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Article de revue

Une terre or et sang

Brève histoire populaire de la Guyane française

Pages 22 à 31

Notes

  • [1]
    Histoire de l’Amérique française, Gilles Havard et Cécile Vidal, éd. Flammarion, 2014, p. 38.
  • [2]
    Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales, Jean Mocquet, éd. Heuqueville, 1617, p. 136.
  • [3]
    La Vision des vaincus, Nathan Wachtel, éd. Gallimard, 2013, p. II.
  • [4]
    The Discoverie of the Large, Rich, and Beautiful empire of Guiana, Walter Raleigh, éd. Robinson, 1596, p. 10.
  • [5]
    Véritable relation de tout ce qui s’est fait et passé au voyage que monsieur de Bretigny fit à l’Amérique occidentale, Paul Boyer, éd. Rocolet, 1654, p. 2-3.
  • [6]
    Description de la France equinoctiale, Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre, éd. Ribou, 1666, p. 39.
  • [7]
    À la veille de la Révolution française, Saint-Domingue produit environ 80 000 tonnes de sucre par an (soit 80 % du sucre importé en France). Cette colonie française compte alors 500 000 esclaves.
  • [8]
    Les articles 19 et 20 du Code noir obligent les maîtres à nourrir leurs esclaves quotidiennement sous peine de poursuites. Le Code noir, Imprimerie royale, 1727, p. 6.
  • [9]
    Feuille de la Guyane française, 9/01/1847.
  • [10]
    Exposé des résultats de l’émancipation des esclaves à la Guyane française, M. Favard, avril 1850 (code ANOM SG Guyane C1/A10 (17) des Archives nationales d’outre-mer).
  • [11]
    Dépêche du 19 octobre 1853 (code ANOM SG Guyane C51/F127 des Archives nationales d’outre-mer).
  • [12]
    Dépêche du 18 novembre 1859 (code ANOM SG Guyane C90/J3 (55) des Archives nationales d’outre-mer).
  • [13]
    Compagnie anonyme aurifère et agricole de l’Approuague, Poitevin, 1866, p. 7.
  • [14]
    Emplacements où l’or dit « alluvionnaire » qui se trouve au fond des cours d’eau est exploité.
  • [15]
    Compagnie anonyme (…), op. cit., p. 14.
  • [16]
    La Guyane française en 1865, Léon Rivière, Imprimerie du gouvernement, 1866, p. 53.
  • [17]
    « Quelques mots sur la Guyane », E.-J. Durand, Bull. de la Société des études coloniales et maritimes, avril-mai 1877, p. 49.
  • [18]
    Guide pratique pour la recherche et l’exploitation de l’or en Guyane française, David Levat, éd. Dunod, 1898, p. 191.
  • [19]
    Mission en Guyane en 1910, Renard, éd. Larose, 1913, p. 6.
  • [20]
    Contribution à l’étude du non-cosmopolitisme : la colonisation de la Guyane par la transportation, étude historique et démographique, Joseph Orgeas, éd. Doin, 1883, p. 35.
  • [21]
    Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris, tome VII, 1885, p. 42.
  • [22]
    Réponse à un Vieux Nègre de la Guyane, Gustave Franconie, éd. La Cootypographie, 1909, p. 14.
  • [23]
    Un déporté à Cayenne. Souvenirs de la Guyane, Armand Jusselain, éd. Lévy, 1865, p. 38.
  • [24]
    Mes souvenirs maritimes (1837-1863), Eugène Souville, éd. Perrin, 1914, p. 313.
  • [25]
    Le Bagne, affaire Rorique, Eugène Degrave, éd. Stock, 1902, p. 204-205.
  • [26]
    Souvenirs du bagne, Auguste Liard-Courtois, éd. Fasquelle, 1903, p. 263-264.
  • [27]
    Eugène Degrave, op. cit., p. 228-229.
  • [28]
    Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris, t. VII, 1885, p. 86.
  • [29]
    Journal officiel de la République française, 29/11/1890.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Cette expression fut employée pour dénoncer la mortalité des déporté·es politiques envoyé·es en Guyane durant la Révolution française.
  • [32]
    « Le bagne tel qu’il est », La Revue judiciaire, décembre 1908, p. 362.
  • [33]
    « En Guyane, un projet minier «à contretemps de l’histoire » », Patrick Lecante, Le Monde, 24/04/2018.

Les Amérindien·nes ont perdu leurs terres mais gagné de nombreuses guerres contre les colons, les esclaves ont apporté la prospérité à la colonie, et l’or a surtout fait couler le sang des travailleurs·ses. Retour sur quelques moments de l’histoire de la Guyane française, depuis l’arrivée des premiers·ères Européen·nes jusqu’à la fin du bagne.

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Carte de la Guyane, 1732.

Les guerres occultées

1La rencontre entre Européen·nes et Amérindien·nes du plateau des Guyanes à la fin du xve siècle est immédiatement marquée par le sceau de la violence. À la suite de Colomb, qui inaugure la « politique européenne de kidnapping »[1], la plupart des explorateurs embarquent avec eux des personnes amérindiennes. Ces dernières servent de présents pour les souverains européens, d’otages ou de preuves de découverte de nouvelles terres. Le sieur de La Ravardière fait ainsi enlever deux enfants sur l’île de Cayenne en 1604 pour les amener en France : il est donné une hache à la mère à titre de « compensation » [2]. Très tôt, des razzias sont également organisées sur les côtes des Guyanes pour fournir de la main-d’œuvre destinée aux plantations esclavagistes des Antilles. Face à cette « invasion européenne »[3], les Amérindien·nes réagissent de diverses manières. Tandis que des nations entières se déplacent loin des premiers centres de colonisation, d’autres vont à l’affrontement. Le Florentin Amerigo Vespucci, l’un des lieutenants de Colomb, écrit ainsi sur son voyage effectué le long des côtes guyannaises en 1499 :

