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Chapitre d’ouvrage

7. Dans la guerre d’Ukraine, l’Union européenne se révèle-t-elle comme l’État des Européens ?

Pages 117 à 135

Notes

  • [1]
    Voir notamment « Qu’est-ce qu’un État national ? », p. 225
  • [2]
    Pour une vision critique des EB, voir Aldrin [2011, p. 20].
  • [3]
    Portail des enquêtes Eurobaromètres : https://europa.eu/eurobarometer/screen/home.
  • [4]
    Enquête réalisée au moyen de 26 468 entretiens individuels répartis dans les 27 États membres (paragraphe « contexte » du communiqué disponible à cette adresse : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_1142).
  • [5]
    Enquête réalisée au moyen de 26 425 entretiens individuels répartis dans les 27 États membres (p. 9 de l’annexe disponible à cette adresse : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_3755).
  • [6]
    Les sondages d’opinion étant des données individuelles produites en dehors de la vie, du débat et de la délibération politiques, les conclusions qu’on peut tirer de leur analyse méritent toujours préférentiellement d’être confrontées par d’autres types de données – comme celles issues des votes.
  • [7]
    Ce soutien caractérise autant cette politique lorsqu’elle est considérée comme une politique de l’UE que lorsqu’elle est considérée comme une politique nationale. Opinion nationale par opinion nationale, il y a des nuances : tantôt l’UE bénéficie de plus de crédit, tantôt c’est le gouvernement national, mais les variations sont faibles.
  • [8]
    On observe que des pays qui sont des démocraties libérales et ont des situations géopolitiques et géohistoriques comparables peuvent présenter d’importantes variations de politique étrangère entre eux et connaître des débats clivants dans leurs sociétés respectives sur celle-ci [Risse-Kappen, 1991].
  • [9]
    Sur le cas de la France, voir Soutou [2019], sur celui de l’Allemagne, Stark [2023], et sur celui de l’Italie, Goretti [2023].
  • [10]
    Cette conclusion rejoint l’interprétation d’ensemble de l’opinion publique européenne proposée par Dominique Reynié [2019, p. 425-426].
  • [11]
    Jusqu’alors la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) s’est caractérisée par des opérations extérieures comme l’envoi de forces dans un cadre civilo-militaire pour maintenir une paix fragile et construire un État (cas de l’ex-Yougoslavie) ou l’opération militaire Atalante pour mettre fin à la piraterie au large de la Corne de l’Afrique.
  • [12]
    Par exemple et entre autres : Stefano Bartolini, Olivier Costa, Renaud Dehousse, Jean-Marc Ferry, Zaki Laïdi, Jacques Lévy, Paul Magnette, Andrew Moravcsik, Jean-Louis Quermonne, Vivien Schmidt.
  • [13]
    D’autant plus que l’État-nation en Europe appelle une analyse critique de déconstruction [Kahn, 2014].
  • [14]
    Et que ce processus, selon certains [Dehousse et Monceau, 2016], ne favorise pas la réactivité démocratique entendue comme une sensibilité fluide aux préférences des citoyens.
  • [15]
    Ferry [2006] notamment.

1 Sans livrer la guerre sur le champ de bataille, l’Union européenne (UE) est très impliquée dans le soutien à l’Ukraine qui se défend contre l’État russe qui l’a attaquée et envahie. Ce faisant, les pays européens mettent en forme, concrètement, une politique étrangère et de défense européenne. Ce soutien à l’Ukraine et cette implication dans sa défense répondent-ils à une demande sociale ? Que signalent-ils ? L’analyse des enquêtes Eurobaromètres permet d’observer qu’il y a une opinion publique européenne que caractérise un soutien net à cette politique régalienne de soutien. Il est dès lors intéressant d’établir comment se décline ce soutien et dans quelle mesure il est l’indice, ou non, d’une demande d’étaticité et d’un patriotisme à l’échelle de l’UE.

2 « La guerre a fait l’État, et l’État a fait la guerre », a démontré Charles Tilly. Que révèle sur l’UE la guerre de la Russie contre l’Ukraine ? Un État européen cristallise-t-il à travers elle ? La démonstration de Tilly considère une période millénaire [Tilly, 1992 et 2000]. Schulze [1996 [1]], parmi d’autres, a souligné que l’époque contemporaine (de 1789 à 1945) se distingue par le fait que, en Europe, de plus en plus, l’État a fondé sa légitimité et celle de ses guerres sur la nation, au nom de laquelle il agit et qu’il mobilise.

3 Les Européens ne livrent pas cette guerre. Toutefois, notre questionnement à partir de novembre 2022 a été le suivant : la réaction de l’UE témoigne-t-elle que, dans leurs diversités nationales, les habitants de l’Europe font des choix collectifs qui les caractérisent au point que l’UE serait en quelque sorte un État ou un pays avec sa société ? Un patriotisme européen cristallise-t-il face à la guerre de la Russie contre l’Ukraine dans laquelle s’implique tant l’Union européenne ?

4 Face à la guerre d’agression de l’Ukraine par la Russie, les dirigeants européens ont décidé avec célérité et dans la durée en même temps d’exercer sur le régime russe des sanctions pour rendre très coûteux et très contraignant son effort de guerre et de soutenir les Ukrainiens par les moyens de l’hospitalité, de la solidarité, de la sobriété énergétique et de la livraison de matériels de guerre de plus en plus puissants et sophistiqués.

5 Ces politiques publiques et ces choix collectifs sont d’ores et déjà mis en œuvre depuis dix-huit mois (février 2022-août 2023) par les gouvernements nationaux, la Commission européenne et les partis politiques européens qui les ont coélaborés. Font-ils l’objet d’une approbation des citoyens européens ? Répondent-ils à une demande sociale ? Durant cette période, les enquêtes Eurobaromètres offrent des données qui permettent de répondre à ces interrogations. Ces enquêtes peuvent permettre de formuler des hypothèses sur l’existence d’un patriotisme européen parmi les citoyens de l’UE.

