Actuel Marx 2006/2 n° 40

Couverture de AMX_040

Article de revue

Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l'humanité

Pages 71 à 85

Notes

  • [1]
    Le cadre collectif est le projet « Penser l’actualité du socialisme, du communisme » proposé par les collectifs autour de trois publications, A contre courant ((www. acontrecourant. org),A l’Encontre ((www. alencontre. org)et Carré Rouge (www. carre-rouge. org ).
  • [2]
    Marx, Le Capital, livre III, Paris, Éditions Sociales, 1957, t. 6, p. 263.
  • [3]
    Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, dans Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957, pp. 163-164.
  • [4]
    Voir, par exemple, François Chesnais, « L’émergence d’un régime d’accumulation à dominante financière », La Pensée, n°309, janvier-mars 1997.
  • [5]
    C’est vrai aussi du « socialisme réel » pendant les soixante ans de son existence. Voir François Chesnais et Claude Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in Jean-Marie Harribey et Michael Löwy (coord.), Capital contre nature, Actuel Marx Confrontation, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.
  • [6]
    C’est le terme neutre conçu par les économistes néo-schumpetériens, qui évite à tant d’entre eux de prendre parti quant aux effets politiques et sociaux de ces « transformations ».
  • [7]
    Terme générique pour désigner ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour subsister.
  • [8]
    C’est la position défendue jusqu’à sa mort par Bernard Rosier. Celui-ci invoquait la nécessité d’un « retournement du matérialisme historique » (en fait celui d’une certaine vulgate qui avait peu à voir avec Marx). Voir Bernard Rosier et Emmanuel Dockès, Rythmes économiques : Crises et changement social, une perspective historique, coll. Economie critique, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983, p. 178.
  • [9]
    Ce processus est documenté dans Serge Halimi, Le Grand bond en arrière, Paris, Fayard, 2004.
  • [10]
    Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Anthropos, 1969, t. 1, pp. 364-365.
  • [11]
    Voir Philippe Muhlstein, Le Travail, son sens et son aliénation, note de travail pour le groupe Écologie et société du Conseil scientifique d’Attac.
  • [12]
    Voir Chesnais et Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », op. cit.
  • [13]
    Voir par exemple, Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique (2003), Paris, Éditions Allia, 2006. Le Secrétaire à la défense britannique, John Reid, vient d’avertir que le changement climatique « rendra encore plus rares des ressources, l’eau propre, la terre agricole viable, qui sont déjà rares » et cela va « accroître plutôt que décroître la probabilité de conflits violents ». Cité dans un article de Michael Klare publié par Z Net, 13 mars 2006. De Michael Klare, voir Blood and Oil : The Dangers and Consequences of America’s Growing Petroleum Dependency, New York, Holt, 2004.
  • [14]
    Voir François Chesnais, La Mondialisation du capital, seconde édition élargie, Paris, Syros, 1997, chapitre 4.
  • [15]
    Marx, Le Capital, op. cit., vol. I, t. 3, pp. 41-42.
  • [16]
    Voir les données publiées par Merrill Lynch et Cap Gemini, World Wealth Report, 2005, citées par Jean Peyrevelade, Le Capitalisme total, collection La république des idées, Paris, Seuil, 2005.
  • [17]
    Marx, Le Capital, op. cit., livre I, t. 3, p. 32.
  • [18]
    Voir François Chesnais, « La prééminence de la finance au sein du ‘capital en général’, le capital fictif et le mouvement contemporain de mondialisation du capital », dans Séminaire marxiste, in Séminaire marxiste, La Finance capitaliste, Actuel Marx Confrontation, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
  • [19]
    Pour mon interprétation de l’hégémonie économique états-unienne de la décennie 1990, voir François Chesnais « La ‘nouvelle économie’, une conjoncture propre à la puissance hégémonique américaine », dans Séminaire marxiste, Une Nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Éditions Syllepse, 2001.
  • [20]
    Au sujet de la théorie du « capital fictif » esquissée par Marx, à laquelle il faut maintenant donner son plein développement, voir mon chapitre dans Séminaire marxiste.
  • [21]
    Ce que David Harvey nomme « l’accumulation par expropriation », mais dont il ne dit pas assez clairement qu’elle peut seulement suppléer et non remplacer la production et l’appropriation de plus-value créée par le prolétariat.
  • [22]
    Voir inter alia, la courbe du bas dans la figure 3 du chapitre de Gérard Duménil et Dominique Lévy, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », dans François Chesnais (coord.), La Finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, Éditions La Découverte, 2004. Nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Éditions Syllepse, 2001.
  • [23]
    Carré Rouge, n°25, numéro spécial sur l’invasion de l’Iraq par les États-Unis, avril 2003.
  • [24]
    Interview faite avec Léon Trotski à Prinkipo le 5 mars 1932, le New York Times
  • [25]
    Voir notamment Robert Guttmann, How Credit-Money Shapes the Economy, The United States in a Global System, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1994, pp. 365-366.

Citer cet article


  • Chesnais, F.
(2006). Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l'humanité. Actuel Marx, 40(2), 71-85. https://doi.org/10.3917/amx.040.0071.

  • Chesnais, François.
« Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l'humanité ». Actuel Marx, 2006/2 n° 40, 2006. p.71-85. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-2-page-71?lang=fr.

