Notes
-
[1]
Andreas Eichmüller, Keine Generalamnistie : die Strafverfolgung von NS-Verbrechen in der frühen Bundesrepublik, Munich, Oldenburg, 2012.
-
[2]
Voir à titre emblématique Dominik Rigoll, Staatsschutz in Westdeutschland : von der Entnazifizierung zur Extremistenabwehr, Göttingen, Wallstein, 2013.
-
[3]
Peter Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 45-46.
-
[4]
Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland : Vergangenheitsbewältigung 1949-1969 oder eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte im Kalten Krieg, Paderborn, Schöningh, 2002.
-
[5]
Norbert Frei (dir.), Transnationale Vergangenheitspolitik : der Umgang mit deutschen Kriegsverbrechern in Europa nach dem Zweiten Weltkrieg, Göttingen, Wallstein, 2006.
-
[6]
Nous empruntons ce terme à Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch, « Vers la désépuration ? L’épuration devant la juridiction administrative, 1945-1970 », in Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables : l’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 480-512.
-
[7]
Pierre Koenig, La Fonction publique en Allemagne fédérale, Paris, PUF, 1973, p. 84.
-
[8]
Clemens Vollnhals (dir.), Entnazifizierung : politische Säuberung und Rehabilitierung in den vier Besatungszonen, 1945-1949, Munich, Taschenbuch Verlag, 1991 ; Marie-Bénédicte Vincent, « Punir et rééduquer : le processus de dénazification (1945-1949) », in Marie-Bénédicte Vincent (dir.), La Dénazification, Paris, Perrin, 2008, p. 9-88.
-
[9]
Lutz Niethammer, Die Mitläuferfabrik : die Entnazifizierung am Beispiel Bayerns, Berlin, Dietz, 1982.
-
[10]
Adolf M. Birke, Nation ohne Haus, 1945-1961, Berlin, Siedler, 1989, p. 71.
-
[11]
Norbert Frei, Vergangenheitspolitik : die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996.
-
[12]
Jörg Friedrich, Die kalte Amnestie : NS-Täter in der Bundesrepublik, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1984.
-
[13]
Michael Stolleis, « Furchtbare Juristen », in Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich, Beck, 2001, vol. 2, p. 535-548.
-
[14]
Andreas Eichmüller, op. cit.
-
[15]
Alfred Wahl, La Seconde Histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[16]
Guillaume Mouralis, « The Rejection of International Criminal Law in West Germany after WWII », in Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), History, Memory and Politics, Londres, Palgrave Macmillan, 2013, p. 226-241.
-
[17]
Bundesarchiv Koblenz (BArch), B 155 / 280.
-
[18]
BArch, B 155 / 2209 et 2210.
-
[19]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 214 et 259.
-
[20]
Annette Weinke, Die Nürnberger Prozesse, Munich, Beck, 2006.
-
[21]
Marie-Bénédicte Vincent, Serviteurs de l’État : les élites administratives en Prusse, 1871-1933, Paris, Belin, 2006, p. 134.
-
[22]
Sur cette loi, voir Hans Mommsen, Beamtentum im Dritten Reich : mit ausgewählten Quellen zur national-sozialistischen Beamtenpolitik, Stuttgart, Verlagsanstalt, 1966.
-
[23]
BArch, B 141 / 37132, rapport du ministère fédéral de l’Intérieur, 29 avril 1955, p. 35.
-
[24]
Depuis 2002, ces juridictions relèvent du Tribunal administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht, BVG).
-
[25]
BArch, B 141 / 37132, p. 25.
-
[26]
Pierre Koenig, op. cit., p. 42-47.
-
[27]
BArch, B 155 / 1560.
-
[28]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 264 et 395.
-
[29]
Les Cahiers de la justice, numéro spécial « Après Nuremberg : les autres procès », dirigé par Olivier Beauvallet, 3, 2012.
-
[30]
BArch, B 155 / 1560.