2

« En naviguant le long de la côte, nous découvrions chaque jour un grand nombre de personnes. (…) Après avoir navigué 400 lieues le long de la côte, nous avons commencé à rencontrer des gens qui ne souhaitaient pas notre amitié, mais qui nous attendaient avec leurs armes, qui sont des arcs et des flèches (…). Et quand nous allions au rivage avec les chaloupes, ils nous empêchaient de débarquer, de telle sorte que nous étions obligés de combattre contre eux. À la fin de la bataille, ils étaient en piteux état face à nous, car comme ils vont tout nus, nous en faisions un grand massacre. »
The Life and Voyages of Americus Vespucius, C. Edwards Lester et Andrew Foster, éd. Mansfield, 1854, p. 164

3En 1596, dans un ouvrage maintes fois réédité, l’aventurier anglais Walter Raleigh associe la légende de l’Eldorado à la Guyane, cet empire « où l’or est plus abondant que dans n’importe quelle partie du Pérou »[4]. La fièvre de l’or ne va dès lors cesser de hanter les Européen·nes qui braveront l’Atlantique. L’écuyer Paul Boyer, membre de la Compagnie normande du Cap de Nord, écrit que tous les hommes qui embarquent pour la Guyane en 1643 ont de grands espoirs « d’acquérir une partie de ces trésors inépuisables que l’on croit être aux Indes »[5]. Cette compagnie débarque à Cayenne plus de 300 hommes, dont nombre de soldats, prêts à en découdre. Malgré leurs canons et mousquets, ces derniers déchantent vite devant la combativité des Amérindien·nes kali’na. Seule une quarantaine de survivants parvient à quitter l’île de Cayenne en 1645. Essuyant échecs sur échecs, les compagnies françaises – constituées pour une grande partie d’hommes de guerre – ne peuvent s’établir durablement en Guyane qu’à partir de 1664. Les Kali’na ne reprennent plus les armes. Le gouverneur Le Febvre de La Barre s’en félicite, se vantant d’avoir établi de « bonnes relations » avec les autochtones : « Ils connaissent à présent qu’il faut qu’ils se soumettent aux Européens, et sont détrompés de la pensée de vouloir conserver leurs terres pour eux seuls. »[6] La réalité est toute autre. Décimé·es par les maladies, les Amérindien·nes n’ont plus les moyens de lutter. Après avoir repoussé toutes les tentatives d’implantation anglaises, hollandaises et françaises de la première moitié du xviie siècle, la résistance amérindienne s’achève faute de combattant·es. Les historien·nes de la Guyane française ont longtemps occulté ces guerres. Au xixe siècle, la propagande coloniale, soucieuse de légitimer sa conquête dans une nouvelle période d’expansion européenne, invente le personnage de Cépérou, un chef amérindien qui aurait cédé ses terres aux Français·es sans livrer bataille – les colons reconnaissants auraient alors donné son nom à une colline et au fortin la surplombant. Aucun traité ne fut cependant jamais signé entre les belligérants.

4Dans une vision occidentale de l’Histoire, la colline et le fort de Cépérou, situés aujourd’hui au centre de Cayenne, sont des hauts lieux des débuts de la colonisation française en Guyane. Si l’on accepte de décentrer le regard, ces mêmes lieux de mémoire apparaissent comme des symboles de la résistance des Amérindien·nes face aux colons. Réécrire le récit de cette période est donc aujourd’hui une nécessité pour comprendre la genèse d’un territoire dont l’identité s’est forgée pour partie au feu de la guerre.

Nulle prospérité dans l’esclavage

5Dès leur installation définitive en Guyane, dans la seconde moitié du xviie siècle, les Français·es mettent en place une économie de plantations esclavagistes. Disséminées autour de Cayenne, des exploitations agricoles – les habitations ou plantations – emploient des esclaves dans de véritables camps de travaux forcés afin de produire des denrées exportables vers la métropole. Si, parmi ces denrées, la canne à sucre fut toujours la culture la plus rentable, les planteurs guyanais ne pourront s’y adonner pleinement qu’après la « perte » de Saint-Domingue par la France à la fin du xviiie siècle [7]. Dans les années 1820-1830, la Guyane apparaît comme une nouvelle colonie sucrière prometteuse. Elle n’en sera que plus concernée par la concurrence faite par le sucre de betterave majoritairement produit dans le nord de la France.

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« Récolte des ananas ».

6En 1839, le député du Nord Thémistocle Lestiboudois intervient dans le débat qui oppose les lobbys sucriers métropolitains et coloniaux. Face à ces derniers qui ne parlent que de prospérité, il rappelle alors que celle-ci ne concerne qu’une minorité :

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« On dit que la population de nos quatre colonies sucrières est de 360 171 individus, et qu’on ne peut manquer de prendre en considération les intérêts d’une telle population. Bien ! Mais il faut noter que sur ces 360 000 individus, 77 000 seulement sont libres ; les autres sont esclaves et conséquemment désintéressés dans la question de la production du sucre colonial. Que disons-nous, désintéressés ? Ils ne sont esclaves que parce que la culture de la canne l’exige ainsi ; les autres cultures leur permettraient d’aspirer à la liberté. Qu’on juge, d’après cela, s’il y a un seul individu dans les colonies, hors des 77 000 personnes libres, qui demande la prospérité des sucreries. »
Des colonies sucrières et des sucreries indigènes, Thémistocle Lestiboudois, éd. Danel, 1839, p. 11

8De quelle prospérité parle-t-on en effet quand la grande majorité de la population d’un territoire est esclave ? Peut-on toujours présenter les établissements jésuites guyanais du xviiie siècle comme des modèles de réussite, alors qu’il s’agissait des plus importants centres esclavagistes de la colonie ? Le même questionnement se pose pour les années 1830, considérées par beaucoup d’historien·nes comme des années de « prospérité » par le seul fait que la Guyane exporte quelques tonnes de sucre : un calcul qui ne prend pas en compte les 5 000 esclaves qui sont alors employé·es dans cette culture. Si nous ajoutons à ces derniers les 12 000 autres esclaves de la colonie, nous pouvons estimer que pour une population totale de 20 000 habitant·es, plus de 80 % de la population ne retire rien – et même souffre – de l’économie de plantation.