6 Les enquêtes Eurobaromètres sont un programme de sondages d’opinion menés tout au long de l’année par la Commission européenne depuis 1973. Il s’agit d’évaluer l’opinion publique au sein des pays membres de l’Union européenne pour saisir une opinion publique européenne. Ces enquêtes ont pris le nom de EB. Elles sont effectuées à la demande de la Commission européenne. « Compte tenu des contraintes qui retiennent la pleine émergence d’un espace public européen », elles « produisent des données d’une richesse sans équivalent » [Reynié, 2019, p. 417] [2]. L’EB dit standard est publié deux fois par an. Il porte sur le degré de satisfaction de l’opinion sur l’UE et ses politiques publiques. Il est réalisé au moyen d’entretiens en face à face de personnes constitutives d’un échantillon représentatif – dont la taille varie de 500 (dans les pays de moins de 1 million d’habitants) à 1 500 dans chaque pays en fonction du nombre d’habitants. Des EB spécifiques sont réalisés sur des questions d’actualité. Chaque EB semestriel se présente sous la forme de plusieurs rapports thématiques disponibles en autant de fichiers pdf en accès libre sur le site de la Commission européenne [3]. Dans cet article, les chiffres utilisés sont ceux des EB.

7 Des deux enquêtes Eurobaromètres (EB) réalisées durant l’hiver 2022-2023 (EB 98) [4] [Eurobaromètre, 2023a] et au printemps 2023 (EB 99) [5] [Eurobaromètre, 2023b], il ressort plusieurs éléments [6].

Une approbation nette du soutien à l’Ukraine

8 La satisfaction à l’égard de la politique de soutien à l’Ukraine et d’opposition à la Russie prise dans son ensemble est élevée en Europe. Elle l’est dans la durée. Le pourcentage de sondés « satisfaits de la réponse apportée par l’UE à l’invasion russe de l’Ukraine » est de 55 % puis 56 % dans l’UE [Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023 ; Eurobaromètre 99, printemps 2023]. La satisfaction à l’égard de « la réponse de l’UE à l’invasion russe de l’Ukraine » est à la fois majoritaire dans l’UE comme ensemble et nette, voire élevée, dans 22 des 27 pays qui la composent. A contrario, l’insatisfaction est majoritaire dans les 5 restants. Dans l’Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023, alors que le pourcentage de satisfaction est de 55 % dans l’UE, il est supérieur ou égal à ce taux dans 15 États-membres. Au sein de cet ensemble de 15 pays, il est compris entre 79 % et 75 % dans 5 pays : au Portugal, en Irlande, en Pologne, au Danemark et en Finlande. Sur les 12 restants, une majorité de sondés est satisfaite par la réponse de l’UE dans 7 pays et insatisfaite dans les 5 autres : en Grèce (57 %), en Slovaquie (55 %), en Slovénie (50 %), en Estonie (48 %) et à Chypre (48 %). Dans l’Eurobaromètre 99, printemps 2023, le pourcentage de satisfaction est de 56 % dans l’UE, et il est supérieur ou égal à 55 dans 14 États membres. Il est compris entre 81 % et 74 % dans 7 pays : au Portugal, au Danemark, en Pologne, en Finlande, en Irlande, aux Pays-Bas et en Suède. Sur les 12 restants, une majorité de sondés est satisfaite par la réponse de l’UE dans 7 pays et insatisfaite dans les 5 autres : à Chypre (58 %), en Autriche (53 %), en Grèce (52 %), en Slovénie (48 %) et en Estonie (47 %). On note qu’en Slovaquie la proportion de personnes insatisfaites est dépassée de très peu par celle de personnes satisfaites (46 % contre 47 %).

9 La satisfaction à l’égard du soutien européen à l’Ukraine face à la Russie est nette à l’échelle de l’UE. Elle est massive au Portugal, au Danemark, en Pologne, en Finlande et en Irlande (voire en Suède et aux Pays-Bas) ; elle est minoritaire de peu à Chypre, en Grèce, en Slovénie et en Estonie (voire en Slovaquie).

Une satisfaction massive à l’égard de la politique humanitaire et d’accueil, une approbation nette et différenciée du soutien financier et des sanctions

10 Il est intéressant d’observer selon quelle hiérarchie se décline dans l’UE cette opinion d’ensemble. Les enquêtes Eurobaromètre 98 et 99 distinguent cinq politiques publiques au sein de « la réponse apportée par l’UE à l’invasion russe de l’Ukraine » : le soutien de type humanitaire ; le soutien financier prodigué à l’Ukraine par l’UE ; les sanctions économiques contre la Russie ; les sanctions contre les médias russes présents dans les pays de l’UE ; le financement de l’achat et de la livraison de matériels militaires à l’Ukraine.

11 Le soutien de type humanitaire bénéficie d’un accord massif (91 % dans EB 98 puis 88 % dans EB 99 sont d’accord ; 7 % puis 9 % ne sont pas d’accord) ; l’accueil dans l’UE des personnes fuyant la guerre aussi (88 % puis 86 % sont d’accord ; 9 % puis 11 % ne sont pas d’accord).

12 Le soutien financier prodigué à l’Ukraine par l’UE bénéficie d’un accord très net (77 % puis 75 % sont d’accord ; 19 % puis 21 % ne sont pas d’accord) ; le soutien militaire d’un accord net (65 % puis 64 % sont d’accord ; 29 % puis 31 % ne sont pas d’accord).

