chute du mur de Berlin, l’effondrement du socialisme réel et la déclaration de la fin de l’histoire, plusieurs penseurs, comme le philosophe polonais Józef Tischner, déclarèrent que dans ce nouveau contexte la théologie de la libération mourrait aussi [23]. Cette déclaration – très prématurée – révélait un manque de connaissance flagrant à l’égard de cette théologie. Certes, la théologie de la libération a pris le prisme des analyses marxistes pour expliquer et saisir la réalité latino-américaine, mais elle n’était pas marxiste en elle-même. À ce sujet, lors d’une conférence donnée à l’Université de Turin en novembre 1990, le théologien brésilien Leonardo Boff déclara :
Il faut rappeler clairement que, depuis ses origines, elle [la Théologie de la libération] n’a jamais placé le socialisme au centre de ses préoccupations et de sa réflexion, mais qu’elle s’est toujours occupée des pauvres, dans leur ensemble et avec leurs conflits. Elle n’a considéré le socialisme que comme un moyen de faire progresser la cause des opprimés, comme alternative historique au capitalisme, qui cause tant de souffrance parmi nos peuples […]. Le socialisme est uniquement vu comme une référence historique que l’on ne peut ignorer. Les racines véritables de la théologie de la libération sont ailleurs [24].
18Enrique Dussel insiste sur le fait que la théologie de la libération est née d’une praxis chrétienne de la foi [25]. En ce sens, la théologie de la libération est la réflexion d’une pratique concrète de résistance, de lutte, de transformation sociale qui la précède. Or, la théologie latino-américaine, engagée auprès des opprimés, avait besoin d’outils analytiques pour mieux expliquer les causes aussi bien que les conséquences du capitalisme. C’est pour cette raison que les théologiennes comme les théologiens de la libération se sont appuyés sur le marxisme – comme théorie critique de la société – pour saisir la logique sacrificielle de la modernité capitaliste. Ainsi, les thématiques proprement théologiques (la création d’idoles, la structure du péché, l’exode, le dieu de la vie, etc.) ont été nuancées par des réflexions plus élaborées. D’où l’importance de l’usage des apports des sciences sociales, particulièrement, d’inspiration marxiste.
19Le choix – au sens goldmannien du terme [26] – des théologiens de la libération en faveur d’un certain marxisme [27] s’explique non seulement parce que le marxisme, en tant que théorie critique, était le plus adéquat pour mettre en lumière les antagonismes de classes et les contradictions sociales, mais aussi pour « la conjonction des événements » marquants de l’histoire : l’essor de la théologie politique européenne, la Révolution cubaine de 1959 et la naissance de la gauche catholique brésilienne [28]. C’est bien là que le choix en faveur de certaines valeurs du marxisme (société sans classes, émancipation des opprimés, préférence pour les valeurs d’usage) témoigne de l’existence d’une « affinité élective » entre le marxisme et la théologie de la libération.
20Pour autant, présenter une vue d’ensemble de la position de la théologie de la libération à l’égard du marxisme n’est pas une tâche facile [29]. D’abord parce que chaque théologien a eu une approche à géométrie variable, selon la thématique ou l’époque, du marxisme. Bien que certains théologiens (Pablo Richard ou Clodovis Boff) ne l’utilisent plus, d’autres (Enrique Dussel, Franz Hinkelammert ou Jung Mo Sung), continuent de l’assumer dans leurs perspectives théoriques. Ensuite le marxisme adopté par la théologie de la libération n’était pas celui des manuels soviétiques de « Diamat », ni celui des partis communistes. Les théologiens de la libération se sont plutôt intéressés au « néomarxisme » (de Antonio Gramsci à Ernest Mandel en passant par l’École de Francfort) et, surtout, au travail des marxistes latino-américains (de José Carlos Mariátegui à Sánchez Vázques en passant par la théorie de la dépendance). En ce qui concerne la théorie de la dépendance, le théologien Jung Mo Sung identifie deux groupes : ceux qui soutiennent que le développement n’est pas viable dans le système capitaliste et préconisent donc la nécessité de la révolution socialiste (Theotônio dos Santos, Ruy Mauro Marini et André Gunder Frank), et ceux qui ne soutiennent pas cette thèse (Celso Furtado, Fernando H. Cardoso, Aníbal Pinto, Osvaldo Sunkel et Enzo Falleto [30]). Finalement, la répression exercée par le Vatican ainsi que la crise des paradigmes qui culmine avec l’arrivée de la postmodernité, la défaite de la révolution nicaraguayenne, et le déclin des théories critiques, ont eu tendance à évacuer l’approche marxiste. Néanmoins nous devons souligner que quelques théologiens sont restés en dialogue avec le marxisme : Leonardo Boff, Enrique Dussel et Franz Hinkelammert. Quelle place occupent-ils dans la théologie de la libération ?