9L’activité des esclaves travaillant dans les cultures coloniales est intense. Le colon ne cherche pas en effet à ce que son esclave vive bien et longtemps, mais seulement à ce qu’il ou elle amortisse le plus vite possible son investissement – ce coût est calculé précisément selon l’âge et le sexe de l’individu, sa constitution physique et la culture où il est employé. Dès lors, l’objectif principal des maîtres esclavagistes est d’économiser sur tout. Ainsi, la plupart des plantations ne possèdent aucun hôpital. Sous prétexte de leur laisser un samedi par mois pour s’occuper de leurs abattis – de mauvais lopins de terre éloignés des quartiers d’esclaves –, les plantations guyanaises distribuent des rations de nourriture en deçà des recommandations du Code noir [8]. Pour survivre, les esclaves doivent se préoccuper sans cesse de leur nourriture comme de leurs vêtements et logement.

10Nombre d’esclaves vont chercher à s’affranchir d’une manière ou d’une autre d’un tel système. Certain·es détruisent les outils de production de leur plantation avant de s’évader. Le dénommé Pompée est capturé en 1822 avec sa bande, après vingt ans de marronnage. Il est condamné à mort par la cour prévôtale, composée de propriétaires, pour avoir été « coupable d’avoir fait la guerre à ses maîtres » et d’avoir incendié leurs propriétés. En 1828, l’esclave Gabriel, du quartier de Montsinery, tue son maître, un homme de couleur. Avant de s’échapper dans les bois, il prend le temps de mettre le feu aux diverses dépendances de l’établissement sucrier. Il est tué par le détachement parti à sa recherche. Dans le quartier de Macouria, le marron dénommé Réfléchi retourne une nuit sur son ancienne habitation pendant l’absence de son maître et incendie le moulin à sucre. Il est abattu quelques jours plus tard. En 1846, le propriétaire Lesage fait expulser vers le Sénégal son esclave Adrien du Pascaud qui a par deux fois mis le feu à sa sucrerie. Les exemples sont nombreux. Dans les années 1830-1840, alors que la colonie n’a jamais produit autant de sucre, la police lutte en vain contre les désertions et le refus du travail. De nombreuses femmes n’hésitent pas à s’évader, certaines avec leur enfant ou nourrisson. En octobre 1846, et à la suite notamment de la mutinerie des « négresses » de l’hôpital, le conseiller colonial Candolle déclare que la plupart des planteurs pensent « que tout est perdu, (…) que la situation du moment ressemble à un vieil édifice qui ne tient plus debout que par la force de l’habitude et que le moindre souffle peut abattre »[9]. Une lettre de Cayenne publiée le 15 janvier 1847 dans Le Siècle confirme les tensions sociales qui règnent alors dans la colonie :

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« L’esprit d’insoumission et de révolte se manifeste parmi les esclaves. Toutes les nuits sont signalées par des incendies de fermes et d’habitations. Le 3e régiment d’infanterie de marine, qui tient actuellement garnison dans la colonie, n’a pas un instant de repos ; les soldats sont continuellement sur pied, soit pour disperser les rassemblements des nègres, soit pour concourir à éteindre les incendies allumés par la vengeance des esclaves. »

12En août 1847, le planteur Alexandre Couy déclare devant le conseil colonial que les évasions sont un problème général pour l’économie du pays et qu’« il n’y a pas ordre là où des marronnages sont presque quotidiens ». Chaque colon, ajoute-t-il, sait que « notre position n’illusionne personne, et pour tout le monde elle est désespérée et n’offre aucune garantie ». L’esclavage est aboli en Guyane l’année suivante par le gouvernement provisoire de la iie République.

Des squatteurs·ses lucides

13En août 1848, 13 000 esclaves sont libéré·es en Guyane et les hommes deviennent citoyens français. La grande majorité quittent les plantations de leurs anciens « maîtres » pour s’installer à leur compte. En quelques mois, ils produisent assez de nourriture pour assurer l’autosuffisance alimentaire de la Guyane, rompant ainsi avec des décennies de disettes récurrentes. Pour la première fois depuis les débuts de la colonie, certains quartiers connaissent une augmentation naturelle de leur population avec un excédent des naissances sur les décès. Les planteurs cependant n’ont que faire d’une colonie agricole vivrière. Le seul objet de la colonisation, rappellent-ils, est de commercer avec la France : « C’est en effet avec la production des denrées coloniales qu’on charge les navires, qu’on féconde les rapports avec la métropole, et qu’on enrichit les colons de toutes les classes », écrit en 1851 le gouverneur par intérim et grand propriétaire Vidal de Lingendes. Le principal souci des administrateurs est désormais de faire revenir les affranchi·es dans les plantations. Avec l’aide du clergé, ils stigmatisent ceux et celles qui ont « déserté ». Le 10 août 1848, lors des cérémonies de l’abolition de l’esclavage, le préfet apostolique de Guyane rappelle aux nouveaux libres leurs devoirs envers leurs anciens maîtres :

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« Vous êtes comme nous membres de la grande famille humaine, et vous devez comme nous unir vos travaux, vos fatigues et vos succès pour la prospérité et le bonheur de la mère patrie. Lui refuser le tribut d’efforts qu’elle est en droit d’exiger de vous, (…) ce serait un crime, ce serait prouver à l’Univers que vous étiez indignes de la liberté et que vous méritiez de porter toujours les chaînes de l’esclavage. »