  • CHESNAIS, François,
2006. Les contradictions et les antagonismes propres au capitalisme mondialisé et leurs menaces pour l'humanité. Actuel Marx, 2006/2 n° 40, p.71-85. DOI : 10.3917/amx.040.0071. URL : https://shs.cairn.info/revue-actuel-marx-2006-2-page-71?lang=fr.

https://doi.org/10.3917/amx.040.0071


Notes

  • [1]
    Le cadre collectif est le projet « Penser l’actualité du socialisme, du communisme » proposé par les collectifs autour de trois publications, A contre courant ((www. acontrecourant. org),A l’Encontre ((www. alencontre. org)et Carré Rouge (www. carre-rouge. org ).
  • [2]
    Marx, Le Capital, livre III, Paris, Éditions Sociales, 1957, t. 6, p. 263.
  • [3]
    Marx, Introduction à la critique de l'économie politique, dans Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions Sociales, 1957, pp. 163-164.
  • [4]
    Voir, par exemple, François Chesnais, « L’émergence d’un régime d’accumulation à dominante financière », La Pensée, n°309, janvier-mars 1997.
  • [5]
    C’est vrai aussi du « socialisme réel » pendant les soixante ans de son existence. Voir François Chesnais et Claude Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », in Jean-Marie Harribey et Michael Löwy (coord.), Capital contre nature, Actuel Marx Confrontation, Paris, Presses Universitaires de France, 2003.
  • [6]
    C’est le terme neutre conçu par les économistes néo-schumpetériens, qui évite à tant d’entre eux de prendre parti quant aux effets politiques et sociaux de ces « transformations ».
  • [7]
    Terme générique pour désigner ceux qui sont contraints de vendre leur force de travail pour subsister.
  • [8]
    C’est la position défendue jusqu’à sa mort par Bernard Rosier. Celui-ci invoquait la nécessité d’un « retournement du matérialisme historique » (en fait celui d’une certaine vulgate qui avait peu à voir avec Marx). Voir Bernard Rosier et Emmanuel Dockès, Rythmes économiques : Crises et changement social, une perspective historique, coll. Economie critique, Paris, La Découverte/Maspéro, 1983, p. 178.
  • [9]
    Ce processus est documenté dans Serge Halimi, Le Grand bond en arrière, Paris, Fayard, 2004.
  • [10]
    Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Éditions Anthropos, 1969, t. 1, pp. 364-365.
  • [11]
    Voir Philippe Muhlstein, Le Travail, son sens et son aliénation, note de travail pour le groupe Écologie et société du Conseil scientifique d’Attac.
  • [12]
    Voir Chesnais et Serfati, « Les conditions physiques de la reproduction sociale », op. cit.
  • [13]
    Voir par exemple, Rapport secret du Pentagone sur le changement climatique (2003), Paris, Éditions Allia, 2006. Le Secrétaire à la défense britannique, John Reid, vient d’avertir que le changement climatique « rendra encore plus rares des ressources, l’eau propre, la terre agricole viable, qui sont déjà rares » et cela va « accroître plutôt que décroître la probabilité de conflits violents ». Cité dans un article de Michael Klare publié par Z Net, 13 mars 2006. De Michael Klare, voir Blood and Oil : The Dangers and Consequences of America’s Growing Petroleum Dependency, New York, Holt, 2004.
  • [14]
    Voir François Chesnais, La Mondialisation du capital, seconde édition élargie, Paris, Syros, 1997, chapitre 4.
  • [15]
    Marx, Le Capital, op. cit., vol. I, t. 3, pp. 41-42.
  • [16]
    Voir les données publiées par Merrill Lynch et Cap Gemini, World Wealth Report, 2005, citées par Jean Peyrevelade, Le Capitalisme total, collection La république des idées, Paris, Seuil, 2005.
  • [17]
    Marx, Le Capital, op. cit., livre I, t. 3, p. 32.
  • [18]
    Voir François Chesnais, « La prééminence de la finance au sein du ‘capital en général’, le capital fictif et le mouvement contemporain de mondialisation du capital », dans Séminaire marxiste, in Séminaire marxiste, La Finance capitaliste, Actuel Marx Confrontation, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.
  • [19]
    Pour mon interprétation de l’hégémonie économique états-unienne de la décennie 1990, voir François Chesnais « La ‘nouvelle économie’, une conjoncture propre à la puissance hégémonique américaine », dans Séminaire marxiste, Une Nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Éditions Syllepse, 2001.
  • [20]
    Au sujet de la théorie du « capital fictif » esquissée par Marx, à laquelle il faut maintenant donner son plein développement, voir mon chapitre dans Séminaire marxiste.
  • [21]
    Ce que David Harvey nomme « l’accumulation par expropriation », mais dont il ne dit pas assez clairement qu’elle peut seulement suppléer et non remplacer la production et l’appropriation de plus-value créée par le prolétariat.
  • [22]
    Voir inter alia, la courbe du bas dans la figure 3 du chapitre de Gérard Duménil et Dominique Lévy, « Le néolibéralisme sous hégémonie états-unienne », dans François Chesnais (coord.), La Finance mondialisée, racines sociales et politiques, configuration, conséquences, Paris, Éditions La Découverte, 2004. Nouvelle phase du capitalisme ?, Paris, Éditions Syllepse, 2001.
  • [23]
    Carré Rouge, n°25, numéro spécial sur l’invasion de l’Iraq par les États-Unis, avril 2003.
  • [24]
    Interview faite avec Léon Trotski à Prinkipo le 5 mars 1932, le New York Times
  • [25]
    Voir notamment Robert Guttmann, How Credit-Money Shapes the Economy, The United States in a Global System, Armonk, New York, M. E. Sharpe, 1994, pp. 365-366.