-
[31]
Andreas Kunz, « Weder Täterschutz noch bürokratischer Selbstzweck : Archivgesetzliche Grundlagen der Benutzung von NSG-Verfahrensakten », in Jürgen Finger, Sven Keller et Andreas Wirsching (dir.), Vom Recht zur Geschichte : Akten aus NS-Prozessen als Quellen der Zeitgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009, p. 219-224.
-
[32]
Les noms des fonctionnaires cités sont pour cette raison anonymés.
-
[33]
BArch, B 141 / 3732, p. 35.
-
[34]
Annette Weinke, « Alliirter Angriff auf die nationale Souveränität ? Die Strafverfolgung von Kriegs- und NS-Verbrechen in der Bundesrepublik, der DDR und Österreich », in Norbert Frei (dir.), op. cit., p. 37-93, en particulier p. 54.
-
[35]
Ibid., p. 58. Dans le détail, le nombre de criminels nazis condamnés par les tribunaux ouest-allemands est de 809 en 1950, 259 en 1951, 191 en 1952, 123 en 1953, et tombe à moins de 50 par an de 1954 à 1959.
-
[36]
Braunbuch. Kriegs- und Naziverbrecher in der BRD. Staat, Wirtschaft, Armee, Verwaltung, Justiz, Wissenschaft, Berlin, Staatsverlag der DDR, 1957, 1965. Il existe une traduction en français : Conseil national du front national de l’Allemagne démocratique, Centre de documentation des archives nationales de la RDA, Livre brun. Les criminels de guerre et nazis en Allemagne occidentale. État, économie, administration, armée, justice, science, Dresde, Zeit im Bild, 1965.
-
[37]
Ay?e S?la Çehreli et Tobias Hermann, « La Zentralstelle de Ludwigsburg entre archives et mémoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 111, juillet-septembre 2011, p. 159-169.
-
[38]
Hélène Camarade, « Le passé national-socialiste dans la société ouest-allemande entre 1958 et 1968 : modalités d’un changement de paradigme mémoriel », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 110, avril-juin 2011, p. 83-95.
-
[39]
Annette Weinke, op. cit., p. 74.
-
[40]
BArch, B 155 / 3058.
-
[41]
BArch B 155 / 1024.
-
[42]
BArch, B 155 / 3157.
-
[43]
Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch, op. cit.
-
[44]
Ibid., p. 497.
-
[45]
Jonas Campion, Les Gendarmes belges, français et néerlandais à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, André Versaille, 2011, p. 197-201.
-
[46]
Adalbert Rückerl, Die Strafverfolgung von NS-Verbrechern, 1945-1978 : Eine Dokumentation, Heidelberg, Müller Juristischer Verlag, 1979, p. 102.
-
[47]
Marie-Bénédicte Vincent, « Passage à la démocratie et continuité administrative en Allemagne en 1918 et 1945 : la longue durée de la fonction publique professionnelle », in Marc Bergère et Jean Le Bihan, Fonctionnaires dans la tourmente : épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Genève, Georg, 2009, p. 223-262.
-
[48]
BArch, B 155 / 1560.
-
[49]
Dirk Pöppmann, « The Trials of Robert Kempner : From Stateless Immigrant to Prosecutor of the Foreign Office », in Kim C. Priemel et Alexa Stiller (dir.), Reassessing the Nuremberg Military Tribunals : Transitional Justice, Trial Narratives and Historiography, New York, Berghahn, 2012, p. 23-46.
-
[50]
BArch, B 155/1024.
-
[51]
BArch, B 155 / 3058.
-
[52]
Adalbert Rückerl, op. cit., p. 81-85.
-
[53]
BArch, B 155 / 2209-2210.
-
[54]
BArch, B 155 / 1024.
-
[55]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 264 et 395.
-
[56]
BArch, B 155/ 1560.
-
[57]
BArch, B 155/ 1560.
-
[58]
BArch, B 155/ 1560.