15Dès 1851, l’administration organise chaque année une fête du travail qui récompense les meilleur·es travailleuses et travailleurs, c’est-à-dire celles et ceux qui sont resté·es sur les plantations. De nombreux écrits de cette époque rapportent que les affranchi·es mènent une vie indolente tout en détaillant, paradoxalement, la longue liste de leurs activités. Le propos sous-jacent est toujours le même : tout travail effectué en dehors de celui assigné par les administrateurs et grands propriétaires n’en est pas un. En 1850, le propriétaire Favard demande l’organisation d’une police chargée de contrôler les affranchi·es ayant quitté les plantations, qu’il qualifie de « squatters »[10]. À cette époque, tout individu ne pouvant présenter un titre de propriété ou un contrat d’engagement est considéré comme vagabond et peut dès lors être envoyé en atelier de discipline. La minorité d’affranchi·es qui a les moyens d’acheter des terres n’est cependant pas mieux considérée. Pour le gouverneur Fourichon, la petite propriété qui se substitue à la grande, c’est « la sauvagerie qui vient remplacer la civilisation »[11]. Afin d’entraver la constitution de la moyenne et surtout de la petite propriété vivrière, l’administration guyanaise met alors en place un impôt progressif inversement proportionnel à la superficie des propriétés (arrêté du 3 octobre 1856). Désormais les droits de transmission d’un terrain de moins de 5 hectares s’avèrent presque aussi élevés que pour une propriété de 20 à 30 hectares. L’objectif est de rendre presque impossible l’acquisition de terres par les affranchi·es, ce que dénonce en 1858 le publiciste français Jules Duval. Se basant sur les rapports de l’administration, il rappelle l’utilité de cette classe de petits propriétaires noir·es cultivant des vivres, cette branche d’approvisionnement que les Blanc·hes « dédaignent ». Duval constate cependant que le plan de l’administration est un échec :

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« Dans plusieurs quartiers, (…) les Noirs ont fondé de petites fermes où l’on remarque une certaine aisance, et qu’environnent des cultures entretenues avec soin. (…) La production des vivres est devenue elle-même plus lucrative par l’arrivée du personnel des pénitenciers. Aussi ne voit-on à la Guyane ni misère ni mendicité qu’à de très rares exceptions. »
Journal des débats, 22 juin 1858

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« Récolte de la canne à sucre ». Gravures publiées dans La Guyane indépendante, Auguste Cook, éd. Paul Cassignol, coll. Études coloniales, 1889.

17L’impôt est abrogé l’année suivante par le ministère des Colonies. De l’aveu même du gouverneur Tardy de Montravel, ce décret « arrivé trop tard » ne pouvait rien contre l’envie de liberté des affranchi·es [12]. Administrateurs et grands propriétaires vont dès lors porter leurs espoirs sur les travailleurs·ses étrangers·ères libres.

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« Pénitencier flottant ». Illustration d’Édouard Riou paru dans La Guyane française : notes et souvenirs d’un voyage exécuté en 1862-1863, éd. Hachette, 1867.

Les damné·es de l’or

18Africain·es, Chinois·es, Indien·nes ou Madérien·nes, ce sont plus de 11 000 femmes et hommes qui sont engagé·es et amené·es dans la colonie entre 1849 et 1880, principalement pour pallier le manque de bras dans la grande culture sucrière. Après la découverte d’or en 1855 dans l’Est guyanais – sur un affluent du fleuve Approuague –, beaucoup vont également être recruté·es sur les chantiers aurifères. [l’« engagisme » prolonge en quelque sorte l’esclavage en important littéralement des travailleurs·ses venu·es d’autres continents après leur avoir fait signer un contrat inique, ndlr].

19En 1856, de grands propriétaires et négociants s’associent et créent la Compagnie anonyme aurifère et agricole de l’Approuague. Cette société a pour projet, comme son nom l’indique, d’investir en parallèle sur l’or et la grande culture : elle obtient la concession de 200 000 hectares de terres et fait l’acquisition de l’habitation sucrière La Jamaïque. En 1862, la compagnie emploie 302 engagé·es africain·es, chinois·es et indien·nes. À cette époque, alors que les colons de l’Approuague se félicitent de la bonne marche du travail, la compagnie doit répondre de la mortalité excessive de ses employé·es. En 1866, 102 des 275 travailleurs et travailleuses indien·nes, amené·es de Pondichéry moins de deux ans auparavant pour la compagnie, sont décédé·es et un assez grand nombre de survivant·es sont déclaré·es impropres au travail. Selon l’un des ingénieurs de la société, les causes en sont la nourriture et la détresse des ouvriers·ères. Ces personnes, dès leur arrivée, ont été acheminées vers les mines d’or au lieu d’être affectées aux travaux agricoles comme le stipulaient leurs contrats. Si les rapporteurs au conseil d’administration de la compagnie admettent qu’il y a un problème « au point de vue humanitaire », ils déplorent surtout le coût des soins pour les malades et le fait que le directeur soit forcé « de s’occuper presque exclusivement de questions sanitaires, au lieu de diriger son activité du côté de la production de l’or »[13]. Selon une ligne de défense classique, ils précisent que les Indien·nes décédé·es étaient déjà malades avant leur arrivée en Guyane et de faible constitution. Le médecin Bonnet, présent alors dans la colonie, témoigne pourtant qu’à leur débarquement les engagé·es étaient en excellente santé. Pour lui, il ne fait aucun doute que l’état de ces personnes s’est détérioré aux mines où elles ont été soumises à des travaux « exagérés » et où la compagnie les a laissé·es se faire « littéralement dévorer » par les puces chiques :

20

« Beaucoup moururent sur les placers [14], 40 à 50 d’entre eux furent envoyés à l’hôpital militaire de Cayenne, et c’est là qu’appelé à leur donner des soins, je pus constater, de visu, les désordres épouvantables que peut amener le séjour trop prolongé du parasite dans la peau. Un certain nombre d’entre eux, porteurs d’ulcères énormes qu’aucune médication ne put arrêter, durent se résigner à supporter des opérations plus ou moins étendues. Quelques-uns, chez lesquels la gangrène vint compliquer l’ulcère, succombèrent. Et les autres ne sortirent de l’hôpital qu’après y avoir fait un long séjour. »
« Mémoire sur la puce pénétrante, ou chique », G. Bonnet, Archives de médecine navale, 1867, tome VIII, p. 283-284