21Depuis plus de trois décennies, Leonardo Boff s’est plongé dans des questions relatives à l’écologie sociale. À partir d’une approche singulière, il a développé une éco-théologie de la libération qui combine la spiritualité avec la justice sociale. Avant d’aborder son rapport au marxisme, il faut se rappeler que, avant d’entrer dans son « silence de pénitence » imposé par le Vatican en 1985, ce théologien avait dit : « Je déclare que je ne suis pas marxiste. Comme chrétien et comme franciscain, je suis en faveur des libertés et du droit de religions ainsi que de la noble lutte pour la justice en vue d’une société nouvelle [31] ». Bien que Boff assure ne pas être marxiste, il attire l’attention sur l’actualité de la pensée du Karl Marx [32]. La contribution de ce dernier, non seulement sur le plan théorique mais aussi au niveau de la praxis, demeure pour lui fondamentale en ce nouveau siècle. La revalorisation des apports de Marx sur la compréhension des dynamiques sociales rend compte de la pertinence de sa critique. À notre avis, l’approche du marxisme par Boff est davantage gramscienne qu’althussérienne. En effet, le philosophe sarde est mobilisé par Boff non seulement pour étudier le rôle de l’intellectuel dans une société de classes [33] et pour forger une alliance entre le catholicisme et la gauche, mais aussi pour identifier une culture contre-hégémonique partant des classes populaires [34], autrement dit un « bloc historique et social des opprimés [35] » aspirant à construire une véritable démocratie sociale. La contribution d’Antonio Gramsci à la culture populaire et le rapport entre religion et politique ont nourri la perspective théologico-politique de Boff. Quoi qu’il en soit, le rapport de Boff au marxisme, aussi paradoxal puisse-t-il paraître, exprime le caractère novateur, original et critique de son projet théorique. Dans la même veine, mais avec des références scientifiques plus élaborées, Boff traite de la contribution de l’écologie au marxisme. Dans Ecologia, Mundialição, Espiritualidade, il explique qu’« en incorporant la nature comme un facteur non pas extrinsèque mais intrinsèque au processus productif et à la constitution des forces productives », la perspective marxiste s’est profondément enrichie. Sur cette base, Boff critique la vision productiviste entretenue par certains courants marxistes :
Ainsi, non seulement le travail entre dans la composition du capital mais aussi, et puissamment, la nature. La conscience écologique nous invite à prendre un certain recul par rapport à l’optimisme marxiste quant au « développement des forces productives ». La seconde loi de la thermodynamique nous enseigne que, pour maintenir les forces productives en état de fonctionnement, une certaine quantité d’énergie est nécessaire. Une partie de cette énergie se dissipe et ne peut plus être transformée en production ou en travail. De là, et dialectiquement parlant, il est impossible de séparer l’action des forces de destruction de l’action des forces de production. Ce qui nous conduit à privilégier les forces renouvelables sur celles qui ne le sont pas, et même à renoncer à certains niveaux d’accroissement […]. Le marxisme enrichi par l’analyse culturelle, écologique et féministe, continue d’être un instrument dans les mains des opprimés pour mettre au jour les mécanismes qui engendrent la pauvreté. Ce que le marxisme a observé – à propos de conditions de misère encore existantes – reste vrai. Nous ne sommes pas comme les sophistes, qui pour chaque auditoire a une vérité différente [36].
