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Article de revue

Un bon vieux conseil d’ouvriers

Penser l’autogestion à partir de l’expérience des conseils ouvriers

Pages 88 à 93

Notes

  • [1]
    Pannekoek Anton, Les conseils ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974, p. 119.
  • [2]
    Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979, p. 303.
  • [3]
    Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 412.
  • [4]
    Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, op. cit., p. 26.
  • [5]
    Ibid., p. 389-390.
  • [6]
    Castoriadis, Cornélius Le contenu du socialisme, op. cit., p. 395 sq.
  • [7]
    Voir Mandel Ernest, Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, Anthologie, Paris, Maspéro, 1970, Introduction, p. 28-31.
  • [8]
    Pannekoek, Les conseils ouvriers, op. cit., p. 128.
  • [9]
    À cette époque, Rosanvallon n’était encore qu’un permanent syndical de la CFDT. Il est désormais un penseur de l’institution dans l’institution, professeur au Collège de France et président de la « République des Idées », « atelier intellectuel » financé par Altadis, Lafarge, AGF, EDF, Air France, …). Reconversion réussie.
  • [10]
    Rosanvallon Pierre, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976, p. 68.
  • [11]
    La confrontation entre Rosanvallon et Castoriadis n’est pas le produit de lectures fortuites. Elle a pris une forme publique, notamment dans la revue Esprit en février 1977, sous le titre « L’exigence révolutionnaire », repris dans Le contenu du socialisme, op.cit.
  • [12]
    Castoriadis C., « Le contenu du socialisme » (1957), in Anthologie Socialisme ou Barbarie, Acratie, 2007, p. 168.
  • [13]
    Retour sur la condition ouvrière, p. 15.
  • [14]
    Op. cit., p. 418.
  • [15]
    Anthologie, p. 278.
  • [16]
    Anthologie, p. 295.
  • [17]
    Lefort Claude, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p.299.
  • [18]
    L’hétéronomie désigne le contraire de l’autonomie. Les lois auxquelles se soumettent les individus émanent d’une instance extérieure à eux, et non d’eux-mêmes.
  • [19]
    Baudrillard Jean, La société de consommation, Folio, p. 90.
  • [20]
    Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme », op. cit., p. 38.
  • [21]
    Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme » (1957), op. cit., 2007, p.164-165.

Entre la disparition prétendue de la classe ouvrière et la diffusion de l’organisation bureaucratique à toutes les sphères de la société, reste-t-il encore une place pour la démocratie directe et l’autogestion ? Quelques éléments de réponse dans cette réflexion autour de l’expérience des conseils ouvriers.

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1Les réflexions sur la condition ouvrière ne suscitent pas un engouement démesuré dans les milieux intellectuels. Certes, un certain nombre d’ouvrages sociologiques, de documentaires ou de films, abordent à nouveau cette question depuis une vingtaine d’années. Ils diagnostiquent de façon unanime la dégradation continue des conditions de travail et surtout la disparition progressive d’une classe ouvrière autonome. Le mot même de « classe » semble renvoyer aux heures glorieuses des analyses marxistes et communistes, à une histoire de luttes désormais révolues. Le temps est à la conservation des « acquis sociaux », à la défense d’un « pré carré » sans cesse menacé par le patronat et le gouvernement. Cette disparition progressive de la « classe » ouvrière dans l’espace public se traduit insidieusement par l’oubli de ses luttes, au nom de « lendemains » qui ne chantent plus que pour les nostalgiques. À rebours de cette cécité plus ou moins assumée, nous pensons que l’histoire du mouvement ouvrier vaut la peine d’être ressaisie, que ce qui se jouait en termes d’autonomie, dans l’expérience autogestionnaire, peut encore nous instruire. Les « conseils ouvriers » traduisent en effet une mise en question radicale de la production qui fait cruellement défaut dans les luttes contemporaines.