21Ce qui compte cependant pour cette société, c’est l’or, dont elle a récupéré 61 kilos en 1864 et 22 kilos en 1865. En 1866, les rapporteurs au conseil d’administration déplorent ainsi que, du fait des pluies et des nombreuses maladies des ouvriers·ères, cette production ne soit pas en rapport avec l’importance de l’entreprise. Pour y remédier, le directeur de la compagnie prévoit de se rendre sur les chantiers afin de « surexciter le zèle des travailleurs »[15]. La compagnie fait faillite en 1867. Dans les années qui suivent, plusieurs auteurs expliquent que les travailleurs et travailleuses indien·nes sont principalement responsables de l’échec de cette entreprise et de la relance économique de la colonie. L’ingénieur Barveaux écrit ainsi que les règlements relatifs aux Indien·nes et imposés aux « engagistes » [patrons] concernant la nourriture et les soins reviennent trop chers. Il regrette également que les femmes, après leurs accouchements, ne reprennent pas le travail plus rapidement.

22Pour échapper aux mauvaises conditions de travail et à la brutalité des engagistes de Guyane, certain·es Indien·nes s’évadent, quelques-un·es se pendent et un grand nombre se mutilent. Le médecin François, qui est envoyé par la compagnie aurifère du Mataroni sur ses placers de l’Approuague en 1875, rapporte que les centaines de personnes indiennes présentes sur les lieux n’ont droit à aucun soin ou subissent des traitements aggravant leurs blessures :

23

« On ne lavait jamais les plaies. Le même linge, quand il y en avait un, servait indéfiniment à les recouvrir. (…). Aussi, dans sa première visite, le médecin trouva-t-il plus de cent malades presque tous atteints de plaies dont la plupart étaient envahies par la vermine ou par une pourriture violacée. Plus de vingt amputations eussent été nécessaires, mais n’auraient pas suffit à sauver les malades. »

24Sur les 474 Indien·nes du Leicester envoyé·es en janvier 1874 sur les placers du Mataroni, plus de 300 étaient mort·es un an après leur arrivée : « C’est une mortalité de 63 %, écrit Émile Alglave, et cependant la compagnie du Mataroni est encore celle qui se montre la plus soucieuse du bien-être de ses travailleurs. » Sans grande empathie pour ces engagé·es, Alglave admet cependant qu’il n’est pas possible de continuer ainsi :

25

« En présence du mouvement philanthropique où se trouve aujourd’hui engagé le monde civilisé, (…) où l’amélioration du sort des classes malheureuses occupe tous les esprits, (…), il est une question oubliée malgré son importance et sa gravité incontestable, nous voulons parler des misères de ce malheureux bétail humain que l’on nomme les coolies, et qui fait l’objet du trafic de certains entrepreneurs plus soucieux de la rapidité de leurs gains que de la vie de ceux qui les leur procurent. »
« Les coolies de la Guyane », Émile Alglave, La Revue scientifique de la France et de l’étranger, XIII, 1878, p. 66-67

26Après des enquêtes et plusieurs procès – quelquefois intentés par les engagé·es en personne –, les autorités britanniques mettent fin aux recrutements de travailleurs et travailleuses indien·nes pour la Guyane en 1876 : à cette date, sur un effectif total de 8 372 individus à avoir débarqué à Cayenne, 4 621 ont péri.

Bâtir sur du sable

27La Guyane française de 1865 compte 32 070 habitant·es, dont 2 523 travailleurs et travailleuses étrangers·ères, 7 912 bagnard·es et environ 1 800 Amérindien·nes. Avec la fondation de Saint-Laurent-du-Maroni en 1858, la colonisation commencée deux siècles auparavant du vaste territoire compris entre les fleuves Oyapock et Maroni semble enfin en voie d’achèvement. La colonie présentée après la découverte d’or comme une nouvelle Californie est cependant exsangue. Les espoirs nourris à l’égard de l’industrie minière n’ont duré qu’un temps. Dans les années 1860-1870, avec la dégradation du pouvoir d’achat qui atteint désormais toutes les classes sociales, les critiques surgissent à l’encontre des conséquences de la mono-économie aurifère. Face aux partisans de l’or affirmant que ce minerai va nécessairement apporter la prospérité, les sceptiques démontrent au contraire que celui-ci n’a aucunement enrichi la colonie et qu’il a même accentué sa dépendance envers l’extérieur.

28En 1866, le directeur de la Banque de Guyane, bien que partisan de l’exploitation aurifère, écrit qu’elle ne semble pas ouvrir la voie à la colonisation agricole, bien au contraire : « Quand tous nos exploiteurs d’or ont extrait du sol les richesses cachées qu’il leur livre, que laissent-ils, d’après leur propre aveu, à la Guyane ? Des terrains bouleversés, images du chaos, que toute colonisation doit avoir (…) pour mission de dissiper. » [16] Dans une lettre adressée en juillet 1871 à la chambre d’agriculture et de commerce, le gouverneur Loubère se questionne sur l’avenir de la colonie une fois que les chercheurs d’or l’auront quittée avec leurs capitaux : « Que restera-t-il au pays ? Des terrains criblés d’excavations irrégulières, déchiquetés, usés, hors de service ; une gangue vide. » Si cet administrateur reconnaît que cette industrie a fait la fortune de quelques-un·es, elle est pour lui « la moins profitable à la communauté ». En 1877, le père Durand écrit que quiconque a voyagé dans les pays de mines peut reconnaître facilement les anciennes exploitations au milieu des terres restées à l’état naturel : « Le désert produit par la main de l’homme porte un cachet de désolation et de tristesse que l’on ne retrouve pas dans les autres solitudes, quelques sauvages qu’elles soient. »[17] Jules Brunetti, qui séjourne dans la colonie en 1883, rappelle également les conséquences absurdes d’une ruée vers l’or, qui font largement écho à la situation actuelle de la Guyane :