23Observons donc que Boff reconnaît les contributions qui, à partir de différents « lieux d’énonciation » de la grammaire hégémonique, ont élargi le marxisme aussi bien que la théorie sociale. Enfin, Boff continue à reconnaître l’actualité et la pertinence du marxisme pour saisir les contradictions sociales. Ainsi, lors d’une conférence prononcée le 4 décembre 2000 à São Paulo sur « Socialisme et cosmologie moderne », Boff a soutenu la thèse selon laquelle le socialisme utopique et le socialisme historique sont liés. Citant Karl Marx, Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, Boff appelle de ses vœux un nouveau contrat social global, où la nature et la Terre occupent une place centrale. Le rêve d’une planète où la communauté terrienne et biotique serait respectée s’inscrit dans la logique coopérative de la tradition socialiste. Donc, le socialisme est pour ainsi dire consubstantiel à l’être humain en tant qu’être de la beauté, de la coopération, de la synergie et de la solidarité. Ainsi le projet théorique de Leonardo Boff ne cesse de s’enrichir. Ses préoccupations théologiques, politiques, éthiques et écologiques continuent à engager un dialogue avec d’autres perspectives, qu’elles soient religieuses ou scientifiques. Il est vrai qu’avec son changement de paradigme, les catégories marxistes sont devenues moins visibles dans ses écrits : si ces dernières années la perspective holistique de Boff a davantage placé l’accent sur la question spirituelle, certaines traductions, notamment françaises, ont détourné le sens marxiste de ses ouvrages.
24La deuxième grande figure est Enrique Dussel. Figure majeure de la philosophie de la libération, Enrique Dussel est aussi reconnu pour sa contribution à l’étude de l’histoire de l’Église latino-américaine, de la pensée de Saint Paul, de Marx et de Benjamin et, bien évidemment, de la théologie de la libération [37]. Ayant produit une analyse percutante des quatre rédactions du Capital (1857-1880) [38], Dussel a entrepris, au cours des années 1990, une recherche sur le rapport de Marx à la théologie [39]. N’ayant pas élaboré « une théorie de la religion », soutient Dussel, Marx nous aura plutôt légué une « critique religieuse de l’économie à travers la doctrine du fétichisme ». En examinant son parcours biographique (élève de Bruno Bauer à Bonn entre 1838-1839) aussi bien qu’intellectuel (découverte de l’ouvrage Du Culte des dieux fétiches de Charles de Brosses), Dussel souligne le fait que la thématique principale n’est pas chez Marx l’athéisme – la négation de Dieu – mais plutôt le fétichisme : l’affirmation de la divinisation sécularisée du capital. En d’autres termes, la dynamique du capital (représentée dans les figures de Mammon, Baal et Moloch) répond à la logique sacrificielle des victimes. Certes, cette thématique a occupé une place importante dans les travaux datant de la fin des années 1980 de Hinkelammert – nous y reviendrons – et de Assmann, mais, à partir d’une philosophie du non-être, Dussel radicalise la critique de la modernité capitaliste.
25Par ailleurs Dussel affirme qu’une importante proposition écologique est forgée par Marx dans le concept de plus-value (ou survaleur), concernant le sens de la maximisation et de l’augmentation du travail nécessaire par le biais de la mécanisation. Ainsi, quand les écologistes rejettent la technologie en soi, ils ne perçoivent pas la véritable cause du problème écologique : le capital. Autrement dit, lorsque les écologistes se méfient de la technique sans aller jusqu’à la racine de la dynamique du capital, c’est-à-dire l’augmentation du taux de profit, ils condamnent les effets sans s’attaquer à la cause. La technologie n’est pas antiécologique en soi, mais c’est l’essence du capital qui, privant l’homme et la nature de leur dignité, les réduit à l’état d’outil pour nourrir le processus de valorisation. En ce sens, le capital a renversé l’éthique, en transformant l’homme en moyen tandis que les choses deviennent une fin. La crise écologique que nous traversons s’explique ainsi par le fait que la nature et les hommes sont devenus des objets à exploiter :
Ainsi, Marx nous a donné le cadre théorique pour développer, aujourd’hui et plus que jamais, le nécessaire chapitre d’une théologie de la libération écologique. C’est-à-dire que, dans la mesure où le capitalisme est le « démon invisible » de notre histoire actuelle, la technologie se trouve enfermée dans une structure sociale du péché ; sa véritable mission sera donc accomplie seulement au-delà du capitalisme [40].