1La notion de contradictions du capitalisme m’est familière depuis toujours et je me suis habitué au terme « dépassement du capitalisme », là où on utilisait plutôt avant des mots tels que destruction. Mais je ne comprends pas l’idée de « dépassement de l’ordre néolibéral ». Je vais donc, dans cet article, me placer sur le terrain que je connais. Vers 1992-1994, le capital a achevé pour l’essentiel de détruire les entraves antérieures à sa liberté de mouvement et à sa capacité d’exploitation des prolétaires. Depuis 2000, la pleine incorporation de la Chine au système semble lui ouvrir une longue période d’expansion. Mais déjà, pour paraphraser Marx, le capital voit se dresser de nouveau, à une échelle plus imposante, les mêmes barrières. Il est aux prises avec ses contradictions classiques, élevées désormais au niveau mondial, dont l’une des formes est l’abîme entre le montant du capital fictif (les prétentions au partage de la plus-value des possesseurs d’actions et titres de dette) et la capacité de l’accumulation réelle de les « honorer », même avec un taux d’exploitation accru. Le capital voit surtout se dresser les effets en retour du rapport qu’il a institué depuis ses origines avec la « nature ». Sa manière « d’épuiser la terre autant que les travailleurs » a conduit à une série de processus qui vont peser sur l’accumulation, affecter le champ et l’intensité des conflits intra-communautaires, mais aussi ceux relevant de la concurrence interétatique à caractère inter-impérialiste, et aiguiser les difficultés de reproduction de la domination, ainsi que la férocité des possédants. L’échelle des problèmes que le capitalisme a créés sur le plan écologique largo sensu, n’aura d’équivalent que la gravité des crises sociales, et sans doute des guerres, qui en résulteront. Une nouvelle dimension de l’alternative « socialisme ou barbarie » posée par Rosa Luxembourg lors de la Première Guerre mondiale, et qui reste la seule selon moi, prend corps sous nos yeux.

2Cette contribution s’insère dans des recherches personnelles et des débats collectifs en cours  [1]. Elle est donc l’expression d’un work in progress, avec tout ce que cela implique. Ce qui est présenté ici est ordonné autour de trois idées, traitées avec un degré d’approfondissement très inégal qui ne reflète pas leur importance intrinsèque.

TROIS IDÉES POUVANT AIDER À PENSER L’HISTOIRE PRÉSENTE

3La première idée est énoncée par Marx quand il écrit que « la production capitaliste tend sans cesse à dépasser les limites qui lui sont immanentes, mais elle n'y parvient qu'en employant les moyens, qui de nouveau, et à une échelle plus imposante, dressent devant elle les mêmes barrières »  [2]. Les racines de ce mouvement de dépassement-reproduction se trouvent dans les contradictions qui sont consubstantielles à la valorisation de l’argent devenu capital, au travers d’une production de valeurs d’échange fondée sur l’achat de la force de travail et son exploitation – autant de facteurs indissociables de la propriété privée des moyens de production. Le second fil conducteur a trait aux déplacements nécessaires dans l’analyse de l’économie mondiale entendue comme « totalité ». La nécessité de développer la théorie du capital mondialisé et du système des relations politiques de la « globalisation » en les comprenant comme « des éléments d'une totalité, des différenciations à l'intérieur d'une unité »  [3] m’a toujours paru indispensable  [4]. Jusqu’à présent, j’ai mené l’analyse en plaçant les États-Unis au cœur des relations constitutives de la mondialisation, mais aussi, comme tant d’autres chercheurs et/ou militants, en leur attribuant la place de puissance hégémonique sans rival. Aujourd’hui, une reformulation est devenue indispensable. Les États-Unis sont à l’origine des principales impulsions de la mondialisation contemporaine. Ils ont été très largement les architectes du régime institutionnel qui lui correspond. Mais ils commencent à en subir les effets en retour. En fortifiant les positions du capital concentré partout où celui-ci s’est formé et en combattant la tendance à la baisse du taux de profit par des délocalisations importantes vers la Chine, les États-Unis ont aidé un rival potentiel puissant à émerger. En recourant de façon massive aux ressources du monde entier pour soutenir une accumulation fortement marquée par la place du capital fictif, ils ont aussi en permanence accentué leur vulnérabilité face aux contradictions et aux tensions nées de la mondialisation.

4Enfin, l’analyse de l’économie mondiale comme totalité ne peut plus être menée seulement sous l’angle des « rapports des hommes entre eux ». Elle doit l’être aussi en intégrant la dimension des « rapports des hommes à la nature ». C’est la troisième idée qui me semble devoir guider les marxistes au moment de théoriser le mouvement de l’accumulation à l’échelle mondiale. Le capitalisme a vécu, notamment au XXe siècle, avec l’idée que la domination sur la nature par la science et la technique permettait de faire comme si la planète, entendue comme ensemble de ressources et comme biosphère commandant la reproduction des sociétés humaines, pouvait supporter indéfiniment l’intensité de l’exploitation à laquelle elle est soumise  [5]. La phase du capitalisme dans laquelle nous sommes entrés verra les effets en retour du rapport spécifique de la production capitaliste aux ressources naturelles de la planète et à la biosphère faire irruption dans le champ de la reproduction du capital.

UNE SEGMENTATION HISTORIQUE DU CAPITALISME DONT LES CÉSURES SONT POLITIQUES

5Le mouvement de dépassement des limites de la production capitaliste, qui se réaffirment ensuite plus ou moins vite, dessine dans le mouvement du capital un découpage historique de moyenne durée. Les « moyens » auxquels Marxfait allusion dans Le Capital ont trait à l’introduction de formes d’organisation, par exemple les sociétés par actions, ou à l’émergence de « nouveaux champs d’accumulation » (l’expression est de Rosa Luxembourg) sous la forme soit de l’ouverture de nouveaux marchés, soit du renouvellement en profondeur de l’appareil de production (les innovations majeures de Schumpeter). Dans le cadre d’un « monde fini », l’ouverture de nouveaux marchés est autant le résultat d’actions politiques largo sensu que le fait des césures technologiques. L’action politique est invariablement à l’origine des changements institutionnels et juridiques nécessaires au capital pour s’ouvrir de nouveaux champs d’accumulation. Ils exigent des « transformations organisationnelles »  [6] dans l’ordre interne des États comme dans l’ordre international. Des segments spécifiques du capital (bourgeoisies de tel pays ou intérêts sectoriels particuliers) en prennent l’initiative, moyennant des luttes internes au capital (qui incluent les conflits inter-impérialistes) et des agressions contre le prolétariat  [7]. Lorsque la pression du capital devient difficile à supporter et que les luttes internes au capital leur ouvrent des brèches, les travailleurs peuvent trouver les moyens de réagir et d’emporter des victoires, bien qu’elles n’aient été jusqu’à présent que temporaires. Tout cela fait que le mouvement du capitalisme n’est pas marqué de façon endogène par des « cycles » longs. Il connaît une segmentation historique dont les césures sont politiques, prenant la forme de guerres mondiales, dont la « guerre froide » a été une variante, ou de changements importants dans les rapports capital/travail  [8].

