Notes
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[1]
François Chaslin, Un Corbusier, Paris, Éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 2015, 528 p., 24 €, p. 27.
-
[2]
Voir, par exemple, Jean-Louis Cohen et Tim Benton, Le Corbusier le grand, Londres, Phaidon, 2008 ; Nicholas Fox Weber, Le Corbusier : A Life, New York, Alfred A. Knopf, 2008.
-
[3]
Charles-Édouard Jeanneret fonde avec Amédée Ozenfant la revue L’Esprit nouveau en 1920. Celle-ci voit naître le pseudonyme de Le Corbusier.
-
[4]
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015 ; Marc Perelman, Le Corbusier, une froide vision du monde, Paris, Michalon, 2015.
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[5]
Voir Ayse Sila Çehreli et Tobias Hermann, « La Zentrale Stelle de Ludwigsburg, entre archives et mémoire », Vingtième Siècle : revue d’histoire, 111, juillet-septembre 2011, p. 159-169.
-
[6]
Voir Irmtrud Wojak, Fritz Bauer (1903-1968), Munich, Beck, 2009.
-
[7]
Hermann Langbein, Der Auschwitz-Prozess : eine Dokumentation, Vienne, Europa-Verlag, 1965, 2 vol.
-
[8]
Jürgen Wilke et al. (dir.), Holocaust und NS-Prozesse : die Presseberichterstattung in Israel und Deutschland zwischen Aneignung und Abwehr, Cologne, Böhlau, 1995.
-
[9]
Le catalogue de l’exposition consacrée en 2004 au procès recense un grand nombre de commentaires et prises de parole d’intellectuels : Fritz Bauer Institut, Auschwitz-Prozess 4Ks 2/63, Francfort-sur-le-Main, 2004.
-
[10]
Peter Weiss, Die Ermittlung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1965.
-
[11]
Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande, France, 2015, 93 minutes, précédé de The Devil, France, 2012, 8 minutes. Le premier film est visible sur le site Internet d’Arte : http://cinema.arte.tv/fr/article/devil-de-jean-gabriel-periot.
-
[12]
Entretien avec Jean-Gabriel Périot, « Sans prescience », Les Cahiers du cinéma, 715, octobre 2015 cahier critique ; « Berlinade : “Une jeunesse allemande”, plongée au cœur de la Fraction armée rouge », Le Nouvel Observateur, 8 février 2015 ; Jacques Morice, « Une jeunesse allemande ou la mémoire visuelle de la Fraction armée rouge », Télérama, http://www.telerama.fr/cinema/une-jeunesse-allemande-ou-la-memoire-visuelle-de-la-fraction-armee-rouge, 132803.php ; VSD, cité par le site Internet AlloCiné.
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[13]
Georges Didi-Huberman, Sentir le Grisou, Paris, Éd. de Minuit, 2014.
-
[14]
Alban Lefranc, Si les bouches se ferment, Paris, Verticales, 2014 ; Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Paris, Verdier, 2015.
-
[15]
Michel Deutsch, La Décennie rouge, une histoire allemande, Paris, Christian Bourgois, 2007.
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[16]
Entretien accessible sur le site Internet http://www.lecontinu.fr/blog/2015/10/22/entretien-bande-baader-cinema-periot/ ainsi que des extraits du film.
-
[17]
Entretien, op. cit.
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[18]
Christophe Cupelin, Capitaine Thomas Sankara, Suisse, 2014, 90 minutes, sorti en France en novembre 2015.
Un Corbusier
1« Je vis venir devant moi, très raide, un extraordinaire objet mobile, tout en ombres chinoises, surmonté d’un chapeau melon avec des lunettes et un pardessus de clergyman. L’objet avançait lentement à bicyclette, obéissant strictement aux lois de la perspective. » Cet objet énigmatique décrit par Fernand Léger, c’est Le Corbusier, auquel l’architecte et critique d’architecture François Chaslin consacre un ouvrage [1]. Il vient s’ajouter à de nombreux autres travaux dédiés à la personnalité et l’œuvre de celui qui est souvent présenté comme le plus grand architecte du 20e siècle. Plusieurs sont de véritables sommes très fouillées et très bien documentées [2]. L’ensemble s’est encore enrichi à l’occasion de l’année 2015 qui marquait le cinquantenaire de la mort de Le Corbusier.
2Au sein de ce large corpus, le livre de François Chaslin se distingue par son originalité. Il se présente comme un « portrait » de l’architecte tenant plus de l’essai que d’une biographie stricto sensu. François Chaslin adopte un rapport très personnel avec son objet d’étude, et se présente dans son introduction comme un passionné, un familier même, de Le Corbusier. La dédicace, qui reproduit un autographe du grand architecte à son père, le résistant et ingénieur Paul Chaslin, souligne d’emblée cette proximité. Le lecteur ne trouvera donc pas ici une nouvelle synthèse sur le sujet, comme il en existe déjà beaucoup, mais une proposition singulière, Un Corbusier comme l’indique le titre, qui suggère une interprétation du personnage sans prétendre l’imposer au lecteur.
3Ce choix méthodologique se traduit par une grande liberté du propos, qualifié de « promenade sentimentale » (p. 14) sur les pas de Le Corbusier. Liberté dans le plan tout d’abord : une division schématique en deux grandes parties ; des chapitres non titrés, découpés en subdivisions de longueurs variables ; un appareil critique réduit, sans note ni bibliographie, composé d’un lexique comprenant quatre entrées (« architecte », « fada », « maison du fada », « Le Corbusier ») et d’un index des noms, précieux dans un ouvrage où ils foisonnent ; une seule illustration, présentant un appartement de la cité radieuse de Marseille. Liberté dans l’écriture ensuite, puisque François Chaslin mène un propos à bâtons rompus, semé de digressions, sans chronologie stricte. Le Corbusier est souvent approché de biais, par le regard de ses contemporains, à travers la psychanalyse, la musique, une analyse graphologique ou d’autres curiosités encore, glanées çà et là… Cette perspective décalée promet au lecteur le plus averti quelques découvertes. L’auteur parvient à brosser un portrait très complet, à la fois public et intime, où le souci d’exhaustivité va souvent jusqu’à l’anecdote, où le désordre étudié qui fait la matière de l’ouvrage parvient très bien à rendre compte d’un parcours complexe et parfois contradictoire.
4Si ce livre ne relève pas d’un travail académique, il se fonde toutefois sur une importante documentation. François Chaslin a tiré le meilleur parti des fonds disponibles, en affrontant à la fois leur abondance et leur dispersion. Les archives de la Fondation Le Corbusier ont été amplement sollicitées, notamment la correspondance exubérante de l’architecte, professionnelle et intime, qui compte plusieurs dizaines de milliers de pages. S’y ajoutent de nombreux autres fonds disséminés, parfois privés, qui sont mis à contribution. François Chaslin conjugue à cet ensemble les pièces de sa propre collection consacrée à Le Corbusier : livres, revues, fascicules, dessins, photographies accumulés sur plusieurs décennies, le fruit d’un travail de chineur. Son étude trouve sans doute dans cette pratique singulière de l’enquête historique une part de son originalité.