27Dussel n’a donc pas renoncé à l’utilisation de concepts et de catégories marxistes. Il est en effet convaincu que la pensée de Marx peut encore nous aider, non seulement à critiquer les « apparences » fétichisées du capital, mais aussi à élaborer un projet transmoderne et décolonial qui sera assurément anticapitaliste.
28Franz Hinkelammert est l’auteur qui a le mieux étudié le lien entre théologie et économie. Né en 1931 en Allemagne, Hinkelammert vit depuis 1963 en Amérique latine. Théologien et économiste, il a approfondi la théorie du fétichisme de Marx en articulant la théorie critique (Horkheimer, Adorno et Benjamin) et la critique de la théorie [41] pour tenter de comprendre la dynamique mortifère de la formation sociale hégémonique qu’est le capitalisme. Si dans les décennies 1980 et 1990, à côté de H. Assmann, F. Hinkelammert analysait le capitalisme comme « la religion de la vie quotidienne » qui possède sa propre théologie et ses propres théologiens, il s’est plongé ces dernières années dans la thématique de la raison mythique. Hinkelammert considère que le mythe de Prométhée représente la racine de toutes les utopies de la modernité [42]. Il est vrai que, depuis la Renaissance, le mythe de Prométhée a connu diverses exégèses, mais, selon lui, l’interprétation réalisée par Marx nous permet faire le distinguo entre les vrais et les faux dieux :
La philosophie, tant qu’il lui restera une goutte de sang pour faire battre son cœur absolument libre qui soumet l’univers, ne se lassera pas de jeter à ses adversaires le cri d’Épicure : « Impie n’est pas celui qui fait table rase des dieux de la foule, mais celui qui pare les dieux des représentations de la foule ». La philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi de Prométhée : « J’ai de la haine pour tous les dieux ». Cette profession de foi est sa propre devise qu’elle oppose à tous les dieux du ciel et de la terre qui ne reconnaissent pas comme divinité suprême la conscience de soi humaine […]. Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs [43].
30À l’instar de Marx, Hinkelammert fait sienne la proposition éthicopolitique selon laquelle « la critique de la religion aboutit à cette doctrine, que l’homme est, pour l’homme, l’être suprême. Elle aboutit donc à l’impératif catégorique de renverser toutes les conditions sociales où l’homme est un être abaissé, asservi, abandonné, méprisable [44] ». Tandis que les faux dieux sont ceux qui exigent sacrifices et immolations de victimes – le marché total, l’État, le progrès et le développement –, les vrais dieux sont ceux qui deviennent hommes. De sorte que la dignité de l’être humain devient le principal critère de vérité. La raison instrumentale de la modernité capitaliste ne cesse d’assassiner les hommes aussi bien que les cultures et de détruire la nature ; c’est pour cette raison que seule une rationalité reproductive qui conçoit les hommes comme des corporalités soumises à des nécessités naturelles peut faire face aux mythes sacrificiels de cette modernité/colonialité réellement existante [45].
31Qu’en conclure ? Certes, bien des théologiens de la libération ont abandonné les concepts et les catégories marxistes et ont été séduits par de nouvelles théories extérieures au marxisme (la théorie de la complexité, la French Theory, pour ne citer que quelques exemples). Mais beaucoup de théologiens continuent à utiliser Marx et le marxisme en tant que théorie critique, avant tout pour dévoiler les formes fétichisées de la formation sociale hégémonique. De surcroît, la théologie de la libération, constellation intellectuelle utopique et moderne, a aussi contribué à l’analyse marxiste d’autres formes d’oppressions culturelles, et à la mise en pratique des nouvelles formes d’émancipation.