6Au XXe siècle, la production capitaliste n’a pas été en proie à ses seules limites immanentes. Elle a été confrontée à des limites de nature politique qui ont été posées à sa liberté de développement comme système embrassant la planète. Ces limites ont été de deux ordres. Le premier a eu pour origine les conséquences de la concurrence inter-impérialiste apparue à la fin de la grande poussée extérieure des capitalismes nationaux. Celles-ci ont pris un caractère paroxysmique sous la forme de guerres longues, terriblement meurtrières sur le plan démographique et terriblement destructrices sur celui des valeurs associées à l’idée de civilisation. Mais elles ont aussi pris la forme de très forts obstacles à la liberté des échanges (dès les années 1890-1900) et, plus tard, à celle des mouvements de capitaux (fin de l’étalonor, contrôles à l’entrée et à la sortie qui commencent dès les années 1930). Le capitalisme a subi les effets d’un fort cloisonnement du marché mondial. Le second ordre des limites politiques subies par le capitalisme a résulté des effets des très grandes luttes des classes nées des brèches créées par les guerres interimpérialistes, se terminant après la première par la révolution en Russie et trente ans plus tard, après la seconde, par la révolution en Chine, l’indépendance et la semi-autar-cie de l’Inde, et le mouvement de décolonisation. Ces événements ont provoqué à la fois un rétrécissement de l’espace mondial de valorisation du capital et des modifications dans les rapports entre le capital et le travail. La crise de 1929 a exigé du capital un desserrement de la brutalité de l’exploitation aux États-Unis. En Europe, et même dans une certaine mesure au Japon, des modifications plus profondes encore des rapports politiques au bénéfice de la classe ouvrière ont eu lieu à la suite de la guerre mondiale. Le capitalisme des années 1950 et 1960 a été entravé par des rapports politiques domestiques plutôt défavorables au capital et forcé d’évoluer dans un espace mondial à la fois rétréci et cloisonné. Il s’y est adapté, mais ses états-majors intellectuels et politiques ont cherché les moyens de lui permettre de retrouver sa liberté et de prendre sa revanche  [9].

7Ils y sont parvenus. Vers 1992-1994, au terme d’un processus de plus de vingt ans qu’il serait trop long d’analyser ici, « la production capitaliste » a franchi un seuil dans son effort pour se libérer d’entraves majeures à sa liberté de se déployer à sa guise à l’échelle planétaire. Je dis bien « la production capitaliste », c’est-à-dire non pas le capital états-unien ou le capital des pays de l’ancienne Triade, mais le capital dans son essence même. Donc le capital compris, d’un côté, comme un rapport social de production dont l’un des modes de reproduction a toujours été son implantation dans de nouvelles régions du monde et, de l’autre, comme une masse d'argent engagée dans un processus d’auto-valorisation sans fin. Les politiques de libéralisation et de déréglementation des flux financiers, des investissements directs (IDE) et des échanges de marchandises ont mis fin sinon totalement, du moins très largement, au cloisonnement du marché mondial résultant des protections douanières et des contrôles sur les IDE et les capitaux de placement. Les États de l’ex-URSS, ceux du bloc soviétique à l’est de l’Europe et surtout la Chine ont été regagnés au capitalisme et l’Inde a été forcée d’ouvrir ses marchés et de donner accès à sa main-d’œuvre hautement qualifiée. Enfin, comme composante centrale de ce processus, les limites posées à l’exploitation des prolétaires par le capital dans chaque pays ont sauté. La cause en est moins les nouvelles technologies que l’instauration d’une concurrence effective entre les salariés de pays à pays. Le capital dispose aujourd’hui d’une armée industrielle de réserve mondiale de centaines de millions de travailleurs. Partout dans le monde, fût-ce en partant de niveaux très différents et en avançant à des rythmes très divers, les entreprises ont commencé à aligner les conditions de salaire et de travail sur celles des pays où, pour des raisons tenant à l’histoire de la lutte des classes, les salaires sont les plus bas et la protection sociale la plus faible.

INTRODUIRE LES BARRIÈRES ÉCOLOGIQUES DANS L’ANALYSE DE L’ACCUMULATION MONDIALE

8Cela ne fait qu’une quinzaine d’années que le capital est parvenu à retrouver sa pleine liberté et une dizaine d’années qu’il s’est ouvert un immense champ d’accumulation en Asie. On pressent pourtant déjà que la production capitaliste voit se dresser devant elle à la fois les barrières qui sont liées aux contradictions originelles du capitalisme, celles qui sont issues du tréfonds des rapports de production et de répartition, mais aussi de nouvelles, dont la gestation est en cours. Pour essayer de saisir les facteurs constitutifs de la nouvelle période de crise que le capital se prépare pour lui-même, et donc pour l’humanité tout entière, il faut reprendre l’analyse de l’économie mondiale comme totalité, sous deux angles fondamentaux.