5« Corbeau » et « Fada » : les deux parties de l’ouvrage sont intitulées de façon volontairement péremptoire pour désigner les deux périodes, largement contradictoires, qui scandent la vie de Le Corbusier. Celui qui s’appelle encore Charles-Édouard Jeanneret quand il émigre à Paris au sortir de la Grande Guerre se choisit vite le nom d’artiste de Le Corbusier, Corbu pour les intimes, Corb pour les Anglo-Saxons, corbeau finalement, qui devient son animal fétiche, qu’il griffonne au bas de ses lettres. C’est le temps, lui qui se rêvait d’abord peintre, du purisme et de L’Esprit nouveau [3]. Puis viennent, avec les années 1920, l’architecte de la Villa Savoye, l’urbaniste révolutionnaire du plan Voisin, l’idéologue et le polémiste de Vers une architecture, son premier ouvrage, que suivent de nombreux autres manifestes, pamphlets, traités d’architecture et d’esthétique. Ce premier Le Corbusier, architecte aux accents prophétiques et entrepreneur dur en affaire, fréquente le cercle des industriels et les allées du pouvoir en quête de commandes grandioses. De Staline à Mussolini, ses convictions politiques suspectes le conduisent après la défaite de 1940 jusqu’à Vichy. La guerre lui fournit cependant l’occasion d’une métamorphose. Alors que la reconnaissance nationale et le prestige international, si longtemps attendus, arrivent enfin, l’œuvre de Le Corbusier témoigne d’un tournant idéologique et esthétique dont François Chaslin fait le pivot de son livre. Le corbeau, l’architecte intransigeant et ascétique des murs lisses et de l’angle droit, le cède à l’homme des cités radieuses, du béton brut, des courbes et du Modulor, celui qu’à Marseille on appelle désormais le fada. Le doctrinaire s’est changé en poète « à la sensualité et à la matérialité plus assumées » (p. 273).
6La première partie, celle du corbeau, s’efforce globalement de restituer le contexte artistique, social et politique dans lequel Le Corbusier évolue pendant l’entre-deux-guerres, et contribue de ce fait au débat concernant ses appartenances politiques. La question est d’une actualité brûlante puisque deux ouvrages parus au printemps 2015 ont conclu au fascisme de l’architecte, relançant ainsi une polémique qui oppose depuis une dizaine d’années ses admirateurs à ses détracteurs [4]. Dans ce débat, François Chaslin tient une position médiane. Sans ignorer la controverse qu’a suscitée l’idée d’un fascisme français parmi les historiens, l’auteur reprend le cas de Le Corbusier à froid, en étudiant à nouveau frais les pièces du dossier.
7Le Corbusier se déclarait politiquement « incolore » (p. 101). Au cours des années 1930, il propose ses services aussi bien à Mussolini qu’à Staline. Son parcours en URSS lui vaut même de passer pour communiste, voire pour le « cheval de Troie du bolchevisme » en France, selon le titre français du brûlot paru en 1931 que le Suisse Alexender von Senger écrit contre lui. Une analyse minutieuse du réseau de sociabilités entretenu par Le Corbusier révèle cependant sa proximité avec les milieux fascisants français. On trouve entre autres dans son environnement immédiat des hommes tels que Pierre Winter et Philippe Lamour, membres du Faisceau et du Parti fasciste révolutionnaire. Au tournant des années 1930, ils créent et animent deux revues d’inspiration fasciste, Plans et Prélude, auxquelles l’architecte contribue fréquemment. Admirateurs de Mussolini, ces hommes développent une pensée antidémocratique, souvent teintée d’antisémitisme et d’eugénisme.
8C’est donc une ligne idéologique très droitière que Le Corbusier aurait épousée durant l’entre-deux-guerres. De fait, celui qui voit dans les émeutes du 6 février 1934 « le réveil de la propreté » (p. 114) dédie son grand livre des années 1930, La Ville radieuse, à l’autorité, et se réjouit un temps de la défaite de juin 1940. Il s’installe finalement à Vichy de janvier 1940 à juillet 1942, pour tenter en vain d’imposer ses idées en architecture et en urbanisme. François Chaslin réfute par conséquent la thèse couramment admise qui fait de Le Corbusier un opportuniste désintéressé de la politique. Il ne rejoint pas pour autant la position de Marc Perelman et de Xavier de Jarcy, qui donnent à son œuvre une portée totalitaire, et remarque que Le Corbusier demeure toujours ambigu, intéressé tour à tour par le modèle fasciste et communiste, sans jamais vraiment les dissocier ni les opposer. Sa fascination pour les régimes autoritaires, capables de mettre en œuvre ses projets radicaux, tient un grand rôle dans sa trajectoire politique. Sans faire mystère de ses tentations fascisantes, François Chaslin ne fait pas de son étude l’occasion d’un réquisitoire contre Le Corbusier.
9Toujours est-il qu’au sortir de la guerre, Le Corbusier est contraint de faire oublier sa compromission avec le régime de Vichy. François Chaslin retrace ses efforts pour dissimuler son parcours pendant l’Occupation. Il prétendra par exemple avoir fait publier anonymement la fameuse Charte d’Athènes en 1941, son nom étant alors « interdit ». Pur mensonge selon l’auteur : l’ouvrage est publié accompagné d’une dédicace à la Révolution nationale. Dans la réédition qu’en donne son biographe Jean Petit en 1957, celle-ci n’apparaît évidemment pas. Un travail d’occultation semble s’être opéré jusque dans ses archives, où de nombreux documents datant de la guerre ont disparu. L’épisode vichyste ainsi passé sous silence, Le Corbusier n’est pas inquiété par l’épuration, et devient même une figure tutélaire de la reconstruction.
10L’après-guerre ouvre la seconde partie de l’ouvrage, consacré au fada. Le contexte français au sortir de la guerre est doublement favorable à Le Corbusier : la reconstruction hérite de l’État dirigiste et technocratique conçu à Vichy, et l’architecture traditionaliste prônée sous l’Occupation est bannie. Le Corbusier peut en outre compter sur des relais politiques efficaces, à l’instar du ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit. Les commandes affluent en France et à travers le monde, jusqu’à Chandigarh en Inde. Plutôt que d’étudier dans son ensemble une œuvre qui s’étend désormais à l’échelle mondiale, l’auteur préfère s’en tenir à l’étude des cités radieuses, ou « unités d’habitation de grandeur conforme », bâties en France. Toute cette partie leur est consacrée.
11De 1947 à 1967, quatre cités radieuses sortent de terre à Marseille, Firmigny, Briey en Lorraine et Rezé près de Bordeaux. Dans la France des Trente Glorieuses, ces phalanstères corbuséens, véritables manifestes théoriques pour l’habitat urbain, deviennent les icônes de la politique des grands ensembles. Mais leur construction provoque de vives polémiques. Ce chapitre méconnu de la genèse des unités d’habitation est retracé avec soin par François Chaslin, qui s’appuie sur la presse de l’époque. La construction de l’unité de Marseille, première à être mise en chantier, donne lieu à une querelle nationale, qui oppose schématiquement une droite catholique traditionnelle, farouchement opposée au projet, à une gauche représentée notamment dans sa frange communiste. Le bâtiment est qualifié tour à tour de « ruche », de « clapier » ou de « termitière » par ses détracteurs, qui réclament l’arrêt du chantier et la destruction du bâtiment.