Mots-clés éditeurs : marxisme, Théologie de la libération, modernité capitaliste, Amérique latine
Mise en ligne 19/09/2018
https://doi.org/10.3917/amx.064.0060Notes
-
[1]
Löwy Michael, La Guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Paris, Éditions du Félin, 1998, p. 54.
-
[2]
Houtart François, « La théologie de la libération en Amérique latine », Contretemps, n° 12, 2005, p. 64.
-
[3]
Gutiérrez Gustavo, Teología de la liberación : Perspectivas, CEP, Lima, 1971.
-
[4]
Gómez de Sousa Luis Alberto, A JUC : Os estudantes católicos e a política, Petrópolis, Vozes, 1984, p. 9.
-
[5]
Concept proposé par le sociologue péruvien A. Quijano pour se référer à la structure de domination et d’exploitation imposée depuis la conquête de l’Amérique du xvie siècle à nos jours. Voir à ce sujet Quijano Aníbal, « La colonialidad del poder y la experiencia cultural latinoamericana », in Briceño R. et Sonntag H. (dir.), Pueblo, época y desarrollo. La sociología de América Latina, Caracas, Nueva sociedad, 1998, pp. 139-155.
-
[6]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., p. 49.
-
[7]
Jameson Fredric, Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, 2011.
-
[8]
Miguez Néstor, Rieger Joerg et Sung Jung Mo, Para além do espirito do Império : novas perspectivas em politica e religião, São Paulo, Paulinas, 2012, p. 65.
-
[9]
Girard René, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 217.
-
[10]
Assmann Hugo et Hinkelammert Franz, A idolatria do mercado. Ensaio sobre Economia e Teologia, São Paulo, Vozes, 1989, p. 176.
-
[11]
Hinkelammert Franz, Crítica de la razón utópica, Bilbao, Desclée de Brouwer, 2002.
-
[12]
Pour une analyse plus développée de cette section, voir Martínez Andrade Luis, Écologie et libération. Critique de la modernité dans la théologie de la libération, Paris, Van Dieren, 2016.
-
[13]
Moulian Tomás, Chile Actual : anatomía de un mito, Chile, ARCIS-LOM, 1997, p. 204.
-
[14]
Lyotard Jean-François, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979.
-
[15]
Bensaïd Daniel, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de la marchandise, Clamecy, Lignes, 2011.
-
[16]
Voir à ce sujet, dans ce numéro, la contribution de Michael Löwy, « Pontifex Maximus versus Kapitalismus ».
-
[17]
Nous empruntons la notion de « mémoire dangereuse » (memoria peligrosa) au prêtre mexicain E. Marroquín pour faire référence au versant prophétique-révolutionnaire de la culture judéo-chrétienne : Marroquín Enrique, « Diálogo entre cristianos y marxistas », in V. V. A. A., Marxistas y Cristianos, Puebla, BUAP, 1985, pp. 86-99.
-
[18]
Andreo Igor Luis, Teologia da libertação e cultura política maia chiapaneca : O Congresso Indígena de 1974 e as raíces do Exército Zapatista de Libertação Nacional, São Paulo, Alameda, 2013.
-
[19]
Althaus-Reid Marcella, La Teología indecente, Barcelona, Bellaterra, 2005.
-
[20]
Boff Leonardo, La Terre en devenir. Une nouvelle théologie de la libération, Paris, Albin Michel, 1994.
-
[21]
Martínez Andrade Luis, Religion sans rédemption. Contradictions sociales et rêves éveillés dans l’Amérique latine, Paris, Van Dieren, 2015.
-
[22]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., pp. 80-98.
-
[23]
Dussel Enrique, Historia de la Iglesia en América Latina. Medio milenio de coloniaje y liberación (1492-1992), Mundo-Negro/Esquila Misional, Madrid, 1992, p. 413.