9Le premier est le plus facile à saisir et à intégrer dans l’analyse. Prise conjointement avec la libéralisation, la déréglementation et les privatisations (et en constituant le couronnement), l’entrée de la Chine à l’OMC a ouvert la phase du capitalisme où « la tendance à former un marché mondial », dont Marx écrivait il y a cent cinquante ans qu’elle existait « immédiatement dans la notion de capital »  [10], devient vraiment une réalité. Mais le marché devient mondial dans des conditions bien différentes de celles de la première poussée du XIXe siècle, avec l’entrée en scène de nouveaux concurrents situés dans l’une des aires géographiques où l’impérialisme dominait en maître. La Chine et l’Inde sont réintégrées dans la sphère de valorisation planétaire du capitalisme. Elles le sont dans des rapports politiques en rupture totale avec ceux de l’impérialisme de l’époque classique. Les conséquences en sont énormes pour le capitalisme européen et, par là même, pour la société européenne tout entière. Quant aux États-Unis, ils subissent également des effets considérables qui seront évoqués plus bas.

10Le second trait nouveau de l’économie mondiale comme totalité concerne la manièredont la « finitude du monde » a commencé à se manifester dans le domaine « écologique » et pourrait le faire de façon qualitative dans les prochaines décennies. C’est sans doute le défi théorique le plus difficile qui est posé à la théorie du capitalisme mondialisé. La « finitude » ne va plus s’exprimer, comme vers 1900, dans le fait que la « découverte » et la colonisation de l’ensemble de la planète à partir de l’Europe sont achevées et que la poussée de chaque nation capitaliste vers l’extérieur, en quête de marchés et de matières premières, la conduit inévitablement à se heurter aux autres. La « finitude » prend la forme beaucoup plus grave de l’épuisement prévisible de certaines ressources naturelles clefs – sur la base tout au moins des paramètres qui fondent actuellement la « croissance », c’est-à-dire la production soumise au profit – et de l’annonce de changements climatiques affectant les conditions élémentaires, physiques, de la reproduction sociale, sur certaines parties au moins de la planète. Elle porte en elle de terribles souffrances et la guerre à de multiples niveaux.

11Le lien entre les deux facteurs qui viennent modifier les conditions de l’accumulation dans l’espace mondialisé est connu. L’émergence de rivaux industriels extrêmement puissants va de pair avec l’adoption par ceux-ci – avec l’encouragement des pays de la Triade (ou, pour mieux dire, l’incitation) – des modes de production et de consommation du « capitalisme avancé », très coûteux en énergie. La prétention, entièrement légitime d’un point de vue capitaliste, de la Chine et de l’Inde à jouir d’une emprise écologique équivalente à celle des pays industriels en place accélère le rythme de maturation des changements climatiques et annonce des conflits futurs pour l’accès aux matières premières. Le moment approche où ces facteurs auront de façon immédiate des impacts sur les conditions de l’accumulation et les relations politiques inter-impérialistes. L’état de mes recherches ne me permet de formuler que des remarques très ramassées.

12Le socle théorique incontournable de l’analyse dans une perspective marxiste se situe dans la compréhension que l’origine ultime des problèmes écologiques tient à ce que, dans le cadre du capitalisme, le travail humain interagit avec la « nature », non comme travail concret producteur de valeurs d’usage, mais comme travail abstrait producteur de valeurs d’échange dans un mouvement sans fin de valorisation du capital  [11]. Lorsque la nécessité en est démontrée (ou perçue de façon empirique, comme elle l’était autrefois par certaines communautés paysannes), le travail producteur de valeurs d’usage peut, potentiellement au moins, établir avec la « nature » une relation de « gestion prudente », fondée sur la reconnaissance du montant limité de ressources données comme sur le respect des exigences de reproduction des espèces vivantes terrestres et aquatiques. La production de valeurs d’échange en vue du profit ne le peut pas, surtout lorsque les firmes connaissent une concurrence internationale féroce et subissent les dictats des actionnaires. La diminution des coûts et la maximisation des rendements, commandée par la production en vue du profit, conduisent obligatoirement à l’extension d’approches relevant de l’exploitation « minière ». Celle-ci consiste à tirer de la « mine », qui peut aussi être un champ de pêche, une forêt, des terres vivrières, toute la matière première qu’on peut, aussi longtemps que c’est rentable, sans s’inquiéter des « dégâts collatéraux », sociaux ou écologiques, puis à partir et à recommencer la même opération ailleurs. Lorsqu’on a épuisé une ressource, on lui trouve un substitut dans la nature, ou alors on le crée de toutes pièces avec l’aide d’une science subordonnée au capital.

13Depuis la fin du XIXe siècle, la centralisation et la concentration du capital ainsi que la formation de puissants oligopoles ont transformé la rigidité en un trait systémique. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux agissements offensifs et défensifs de très puissants « blocs d’intérêts », de groupes industriels à forte intensité destructive de l’environnement, ceux du complexe du pétrole-automobile et de la pétrochimie évidemment, ainsi que du complexe militaro-industriel avec qui ils ont partie liée, mais aussi d’autres filières, comme l’agroalimentaire et le papier. Les profits de ces oligopoles dépendent de la pérennité des modes de vie (l’usage de l’automobile et les choix urbains afférents, etc.) possédant les effets les plus forts en termes d’émission de gaz à effet de serre, en particulier de CO2. Substituer l’automobile aux transports publics et au vélo pour une fraction même petite (dix pour cent) du milliard cent millions d’habitants de la Chine est l’objectif que ces groupes industriels se sont donné avec la coopération active du Parti communiste et des nouveaux capitalistes locaux. Peu importe les effets écologiques, puisque le marché chinois va leur assurer une décennie de « croissance » et, à leurs actionnaires, un flux correspondant de dividendes, aidant les marchés boursiers, à Wall Street, à Tokyo et en Europe, à bénéficier de quelques années supplémentaires de stabilité relative  [12].