12La cité radieuse de Marseille est malgré tout inaugurée en octobre 1952, au prix de soixante mois de travaux au lieu de douze prévus et d’un triplement du budget initial. Il compte trois cent trente-sept appartements distribués le long de larges rues intérieures, et prévoit l’installation de nombreux services communs et commerces au sein du bâtiment. Sa silhouette massive, juchée sur pilotis et surmontée de cheminées évoquant un paquebot, se détache dans le paysage urbain. Les espaces intérieurs obéissent strictement aux règles du Modulor : les plafonds sont à 2,26 mètres des sols, pour des individus dont le nombril doit se situer à 1,13 mètre de hauteur. La solution de Le Corbusier au problème du logement est aussi une proposition esthétique, qu’on a associée au courant brutaliste. Ses répliques postérieures à Rezé, Firmigny et Briey obéissent aux mêmes principes, bien qu’elles soient plus petites que le modèle marseillais.
13L’ouvrage consacre une dernière partie à la vie dans les cités radieuses. C’est là une originalité supplémentaire qu’il faut porter à son crédit : une telle étude sociologique des usages du bâti est trop rare concernant Le Corbusier. Les unités d’habitation constituent une expérience sociale que l’auteur s’est efforcé de connaître au fil des enquêtes qu’il a réalisées sur place. On découvre ainsi qu’habiter un logement de Le Corbusier a souvent, du moins dans les premières années, une portée militante. Certains résidents de la première heure se distinguent par leur ferveur à faire vivre le caractère utopique du bâtiment, conçu comme un microcosme social régi par un idéal communautaire. Ces gardiens du temple voient parfois d’un mauvais œil l’arrivée de nouveaux locataires moins engagés dans la vie associative des unités d’habitation. Un demi-siècle plus tard, la réussite du projet architectural et social de Le Corbusier est très contrastée. L’unité de Marseille est plutôt un succès : malgré l’absence des services communs prévus initialement, le bâtiment est prisé des classes moyennes et supérieures. Son classement aux monuments historiques a amplifié son attrait. À l’inverse, les unités de Firmigny et de Briey, situées dans des régions sinistrées par la crise économique, sont vite en difficulté. Quelques années après leur ouverture la moitié des logements sont vides, des problèmes d’insalubrité et de délinquance apparaissent. Le rêve communautaire laisse place à un communautarisme social et ethnique visible au gré des rues intérieures. L’unité de Briey est même abandonnée au cours des années 1980, et sa destruction un temps envisagée. Les unités d’habitations sont finalement devenues, dans le meilleur des cas, de simples copropriétés, bien éloignées de l’utopie originelle. « L’architecture n’est pas la maîtresse des hommes », conclut l’auteur (p. 479).
14Avec ce nouvel essai biographique, François Chaslin offre un portrait de Le Corbusier passionnant et très original. « Je n’ai pas voulu attenter à la légende, trop y toucher », écrit-il en introduction (p. 13). L’étude ne fait toutefois aucune concession, sans pour autant relever du portrait à charge qui trop souvent simplifie tout. L’auteur parvient à dégager les lignes directrices qui régissent la vie de l’architecte et à conserver un souci minutieux du détail qui le fait voir dans sa complexité. Le Corbusier est un « Protée » (p. 38), d’autant plus mouvant et insaisissable qu’il s’est lui-même employé à brouiller les pistes. Ce parcours sinueux tenté dans ces pages profite d’un grand travail d’érudition servi par une documentation qui impressionne par son foisonnement et sa variété. Le livre est certes touffu, hétérodoxe, parfois déroutant. On pourrait reprocher à l’auteur d’être parfois un peu bavard et redondant, mais un style agréable ainsi qu’un ton très personnel et non dépourvu d’humour fait oublier ces quelques réserves. En définitive, cet ouvrage a priori inclassable possède suffisamment de qualités pour en faire une référence incontournable pour qui veut approcher Le Corbusier avec un œil neuf.
15Laurent Pugnot Lambert
Le Labyrinthe du silence
16Le film de Giulio Ricciarelli sur la préparation du procès dit d’Auschwitz, qui s’est tenu devant la cour d’assises (Oberlandesgericht) de Francfort-sur-le-Main entre décembre 1963 et août 1965, a été remarqué à juste titre lors de sa sortie en France en 2015. Il a le mérite d’illustrer le véritable tournant que constitue ce procès, premièrement dans la poursuite des crimes de masse du national-socialisme par la justice ouest-allemande, deuxièmement pour les connaissances précises du fonctionnement du camp et du centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau que permettent d’établir les quelque trois cent cinquante témoins convoqués à la barre, et troisièmement pour l’évolution générale de la mémoire du nazisme en République fédérale d’Allemagne (RFA) du fait de sa grande médiatisation. L’opinion ouest-allemande admet ainsi après 1965 l’implication dans les crimes de masse du nazisme d’un nombre élevé de perpétrateurs (Täter), aux profils les plus divers et placés à tous les niveaux hiérarchiques (vingt étaient inculpés dans le procès d’Auschwitz : médecins, pharmaciens, gradés SS, kapos, choisis par le parquet comme représentatifs du camp) ; elle accorde par ailleurs une place croissante aux victimes (Opfer), en particulier juives, du nazisme. Revenons sur ces différents points.
17Le choix de faire commencer l’action du film à la fin des années 1950 apparaît judicieux. En effet, c’est en 1958 qu’est créée en RFA une institution judiciaire fédérale spécialisée dans l’appréhension des crimes de masse du régime nazi, la Zentrale Stelle de Ludwigsburg [5]. La même année s’est tenu le procès des Einsatzgruppen à Ulm, qui a montré combien il était difficile d’établir une culpabilité pour des crimes commis en dehors de l’Allemagne et n’ayant pas laissé de traces écrites (du moins accessibles pour la RFA dans le contexte de guerre froide). La Zentrale Stelle répond à ces besoins par la mise en commun par les justices des Länder et du Bund de moyens financiers et humains permettant de rassembler des documents et des témoignages en vue de poursuites pénales. De fait, les procédures se multiplient au cours des années 1960, après une forte décrue dans les années 1950. L’urgence vient de la prise de conscience de ce que certains crimes risquent d’être prescrits en l’état du Code pénal de 1871 encore en vigueur, qui ne reconnaît pas les catégories du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg : la notion de crime contre l’humanité n’est par exemple pas admise à l’époque par le droit pénal ouest-allemand. La scène du film où le protagoniste, jeune procureur âgé d’une trentaine d’années, demande à l’un des témoins auditionnés lors de l’enquête préliminaire s’il a vu un meurtre (Mord) à Auschwitz reste de ce fait incompréhensible, si elle n’est pas mise en rapport avec les catégories pénales alors en usage (l’homicide et le meurtre). Le film montre très bien comment le procureur se débat avec ces difficultés matérielles et juridiques en amont du procès. En revanche, la mention en haut de l’affiche du film, selon laquelle « pour la première fois des Allemands jugent des Allemands » est fausse : durant l’occupation, les Alliés ont autorisé par la loi du conseil de contrôle n° 10 du 20 décembre 1945 des Allemands à juger leurs compatriotes, en limitant toutefois la compétence de ces tribunaux aux crimes commis en Allemagne (principalement les crimes de la Nuit de Cristal, les crimes d’euthanasie et les crimes de dénonciation ayant entraîné la déportation en camp de concentration). La nouveauté du procès d’Auschwitz est d’appréhender des crimes perpétrés en dehors des frontières et contre des étrangers.
