En Amérique latine, les années 1980 sont généralement qualifiées comme la « décennie perdue », tandis que les années 1990 sont perçues comme l’époque des virages néolibéraux volontaires ou des ajustements structurels autoritaires. Les années 2000, en revanche, resteront marquées par l’accès au pouvoir d’une série de gouvernements « de gauche » ou « progressistes » porteurs de projets de développement fondés sur une rhétorique égalitaire et sur une volonté de promotion, voire d’émancipation, des couches les plus défavorisées de la population. La « Pink Tide » (la vague rose), ainsi que les commentateurs nord-américains l’ont baptisée, a suscité de fortes attentes en Amérique latine mais aussi dans le reste du monde. En Europe, d’aucuns l’opposent volontiers aux politiques d’austérité mises en œuvre dans divers pays du Vieux Continent pour faire l’éloge du « retour de l’État » – à rebours des tendances à la privatisation – et de politiques de redistribution plus ou moins audacieuses. Un examen plus précis de ces expériences, ainsi que de l’évolution des indicateurs sociaux des pays qui ne font pas partie du « tournant à gauche », nous oblige toutefois à nuancer cette perception et à dresser un bilan plus contrasté.
Trois raisons principales nous amènent à relativiser la rupture que constituerait le « tournant à gauche » de l’Amérique latine. La première renvoie à la variété, pas toujours perceptible de l’extérieur, de ces « gauches » latino-américaines. Qu’il s’agisse de leur dynamique institutionnelle, du style de leadership ou de la logique des politiques publiques, il existe des différences majeures entre, par exemple, les gouvernements de Luiz Inácio Lula da Silva puis de Dilma Roussef au Brésil et ceux d’Hugo Chávez puis de Nicolás Maduro au Vénézuela, entre la classique coalition de gauche du Frente Amplio uruguayen et le néopéronisme des époux Kirchner en Argentine, entre la social-démocratie pragmatique de Michelle Bachelet au Chili et l’essor d’un indigénisme national-développementiste dans la Bolivie d’Evo Morales…