13 Les sanctions économiques contre la Russie bénéficient d’un accord très net (74 % puis 72 % sont d’accord ; 21 % puis 22 % ne sont pas d’accord) ; les sanctions contre les médias russes présents dans les pays de l’UE d’un accord net (67 % puis 66 % sont d’accord ; 24 % puis 26 % ne sont pas d’accord) [7].

14 La plupart des pays se caractérisent donc par un accord net avec les actions concrètes de soutien à l’Ukraine comme avec les sanctions contre la Russie. Ces données sont cohérentes avec celles sur « la réponse apportée par l’UE à l’invasion russe de l’Ukraine ».

15 Dans cet ensemble, le caractère massif du soutien à l’aide humanitaire et à l’accueil des réfugiés ukrainiens fuyant la guerre peut s’expliquer par deux facteurs. D’une part, ces deux actions seraient moins perçues comme des politiques publiques, des actions de politique étrangère et des actions étatiques et davantage comme des actions qui émanent de la société civile et des acteurs locaux. D’autre part, les bénéficiaires directs de ces actions étant des individus davantage que des pays, ces deux actions seraient plus consensuelles car moins perçues comme un soutien à un pays et une manière de prendre parti dans le conflit [8]. Enfin, elles peuvent être perçues comme ne résultant pas d’un arbitrage entre différentes dépenses collectives et publiques.

16 Ces éléments d’ensemble étant posés, des nuances apparaissent, qui permettent d’opérer des distinctions entre pays et d’établir des typologies. L’accord avec le soutien humanitaire et la politique d’accueil étant massif, la différenciation relative entre les opinions nationales porte sur les variations de l’approbation du soutien financier, des sanctions et du soutien militaire.

17 Pour mémoire, dans l’ensemble de l’UE (Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023, puis Eurobaromètre 99, printemps 2023), l’approbation du soutien financier et des sanctions est nettement majoritaire, avec 19 % puis 21 % de sondés exprimant leur désaccord sur le premier point (4 % « ne savent pas » [NSP]) et 21 % puis 22 % d’entre eux exprimant leur désaccord sur le second (5 % puis 6 % NSP).

18 Un premier groupe comprend quelques pays dont les opinions publiques sont relativement moins en accord avec ces deux politiques publiques, avec une minorité très significative qui les désapprouve. Il s’agit de la Grèce, de la Hongrie, de la Bulgarie et de la Slovaquie. On le constate dans l’Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023 puis dans l’Eurobaromètre 99, printemps 2023 : 31 % des Grecs sont en désaccord avec le soutien financier, et 38 % puis 35 % avec les sanctions ; 35 % puis 38 % des Hongrois sont en désaccord avec le soutien financier, et 39 % puis 37 % avec les sanctions ; 37 % des Bulgares sont en désaccord avec le soutien financier, et 41 % puis 40 % avec les sanctions ; 42 % puis 41 % des Slovaques sont en désaccord avec le soutien financier, et 44 % puis 41 % avec les sanctions. La République tchèque (désaccord avec le soutien financier : 37 % puis 37 % ; désaccord avec les sanctions : 26 % puis 21 %) et la Roumanie (désaccord avec le soutien financier : 35 % puis 38 % ; désaccord avec les sanctions : 25 % puis 30 %) tendent vers cette catégorie.

19 Cet appariement entre ces différents pays pourrait bien trouver sa source dans le fait que, pour des raisons à chaque fois spécifiques, une part significative de la société est sensible au point de vue et au récit mis en avant par l’État russe pour justifier l’invasion de l’Ukraine, ou qu’elle se montre dubitative vis-à-vis de ceux promus par l’Union européenne pour justifier son soutien à l’Ukraine. Les sociétés hongroise, bulgare, roumaine, tchèque et slovaque sont en effet travaillées par l’illibéralisme. La société grecque est restée très marquée par le coût social et les changements structurels de son économie et de son État-providence exigés par l’UE en contrepartie du sauvetage de la Grèce lors de la crise de la zone euro. En Bulgarie, comme en Roumanie, l’Église orthodoxe, influente, est proche de l’Église orthodoxe de Russie [D’Aloisio, 2022].

20 Un deuxième ensemble apparaît. Ces pays ont en commun que l’accord y est net, mais qu’une minorité est dubitative ; c’est le cas de la France (où 23 % puis 24 % des sondés sont en désaccord avec le soutien financier, par rapport auquel 9 % puis 8 % ne savent pas, et où 24 % puis 26 % des sondés sont en désaccord avec les sanctions, à propos desquelles 11 % puis 11 % ne savent pas) ; de l’Allemagne (désaccord à 17 % puis 22 % sur le soutien financier, et 3 % puis 3 % NSP ; désaccord à 22 % sur les sanctions et 4 % NSP) et de l’Italie (désaccord à 20 % puis 23 % sur le soutien financier et 4 % puis 5 % NSP ; désaccord à 22 % puis 24 % sur les sanctions et 4 % puis 6 % NSP).

21 On constate qu’il s’agit de pays dont le poids économique et démographique est important au sein de l’UE. Pour autant, ce qui les caractérise ici est leur situation géopolitique et historique. La France, l’Italie et l’Allemagne ont en commun des politiques étrangères qui se veulent très actives et sont perçues comme telles dans leurs opinions. Ce sont trois États qui jouent un rôle influent dans les relations internationales. Leur politique étrangère et leur place dans le monde sont des sujets mobilisateurs et débattus dans les sphères publiques et la vie politique. Les différentes visions de ceux-ci sont des facteurs de choix partisans, voire de polarisation de la compétition électorale et mobilisent des valeurs concurrentes. Ces représentations sont entre autres informées par des conceptions de l’histoire du rôle tenu par ces pays en Europe et dans le monde, par exemple au cours de la Première Guerre mondiale et la guerre froide. La représentation de leurs relations avec la Russie tout au long du xxe siècle comme l’interprétation rétrospective de leur puissance et de leur influence [9] expliquent l’articulation entre un accord net et une minorité dubitative qu’ont en commun les opinions de ces trois pays.

