À New York, en septembre 1913, un enfant de 10 ans monte dans le train pour se rendre à Portland, dans l’Oregon : c’est l’ultime étape d’une odyssée qui a commencé plusieurs mois auparavant, à Dvinsk, dans l’Empire russe. Markus Rothkowitz est vêtu du traditionnel costume noir des écoles talmudiques de son pays et, autour du cou, il porte une pancarte sur laquelle on peut lire « I don’t speak English » (figure 1). Plus tard, dans une conversation avec Robert Motherwell, le peintre Mark Rothko évoquera le port de cette pancarte infamante comme l’une des expériences les plus traumatisantes de sa vie. Mais si, en Russie, il a échappé à la terreur des pogroms sauvages et aux risques de conscription forcée dans l’armée impériale, désormais aux États-Unis, il s’engage dans une expérience de déracinement beaucoup plus déroutante qu’il ne l’imaginait.
En 1942, toujours à New York, le sociologue viennois Alfred Schütz prononcera une conférence à la New School for Social Research où il est venu rejoindre d’autres universitaires européens en exil : « L’étranger ne considère pas du tout le modèle culturel [qu’on lui propose] comme un asile protecteur, explique-t-il, mais bien plutôt comme un labyrinthe dans lequel il a perdu tout sens de l’orientation. » Quinze ans après son arrivée aux États-Unis, Markus Rothkowitz sortira du labyrinthe grâce à sa décision de devenir artiste ; trente-sept ans plus tard, il inventera sa propre esthétique, avec des rectangles colorés flottant l’un sur l’autre ; quarante-cinq ans plus tard, il proposera un…