29

« Pas de jardins ; les légumes se vendent à un prix exorbitant. Pas d’arbres fruitiers (…). Et pour trouver les mangues si renommées de Cayenne, il faut aller maintenant à la Martinique. (…) La mer, les rivières, possèdent une grande quantité de poisson ; mais il y vit très tranquille, et on mange la morue (…) qui vient de Terre-Neuve. La Guyane a d’immenses savanes où le bétail pourrait prospérer (…). Mais il n’en est rien, car il faudrait d’abord une population qui n’existe pas. Aussi, pour alimenter de viande de boucherie la ville de Cayenne, est-on obligé d’aller à grands frais chercher dans l’Orénoque et au Pará des bœufs qui (…) fournissent une viande de qualité très inférieure, dont on demande un prix élevé. (…) Les neuf dixièmes de la Guyane sont couverts d’immenses forêts, et, pour les constructions qu’on y élève, on fait venir par navires des bois de sapins de l’Amérique du Nord. »
La Guyane française, souvenir et impression de voyage, Jules Brunetti, éd. Mame, 1890, p. 29-30

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Illustration publiée en première page du supplément du Petit Journal illustré du 16 décembre 1894. Elle représente l’une des plus grandes révoltes de bagnards en Guyane, qui survient sur l’île Saint-Joseph (Cayenne), les 21 et 22 octobre 1894. Quatre surveillants y trouveront la mort ainsi que douze forçats.

30L’officier Robin fait en 1893 le même constat, écrivant que la Guyane frôle la disette dès qu’un navire de France a du retard. À cette époque, l’or, qui représente la quasi-totalité des exportations, ne suffit même pas à compenser le coût des importations. En 1898, le député Jules Léveillé dénonce à son tour le dysfonctionnement de la colonie :

31

« [La Guyane] achète au dehors tout ce dont elle a besoin pour son alimentation, (…) et la farine dont elle fait son pain, et la viande qu’elle mange et le vin qu’elle boit. Elle ne vend en retour qu’une marchandise unique, le métal jaune sous la forme de poussière ou sous la forme de lingots. Je le demande aux esprits réfléchis : que deviendra notre province d’Amérique quand l’écrin de ses joyaux se sera peu à peu vidé ? Une population peut-elle vivre sur une base aussi étroite, sur une base aussi instable ? (…) A-t-on jamais bâti sur le sable, fût-ce sur un sable d’or, un édifice qu’on a l’ambition d’élever durable ? »
Journal officiel de la République française, 11 mai 1898

32Au tournant du siècle, les personnes séjournant en Guyane témoignent de la cherté de la vie, notamment pour ce qui est des denrées alimentaires. L’ingénieur Levat constate que sans les ancien·nes condamné·es annamites qui approvisionnent le marché du chef-lieu en légumes frais et poissons, « on ne vivrait à Cayenne que de conserves, menu ordinaire des Guyanais »[18]. Les réclames de cette époque pour certains commerces de Cayenne, publiées dans le journal officiel de la colonie, proposent en effet du poisson séché et des viandes en boîte venant le plus souvent des États-Unis, d’où proviennent également le saindoux, la farine de froment ou encore le beurre salé. L’ail et l’oignon sont importés des Açores. En 1907, la colonie française exporte pour onze millions de francs d’or natif, mais doit importer neuf millions de francs de denrées alimentaires et de vêtements. En Guyane, l’or passe avant tout, écrit un ingénieur en 1913, mais « il faut bien reconnaître que celui-ci semble avoir été jusqu’ici plutôt un fléau qu’un bienfait »[19].

33Les premiers à pâtir de cette économie dépendante sont les classes les plus pauvres de la population. Le médecin Orgeas explique ainsi que la morue, qui constitue avec le couac (semoule ou farine de manioc) la principale nourriture des Noir·es et des mineurs, est de qualité inférieure et s’altère très rapidement : il est rare, constate-t-il, que le bacaliau n’ait pas subi « un commencement de putréfaction »[20]. Un ouvrier arrivé à Cayenne en 1882 témoigne que les pauvres ne consomment jamais de viande de boucherie, trop onéreuse, et qu’il n’y a guère à manger que les mauvais légumes et produits alimentaires venant d’Europe [21]. À de rares exceptions près, constatent quelques observateurs critiques, ce n’est pas la population guyanaise qui bénéficie de l’or, puisque la plupart des placers appartiennent à des compagnies métropolitaines ou étrangères, et que l’or n’est soumis qu’à un dérisoire droit de sortie. La véritable question guyanaise, écrit le député Gustave Franconie en 1909, est le partage des richesses : « Qu’importe à la classe ouvrière le développement de la production aurifère, puisque ce n’est pas elle qui en récolte les profits ? »[22]

Le bagne de Sisyphe

34Napoléon III décide l’envoi des condamné·es aux travaux forcés en Guyane le 8 décembre 1851, six jours après son coup d’État. Si le but principal est de débarrasser la métropole de la « lie de la société » en vidant les bagnes portuaires, il s’agit également, encore et toujours, de « développer » la Guyane. Pour les initiateurs de ce projet, la référence est alors l’expérience pénitentiaire menée par les Britanniques en Australie depuis 1788 : dans cette vision, les bagnard·es doivent préparer le territoire – par des défrichements, la construction de routes, etc. – pour l’établissement à grande échelle de colons libres. L’espoir placé dans ce nouveau projet est cependant aussi grand que son impréparation.