22 Un autre ensemble se distingue. C’est en Lituanie, en Finlande, en Suède, au Danemark, aux Pays-Bas, en Irlande, au Portugal et en Pologne que les opinions publiques expriment le plus massivement leur adhésion à la fois au soutien financier et aux sanctions. Notre hypothèse explicative est la suivante. Ces pays partagent le sentiment très vif d’avoir été en butte à l’impérialisme d’États voisins, conquérants ou prédateurs. Pour quatre d’entre eux, la Russie a été un de ces États impérialistes [Dullin, 2021]. La question de l’indépendance fait dès lors l’objet dans ces pays d’une vigilance particulière : leurs habitants y attachent une très grande valeur tout en considérant qu’elle n’est jamais acquise définitivement. On peut ici faire l’hypothèse que l’identification au combat des Ukrainiens ou l’empathie à leur égard sont très largement partagées au sein des sociétés de ces pays.

23 Si ces spécificités nuancent le tableau, il ne s’agit pas de perdre de vue son ensemble. C’est bien dans la quasi-totalité des États membres qu’une majorité des sondés est d’accord avec le soutien financier de l’UE à l’Ukraine comme avec les sanctions à l’encontre de la Russie. Seule exception à cette situation : dans l’enquête Eurobaromètre 99, printemps 2023, une majorité de sondés à Chypre est en désaccord avec les sanctions à l’encontre de la Russie.

Une approbation majoritaire et différenciée du soutien militaire

24 S’agissant du financement de l’achat et de la livraison de matériels militaires à l’Ukraine, dans l’enquête Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023, ils sont majoritairement approuvés dans 24 pays sur 27. Le désaccord avec cette politique l’emporte cependant en Grèce, en Bulgarie et en Slovaquie. Ces trois pays figurent parmi les quatre dans lesquels on a constaté l’existence d’une minorité significative qui n’est d’accord ni avec le soutien financier à l’Ukraine ni avec les sanctions à l’encontre de la Russie.

25 Dans 8 pays, l’accord avec cette action est supérieur à 80 % des sondés : Suède, Pays-Bas, Danemark, Pologne, Lituanie, Finlande, Portugal, Irlande. Ils s’illustraient déjà par leur soutien très majoritaire au soutien financier et aux sanctions. Dans 6 pays, ce taux est compris entre 79 % et 65 % (65 = ensemble de l’UE) : Lettonie, Malte, Croatie, Estonie, Belgique et Espagne. Dans 9 pays, il varie de 64 % à 50 % : Luxembourg, Allemagne, France, Italie, Roumanie, Slovénie, Autriche, République tchèque et Hongrie. Dans 4 pays, moins de 50 % des sondés sont d’accord : Chypre, la Grèce, la Bulgarie et la Slovaquie.

26 Dans l’enquête 99 du printemps 2023, une majorité d’accord avec cette politique se dégage dans 21 pays sur 27. Dans 7 pays, l’accord avec cette action est supérieur ou égal à 79 % des sondés : Suède, Pays-Bas, Danemark, Pologne, Lituanie, Finlande, Portugal, Irlande. Dans 6 pays, il est compris entre 78 et 64 % (64 = ensemble de l’UE) : Lettonie, Croatie, Luxembourg, Belgique, Estonie, et Malte. Dans 7 pays, il varie de 62 % à 49 % : Allemagne, Espagne, Italie, France, Roumanie, République tchèque et Slovénie. Les 6 pays restants dans lesquels le désaccord l’emporte sont la Grèce, la Bulgarie, la Slovaquie, Chypre, la Hongrie et l’Autriche, avec un taux de désapprobation compris entre 53 % et 58 %.

27 L’ensemble de ces données amène à considérer qu’il existe un large accord dans l’UE avec la politique ukrainienne de l’Union européenne. Cet accord est d’autant plus large qu’il est réparti sur tout le territoire de l’UE. Il est surreprésenté dans 7 à 8 pays, et sous-représenté (voire légèrement minoritaire) dans 4 à 6 pays. Dans les autres, dont les trois plus peuplés, même si une minorité significative n’est pas convaincue, l’adhésion de l’opinion au soutien de l’UE à l’Ukraine est clairement majoritaire.

28 Au total, le tableau est donc celui d’une politique ukrainienne de l’UE qui est majoritairement soutenue et qui ne polarise ni ne clive la société européenne. On peut en conclure ici que cette politique est reconnue comme légitime, tant dans son objet que dans sa dimension européenne, au sein d’une population qu’il est possible de considérer comme un tout puisque les termes du débat sont partagés sur l’ensemble du territoire de l’UE dans les mêmes conditions : celles d’une société non pas unanimiste mais pluraliste, où le point de vue minoritaire est respecté et où la minorité accepte le fait majoritaire. Il en résulte une légitimité pour des actions de type régalien menées par l’Union européenne [10]. Ces données ne permettent pas de trancher le débat entre ceux qui affirment que l’UE n’est pas un État et ne peut l’être et ceux pour qui le constat d’une étaticité propre à l’UE justifie la qualification d’État. Mais elles montrent que l’Union européenne est regardée et perçue comme une entité territoriale à même de déployer des politiques publiques dans les domaines qui sont classiquement réputés du ressort (et attendus) de l’État régalien. On peut en inférer que la supranationalité est légitime dans l’opinion publique européenne en tant que telle. Or ce qui singularise l’étaticité européenne est précisément qu’elle est un régime politique supranational [Magnette, 2023].

Un patriotisme européen ?