14Au niveau de la planète, la « question écologique » est devenue indissociable de la « question sociale ». Derrière les mots « écologie » et « environnement », il y a tout simplement la mise en cause de la pérennité des conditions de reproduction physique de certains groupes sociaux et de certains peuples. La question écologique touche donc à la civilisation comme telle. Elle est une nouvelle expression de l’alternative définie par Rosa Luxembourg il y a bientôt un siècle, « socialisme ou barbarie ». L’appréciation de la façon dont le changement climatique ou la raréfaction de ressources clefs peuvent peser sur l’accumulation exige des recherches et des débats à peine commencés. Certains effets seront directs. Ainsi le renchérissement du prix du pétrole va peut-être affecter la rentabilité des investissements de certaines branches industrielles du côté des intrants à la production, et d’autres branches, du fait de la forte baisse du pouvoir d’achat de populations dont l’existence est actuellement entièrement organisée autour de l’usage quotidien de la voiture. Mais d’autres secteurs peuvent bénéficier de retombées positives résultant d’investissements dans des énergies de substitution. Les effets sur l’accumulation pourront aussi être indirects, sous la forme de guerres pour le contrôle des champs de pétrole restants. Dans le cas des changements climatiques menaçant la vie des gens dans des régions et pays déjà déshérités, l’ampleur des effets sur l’accumulation dépendra de celle des soulèvements sociaux ou des conflits intra-communautaires ou intra-ethniques, et de leurs impacts internationaux. Les institutions telles que le Pentagone, chargées de veiller sur la sécurité du capital et la pérennité de la domination des riches, s’y préparent  [13].

UN RÉGIME INSTITUTIONNEL TAILLÉ SUR MESURE ET POURTANT PROFONDÉMENT INSTABLE

15Il faut ôter au « marché mondial » toute connotation néoclassique. Les investissements directs à l’étranger et le rôle joué par les groupes industriels et financiers transnationaux donnent à ce « marché » deux caractéristiques : celle d’un espace planétaire de valorisation du capital, qui est aussi un espace de rivalité entre oligopoles mondiaux  [14], et celle d’un champ de mise en concurrence directe des travailleurs de pays à pays par le capital. Dans un de ces passages où il laisse libre cours à son intuition, Marx évoque fugitivement l’hypothèse d’une Chine capitaliste. La manière dont il le fait a une importance considérable pour la compréhension des problèmes auxquels sont confrontés les salariés et leurs syndicats, pour autant qu’ils en aient de vrais. Elle concerne le développement à l’échelle internationale de la concurrence entre les travailleurs autour du prix de vente de leur force de travail. Marx constate l’amorce d’une « concurrence cosmopolite dans laquelle le développement de la production capitaliste jette tous les travailleurs du monde ». Citant un député anglais, il conclut qu’il « ne s’agit pas seulement de réduire les salaires anglais au niveau de ceux du continent, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois »  [15]. C’est l’un des buts des délocalisations effectuées par les groupes manufacturiers états-uniens et européens et des contrats de sous-traitance de ceux de la grande distribution. Il a un prix, celui – j’y reviendrai – d’aider des concurrents puissants à se renforcer.

16Le régime institutionnel international, économique et politique issu de la libéralisation et de la déréglementation n’aurait jamais vu le jour sans les États-Unis. Ils l’ont construit avant tout à leur bénéfice. Mais, avec le temps, il est devenu clair que le vrai bénéficiaire en est le capital concentré comme tel, aussi bien financier qu’industriel, ainsi que les oligarchies et les très grandes fortunes partout où elles se trouvent. Les processus de centralisation et de concentration du capital et de polarisation accrue de la richesse sont communs au « Nord » et au « Sud ». La polarisation de la richesse a toujours été très forte, mais elle s’est encore accentuée  [16]. La transition vers le capitalisme de la Chine a consolidé le processus au plan mondial. Dans des secteurs précis du « Sud » – la banque et les services financiers, l’agro-industrie, les mines et les métaux de base –, on constate une accentuation analogue dans la centralisation et la concentration du capital. Les pays dans lesquels la formation d’oligarchies « modernes » puissantes est allée de pair avec de forts processus endogènes d’accumulation financiarisée et la mise en valeur « d’avantages comparatifs » conformes au besoin des économies centrales – atouts naturels pour les produits de base et/ou exploitation d’une main-d’œuvre industrielle très bon marché – ont été intégrés au fonctionnement du régime international de la mondialisation. Les fortes tensions dans les rapports entre la Chine et les pays membres de l’ancienne Triade ou encore, à l’OMC, entre les oligopoles exportateurs de l’agro-industrie des pays du « Sud » et les pays du Nord protecteurs des mêmes intérêts chez eux n’ont rien à voir avec une quelconque relation Nord-Sud. Ce sont des tensions entre fractions du capital concentré internationalisé, la propriété du capital des oligopoles en conflit pouvant appartenir sous forme de titres au même groupe relativement étroit des fonds de pension et des Mutual Funds les plus puissants.