L’expérience des « conseils »

2« Les conseils ouvriers sont la forme d’auto-gouvernement qui remplacera, dans les temps à venir, les formes de gouvernement de l’ancien monde[1]. » Les « conseils » désignent les multiples tentatives d’autogestion ouvrière qui cherchèrent à en finir avec le mode de production capitaliste au nom d’une revendication d’autonomie. On en trouve des expérimentations en Russie en 1917, en Allemagne en 1919, en Hongrie en 1956 et à Prague en 1968 notamment. Elles se sont souvent soldées par une répression violente des pouvoirs dominants, comme l’intervention de l’armée soviétique en Hongrie. Et pour cause, puisque l’expérience des conseils est une mise en question radicale du principe même de la représentation, tant politique que syndicale. Les hommes décident pour une fois de participer aux décisions qui influent directement sur leur vie, sans confiscation de ce pouvoir par des instances représentatives, les mieux intentionnées soient-elles. Toute délégation unilatérale de ce pouvoir, même au nom de la « dictature (à venir) du prolétariat », leur devient inadmissible, car elle induit un attentisme et une passivité politique, contraires à l’idée même d’autonomie. Les conseils ouvriers sont autant d’expérimentations plus ou moins abouties de cette autonomie, au niveau de l’usine d’abord, mais pensées comme devant s’étendre à tout le corps social. Le régime soviétique a donc vu d’un très mauvais œil ces tentatives d’auto-organisation de la base, qui ignoraient le « plan » ou les directives du Parti.

3« Une société autogérée est une société où toutes les décisions sont prises par la collectivité qui est, chaque fois, concernée par l’objet de ces décisions. C’est-à-dire un système où ceux qui accomplissent une activité décident collectivement ce qu’ils ont à faire et comment le faire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec d’autres unités collectives[2]. » Le principe central des conseils est de refuser la division entre dirigeants et exécutants. Dès lors, ceux qui exécutent les ordres participent à la prise de décision. Ils élisent des conseillers qui s’occupent des affaires courantes, mais les décisions sont prises le plus souvent en assemblée générale. Les délégués restent les pairs de ceux qui les élisent, et se singularisent par leur engagement politique, non par un quelconque titre social, de naissance ou de propriété. « Leur mandat ne reposait sur rien d’autre que sur la confiance de leurs pairs, et cette égalité n’était pas naturelle mais politique ; ce n’était rien d’inné, mais l’égalité de ceux qui s’étaient engagés dans une entreprise commune[3]. » Ainsi, la délégation n’y est plus synonyme de dépossession. Par ailleurs, les délégués élus sont révocables à tout moment, ce qui interdit toute dérive autocratique. Ils sont sous le contrôle permanent de la base. « La liberté dans une société autonome s’exprime par ces deux lois : pas d’exécution, sans participation égalitaire à la prise de décision. Pas de loi, sans participation égalitaire à la position de la loi. Une collectivité autonome a pour devise et autodéfinition : nous sommes ceux qui avons pour loi de nous donner nos propres lois[4]. »

4Mais l’autonomie collective ne peut se réduire à une réappropriation des moyens de production tout en conservant la structure bureaucratique du capitalisme. Elle implique que les individus qui produisent participent de la définition de ce qu’il y a à produire et de la manière de le faire. C’est le seul moyen pour reconnecter la production et les besoins d’une part, et pour retrouver une forme d’autonomie d’autre part. Il ne s’agit pas de nier les différences entre les personnes, notamment au niveau des compétences, mais de ne pas faire des différences de savoir un marqueur de pouvoir. « L’abolition de la division et de la séparation implique la reconnaissance des différences entre les segments de la communauté (leur négation moyennant des universaux abstraits - “citoyen”, “prolétaire”, “consommateur” - ne fait que réaffirmer la séparation qui traverse chaque individu), et exige un autre type d’articulation de ces segments[5]. » Ainsi l’autogestion ne conteste pas nécessairement la nécessité de la division des tâches. Elle s’appuie bien sur la reconnaissance des compétences diverses de ceux qui participent à la production. Sa mise en œuvre implique, par contre, une participation de chacun (ou du moins de tous les volontaires) dans les décisions sur les finalités de l’entreprise : que produire et comment. Par ailleurs, l’égalité des salaires désamorce la lutte pour le pouvoir, qui est souvent motivée par la recherche d’une meilleure rémunération. Plus généralement, la pratique du « mandat impératif » assigne à chaque conseiller une tâche définie et non une fonction abstraite de représentation. Il doit ainsi rendre des comptes à ses mandants. S’il ne remplit pas sa fonction, il est alors révoqué. L’organisation des « conseils ouvriers » a donc pour but principal de lutter contre la dérive oligarchique de toutes les représentations démocratiques. Elle n’en appelle pas à la vertu des représentants, mais définit des procédures qui court-circuitent cette tentation. La base conserve ainsi le contrôle de ceux mandatés pour agir en son nom.