29 Les données Eurobaromètres sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie témoignent d’une légitimation de l’étaticité de l’UE dans l’opinion publique européenne. Cette étaticité pourrait correspondre à une demande sociale que des fonctions attendues de l’État soient assurées par l’UE. Cette légitimation d’une étaticité européenne révélée dans la guerre d’Ukraine va-t-elle de pair avec un patriotisme européen qui cristalliserait dans cette politique de soutien à l’Ukraine et d’opposition à l’agression russe ? Pour apporter des éléments de réponse, il est possible de confronter ce qui précède aux réponses à l’enquête sur les valeurs et les politiques de l’UE.

30 Pour 76 % des sondés européens (Eurobaromètre 98, hiver 2022-2023), l’invasion de l’Ukraine par l’État russe est perçue comme une menace pour la sécurité de leur pays – contre 20 % qui expriment leur désaccord avec cet énoncé. Ainsi, le soutien à la politique de soutien à l’Ukraine et de sanctions de la Russie peut être corrélé à un calcul rationnel – assurer sa sécurité et son indépendance ; cette rationalité peut être motivée par la peur d’être envahi ou attaqué par l’État russe. C’est en Pologne, en Lituanie et en Suède que la perception d’une menace est la plus élevée. C’est en Bulgarie, en Autriche et en Grèce qu’elle l’est le moins.

31 On note premièrement une corrélation avec les données qui mesurent l’accord avec la politique ukrainienne de l’UE depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Cet accord est net, comme l’est la perception d’une menace. Deuxièmement, les trois pays où l’opinion associe le plus cette politique à une réponse à la menace sont parmi ceux dans lesquels le soutien aux actions entreprises par l’UE est le plus élevé. Enfin, la Bulgarie et la Grèce sont deux des pays où le soutien à cette politique dans l’opinion publique est le moins élevé.

32 Dans le même temps, presque huit Européens sur dix (78 %) sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « en se posant contre l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE défend les valeurs européennes ». Dans 15 pays sur 27, les réponses sont égales ou supérieures à ce pourcentage européen : Suède, Finlande, Pologne, Pays-Bas, Danemark, Lituanie, Portugal, Croatie, Irlande, Belgique, Luxembourg, Lettonie, Espagne, Malte, Estonie (par ordre décroissant). En Lettonie et en Estonie, le pourcentage de « ne sait pas » est de 10 %. Dans le groupe des 15 pays dans lesquels l’accord est égal ou supérieur à l’ensemble européen, 15 % des sondés en Belgique et à Malte, 11 % en Estonie et au Luxembourg, et moins de 10 % dans les dix autres pays sont en désaccord avec cette affirmation. Pour l’ensemble de l’UE, ce taux est de 16 %.

33 Ce nombre de 15 pays est très significatif. Il est deux fois plus élevé que celui des pays dans lesquels le soutien à la politique ukrainienne de l’UE est très net, voire massif. On retrouve là ces pays dont la culture politique inclut l’attention vigilante au risque impérialiste ; leur groupe s’élargit à d’autres pays également caractérisés par ce trait comme la Belgique, la Lettonie et l’Estonie, ces deux derniers ayant éprouvé l’expérience historique de l’impérialisme russe et soviétique. Dans 4 pays, le pourcentage d’accord est de 76 % et 75 % : France, Italie, République tchèque et Allemagne. Il s’agit également d’une majorité très nette. Dans ces 4 pays, le pourcentage des sondés en désaccord avec cette affirmation est plus élevé que dans les 15 précédents. Il est de 13 % en France, de 19 % en Italie et en Allemagne, et de 20 % en République tchèque. En France, le pourcentage de « ne sait pas » est de 10 % ; il est de 6 % en Allemagne et de 5 % dans les deux autres pays. Il y a ici comme un écho atténué de l’interprétation proposée plus haut à propos de la présence de minorités significatives qui ne soutiennent pas la politique ukrainienne de l’UE dans les pays qui se considèrent davantage comme des acteurs influents dans le monde que comme des pays menacés par l’impérialisme. Ce qui retient l’attention en premier lieu est cependant le net accord de l’opinion de ces trois pays concernant la justification de l’opposition à l’invasion russe de l’Ukraine au nom de la défense des valeurs européennes.

34 Il reste 8 pays : dans ce groupe-ci, le pourcentage de sondés en désaccord est compris entre 26 % et 31 %. C’est une minorité significative. Pour autant, le pourcentage des sondés qui sont en accord avec l’affirmation selon laquelle « en se posant contre l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE défend les valeurs européennes » y est clairement majoritaire, puisqu’il est compris entre 69 % et 56 %. Ces 8 pays sont la Hongrie, l’Autriche, Chypre, la Roumanie, Grèce, la Slovénie, la Bulgarie, la Slovaquie (par ordre décroissant). Dans ces trois derniers, le pourcentage de « ne sait pas » est de 9 %, 13 % et 13 %. En Hongrie et en Slovaquie, le pourcentage d’accord a chuté de 10 % et 9 % points en six mois (de l’été 2022 à l’hiver 2022-2023). Ce groupe de 8 pays présente une cohérence avec celui des pays marqués par une surreprésentation du scepticisme envers (ou du désaccord avec) la politique ukrainienne de l’UE. On note cependant là encore que la surreprésentation du désaccord avec l’opposition à l’invasion russe de l’Ukraine au nom de la défense des valeurs européennes y est clairement moindre que la surreprésentation de la minorité en désaccord avec la politique ukrainienne de l’UE.

35 L’ensemble du tableau des données sur le sens à donner à la politique ukrainienne de l’UE témoigne d’une cohésion certaine des habitants de l’UE : dans leur diversité, ils donnent très majoritairement un sens commun à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle les menace, et s’y opposer équivaut à défendre les « valeurs européennes ». Ce qui présuppose, implicitement, qu’une nette majorité d’Européens considèrent qu’il y a des « valeurs européennes » et que l’UE prise comme ensemble est habilitée à les défendre.