-
[24]
Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit. p. 144.
-
[25]
Dussel Enrique, « Teología de liberación y Marxismo », in Ellacuría I. et Sobrino J. (dir.), Mysterium Liberationis. Conceptos fundamentales de la teología de la liberación, Madrid, Trotta, 1990.
-
[26]
Goldmann Lucien, Sciences humaines et Philosophie. Pour un structuralisme génétique, Paris, Gonthier, 1966, p. 97.
-
[27]
Dussel Enrique, « Teología de liberación », art. cit., p. 143.
-
[28]
Löwy Michael, La Guerre des dieux, op. cit., p. 104.
-
[29]
Ibidem, pp. 106-108.
-
[30]
Sung Jung Mo, Teologia e Economia. Repensando a teologia da libertação e utopias, São Paulo, Fonte Editorial, 2008, p. 34.
-
[31]
Cf. Roma Locuta. Documentos sobre o livro « Igreja : carisma e poder » de Frei Leonardo Boff, Rio de Janeiro, Vozes, 1985, p. 149.
-
[32]
« [Karl Marx] élabora également une réflexion philosophique ; il a toujours souhaité connaître le comment de la construction des sociétés humaines. Il en proposa une représentation très importante pour l’histoire de la pensée ; tous les scientifiques sérieux (et aussi les théologiens) sont placés face à ce défi : dialoguer avec Marx. L’analyse n’est pas encore parvenue à digérer complètement son œuvre, car il fut le seul à percevoir certains des aspects fondamentaux de la construction sociale, d’une manière évolutive et dialectique » (Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., p. 170).
-
[33]
Boff Leonardo, E a igreja se fez povo. Eclesiogênese : A Igreja que nasce da fé do povo, Rio de Janeiro, Vozes, 1986, p. 181.
-
[34]
Boff Leonardo, A voz do Arco-Íris, Brasília, Letraviva Editorial, 2000, p. 26 et 183.
-
[35]
Dans la version française, ce terme a été traduit par « l’ensemble des opprimés du système actuel » (Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., p. 173). Pourtant, cette traduction détourne le sens gramscien du terme « bloc historique et social des opprimés » (bloco histórico e social dos oprimidos) qui apparaît dans la version originale du texte (Boff Leonardo, Ecologia, Mundialição, Espiritualidade, Rio de Janeiro, Record, 2008, p. 151).
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[36]
Boff Leonardo, La Terre en devenir, op. cit., pp. 173-174 et 177.
-
[37]
Dussel Enrique, Pablo de Tarso en la filosofía política actual y otros ensayos, México, San Pablo, 2012 ; Filosofías del Sur : descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015.
-
[38]
Dussel Enrique, La Producción teórica de Marx. Un comentario a los Grundrisse, México, Siglo XXI, 1985 ; Hacia un Marx desconocido. Un comentario de los Manuscritos del 61-63, México, Siglo XXI, 1988 ; El último Marx (1863-1882) y la liberación latinoamericana : un comentario a la tercera y cuarta edición de « El Capital », México, Siglo XXI, 1990.
-
[39]
Dussel Enrique, Las Metáforas teológicas de Marx, México, Siglo XXI, 2017.
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[40]
Ibidem, p. 194.
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[41]
Hinkelammert Franz, The ideological weapons of death : A theological critique of capitalism, New York, Orbis, 1986 ; Sacrificios humanos y sociedad occidental, San José, DEI, 1991 ; El grito del sujeto, San José, DEI, 1998.
-
[42]
Hinkelammert Franz, Hacia una crítica de la razón mítica. El laberinto de la modernidad, Bogotá, Desde abajo, 2009.
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[43]
Marx Karl, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, trad. Jacques Ponnier, Bordeaux, Ducros, 1970, pp. 208-209.
-
[44]
Marx Karl, Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel (1844), Paris, Allia, 1998.
-
[45]
Hinkelammert Franz, El sujeto y la ley. El retorno del sujeto reprimido, Costa Rica, Euna, 2014.