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5Les conseils ne se développent pas exclusivement dans la sphère économique. Cette réappropriation de l’outil de production obéit à une logique avant tout politique. La démarche conseilliste doit nécessairement gagner les autres domaines de l’agir humain, où subsistent des rapports bureaucratiques, pour ne pas être absorbée par une société bâtie sur le type de rapport qu’elle condamne. Un îlot d’autonomie dans une société hétéronome sera vite englouti. C’est une des raisons de l’échec de l’autogestion yougoslave, selon Castoriadis, que ne n’avoir pas remis en question le système bureaucratique plus général de la société [6]. Une expérience autogestionnaire isolée est vouée à l’échec. Elle représente une formidable déperdition d’énergie, qui risque d’ailleurs d’être détournée pour maintenir l’entreprise à flot dans un système économique qui la rend moins compétitive [7]. Ce qui explique que de telles expériences s’inscrivent le plus souvent dans des contextes insurrectionnels.

6« Il semble tout à fait naturel que tous ceux qui participent activement soit au soin de la santé universelle, soit à l’organisation de l’éducation, c’est-à-dire les soignants et les enseignants, règlent et organisent l’ensemble de ces services, par les moyens de leurs associations. En régime capitaliste, où il leur fallait vivre des maladies qui affligent les hommes ou du dressage des enfants, leur lien avec la société en général prenait la forme, soit d’un métier compétitif, soit d’une application des ordres du gouvernement. Dans la nouvelle société, à cause du lien bien plus intime de la santé et de l’éducation, avec le travail, ils règleront leurs tâches de manière que leurs conseils restent en contact étroit et collaborent constamment entre eux et avec les autres conseils ouvriers[8]. » Anton Pannekoek dessine ici l’utopie d’une société constituée d’une fédération de conseils. Chaque domaine d’activité déciderait, en collaboration avec les autres, des biens et services qu’il est nécessaire de produire, des orientations qu’ils veulent donner à leur vie commune.

7Le problème central auquel se heurte le conseillisme est celui de l’échelle de ses expérimentations. Les formes autogestionnaires qu’il déploie au niveau de la base, de petites unités de production, paraissent tout à fait praticables et pérennes. Mais le bât blesse lorsqu’il s’agit d’élargir sa mise en œuvre à la société tout entière. Sur ce point, les analyses divergent. Pierre Rosanvallon [9], dans L’âge de l’autogestion, considère que la forme institutionnelle privilégiée par les conseils, la structure pyramidale, est contraire à son aspiration première. Par le jeu des délégations successives, le pouvoir de décision de la base risque de se perdre peu à peu. On retrouve alors une forme de centralisme démocratique. « Il ne suffit pas d’invoquer les principes magiques de la révocation et de la rotation pour assurer la démocratie dans un groupe : c’est aux fondements mêmes qui rendent ces recettes difficilement applicables qu’il faut s’attaquer[10]. » Le tort des théories conseillistes est, selon lui, de ne fonder leur efficacité que sur le volontarisme et sur les effets mécaniques de quelques principes. L’autogestion effective impliquerait une position beaucoup plus « réaliste ». Rosanvallon dégage alors six « conditions politiques de l’autogestion ». L’exercice du pouvoir devrait y être public (1) et mener à un désinvestissement de la dimension autoritaire de la décision (2). Par ailleurs, la circulation de l’information entre les différents secteurs d’activité devrait permettre de destituer la corrélation savoir/pouvoir (3). Elle impliquerait une plus grande rotation au niveau des fonctions de direction, par la multiplication des dirigeants potentiels (4). Enfin, l’articulation entre micro et macro-démocraties, pour éviter la forme pyramidale, dépendrait de la décentralisation (5) et de la diffusion des lieux de pouvoir (6). Le modèle de la société autogestionnaire doit donc être celui du réseau.