36 Il est dès lors intéressant de comparer les réactions à l’énoncé selon lequel « en se posant contre l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE défend les valeurs européennes » avec les réponses à la question : « Veuillez dire dans quelle mesure vous vous sentez attaché(e) à l’Union européenne. » Dans l’ensemble de l’UE, 61 % des sondés répondent « très » (16 %) ou « assez » (45 %) « attaché(e) » ; et 37 % « pas très » (27 %) ou « pas du tout » (10 %) « attaché(e) ». Dans 12 pays sur 27, les taux d’attachement sont égaux ou supérieurs à ce pourcentage européen : la Pologne, le Luxembourg, le Danemark, Malte, l’Espagne, la Lettonie, la Hongrie, la Lituanie, le Portugal, l’Allemagne, l’Irlande, Slovénie (par ordre décroissant). Dans 12 pays sur 27, les réponses se situent entre le pourcentage européen d’attachement (61 %) et 52 % : la Suède, Chypre, la Croatie, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, la Finlande, la France, la Slovaquie, la Roumanie, l’Autriche, la Bulgarie (par ordre décroissant). Dans 3 pays sur 27, les réponses sont inférieures à 50 % d’attachement : la République tchèque (46 %), l’Estonie (45 %), la Grèce (39 %).

37 On peut, premièrement, en conclure un découplage relatif entre « (l’UE défend les) valeurs européennes » et « attachement à l’UE ». Plus de sondés affirment leur adhésion aux « valeurs européennes que défend l’UE » avec sa politique ukrainienne qu’un « attachement à l’UE » : l’écart d’ensemble est de plus de 15 points entre, d’une part, la proportion d’Européens qui assimilent soutien à l’Ukraine et défense des valeurs européennes et, d’autre part, la proportion d’Européens qui se déclarent attachés à l’Union européenne. 9 pays figurent à la fois parmi les 15 dont l’opinion publique considère très majoritairement que, « en se posant contre l’invasion russe de l’Ukraine, l’UE défend les valeurs européennes » et parmi les 12 qui manifestent le plus d’« attachement à l’UE » : la Pologne, le Luxembourg, le Danemark, Malte, l’Espagne, la Lettonie, la Lituanie, le Portugal, l’Irlande. On retrouve dans cette liste une bonne partie des pays dont la culture politique inclut l’attention vigilante au risque impérialiste – mais pas tous (la Finlande, la Suède et les Pays-Bas n’y figurent pas).

38 Quatre pays figurent à la fois parmi les 15 dont les sondés assimilent le plus défense de l’Ukraine et défense des valeurs européennes, parmi les 12 où l’attachement à l’UE est le plus élevé et parmi les 8 où se manifeste un très net accord avec le soutien à l’Ukraine et les sanctions à l’encontre de la Russie : la Lettonie, la Lituanie, l’Irlande et le Portugal. On note que la Hongrie, l’Allemagne et la Slovénie sont parmi les 12 pays où l’attachement à l’UE est le plus élevé, mais pas parmi les 15 qui assimilent le plus défense de l’Ukraine et défense des valeurs européennes.

Face à la guerre, une demande d’étaticité européenne

39 À ce stade, les hypothèses conclusives qui émergent sont donc les suivantes : le consentement des opinions aux politiques publiques de soutien à l’Ukraine et d’opposition à la Russie caractérisent les Européens. Ils témoignent de la légitimité de l’Union européenne comme régime politique et entité souveraine : les Européens se retrouvent dans une demande de politiques européennes. On propose d’en déduire que la supranationalité est validée et le régime politique de l’UE légitimé. Il y aurait ainsi comme une demande d’État européen et comme une reconnaissance et une affirmation d’un territoire européen qui doit être considéré et défendu en tant que tel.

40 Cette conclusion possible est renforcée par ce que révèlent les réponses aux questions sur ce que les Européens attendent de l’UE (ensemble de questions portant sur les priorités de l’UE [Eurobarometre, 2023c]). Ils en attendent dans une très grande majorité une politique de défense et une politique étrangère [Eurobarometre, 2023c, p. 14-19]. Le questionnaire des Eurobaromètres n’interroge pas les sondés sur le contenu attendu de ces deux politiques. On comprend donc que les Européens expriment majoritairement une demande de politique européenne de défense et des affaires étrangères, et que, dans une même proportion, ils adhèrent à la politique de soutien à l’Ukraine et à la politique de sanction de la Russie. Or, de facto, le soutien à l’effort de guerre ukrainien et aux sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe sont, dans l’histoire, la première manifestation d’une politique de défense du territoire européen [11]. Le fait qu’il suscite l’accord d’une majorité d’Européens est donc un test grandeur nature : il valide dans la pratique le souhait exprimé d’une politique européenne de défense. Cette conclusion est confortée par les réponses des sondés à la question sur leur degré d’accord ou de désaccord avec les deux énoncés selon lesquels « la coopération dans le domaine de la défense devrait être renforcée au niveau de l’UE » et « les achats d’équipements militaires des États membres devraient être mieux coordonnés ». Dans l’ensemble de l’UE, les sondés sont d’accord à 82 % et à 80 % [Eurobarometre, 2023a, p. 40]. La conclusion que l’on peut tirer de ces éléments est celle d’une demande sociale pour un État européen. Une très nette majorité de l’opinion publique européenne attend que la politique de défense dont dépendent les habitants de l’UE soit européanisée. Les sondés ne sont pas interrogés sur les modalités de cette européanisation souhaitée de leur défense ; il y a d’ores et déjà l’expression d’un cap, d’une direction que la classe politique pourrait chercher à suivre et à concrétiser par des politiques publiques. Il s’agit bien d’une demande d’État européen ou, si l’on préfère, d’étaticité européenne. L’emploi du terme étaticité permet de se déporter du champ de représentation que connote le terme État, à savoir celui de l’État-nation, et plus encore de l’État-nation tel qu’on se le représente dans la culture politique commune des sociétés européennes. Ici, il s’agit bien d’une demande que soient mis en œuvre, à l’échelle européenne et dans le cadre de l’UE, les moyens permettant de garantir l’indépendance et la défense du territoire.