18Ce tournant est, pour une large part, dû aux convictions et à la pugnacité de Fritz Bauer (1903-1968), à la tête du parquet du Land de Hesse depuis 1956. Le film a le mérite de faire connaître à un public français cette figure politique et morale essentielle de l’après-1945. La place secondaire que le scénario lui réserve dans la préparation du procès, qui semble tout entier entre les mains du jeune procureur (personnage fictif) induit ici en erreur. Ce choix a d’ailleurs fait l’objet de vives critiques en Allemagne. Fritz Bauer fait partie des rares juristes sociaux-démocrates de la république de Weimar [6] : exclu du service public à la suite de la loi d’épuration du 7 avril 1933 en raison de ses convictions politiques et de son origine juive, il émigre d’abord au Danemark, puis en Suède, où il est proche de Willy Brandt. Il réfléchit précocement à la sanction judiciaire des criminels nazis et publie dès 1944 un essai à ce sujet (Kriegsverbrecher vor Gericht), traduit en allemand et publié en Suisse en 1945. Rentré en Allemagne de l’Ouest, Fritz Bauer retrouve certes un poste en 1949 comme procureur à Brunswick, mais reste très isolé, tant parmi ses collègues que dans l’opinion. Il peine ainsi en 1952 à rétablir l’honneur des militaires résistants à Hitler lors du procès d’Otto Remer, commandant du bataillon de Berlin qui a fait échouer le putsch du 20 juillet 1944. Le Labyrinthe du silence montre bien ce combat solitaire (même s’il l’applique principalement au protagoniste du film), quand les collègues du parquet non seulement expriment leur réticences à coopérer dans l’enquête, mais profèrent des menaces. Cette attitude s’explique largement par l’absence d’une épuration réelle de la justice ouest-allemande après 1945 : la plupart des magistrats et des procureurs exerçant dans les années 1950 étaient déjà en poste sous le régime nazi et ne veulent pas évoquer publiquement ce passé compromettant, sinon criminel pour les fameux juges de sang (Blutrichter) qui ont siégé dans les tribunaux spéciaux nazis. Cette continuité des élites fonctionnelles du nazisme pendant les deux premières décennies de la RFA explique le titre du film : la démarche du jeune procureur est celle de toute une génération, qui, née sous le régime nazi, remet en cause, une fois parvenue à l’âge adulte, les tabous des familles et des milieux professionnels. La scène inaugurale du film, où un maître d’école est identifié en pleine rue comme un ancien SS du camp d’Auschwitz, est tout à fait révélatrice de cette rupture générationnelle.
19Ainsi, quand le protagoniste du film avoue dans une scène qui peut surprendre aujourd’hui n’avoir jamais entendu parler d’Auschwitz, le propos est en fait tout à fait réaliste. Outre le fait que le sujet est tabou dans la société, il n’existe pas, au début des années 1960, d’histoire d’Auschwitz publiée. Fritz Bauer s’est d’ailleurs inquiété du manque de connaissance de la cour et a insisté pour que des historiens de l’Institut für Zeitgeschichte viennent témoigner. Rappelons que cet institut a été fondé à Munich en 1949 précisément pour rassembler les documents relatifs à la dictature nazie et écrire son histoire. Plusieurs historiens, tel Hans Buchheim, livrent au cours du procès des expertises sur la SS et la police entre 1933 et 1945. Cependant, les progrès dans la connaissance du camp et du centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau sont surtout issus des auditions des très nombreux témoins venus d’Allemagne et de dix-neuf autres pays (de Pologne principalement, mais aussi d’Israël, de Tchécoslovaquie, de Roumanie, d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord). La recherche des survivants d’Auschwitz a été très longue : la scène où le protagoniste accumule sur son bureau des annuaires de la poste donne à voir la difficulté de l’entreprise. Fritz Bauer a ici bénéficié de l’aide de Hermann Langbein, communiste autrichien déporté à Auschwitz après l’Anschluss, cofondateur et président du Comité international d’Auschwitz à Vienne après la guerre. Langbein, qui a lui-même été témoin au procès, publie immédiatement après celui-ci un précieux recueil de témoignages destiné à en conserver la trace, alors que la procédure pénale ouest-allemande ne prévoit pas encore, en 1963, un enregistrement systématique des audiences [7]. Les bandes sonores dont on dispose aujourd’hui ont été demandées par la cour comme aide-mémoire au vu de la longueur du procès. C’est lors des audiences que la « langue d’Auschwitz » est sortie des cercles de rescapés (on pense aux termes de « sélection », de « rampe », de « piqûres », etc.), et qu’un plan détaillé du camp a été établi. La description du fonctionnement des chambres à gaz, en octobre 1964, a plongé la cour et le public dans un autre silence : celui de l’effroi et de la honte.
20Si le procès d’Auschwitz initie un changement mémoriel en RFA, bien plus que le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem en 1961, c’est en raison de son intense médiatisation. Il faut souligner l’intérêt de la presse ouest-allemande pour le procès. Une étude empirique a montré que des quatre grands procès de criminels nazis ayant marqué l’après-guerre – le procès de Nuremberg, le procès d’Eichmann, le procès d’Auschwitz et le procès de Demjanjuk (gardien du camp de Sobibor) – c’est celui de Francfort qui a donné lieu au plus grand nombre d’articles parus dans la presse quotidienne de la RFA, notamment dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung [8]. Dans le film, la présence du journaliste aux côtés du jeune procureur n’est pas anodine. Par ailleurs, les intellectuels ont commenté le procès de Francfort, en Allemagne ou à l’étranger, qu’il s’agisse de Hannah Arendt, de Karl Jaspers, de Günther Grass et de bien d’autres encore [9]. Le procès s’est de plus tenu dans une ville universitaire, celle où enseignaient Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, revenus d’exil, à l’instar de Fritz Bauer. Celui-ci a également œuvré pour qu’une exposition soit organisée à Francfort au moment du procès, en collaboration avec le Musée d’Auschwitz, qui a prêté des documents. Enfin, dès 1966, la représentation dans plusieurs villes de la pièce de théâtre L’Instruction : oratorio en onze chants de Peter Weiss, qui a assisté aux audiences, a fait entendre durablement les voix des témoins [10]. La prise de conscience par l’opinion des souffrances incommensurables subies par les victimes du nazisme apparaît comme un résultat du procès, tout comme la reconnaissance d’une spécificité du génocide des juifs, qui n’était pas au centre du procès de Nuremberg. Dans le film, le fait de tenir les perpétrateurs globalement en dehors du scénario illustre bien ce changement de perspective mémorielle. Pour autant, la scène où le protagoniste se rend avec son ami journaliste en Pologne devant le camp d’Auschwitz peut sembler, sinon impossible, du moins improbable : si le déplacement de l’autre côté du rideau de fer est autorisé durant la guerre froide, et même attesté pour deux procureurs impliqués dans la préparation du procès (mais non pour Fritz Bauer, qui a pourtant initié un travail de coopération judiciaire entre la RFA et la Pologne) ainsi que pour le juge Hotz en décembre 1964, la prière des morts selon le rituel juif apparaît quelque peu anachronique : l’Holocauste, terme non employé lors du procès de Francfort, ne devient central dans la mémoire qu’au cours des années 1980.