8Contrairement à cette position qui se range explicitement sous le paradigme d’une « société de l’information » de type réticulaire, Castoriadis [11] maintient la nécessité d’une forme de centralisation, par le biais du « gouvernement des conseils », notamment pour pouvoir faire face aux enjeux internationaux. Le polycentrisme de l’organisation en réseau rend beaucoup plus difficile la constitution d’une décision commune, dans les rapports entre États. Il maintient ainsi la nécessité de l’État, car la centralisation ne lui paraît pas nécessairement synonyme de domination. Il suffit d’inverser les relations traditionnelles entre le sommet et la base. Les décisions émanent principalement de la base. Le gouvernement doit veiller à leur exécution et à la diffusion des informations [12]. Hannah Arendt, dans son Essai sur la révolution, considère elle aussi que la structure pyramidale d’une « république de conseils » n’est pas contraire à l’idéal d’autonomie. En effet, dans une telle organisation, l’autorité du délégué repose à chaque niveau sur la décision de ses pairs. Elle n’émane ni de la seule base ni du sommet, et repose sur la reconnaissance d’un engagement pour l’intérêt commun.

9Structure réticulaire ou pyramidale, échelon national ou européen, État ou Fédération ? Autant de questions qui paraissent d’un « autre âge », laissées en suspens au nom du réalisme politique. Il nous semble pourtant crucial de les reprendre, à la lumière des expériences passées, pour que l’autonomie cesse d’être une injonction vaine. L’histoire des conseils ouvriers est loin d’être simplement anecdotique. Cette expérience met en question deux dimensions constitutives du capitalisme contemporain qui dépassent le cadre étroit d’une « classe ouvrière », dont la disparition est annoncée.

La « classe ouvrière » est morte, vive la question ouvrière !

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10Dans leur ouvrage Retour sur la condition ouvrière publié en 1999, les sociologues Stéphane Beaud et Michel Pialoux s’interrogent sur la condition désormais paradoxale des ouvriers : « Comment expliquer que les ouvriers constituent toujours le groupe social le plus important de la société française et que leur existence passe de plus en plus inaperçue ? Pourquoi le groupe ouvrier s’est-il rendu, en quelque sorte, invisible dans la société française[13] ? » Cette « disparition » de la classe ouvrière ne s’explique pas uniquement par la diminution, pourtant bien réelle, de leur place dans la population active. En 1982, les ouvriers étaient plus de 7 millions et représentaient 32,8% de la population active. En 1999, ils sont 5,9 millions, ce qui correspond à 25,6% de la population active (source Insee, recensement de la population française). Aujourd’hui, leur part est devenue inférieure à celle des employés du tertiaire. Cette érosion se double surtout de la mise en question de leur existence comme « classe », comme sujet collectif doté de représentations et de pratiques communes. Pour Beaud et Pialoux, les causes de cette « disparition » sont multiples. « La “classe ouvrière” en tant que telle a éclaté sous l’impact de différentes forces centrifuges : désindustrialisation de l’Hexagone, perte de ses bastions traditionnels (le Nord et la Lorraine, la Loire, Renault-Billancourt), informatisation de la production et chute de la demande de travail non qualifié, division géographique de l’espace ouvrier, différenciation sexuelle du groupe, déclin continu et accéléré du PCF, perte de l’espoir collectif et diminution corrélative du sentiment d’appartenance à la classe, sans oublier le désintérêt désormais affiché des intellectuels pour tout ce qui touche au monde ouvrier[14]. » La messe est dite. La « bête » est proche de rendre son souffle après une lente agonie. En 1964, Cornélius Castoriadis, dans « Recommencer la révolution », dresse le même constat : « Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement organisé de classe contestant de façon explicite et permanente la domination capitaliste, a disparu[15]. » Dans le même temps, il affirme pourtant que cette mort ne doit pas être synonyme d’oubli. L’histoire des mouvements ouvriers nous instruit, par contraste, sur les enjeux contemporains des luttes : « Tout est à recommencer, mais à recommencer à partir de l’immense expérience d’un siècle de luttes ouvrières, et avec des travailleurs qui se trouvent plus près que jamais des véritables solutions[16]. » « Tout est à recommencer » à partir de l’expérience du mouvement ouvrier, parce que certains éléments structuraux du capitalisme demeurent, en dépit de l’évolution du mode de production. Le conseillisme permet de dépasser le vocabulaire de la « lutte des classes », dont la disparition de la classe ouvrière signe la désuétude, pour attaquer le noyau dur du mode de production capitaliste : l’organisation bureaucratique.