41 Ce consentement et cette demande indiquent-ils l’existence d’un patriotisme européen ? Ou témoigne-t-il de l’attachement à l’indépendance et à la liberté, couplé au calcul rationnel que celles-ci seront mieux assurées par la consolidation de l’UE et d’une étaticité européenne que par des États-nations qui n’en seraient pas membres ?

42 Cet ensemble de faits peut être interprété comme suit : la guerre de la Russie à l’Ukraine révèle (ou cristallise) un sentiment d’appartenance des Européens à une société commune et partagée ; un ensemble de valeurs à défendre face à un ennemi qui les menace et les agresse aiguiserait leur sentiment que le territoire de l’UE serait le leur (de façon non exclusive) ; l’adhésion des Européens au soutien à l’Ukraine et aux représailles vis-à-vis de la Russie atteste de l’existence d’une société européenne.

43 Pour autant, peut-on aller jusqu’à affirmer que l’opposition de l’UE à cette guerre cristallise l’existence d’un pays, l’UE, identifié par ses habitants comme le pays des Européens ? Pourrait-on alors invoquer un patriotisme européen ?

44 Dans ce paysage d’ensemble, la surreprésentation des désaccords par une minorité significative caractérise un petit nombre de pays. Celui-ci ne forme toutefois pas un groupement consolidé ; en effet, son périmètre et l’intensité des désaccords exprimés fluctuent ou diminuent selon les questions posées. On n’observe pas de corrélation entre, par exemple, une forte minorité en désaccord avec le soutien financier à l’Ukraine ou une majorité en désaccord avec la livraison d’armes, d’une part, et une majorité qui ne serait pas attachée à l’UE, d’autre part. Une majorité très nette peut se prononcer en faveur d’un renforcement de la politique de défense alors même qu’une minorité significative peut désapprouver l’aide militaire à l’Ukraine. Inversement, on distingue des pays défendant avec ferveur le soutien à l’Ukraine, et qui comptent sur l’UE pour le mettre en œuvre.

45 En fait, l’opinion publique de l’UE a les traits d’une opinion pluraliste au sein d’un cadre commun de référence. Il n’y a pas de pôles et de clivages clairement marqués. Il ressort de ces contours irréguliers le tableau d’une société qui légitime l’UE en tant que lieu, niveau, instance de débat, de délibération et de décision. Or cette légitimation est accordée au sujet de décisions qui engagent la souveraineté et le régalien. Il y a donc une sorte d’État européen : une société qui s’identifie comme telle ; les différends et les différences sont considérés comme faisant partie du cadre commun de référence (politiques, système politique, valeurs). Les politiques majoritaires sont acceptées par la minorité qui est elle-même considérée et acceptée par les majorités.

46 Une société pluraliste, un ensemble de valeurs partagées, un territoire à défendre en commun, un attachement à une étaticité et un régime politique de type représentatif perçu comme légitime font-ils un patriotisme ? On ne peut pas le conclure des données qui font la matière de ce chapitre. Les Européens sont-ils fiers d’être des citoyens de l’UE ? Sont-ils fiers de cette entité étatique singulière ? On ne le sait pas. Il apparaît que, confrontés au sentiment d’une menace pesant sur leur indépendance et leur liberté, ils comptent sur elle ; qu’ils perçoivent l’UE comme une solution bien davantage que comme un problème. On ne peut en déduire un amour de l’UE, une identification à l’UE, une fierté d’appartenir à l’UE. Cette interprétation est cohérente avec les propositions de plusieurs chercheurs en sciences sociales [12] : à savoir que l’UE n’est pas une organisation régionale internationale de coopération entre des États-nations, mais qu’elle est une entité territoriale supranationale postimpérialiste, postnationaliste et postbelliciste. La construction européenne témoigne que, depuis 1945, les Européens ont pris une bifurcation culturelle et idéologique. Ils tournent le dos tant au concert européen des nations qui a caractérisé les relations internationales en Europe depuis les traités de Westphalie de 1648 et dont le Congrès de Vienne fut une réaffirmation qu’à la compétition entre nationalismes. C’est ce fait qui rend possible l’interprétation ici tirée de l’observation des données Eurobaromètre. Ce qui la renforce, c’est l’européanisation que produit en retour depuis trois générations la fabrication de cette sorte d’État européen postnationaliste et postimpérialiste sur les sociétés européennes. Dès lors qu’on accepte de ne pas prendre l’État-nation comme seul cadre de référence de l’étaticité [13], il est en effet heuristique d’envisager cette étaticité de l’UE comme une hypothèse à vérifier.

47 On mentionnera ici brièvement que les politiques publiques de l’UE sont toujours la résultante d’un processus collectif de décision [14]. Les parties prenantes de ce processus sont les acteurs du régime politique européen [Magnette, 2023] : le Conseil européen, dont les membres sont les chefs d’État et de gouvernement des pays de l’UE ; une assemblée des États membres, le Conseil de l’UE, dont les 27 membres procèdent des majorités gouvernementales et parlementaires nationales issues des élections générales nationales ; une assemblée des citoyens, le Parlement européen, dont les 705 membres sont élus au suffrage universel direct ; un exécutif, la Commission européenne, nommé par le Conseil européen, responsable devant le Parlement européen qui l’investit, et renouvelé tous les cinq ans.