21En définitive, la sortie du Labyrinthe du silence l’année du soixante-dixième anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz et de l’ouverture du procès de Nuremberg est heureuse. Elle rappelle au public qu’une épuration judiciaire des criminels nazis a bien eu lieu en RFA. Certes, celle-ci peut apparaître imparfaite au regard de l’ampleur des crimes commis ; les sentences du procès de Francfort sont dérisoires et, de plus, rarement appliquées in extenso. Ainsi Mulka, l’adjoint du dernier commandant d’Auschwitz, est condamné à une peine de quatorze ans de prison, mais il sort en 1968 pour raisons médicales. Cependant, cette épuration se prolonge au-delà des années 1960 jusqu’à nos jours, en témoigne le procès du « comptable d’Auschwitz », qui s’est achevé à l’été 2015 à Lüneburg. En outre, les procédures judiciaires constituent désormais des sources de premier plan pour les historiens du nazisme : l’affiche du film les donne à voir sous forme de dossiers empilés. La Zentrale Stelle de Ludwigsburg est devenue dans les années 2000 une annexe des archives fédérales allemandes. Tous ces éléments montrent que le procès de Francfort et ceux qui l’ont suivi remplissent, au-delà des sanctions individuelles prononcées, une véritable fonction didactique et politique à laquelle Le Labyrinthe du silence, malgré certains choix discutables, rend un hommage réussi.
22Marie-Bénédicte Vincent
Une jeunesse allemande
23En sortant de la projection de The Devil et d’Une jeunesse allemande de Jean-Gabriel Périot, on peut légitimement se poser une question : que sont ces objets filmiques [11] ? Tout commence par un long clip de presque huit minutes intitulé The Devil, titre d’un morceau postpunk de Boogers dont les paroles répétées en boucle sont : « si tu regardes mon visage, tu vois à présent le diable » (« if you look upon my face, you are watching now the Devil »). Le film commence par des figures d’hommes afro-américains des années 1960 et dévoile progressivement à la fois l’oppression de l’homme noir aux États-Unis et la manière dont il y résiste à travers le mouvement des Black Panthers. Le parti pris de The Devil est indéniablement esthétique : les images sont toutes en noir et blanc, alors qu’il en existe pourtant en couleur, par exemple dans le célèbre court-métrage d’Agnès Varda, Black Panthers (1968). Ce clip flirte avec trois genres : l’œuvre d’art contemporain (les œuvres de Steve MacQueen), le film militant (un ciné-tract à la Godard) et le clip musical (Bloody Sunday du groupe U2). Ce qui intéresse Jean-Gabriel Périot, ce n’est pas tant la violence de l’histoire que le rythme de la musique : usant à merveille du montage rapide, le réalisateur alterne à grande vitesse, photographies, séquences télévisées et extraits de films d’époque, dont les films de propagande produits par les Black Panthers eux-mêmes. Avouons-le, ce clip irrite tant il caresse le spectateur de 2015 dans le sens d’une histoire qu’il veut voir : un résumé plaisant et rythmé, sans commentaire ni analyse, une histoire de corps « rebelles ». En résumé, des archives illustratives et décontextualisées ainsi rendues « moins ennuyeuses », comme la plupart des documentaires historiques sur cette période. Il colle parfaitement à une représentation iconique des luttes afro-américaines de la période postérieure aux droits civiques.
24Passé cette première partie, comme on dit pour les concerts, vient le second film. La critique nous a prévenus, c’est un chef-d’œuvre. Les Cahiers du cinéma estiment que le film réussit « l’oxymore du “brûlot raisonné”, éruptif et méthodique, rendant palpable la fièvre d’une époque, tout en construisant la place d’où l’observer avec un recul actif » ; le Nouvel Observateur, Télérama et VSD sont sur la même ligne [12]. Pourtant, très vite, ce film construit uniquement à base de fragments filmiques agace lui aussi, et finalement met en colère.
25Une jeunesse allemande est construit entre deux voix, celle de Jean-Luc Godard et celle de Reiner W. Fassbinder. On ne reconnaît Fassbinder que si l’on est initié au cinéma de la période puisque Jean-Gabriel Périot ne prend pas la peine de nous l’indiquer. Godard pose une question : « L’Allemagne pourra-t-elle encore faire du cinéma [après le Troisième Reich] ? » ; et Fassbinder nu au téléphone de répondre à sa mère en lui reprochant son passé. Entre les deux, dans un ordre strictement chronologique (c’est la seule indication donnée, non la date exacte mais l’année en bas à droite de l’image), un montage de films dont la provenance ne nous est pas livrée, pas plus que les événements et figures que l’on y voit. On en viendrait presque à se demander pourquoi Jean-Gabriel Périot a consenti à traduire les propos par des sous-titres : le son des voix, leurs tonalités auraient peut-être été suffisants. On assiste donc au défilement à l’écran d’une frise de « documents » ; le terme d’archives serait abusif car certaines séquences sont en fait des œuvres réalisées à l’époque dans des écoles d’art. On découvre des personnages : Ulrich Meinhof notamment, journaliste éditorialiste ; un autre, étudiant dans une école d’art ; on reconnaît, si on le connaît, Andréas Baader. Ils sont jeunes, ils ne sont pas très beaux mais ils sont en colère. Il y a cette scène incompréhensible où un jeune homme est pris à parti par une foule après avoir peint une croix gammée sur un mur. Il y a encore ces images de plateaux télévisés allemands gris et ennuyeux de la fin des années 1960, identiques à ceux de l’ORTF. Il y a aussi ce jeune homme courant dans les rues avec un drapeau rouge ; on pense à Godard, à son One+One/Sympathy for the Devil (1968). Quatre-vingt-dix minutes plus tard, l’œuvre s’achève, le spectateur a entendu beaucoup de visages parler, il a vu des corps se transformer, vieillir, se travestir, il a vu des cadavres. Il ne se dit rien d’autre et c’est bien là le problème. Que Jean-Gabriel Périot, à la manière du documentariste américain Frédérick Wiseman, refuse la voix off et laisse en somme les images parler d’elles-mêmes, soit, bien qu’il n’ait réalisé aucune image, à la différence de Wiseman. Jean-Gabriel Périot ne filme pas, il monte. Que le montage soit la forme ultime de l’art cinématographique selon Georges Didi-Huberman à propos de Pasolini [13], soit, bien que là encore il faudrait en débattre, car on assiste aujourd’hui à un usage inquiétant des thèses de Didi-Huberman dans l’art contemporain. Mais que Périot choisisse de laisser le spectateur dans la même situation que s’il naviguait sur Youtube, c’est historiquement inacceptable.