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Le paradigme bureaucratique

11L’antagonisme classique, devenu schématique, entre ouvriers et propriétaires (des moyens de production) ne permet pas de saisir les enjeux réels des rapports de force qui structurent le monde du travail. Il fonctionne trop souvent comme un écran idéologique parasitant le discours des syndicats et les revendications ouvrières. La division centrale du capitalisme passe, de façon plus ou moins nette, entre les dirigeants et les exécutants, et prend une forme bureaucratique. Comme le souligne Claude Lefort dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, celle-ci est une forme d’organisation qui ne se réduit ni à la division du travail ni à la hiérarchie. Elle désigne un mode particulier de hiérarchie qui implique une délégation de pouvoirs, un contrôle mutuel des individus, une aspiration à la promotion par identification avec le système tout entier. Elle crée en quelque sorte un « milieu de pouvoir » [17], dans lequel les individus se contrôlent mutuellement, tout en étant privés du pouvoir de décider de la direction d’ensemble. Chacun accepte de renoncer à son autonomie en échange d’une parcelle de pouvoir sur ses semblables et de l’espoir de « monter » dans la hiérarchie.

12Le mode de production capitaliste se caractérise donc, au-delà de la recherche croissante du profit, par une structure hiérarchisée complexe qui démultiplie les divisions entre dirigeants et exécutants. Cette séparation ne se trouve sous une forme hypothétiquement pure qu’aux extrêmes de la pyramide. Pour le reste des relations, chacun est tour à tour dirigeant et exécutant et perd ainsi la maîtrise d’un processus de production rivé à des impératifs qui le dépassent. L’hétéronomie [18] semble plus acceptable parce qu’elle est partagée et n’est pas identifiable sous la forme d’une opposition binaire entre classes. C’est cette diffusion de la hiérarchie sous sa forme bureaucratique qui rend le capitalisme si pérenne. Chacun a l’impression de commander et d’être l’auteur de la production, parce qu’il a des subordonnés auxquels faire appliquer les règles venues d’en haut et ses propres aménagements. Ce mode d’organisation a aussi pour conséquence de déconnecter complètement la production des besoins qu’elle doit satisfaire. Elle les crée bien plus qu’elle n’y répond. Les consommateurs ne décident pas des produits qui leur sont nécessaires. Ils émanent du processus de production, qui ne peut persévérer qu’au prix d’une relance incessante de la consommation. Pour ce faire, le capitalisme doit reconduire la rareté qu’il prétend résorber. Baudrillard en propose une analyse dans La société de consommation : « Ce qui est satisfait dans une société de croissance, et de plus en plus satisfait au fur et à mesure que croît la productivité, ce sont les besoins mêmes de l’ordre de production, et non les “besoins” de l’homme, sur la méconnaissance desquels repose au contraire tout le système[19]. » Pour que la production puisse continuer à croître et avec elle la consommation et le profit, il faut que le système déplace sans cesse le manque. Un mode de production qui satisferait vraiment nos besoins serait aussi limité qu’eux. Le mode de production capitaliste déréalise donc complètement la production (en la déconnectant de nos besoins réels).

Au-delà de la production : encore un effort pour être démocrates !