35Dans les premières années, plusieurs pénitenciers sont aménagés aux quatre coins de la colonie, puis abandonnés partiellement ou totalement. Si la première cause en est une mortalité excessive, chaque gouverneur ambitionne également de créer un nouvel établissement en détruisant l’œuvre de son prédécesseur. Aucun pénitencier n’est toutefois capable de produire quoi que ce soit, et le nécessaire est amené de métropole à grands frais. Sur les îles du Salut, témoigne l’officier Jusselain, l’administration ne sait pas comment employer toutes les personnes qu’elle y envoie : « Il faut chaque jour occuper tout ce monde : aussi pas une pierre n’est restée à l’île Royale à la place où l’avait déposée la main du Créateur. »[23] Ces travaux « que l’on faits et défaits », écrit l’officier Souville, n’ont comme unique but que « d’occuper et de fatiguer tant de bras vigoureux »[24]. Ces bras ne restent cependant pas vigoureux bien longtemps : brutalisé·es, épuisé·es et privé·es de soins, les bagnard·es tombent par centaines.

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Illustration publiée dans le no 338 de l’hebdomadaire Journal des voyages et des aventures de terre et de mer, le 30 décembre 1883.

36Dès leur débarquement, les condamné·es amoindri·es et diminué·es sont incarcéré·es dans les pires conditions sanitaires. Le condamné Eugène Degrave se souviendra longtemps de son premier repas à son arrivée au pénitencier de l’île Royale en 1893 : « Une bouillie infecte. C’était du riz, très sale, avec nombre d’asticots blancs ou petits vers bouillis dans l’eau. J’essayai d’en manger, je ne le pus. »[25] Nous retrouvons pour les bagnard·es le même paradoxe que pour les esclaves ou les engagé·es étrangers·ères : bien qu’envoyé·es par milliers en Guyane pour y développer la colonie, rien ne va être fait par l’administration pour s’assurer de leur survie, ni même pour les maintenir en état de travailler. Sur ses 120 compagnons envoyés en convoi au Maroni, l’anarchiste Auguste Liard-Courtois, condamné en 1894, écrit qu’il eût été difficile d’en réunir une trentaine après six mois de séjour, alors même qu’il n’y avait eu aucune épidémie. Ceux qui ont été assez robustes et assez résistants « pour supporter le premier choc », écrit-il, meurent de « la fièvre, l’insolation, la dysenterie, la gangrène, (…) l’insuffisance et la mauvaise qualité de l’alimentation »[26]. Le médecin Joseph Orgeas observe à ce propos que les transporté·es noir·es sont encore plus mal loti·es que les Blanc·hes du point de vue de la nourriture. Le médecin estimait à entre huit et dix-sept mois l’espérance de vie d’un·e condamné·e envoyé·e dans les bagnes les plus difficiles. Au regard des conditions d’existence de ses semblables, le forçat Degrave se questionne en 1902 sur le véritable objectif de la transportation : « La Guyane, selon moi, n’est organisée que pour supprimer le plus de condamnés possible. On les envoie là pour mourir et non pas pour coloniser. »[27] Les écrits des partisans de la colonisation pénale montrent que Degrave n’était pas loin de la vérité.

37En 1885, l’administrateur colonial Martineau déplore que la législation criminelle tende à devenir selon lui trop « douce ». Pour ce fonctionnaire, un·e condamné·e doit servir à accomplir toutes les œuvres dangereuses qui sont d’utilité publique : « Puisqu’il faut que beaucoup meurent à la peine dans de pareils travaux, ne vaut-il pas mieux que ce soit un criminel qu’un citoyen honnête et laborieux ? (…) S’ils succombent à la peine, tant pis ! »[28] À cette époque, le ministère des Colonies recense plus de 12 000 décès de transporté·es depuis 1852. En novembre 1890, un débat s’ouvre à la Chambre des députés pour déterminer si les bagnes guyanais correspondent réellement au qualificatif de « villégiature » employé par le député Després. Pour Jules Delafosse (droite bonapartiste), il ne s’agit pas d’envoyer les repris de justice dans un « paradis terrestre » : « Ces gens-là, déclare-t-il à la Chambre, n’ont droit qu’à l’expiation et c’est à nous législateurs, à nous qui avons charge de la défense sociale, de rechercher le mode d’expiation qui est le plus efficace sur le moral des condamnés et aussi le plus profitable à la société qu’elle doit défendre. (…) c’est qu’il faut que le condamné peine, que le condamné souffre. » [29] Le député se positionne ainsi contre la transportation en Nouvelle-Calédonie, qu’il juge trop douce, et propose d’envoyer tous·tes les bagnard·es en Guyane où ils pourront ouvrir des routes, défricher les forêts et assécher les terres : « Beaucoup y mourront, (…) je ne l’ignore pas ; mais (…) les chances de mort qu’ils peuvent courir font partie de l’expiation qu’ils subissent. (…) Beaucoup ont tué parmi eux, beaucoup ont été condamnés à mort. Eh bien, j’estime que si quelques-uns d’entre eux meurent en travaillant, ils n’auront fait que réparer, dans une très faible mesure, le mal qu’ils ont fait à la société. »[30]

38Dès la fin du xixe siècle, pour les opposant·es à la « guillotine sèche » [31], tout avait déjà été dit sur l’échec économique de la colonisation pénale. Le rapporteur du budget des colonies en 1908 affirmait par exemple : « La transportation avait des visées humanitaires ; elle a abouti à un lamentable échec : elle est cruelle, elle coûte cher, elle ne sert à rien. »[32] Cette dernière tentative de « développer » la Guyane par le travail forcé va pourtant être poursuivie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les portes du bagne se ferment en 1946 alors que la colonie, peuplée de moins de 30 000 habitant·es, devient un département français d’outre-mer. En un siècle, près de 70 000 condamné·es avaient traversé l’Atlantique.

Quelle suite pour la Guyane ?