26On pourrait bien sûr voir dans ce montage une histoire de l’image pendant les années 1970, mais il faudrait comprendre pourquoi l’avoir fait à propos d’événements extraordinaires et non à propos de l’infra-ordinaire ? La thèse selon laquelle l’image change de statut et devient spectaculaire avec l’arrivée du direct aurait été bien plus forte. Comme la critique l’a souligné et comme le titre l’indique, on pourrait aussi voir dans ce montage un portrait d’une partie de la jeunesse allemande qui en est venue à la lutte armée ; ce passage à l’acte serait alors l’objet du film. On pourrait ainsi justifier le parti pris de Jean-Gabriel Périot, né en 1974, engagé dans une quête d’intelligibilité d’une période qu’il n’a pas connue : il nous placerait dans sa situation, en salle de visionnage, en train d’essayer de ranger ces images, de les ordonner, d’en faire récit. Mais dans ce cas, le film tombe fort mal car les informations sont aujourd’hui accessibles. Deux écrivains ont tenté récemment de rendre compte du rapport aux années de plomb : Alban Lefranc, avec Si les bouches se ferment, et Mathieu Riboulet avec son passionnant Entre les deux il n’y a rien [14]. Par ailleurs, la littérature sur la Fraction armée rouge est abondante, les éditions François Maspero ont publié beaucoup d’écrits relatifs à cette période. On peut aussi se reporter à la pièce de Michel Deutsch, La Décennie rouge, une histoire allemande [15]. C’est donc volontairement que Périot nous laisse seuls face à son collage d’images. Dans la salle, le public se divise donc entre ceux qui savent (ceux qui connaissent l’histoire ou qui en ont un souvenir plus ou moins vague) et ceux qui ne savent pas. Les premiers peuvent légitimement penser que le film est très formel mais aussi qu’il est une porte ouverte au négationnisme historique : imaginons un instant le même montage à la place du magnifique travail de Rithy Panh sur la période Khmers rouges (notamment son dernier, L’Image manquante, de 2013), un montage d’archives puisées dans la propagande khmer, dans les films de famille ou encore à la télévision états-unienne. Jean-Gabriel Périot utilise les archives télévisuelles comme une matière brute qu’il pourrait agencer à son gré sans se soucier des faits. À ses yeux rien n’existe vraiment, ni la détention dans des prisons de haute sécurité où est pratiquée la torture sensorielle, ni les victimes de ce système. Le second groupe de spectateurs (ceux qui ne savent pas) sort sonné, mais tout aussi ignorant qu’il l’était une heure et demie plus tôt.
27Jean-Gabriel Périot refuse la voix off et le commentaire, mais il n’a cessé de se répandre dans toute la presse : au moins une dizaine d’entretiens, notamment dans Télérama ou sur Mediapart, qui constituent en réalité la voix off de son film. Là est le second problème que pose Une jeunesse allemande. « Quand on regarde une vidéo, on n’est pas dans le passé, on est dans un acte au présent, quand bien même les images sont datées. C’est en jouant sur cet espace brouillé entre passé des images et présent du spectateur que je peux ramener à aujourd’hui des histoires qui finalement font écho avec le monde contemporain dans lequel nous habitons [16] », déclare le cinéaste. Dans Télérama, il explique : « Je voulais surtout construire le film sans prescience, ni explication a posteriori de l’histoire. En la développant, dans son cours chronologique, en gardant la manière dont elle avait été vue, analysée ou racontée à l’époque, par les protagonistes ou les télévisions. » [17] Et Périot d’ajouter, comme en contradiction avec son intention : « Les réactions de la classe politique allemande après les attentats de la RAF ressemblent à bien des égards à celles de Bush après le 11 Septembre ou de certains politiques français après les attentats de Charlie Hebdo. On déplace le débat en jouant avec les peurs et en n’en revenant jamais au contexte qui a permis à de tels faits d’émerger. » Autrement dit, les objets filmiques proposés par Jean-Gabriel Périot ne relèvent pas seulement d’une esthétique postcontemporaine, mais pourraient presque aussi s’apparenter à une idéologie du complot : à ses yeux en effet, il y a un « on » (le pouvoir ? l’establishment ?) qui cherche à produire de l’effroi sur les individus, à les contrôler par l’image. Périot ne nous apprend rien lorsqu’il affirme que les images télévisées sont des représentations, mais sa grande illusion est qu’il se place, en artiste, au-dessus de cet ordre des images. À aucun moment il n’en fait la déconstruction pour étayer sa thèse.
28Ses deux œuvres en deviennent ainsi des objets historiques fort intéressants pour le très contemporain. Le cinéaste n’a pas réalisé des films sur le mouvement noir des années 1960 ou sur la jeunesse allemande des années 1970, mais sur une jeunesse française, celle qui avait douze ans quand Action directe exécuta le patron de la Régie Renault, Georges Besse, en 1986. Finalement, ce que Jean-Gabriel Périot nous donne à voir, c’est sa généalogie politique subjective. Là est peut-être le plus intéressant : les mouvements ayant choisi des modalités d’actions violentes dans les années 1970, en France comme aux États-Unis, font aujourd’hui l’objet d’un nouvel intérêt, non historiographique mais militant. Jean-Gabriel Périot participe de ce mouvement d’actualisation, en ne craignant pas l’anachronisme. Que faire de ces « expériences » ? De ce point de vue, son film fait symptôme et pose une véritable question : comment aujourd’hui ces moments de notre histoire sont-ils inscrits dans une histoire des luttes ? Quels usages en sont faits, dans l’imaginaire politique des jeunes militants de 2015 ?
29Philippe Artières
Thomas Sankara, le « Che Guevara africain »
30Depuis plus de vingt-cinq ans, Christophe Cupelin a collecté inlassablement toutes les images, fixes ou animées, montrant Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 jusqu’à son assassinat en 1987. Le réalisateur avait séjourné au Burkina Faso comme coopérant en 1985, à l’âge de dix-neuf ans, et avait été marqué par l’ambiance qui y régnait alors. Il a depuis récupéré toutes les archives sonores et iconographiques possibles sur cet épisode de l’histoire africaine tombé dans l’oubli. Le vingtième anniversaire de la mort de Sankara en 2007 lui a en outre permis d’obtenir des images inédites ou jusque-là interdites. Christophe Cupelin qui affirme être devenu cinéaste grâce à sa fascination pour Sankara, voulait d’abord en tirer une fiction, mais, n’ayant pas obtenu le soutien de la famille du leader ni le budget nécessaire, a continué à collecter des archives puis en a fait un documentaire [18]. Le résultat est un film attachant, enthousiasmant même : constitué exclusivement d’images d’archives de l’époque souvent montrées à l’état brut lorsqu’il s’agit de vidéos ou avec un discret commentaire en voix off s’agissant d’images fixes, il restitue l’énergie, l’humour et l’optimisme de ce dirigeant atypique qu’on a pu surnommer le « Che Guevara africain » en raison de son charisme, de sa générosité et de son dévouement à son peuple.