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13L’organisation bureaucratique ne se cantonne pas au monde du travail. Elle se déploie également dans les partis politiques, les administrations, et un grand nombre d’organisations qui s’inspirent de sa rationalité et de son efficacité apparentes. Par conséquent, la critique de l’organisation bureaucratique dans le domaine de la production, ne peut pas ne pas avoir d’incidences sur les autres sphères de la vie sociale sous son emprise. La réflexion sur le travail et sur les luttes dans le milieu ouvrier paraît alors essentielle à plusieurs niveaux. D’une part, le travail est l’activité par laquelle les hommes instituent un certain rapport au monde et aux autres. Les rapports de production contribuent à structurer la société et les représentations que les individus se font d’elle. D’autre part, la catégorie du « travail » sert de dénominateur commun pour l’ensemble des activités humaines, comme le constate Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne : « Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. » Toute critique de la production rejaillit donc sur les autres sphères de l’activité humaine qui s’inspirent de son organisation. « La transformation de la société, l’instauration d’une société autonome implique un processus de mutation anthropologique qui de toute évidence ne pouvait et ne peut pas s’accomplir ni uniquement, ni centralement dans le processus de production[20]. » En reprenant les rênes de la production, les individus trouvent également les conditions d’une autonomie qui doit gagner la société tout entière. Sans cela, l’expérience sera vite engloutie et digérée par un corps social qui se déploie sur des voies antagonistes. « La démocratie n’est pas le vote sur des questions secondaires, ni la désignation de personnes qui décideront elles-mêmes, en dehors de tout contrôle effectif, des questions essentielles. La démocratie ne consiste pas non plus à appeler les hommes à se prononcer sur des questions incompréhensibles ou qui n’ont aucun sens pour eux. [Elle] est le pouvoir de décider soi-même des questions essentielles et de décider en connaissance de cause[21]. »


Date de mise en ligne : 03/03/2021

https://doi.org/10.3917/rz.003.0088

Notes

  • [1]
    Pannekoek Anton, Les conseils ouvriers, Paris, Bélibaste, 1974, p. 119.
  • [2]
    Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, Paris, 10/18, 1979, p. 303.
  • [3]
    Arendt Hannah, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 1967, p. 412.
  • [4]
    Castoriadis Cornélius, Le contenu du socialisme, op. cit., p. 26.
  • [5]
    Ibid., p. 389-390.
  • [6]
    Castoriadis, Cornélius Le contenu du socialisme, op. cit., p. 395 sq.
  • [7]
    Voir Mandel Ernest, Contrôle ouvrier, conseils ouvriers, autogestion, Anthologie, Paris, Maspéro, 1970, Introduction, p. 28-31.
  • [8]
    Pannekoek, Les conseils ouvriers, op. cit., p. 128.
  • [9]
    À cette époque, Rosanvallon n’était encore qu’un permanent syndical de la CFDT. Il est désormais un penseur de l’institution dans l’institution, professeur au Collège de France et président de la « République des Idées », « atelier intellectuel » financé par Altadis, Lafarge, AGF, EDF, Air France, …). Reconversion réussie.
  • [10]
    Rosanvallon Pierre, L’âge de l’autogestion, Paris, Seuil, 1976, p. 68.
  • [11]
    La confrontation entre Rosanvallon et Castoriadis n’est pas le produit de lectures fortuites. Elle a pris une forme publique, notamment dans la revue Esprit en février 1977, sous le titre « L’exigence révolutionnaire », repris dans Le contenu du socialisme, op.cit.
  • [12]
    Castoriadis C., « Le contenu du socialisme » (1957), in Anthologie Socialisme ou Barbarie, Acratie, 2007, p. 168.
  • [13]
    Retour sur la condition ouvrière, p. 15.
  • [14]
    Op. cit., p. 418.
  • [15]
    Anthologie, p. 278.
  • [16]
    Anthologie, p. 295.
  • [17]
    Lefort Claude, Eléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979, p.299.
  • [18]
    L’hétéronomie désigne le contraire de l’autonomie. Les lois auxquelles se soumettent les individus émanent d’une instance extérieure à eux, et non d’eux-mêmes.
  • [19]
    Baudrillard Jean, La société de consommation, Folio, p. 90.
  • [20]
    Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme », op. cit., p. 38.
  • [21]
    Castoriadis Cornélius, « Le contenu du socialisme » (1957), op. cit., 2007, p.164-165.

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