39Depuis les débuts de la colonisation française au xviie siècle, la Guyane a connu un nombre incalculable de projets de « développement ». Aussi disparates qu’ils purent être, ces derniers avaient toutefois un même objectif : apporter la prospérité à ce territoire. Ce terme de « prospérité » avait cependant un sens bien précis pour les partisans et les acteurs de la colonisation. Pour eux, la prospérité se calculait en effet selon les exportations de denrées coloniales, le nombre de machines à vapeur, de navires entrant et sortant des ports, et la balance commerciale. Seule la richesse des colons entrait en ligne de compte : les conditions de vie et les souffrances de la main-d’œuvre et des classes pauvres en général n’avaient pas place dans leur définition de la prospérité.

40Une conséquence de cette « prospérité » fut les conflits, résistances et violences qui marquèrent durant plus de quatre siècles l’histoire de la Guyane. Amérindien·nes, esclaves, affranchi·es, engagé·es, bagnard·es et tous·tes les oublié·es de l’Histoire eurent en commun de s’opposer à un modèle économique basé sur le travail forcé et le pouvoir sans borne d’une minorité de notables. Une autre conséquence est qu’après avoir essentiellement fondé son économie sur la canne à sucre, puis sur l’or, la Guyane est depuis plus de trois siècles marquée par une dépendance presque totale vis-à-vis de l’extérieur, et principalement sa métropole, notamment en matière d’approvisionnement alimentaire.

41Depuis 1946 et la départementalisation, la Guyane doit gérer cet héritage. Si le terme de « développement » a désormais remplacé celui de « prospérité », il porte toujours en lui cette vision de la supériorité du mode de vie occidental. Pour aller vers l’avenir, il reste toujours pour les Guyanais·es à inventer une suite qui ne soit pas, comme le projet Montagne d’or, « à contretemps de l’Histoire »[33].


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/rz.012.0022

Notes

  • [1]
    Histoire de l’Amérique française, Gilles Havard et Cécile Vidal, éd. Flammarion, 2014, p. 38.
  • [2]
    Voyages en Afrique, Asie, Indes orientales et occidentales, Jean Mocquet, éd. Heuqueville, 1617, p. 136.
  • [3]
    La Vision des vaincus, Nathan Wachtel, éd. Gallimard, 2013, p. II.
  • [4]
    The Discoverie of the Large, Rich, and Beautiful empire of Guiana, Walter Raleigh, éd. Robinson, 1596, p. 10.
  • [5]
    Véritable relation de tout ce qui s’est fait et passé au voyage que monsieur de Bretigny fit à l’Amérique occidentale, Paul Boyer, éd. Rocolet, 1654, p. 2-3.
  • [6]
    Description de la France equinoctiale, Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre, éd. Ribou, 1666, p. 39.
  • [7]
    À la veille de la Révolution française, Saint-Domingue produit environ 80 000 tonnes de sucre par an (soit 80 % du sucre importé en France). Cette colonie française compte alors 500 000 esclaves.
  • [8]
    Les articles 19 et 20 du Code noir obligent les maîtres à nourrir leurs esclaves quotidiennement sous peine de poursuites. Le Code noir, Imprimerie royale, 1727, p. 6.
  • [9]
    Feuille de la Guyane française, 9/01/1847.
  • [10]
    Exposé des résultats de l’émancipation des esclaves à la Guyane française, M. Favard, avril 1850 (code ANOM SG Guyane C1/A10 (17) des Archives nationales d’outre-mer).
  • [11]
    Dépêche du 19 octobre 1853 (code ANOM SG Guyane C51/F127 des Archives nationales d’outre-mer).
  • [12]
    Dépêche du 18 novembre 1859 (code ANOM SG Guyane C90/J3 (55) des Archives nationales d’outre-mer).
  • [13]
    Compagnie anonyme aurifère et agricole de l’Approuague, Poitevin, 1866, p. 7.
  • [14]
    Emplacements où l’or dit « alluvionnaire » qui se trouve au fond des cours d’eau est exploité.
  • [15]
    Compagnie anonyme (…), op. cit., p. 14.
  • [16]
    La Guyane française en 1865, Léon Rivière, Imprimerie du gouvernement, 1866, p. 53.
  • [17]
    « Quelques mots sur la Guyane », E.-J. Durand, Bull. de la Société des études coloniales et maritimes, avril-mai 1877, p. 49.
  • [18]
    Guide pratique pour la recherche et l’exploitation de l’or en Guyane française, David Levat, éd. Dunod, 1898, p. 191.
  • [19]
    Mission en Guyane en 1910, Renard, éd. Larose, 1913, p. 6.
  • [20]
    Contribution à l’étude du non-cosmopolitisme : la colonisation de la Guyane par la transportation, étude historique et démographique, Joseph Orgeas, éd. Doin, 1883, p. 35.
  • [21]
    Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris, tome VII, 1885, p. 42.
  • [22]
    Réponse à un Vieux Nègre de la Guyane, Gustave Franconie, éd. La Cootypographie, 1909, p. 14.
  • [23]
    Un déporté à Cayenne. Souvenirs de la Guyane, Armand Jusselain, éd. Lévy, 1865, p. 38.
  • [24]
    Mes souvenirs maritimes (1837-1863), Eugène Souville, éd. Perrin, 1914, p. 313.
  • [25]
    Le Bagne, affaire Rorique, Eugène Degrave, éd. Stock, 1902, p. 204-205.
  • [26]
    Souvenirs du bagne, Auguste Liard-Courtois, éd. Fasquelle, 1903, p. 263-264.
  • [27]
    Eugène Degrave, op. cit., p. 228-229.
  • [28]
    Bulletin de la société de géographie commerciale de Paris, t. VII, 1885, p. 86.
  • [29]
    Journal officiel de la République française, 29/11/1890.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Cette expression fut employée pour dénoncer la mortalité des déporté·es politiques envoyé·es en Guyane durant la Révolution française.
  • [32]
    « Le bagne tel qu’il est », La Revue judiciaire, décembre 1908, p. 362.
  • [33]
    « En Guyane, un projet minier «à contretemps de l’histoire » », Patrick Lecante, Le Monde, 24/04/2018.

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