31Le jeune Thomas Sankara est né en Haute-Volta, ancienne colonie française devenue indépendante en 1960. Après avoir été élevé chez les frères catholiques et destiné au séminaire du fait de ses capacités intellectuelles, il a voulu devenir médecin. Mais, n’ayant pas obtenu de bourse, il s’est dirigé vers l’armée, entrant à l’âge de dix-sept ans, en 1966, à l’école militaire de la capitale Ouagadougou. Il deviendra capitaine. Surtout, il développera des idées progressistes et anti-impérialistes, dans ces années 1960 et 1970 marquées par l’essor des mouvements révolutionnaires et du non-alignement. Plusieurs modèles apparaissent dans ce qu’on appelle alors le tiers-monde : en 1956, Nasser a nationalisé le canal de Suez ; en 1959, Fidel Castro a pris le pouvoir à Cuba, aidé de Che Guevara ; en 1961, les trois leaders non alignés, Tito, Nasser, Nehru, se sont réunis à Belgrade ; en 1967, Che Guevara a lancé son célèbre « Message à la Tricontinentale », manifeste révolutionnaire et anti-impérialiste, peu avant d’être assassiné ; et, en 1979, les non-alignés se sont retrouvés à La Havane et ont affirmé, dans la « déclaration de La Havane », leur détermination à lutter contre le néocolonialisme et l’impérialisme. Si le film ne rappelle pas ce contexte historique, il est important de bien l’avoir en tête pour comprendre les années Sankara.
32Au début des années 1980, la situation est confuse en Haute-Volta : en 1982, le dirigeant autoritaire Saye Zarbo est renversé et remplacé par Jean-Baptiste Ouédraogo qui devient président. En janvier 1983, Sankara devient son Premier ministre. Mais il est brusquement arrêté en mai, au lendemain de la visite du conseiller du président français Mitterrand pour les affaires africaines. Des manifestations massives appellent à sa libération, car Sankara est alors déjà très populaire. En août 1983, un nouveau coup d’État a lieu : Blaise Compaoré, l’ami fidèle de Sankara, marche sur Ouagadougou, libère Sankara et renverse Ouédraougo. Sankara devient président, il recueille le soutien massif de la population grâce à sa personnalité hors du commun. Le pouvoir est confié à un Conseil national de la révolution qui adopte plusieurs objectifs, sur l’impulsion de Sankara : combattre l’analphabétisme par des campagnes d’éducation et par l’obligation pour chaque citoyen sachant lire et écrire d’alphabétiser d’autres personnes ; combattre la désertification en plantant des arbres ; lutter contre la faim en développant l’agriculture et en donnant à manger à tous ; lutter contre la soif en creusant des centaines de puits ; améliorer la santé de la population par des campagnes de « vaccinations-commandos » ; permettre l’émancipation des femmes ; préserver la nature. Le film présente toutes ces actions sur un rythme rapide, sur fond de musique gaie et entraînante, ce qui fait partager au spectateur l’exaltation qui a saisi une grande partie de la population à l’annonce de ces mesures.
33Ainsi se dévoilent les multiples facettes de la pensée de Thomas Sankara, à bien des égards en avance sur son temps, comme l’illustre sa double préoccupation pour l’écologie et pour la libération des femmes. Ses discours devant la population, que le film montre, témoignent de l’enthousiasme contagieux qui émanait de Sankara. Il scandait ses discours par des « à bas… » retentissants, auxquels le public répondait en criant successivement « l’impérialisme ! », « le néocolonialisme ! », « les voleurs ! », etc. Ces séquences filmiques, souvent constituées d’images capturées par des amateurs et récupérées par le réalisateur, sont précieuses et émouvantes. C’est là qu’on saisit l’intérêt d’un film sur Sankara : plus que ne pourrait le faire un livre, ces séquences révèlent à quel point le jeune dirigeant, orateur né, électrisait les foules avec ses discours, qu’il terminait toujours par « la patrie ou la mort, nous vaincrons ! ». En août 1984, pour le premier anniversaire de la révolution, Sankara fait changer le nom du pays : abandonnant celui de Haute-Volta, qui, affirme-t-il, ne « voulait rien dire » et avait été créé par le colonisateur, il choisit le Burkina Faso, ce qui signifie « la patrie des hommes intègres », comme il l’explique dans un entretien à la télévision française, retrouvée par le réalisateur dans les archives de l’Institut national de l’audiovisuel et présenté dans le documentaire.
34De fait, Sankara apparaît bien comme un modèle d’intégrité. Dans la « Françafrique » rongée par la corruption et le népotisme, ce dirigeant constitue une exception : il fait par exemple remplacer les luxueuses voitures de fonction de l’État par des Renault 5. Lui-même possède très peu de chose, et son bien le plus précieux, de son propre aveu, est une simple guitare ! Le président Sankara est en effet aussi un artiste, qui aime chanter et danser. Plusieurs passages du film le montrent une guitare à la main, et font entendre la musique qu’il aimait. S’il décide de fermer les boîtes de nuit de son pays, décision qui a pu surprendre, c’est, dit-il, parce qu’elles pratiquent des prix exorbitants, faisant payer une bouteille de Coca-cola l’équivalent d’un salaire mensuel d’un travailleur moyen du pays. À la place, il multiplie les bals populaires, gratuits, pour permettre au peuple de se détendre. En septembre 1984, il organise à Ouagadougou la Journée de solidarité avec les ménagères, au cours de laquelle les hommes sont appelés à s’occuper des tâches domestiques, afin de rompre avec les habitudes machistes. Opposé aux traditions obscurantistes, Sankara s’attachera aussi à affaiblir le pouvoir des chefs de tribu, et à intégrer les femmes dans la société à l’égal des hommes.
35En octobre 1984, Sankara le tiers-mondiste prononce un discours éclatant devant l’Assemblée générale des Nations unies. Malheureusement, celui-ci n’a pas été filmé et le réalisateur dispose seulement d’une photographie qui cependant possède un fort pouvoir symbolique, à l’image du célèbre cliché de Che Guevara : Sankara se tient à la tribune onusienne, dans son costume de capitaine (devenu président, il n’a jamais accepté de se voir attribuer un rang militaire plus haut), et il émane de son regard et de ses gestes une énergie et un optimisme contagieux. Il se déplacera aussi, au cours de ces années, en URSS, en Chine populaire et à Cuba, fidèle à ses convictions marxistes. Le film montre, tout en les commentant d’un ton sobre, des photographies de tous ces voyages.