48 Les idéaux types de l’État fédéral et de l’État-nation n’épuisent ni l’un ni l’autre la caractérisation du régime politique qu’est l’Union européenne. Il serait pourtant inopportun d’en conclure que ce régime n’est pas une démocratie représentative. Il est une démocratie représentative d’une forme spécifique, singulière, dont en effet ni l’État fédéral ni l’État nation ne rendent compte, quand bien même ces deux formes de construction sociale et politique offrent à la fois deux comparaisons heuristiques et deux types de réalités qui entrent, parmi d’autres, dans la fabrication de cette entité territoriale inédite qu’est l’UE.

49 Dans ce cadre de référence, certains auteurs [15] soutiennent que l’attachement à l’Union européenne correspond à un attachement commun des citoyens européens à cette construction fondée sur le droit, l’État de droit, le pluralisme, quand bien même ils ne parlent pas la même langue et sont membres de plusieurs nations. Ce sentiment d’appartenance et de solidarité, créant ainsi un patriotisme européen, peut se manifester par le soutien à des politiques communes, la défense des valeurs européennes, et la volonté de travailler ensemble pour relever les défis auxquels les Européens et les pays de l’UE sont confrontés. D’autres estiment que l’identité européenne reste faible en comparaison de l’attachement aux identités nationales. Ils soulignent que les différences culturelles, linguistiques et historiques entre les pays membres de l’UE peuvent rendre difficile le développement d’un patriotisme européen fort et homogène. D’autres encore considèrent qu’il ne peut y avoir de patriotisme européen puisqu’il n’y a pas de nation européenne.

50 Les enquêtes d’opinion, comme les Eurobaromètres ici analysés, peuvent donner des indications sur la perception du patriotisme européen dans la mesure où elles incitent à conclure à la cristallisation d’une société européenne, de ses débats et de ses engagements partagés. De cette société émane la légitimation d’une étaticité européenne, et même une demande d’étaticité européenne puisque les Européens attendent de l’UE qu’elle prenne en charge des fonctions régaliennes comme la défense tant d’un pays associé – l’Ukraine –, que de leur territoire considéré à la fois comme national et européen, ainsi que des valeurs qui fondent leur vivre-ensemble et leur vie politique, quand bien même ceux-ci sont grandement organisés dans le cadre de leur État-nation membre de l’UE.

51 La guerre d’agression de l’Ukraine rend la thèse que l’UE est un État européen – l’État que construisent les Européens – à la fois légitime et opératoire pour comprendre ce qui est à l’œuvre tant dans le processus d’Union européenne que dans le fort soutien des Européens aux Ukrainiens.

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Date de mise en ligne : 28/03/2024.

https://doi.org/10.3917/dec.senik.2024.01.0117

Notes

  • [1]
    Voir notamment « Qu’est-ce qu’un État national ? », p. 225
  • [2]
    Pour une vision critique des EB, voir Aldrin [2011, p. 20].
  • [3]
    Portail des enquêtes Eurobaromètres : https://europa.eu/eurobarometer/screen/home.
  • [4]
    Enquête réalisée au moyen de 26 468 entretiens individuels répartis dans les 27 États membres (paragraphe « contexte » du communiqué disponible à cette adresse : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_1142).
  • [5]
    Enquête réalisée au moyen de 26 425 entretiens individuels répartis dans les 27 États membres (p. 9 de l’annexe disponible à cette adresse : https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_23_3755).
  • [6]
    Les sondages d’opinion étant des données individuelles produites en dehors de la vie, du débat et de la délibération politiques, les conclusions qu’on peut tirer de leur analyse méritent toujours préférentiellement d’être confrontées par d’autres types de données – comme celles issues des votes.
  • [7]
    Ce soutien caractérise autant cette politique lorsqu’elle est considérée comme une politique de l’UE que lorsqu’elle est considérée comme une politique nationale. Opinion nationale par opinion nationale, il y a des nuances : tantôt l’UE bénéficie de plus de crédit, tantôt c’est le gouvernement national, mais les variations sont faibles.
  • [8]
    On observe que des pays qui sont des démocraties libérales et ont des situations géopolitiques et géohistoriques comparables peuvent présenter d’importantes variations de politique étrangère entre eux et connaître des débats clivants dans leurs sociétés respectives sur celle-ci [Risse-Kappen, 1991].
  • [9]
    Sur le cas de la France, voir Soutou [2019], sur celui de l’Allemagne, Stark [2023], et sur celui de l’Italie, Goretti [2023].
  • [10]
    Cette conclusion rejoint l’interprétation d’ensemble de l’opinion publique européenne proposée par Dominique Reynié [2019, p. 425-426].
  • [11]
    Jusqu’alors la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) s’est caractérisée par des opérations extérieures comme l’envoi de forces dans un cadre civilo-militaire pour maintenir une paix fragile et construire un État (cas de l’ex-Yougoslavie) ou l’opération militaire Atalante pour mettre fin à la piraterie au large de la Corne de l’Afrique.
  • [12]
    Par exemple et entre autres : Stefano Bartolini, Olivier Costa, Renaud Dehousse, Jean-Marc Ferry, Zaki Laïdi, Jacques Lévy, Paul Magnette, Andrew Moravcsik, Jean-Louis Quermonne, Vivien Schmidt.
  • [13]
    D’autant plus que l’État-nation en Europe appelle une analyse critique de déconstruction [Kahn, 2014].
  • [14]
    Et que ce processus, selon certains [Dehousse et Monceau, 2016], ne favorise pas la réactivité démocratique entendue comme une sensibilité fluide aux préférences des citoyens.
  • [15]
    Ferry [2006] notamment.
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