17Ces tensions sont consubstantielles à un régime institutionnel, dont l’accentuation très forte de la concurrence au plan mondial est un autre trait. Le régime institutionnel de la mondialisation repose sur des rapports économiques et politiques entre le travail et le capital très favorables à ce dernier. Il est pourtant très instable. Aujourd’hui, ce que Marx nommait « l’anarchie de la production » prévaut. La concurrence est redevenue le mécanisme aveugle décrit dans Le Capital, celui qui agit comme une force coercitive toute-puissante sous l’empire des tendances immanentes d’un mode de production dont le profit est le but principal, sinon le seul. Elle se manifeste pour la première fois à une échelle vraiment planétaire, dans des conditions marquées aussi par un changement d’identité du « capitaliste ». Dans les pays où le capital de placement financier domine, « l’agent fanatique de l’accumulation (qui) force les hommes, sans trêve ni merci, à produire pour produire »  [17] est constitué d’un ensemble « d’acteurs » et d’institutions placés au service du capital de placement. Ils incluent aussi bien les gestionnaires de portefeuille que les dirigeants des entreprises cotées. Ils sont tous serviteurs de la valeur actionnariale et des « marchés ». Ceux-ci sont la personnification fétichisée de la toute-puissance de l’argent, qui est devenu capital mais qui entend préserver les attributs de flexibilité de sa forme originelle  [18]. Même en Asie, où « l’agent fanatique » reste (ou, dans le cas de la Chine, est redevenu) le capitaliste individuel, le caractère inégal et combiné des mutations du capitalisme mondialisé fait que, du côté de Hong Kong et de Shanghai, la figure du « capitaliste » possède aussi la forme d’un ensemble institutionnel soumis aux fluctuations de la Bourse. Dans le contexte de la mondialisation, le mouvement du capital est donc régi par l’effet conjoint de mécanismes échappant à peu près complètement à toute « régulation » : d’un côté, des marchés financiers capables aussi bien de condamner des secteurs industriels entiers à disparaître si cela peut augmenter la valeur actionnariale de quelques groupes ou de détruire l’économie d’un pays faible par la spéculation que de céder à des mouvements de panique financiers collectifs qui ouvrent la voie aux krachs ; de l’autre, le jeu ravageur d’une concurrence débridée entre des groupes industriels de très grande dimension.

LA RÉFRACTION AUX ÉTATS-UNIS DE CONTRADICTIONS MAJEURES DE LA MONDIALISATION

18L’hégémonie exclusive dont les États-Unis ont joui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sur le plan économique, et sur le plan militaire et politique depuis la relance de la course aux armements des années 1980 suivie de la chute de l’URSS, aété fondée sur des facteurs endogènes indiscutables, mais aussi sur des mécanismes de prédation externe qui ont été créateurs de dépendances dont les effets en retour se révèlent progressivement. Pour s’en tenir à la phase la plus récente, dont la « nouvelle économie » a marqué l’apogée, la croissance du PIB des États-Unis a eu trois fondements  [19]. Le premier est un ensemble de relations économiques internes reposant sur une immense accumulation de « capital fictif » et une politique économique visant à en défendre la pérennité. Par « capital fictif », il faut entendre les titres émis en contrepartie de prêts à des entités publiques ou à des entreprises (obligations) ou en reconnaissance de la participation au financement (le plus souvent initial) du capital d’une entreprise (actions). Ces titres sont des prétentions à participer au partage du profit ou à bénéficier, par le biais du service de la dette publique, de revenus centralisés par l’impôt  [20]. Pour leurs détenteurs, ils représentent un « capital », dont ils attendent flux régulier d’intérêts et de dividendes (une « capitalisation ») et qu’ils veulent aussi pouvoir réaliser à tout moment sur des marchés spécialisés. Vus sous l’angle du mouvement du capital productif de valeur et de plus-value, ces titres ne sont pas du capital. Dans le meilleur des cas, ils sont le « souvenir » d’un investissement fait depuis longtemps. Au moment des krachs boursiers, le caractère fictif des titres se dénoue aux dépens de leurs détenteurs.

19La particularité de la croissance états-unienne récente est d’avoir reposé en partie sur des opérations telles que l’offre par les banques de crédits à la consommation ou de prêts à la construction en fonction de la valeur des titres possédés par les clients ou encoresur l’emploi de leurs actions par les entreprises pour « payer » l’achat d’autres firmes lors d’une fusion. C’est en facilitant ces opérations que la FED a constamment relancé la conjoncture américaine depuis plus d’une décennie. Ce faisant, elle a retardé le moment où la fin de la fiction se produira et a contribué à une accumulation de capital fictif encore plus grande. Il aurait été impossible de fonder, même momentanément, un circuit de valorisation interne et des politiques macroéconomiques sur l’accumulation de capital fictif, sans l’existence de mécanismes en prise avec l’économie réelle qui assurent, au moins un temps, l’appropriation d’un montant suffisant de plus-value pour que des dividendes et des intérêts soient distribués. Deux mécanismes y ont pourvu, suppléés par des ponctions et des expropriations effectuées aux dépens de couches sociales non encore pleinement intégrées dans le système d’exploitation capitaliste  [21]. Le premier a été la hausse du taux d’exploitation aux États-Unis, exprimée par les statistiques d’augmentation de la productivité du travail. Elle a été obtenue conjointement par l’application systématique des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans tous les secteurs et à toutes les opérations possibles et par la flexibilisation du travail. Le second mécanisme a été le recours des groupes industriels à l’investissement direct à l’étranger et à la sous-traitance internationale. Cet investissement a eu lieu à une échelle très importante. Il s’est surtout fait en direction de pays qui possèdent, à la différence de ceux où les entreprises étrangères ont investi depuis trente ans, la force politique d’imposer à ces entreprises des contreparties importantes en termes de transfert technologique et qui ont la capacité de se servir de ces technologies comme tremplin pour une accumulation autonome dans des secteurs toujours plus sophistiqués.