36Le récit des années Sankara se poursuit selon un plan chronologique. En 1985, le dirigeant, soucieux de lutter contre les problèmes de logement, décrète la suppression des loyers pour toute l’année et entame un grand programme de construction. La même année, il lance une campagne de reboisement massif. L’année suivante, en 1986, il inaugure une vaste campagne d’alphabétisation. Le film présente Sankara dans toutes ces actions, ainsi que l’adhésion enthousiaste du peuple burkinabé. Voir Sankara aux côtés de François Mitterrand, venu en visite à Ouagadougou, fait sourire, tellement le contraste entre les deux hommes est fort : Mitterrand, flegmatique et un peu engoncé, reste souvent silencieux, impénétrable, tandis que Sankara, libre de ses mouvements et spontané, sourit largement et apparaît comme un courant d’air frais appelé à renouveler la politique et les relations franco-africaines. Il n’hésite pas en effet à s’élever contre ce qu’il appelle le néocolonialisme, ainsi que contre l’apartheid en Afrique du Sud. De même, en juillet 1987, au sommet de l’Organisation de l’Unité Africaine à Addis-Abéba, il prononce un discours engagé dénonçant la dette que font peser les pays du Nord sur les pays africains, discours dont le film présente un extrait.
37Hélas, ce vent de liberté ne dure pas : Sankara gêne, en particulier la France, habituée à préserver ses intérêts en Afrique. En octobre 1987, peu de jours après la fin de la « conférence panafricaine anti-apartheid » qu’il organise à Ouagadougou, il est assassiné, avec douze de ses collaborateurs, par un détachement militaire. Enfermé avec ses collaborateurs dans le palais présidentiel assiégé, et comprenant ce qui était en train de se préparer, Sankara serait allé, désarmé, au-devant de ses ennemis, afin d’éviter à ses collaborateurs d’être également assassinés. C’est son ami et fidèle compagnon Blaise Compaoré qui est l’auteur du coup d’État. Il lui succède à la tête du pays, instaurant une dictature qui durera jusqu’à l’insurrection populaire de 2014. Pendant ses longues années de mandat, Compaoré s’attache à faire disparaître toutes les traces de son prédécesseur. C’est en cela aussi que le film de Christophe Cupelin est important : il contribue à restituer et à réactiver une mémoire volontairement ensevelie. Le réalisateur a d’ailleurs proposé au gouvernement burkinabé de léguer au pays les nombreuses archives qu’il avait accumulées, à condition qu’elles soient mises à la disposition des chercheurs et du public, mais n’a pas reçu de réponse claire à ce jour.
38Le film, qui se consacre surtout à faire ressurgir l’ambiance euphorique des années Sankara, par un montage nerveux lui donnant des allures de manifeste punk, aurait sans doute pu davantage s’attacher à analyser les causes politiques du coup d’État de 1987 et à étudier l’implication, probable, de la France dans cet assassinat. Interrogé peu avant sa mort sur une possible trahison de son compagnon Blaise Compaoré, Sankara confie lors d’un entretien que, dans ce cas, il n’y aurait rien à faire, car ayant donné son entière confiance à Compaoré, une trahison de sa part serait imparable. Le documentaire aurait également pu mieux présenter le contexte historique de ces quatre années de mandat (1983-1987). En somme, il vaut surtout pour le beau portrait de Thomas Sankara qui se dégage de toutes ces images d’archives et qui le donne à voir d’une façon formidablement vivante.
39Chloé Maurel
Notes
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[1]
François Chaslin, Un Corbusier, Paris, Éd. du Seuil, « Fiction & Cie », 2015, 528 p., 24 €, p. 27.
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[2]
Voir, par exemple, Jean-Louis Cohen et Tim Benton, Le Corbusier le grand, Londres, Phaidon, 2008 ; Nicholas Fox Weber, Le Corbusier : A Life, New York, Alfred A. Knopf, 2008.
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[3]
Charles-Édouard Jeanneret fonde avec Amédée Ozenfant la revue L’Esprit nouveau en 1920. Celle-ci voit naître le pseudonyme de Le Corbusier.
-
[4]
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015 ; Marc Perelman, Le Corbusier, une froide vision du monde, Paris, Michalon, 2015.
-
[5]
Voir Ayse Sila Çehreli et Tobias Hermann, « La Zentrale Stelle de Ludwigsburg, entre archives et mémoire », Vingtième Siècle : revue d’histoire, 111, juillet-septembre 2011, p. 159-169.
-
[6]
Voir Irmtrud Wojak, Fritz Bauer (1903-1968), Munich, Beck, 2009.
-
[7]
Hermann Langbein, Der Auschwitz-Prozess : eine Dokumentation, Vienne, Europa-Verlag, 1965, 2 vol.
-
[8]
Jürgen Wilke et al. (dir.), Holocaust und NS-Prozesse : die Presseberichterstattung in Israel und Deutschland zwischen Aneignung und Abwehr, Cologne, Böhlau, 1995.
-
[9]
Le catalogue de l’exposition consacrée en 2004 au procès recense un grand nombre de commentaires et prises de parole d’intellectuels : Fritz Bauer Institut, Auschwitz-Prozess 4Ks 2/63, Francfort-sur-le-Main, 2004.
-
[10]
Peter Weiss, Die Ermittlung, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1965.
-
[11]
Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande, France, 2015, 93 minutes, précédé de The Devil, France, 2012, 8 minutes. Le premier film est visible sur le site Internet d’Arte : http://cinema.arte.tv/fr/article/devil-de-jean-gabriel-periot.
-
[12]
Entretien avec Jean-Gabriel Périot, « Sans prescience », Les Cahiers du cinéma, 715, octobre 2015 cahier critique ; « Berlinade : “Une jeunesse allemande”, plongée au cœur de la Fraction armée rouge », Le Nouvel Observateur, 8 février 2015 ; Jacques Morice, « Une jeunesse allemande ou la mémoire visuelle de la Fraction armée rouge », Télérama, http://www.telerama.fr/cinema/une-jeunesse-allemande-ou-la-memoire-visuelle-de-la-fraction-armee-rouge, 132803.php ; VSD, cité par le site Internet AlloCiné.
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[13]
Georges Didi-Huberman, Sentir le Grisou, Paris, Éd. de Minuit, 2014.
-
[14]
Alban Lefranc, Si les bouches se ferment, Paris, Verticales, 2014 ; Mathieu Riboulet, Entre les deux il n’y a rien, Paris, Verdier, 2015.
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[15]
Michel Deutsch, La Décennie rouge, une histoire allemande, Paris, Christian Bourgois, 2007.
-
[16]
Entretien accessible sur le site Internet http://www.lecontinu.fr/blog/2015/10/22/entretien-bande-baader-cinema-periot/ ainsi que des extraits du film.
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[17]
Entretien, op. cit.
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[18]
Christophe Cupelin, Capitaine Thomas Sankara, Suisse, 2014, 90 minutes, sorti en France en novembre 2015.