20La baisse tendancielle du taux de profit est une question théorique complexe. Je la comprends comme une tendance de fond qui est sous-jacente à l’accumulation en permanence, de sorte que les facteurs qui « contrecarrent la loi » sont au moins aussi importants que la tendance elle-même (qui n’est pas une « loi »). Les phases de récupération du taux de profit correspondent aux succès passagers des efforts menés par le capital dans ce sens, dont les effets sont généralement circonscrits à des secteurs capitalistes déterminés. Aujourd’hui, la nécessité pour le capital industriel de contrecarrer les effets de la baisse tendancielle du taux de profit est d’autant plus forte que les actionnaires et les marchés boursiers sont en position d’imposer leurs exigences en matière de niveau et de répartition des profits. D’où l’importance d’institutions permettant la péréquation internationale rapide du taux de profit. Le néolibéralisme les a créées. La libéralisation des investissements et des échanges permet aux groupes industriels de l’effectuer au moyen de mesures prises « en interne », notamment la délocalisation des sites. Telle est l’explication, qu’il faudrait fonder empiriquement de façon plus solide, du caractère massif de l’IDE et de la sous-trai-tance internationale états-unienne vers l’Asie. Les calculs faits par Gérard Duménil et Dominique Lévy ont déjà montré la croissance régulière de la part des profits des entreprises états-uniennes qui viennent des filiales étrangères  [22]. Il faudrait avoir accès à la comptabilité des groupes individuels pour connaître la contribution des filiales chinoises. Les avantages que le capital états-unien tire de « l’usine du monde » ne se limitent pas aux flux de profits. Ils incluent la déflation salariale dont l’économie américaine bénéficie au même titre que l’ensemble des économies avancées.

21Le résultat en est clair, et il constitue l’un des traits de la phase actuelle du capitalisme. Il s’agit du « découplage » des lieux de localisation des centres financiers qui sont les bastions du capital de placement aux traits rentiers, à commencer par New York, d’avec les endroits où se déroule l’accumulation effective, celle qui voit l’incorporation dans l’armée des prolétaires exploités par le capital de centaines de milliers, voire de millions de nouvelles recrues. À ce découplage s’ajoute l’accumulation des nouveaux moyens de production et de communication que cette exploitation exige et qui ont été fournis en partie par l’investissement extérieur. Il y a trois ans, j’ai souligné la dimension de fuite en avant aux effets non calculés de l’invasion et de l’occupation de l’Iraq  [23]. N’y a-t-il pas quelque chose d’analogue en ce qui concerne l’aide industrielle et technologique massive apportée à la Chine, dont la taille, la culture et les institutions étatiques en font le seul grand État susceptible de devenir un rival économique et militaire direct des États-Unis ? Il aurait fallu des décennies avant que l’accumulation du surproduit créé par les ouvriers et les paysans et approprié par la caste bureaucratique ne lui permette d’assurer une transition vers le capitalisme. Elle y est parvenue en un laps de temps très court. Le rôle joué par les grands groupes états-uniens du secteur manufacturier et de la distribution concentrée (Wal-Mart en tête) à partir de 1992, puis de façon accélérée après la crise asiatique de 1997-1998, a été décisif. Sans leurs investissements – qui ont longtemps été de vrais investissements et le restent le plus souvent, là où ailleurs il s’agit d’acquisitionsabsorptions de firmes existantes – et sans les technologies manufacturières et de gestion capitaliste qui ont été transférées en même temps, la transformation en quelque quinze ans de la Chine en « usine du monde » aurait été impossible.

22Il y aurait intérêt à élargir la réflexion des marxistes à l’ensemble des effets contradictoires, sur la politique des États-Unis et sur sa capacité à défendre son hégémonie à moyen terme, des stratégies dictées par l’exigence de satisfaire la valeur actionnariale, de maintenir le niveau des cours boursiers et de préserver la fiction des titres comme expressions de la richesse. Lors des attentats du 11 septembre à New York, je me suis rappelé l’observation faite par Trotski en 1932 : la « croissance inévitable de l’hégémonie mondiale des États-Unis développera ultérieurement de profondes contradictions dans (son) économie et (sa) politique (…). En imposant la dictature du dollar sur le monde entier, la classe dirigeante des États-Unis introduira les contradictions du monde entier dans sa propre domination »  [24]. Le terme scientifique utilisé par ceux des économistes qui s’intéressent à cette « dictature » est celui de « seigniorage benefit » (avantage venant du privilège du seigneur de battre monnaie)  [25]. C’est sur ce privilège que les États-Unis ont construit leur déficit extérieur colossal et, au-delà de celui-ci, le fonctionnement de leurs circuits internes de valorisation du capital. L’échelle des « demandes » que les États-Unis font sur les réserves d’énergie et de matières premières mondiales est à la mesure de leur déficit et n’est permise que par leur endettement extérieur. Celui-ci donne à ces « demandes » le caractère de prédations qui n’ont plus grand-chose à voir avec des relations de « marché ».

23La facilité et la durée de ces prédations ont contribué à forger des réflexes politiques et sociaux qui justifient l’analogie faite avec le comportement des Romains, l’aristocratie comme la plèbe, au temps de l’Empire. Mais le monde contemporain ne tolèrera pas, au-delà d’une courte période, des rapports « impériaux » prédateurs. Les centaines de milliers de jeunes diplômés du monde entier qui assurent le financement d’une partie des universités états-uniennes et le fonctionnement d’une partie des laboratoires ont cessé de rester aux États-Unis toute leur vie. Ils retournent chez eux aider au renforcement de leurs pays qui seront les futurs concurrents des firmes états-uniennes. Ni la Chine ni l’Inde ne peuvent être traitées comme le fut l’Égypte des dernières dynasties. Surtout, la planète est un monde fini aux ressources comptées. Si les États-Unis veulent faire prévaloir leurs prédations « impériales » longtemps, cela ne pourra se faire qu’au moyen de guerres terribles et conduira peut-être à une mise en cause radicale de la possibilité de vie sur la planète pour quiconque n’appartient pas à une minorité armée jusqu’aux dents. D’où l’exigence de surmonter le legs du stalinisme et du « socialisme réel », et de tenter de donner à l’alternative de Rosa Luxembourg le socialisme comme issue et non la barbarie.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/amx.040.0071

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