-
[59]
François Rouquet, L’Épuration dans l’administration française, Paris, CNRS éditions, 1993.
-
[60]
Luc Huyse et Dhondt Steven (dir.), La Répression des collaborations, 1942-1952 : un passé toujours présent, Bruxelles, Éd. du Crisp, 1993.
1L’histoire de la dénazification en Allemagne s’est longtemps limitée aux seules sanctions judiciaires effectivement prononcées pendant la brève séquence 1945-1948. En étudiant les processus d’auto-épuration au sein de l’administration ouest-allemande jusqu’aux années 1970 et en insistant sur une approche globale et comparée du phénomène, Marie-Bénédicte Vincent renouvelle largement cette approche et dessine les contours d’un processus de « désépuration » paradoxal, au sein duquel la stabilité du personnel administratif n’empêche pas une vaste remise en question sur le plan éthique et professionnel.
2L’étude de l’épuration allemande post-1945 connaît depuis quelques années un renouveau historiographique. Alors que les premiers travaux menés sur la dénazification, entendue ici comme processus administratif imposé par les Alliés à l’Allemagne occupée, avaient tendance à souligner les limites de ce processus, les historiens affirment aujourd’hui qu’une épuration a bel et bien eu lieu si, d’une part, l’on considère sa dimension pénale? [1] et si, d’autre part, on l’inscrit dans une durée qui excède la période stricte de l’occupation (1945-1949) pour l’étendre jusqu’aux années 1970 en Allemagne de l’Ouest? [2], ce qui permet de tenir compte de la durée des procédures judiciaires et contentieuses : au Bundestag, le débat sur la prescription des meurtres commis avant 1945 se déroule de 1960 à 1979 et comprend différentes étapes dont l’ultime est l’abolition de la prescription pour les assassinats commis sous le Troisième Reich? [3]. Un renouvellement important est aussi venu de la comparaison des processus à l’Est et à l’Ouest de l’Allemagne? [4] et, d’une manière plus générale, avec les épurations menées dans le reste de l’Europe? [5]. La présente recherche participe de ce renouvellement, en mettant au jour une dimension inexplorée de l’épuration ouest-allemande, à savoir les processus disciplinaires internes de la fonction publique, qui conduisent au cours des années 1950 et 1960 à exclure des agents trop compromis dans le nazisme, alors même que le contexte politique de la République fédérale d’Allemagne (RFA) est favorable à une « désépuration? [6] ».
3D’une part, cette désépuration est rendue possible par l’arrêt officiel précoce de la dénazification, dès février 1948 pour les Soviétiques et en mai 1948 pour les Anglo-Américains, préoccupés par les besoins de la reconstruction et l’entrée dans la guerre froide (l’épuration judiciaire se poursuit, elle, après 1948). Une politique d’amnistie et de réhabilitation est initiée à l’Ouest par les Alliés et poursuivie par la RFA après 1949 (dans cet article, nous ne traitons ni de la zone soviétique, ni de la République démocratique allemande). Dans ce contexte, la dynamique épuratoire se trouve rapidement contrebalancée par la réintégration des agents évincés. La vraie question n’est donc plus comment épurer mais comment réintégrer. Notons que les services publics du Bund, des Länder et des communes comptent 2,1 millions d’agents en 1950, 2,6 millions en 1960 et 3 millions en 1970, tous n’étant pas fonctionnaires? [7].
4D’autre part, la désépuration se trouve favorisée par un jeu sur les catégories mêmes produites par le processus de dénazification? [8]. Comme on sait, les instances créées par les Alliés (chambres de dénazification instaurées en mars 1946 par les Américains et en 1947 par les Français et les Britanniques) avaient à charge de classer la population selon cinq grandes catégories : les « principaux coupables » (Hauptschuldige), les individus « compromis » (Belastete), les individus « peu compromis » (Minderbelastete), les « suiveurs » (Mitläufer) et les individus « exonérés » (Entlastete). Or, selon l’expression désormais consacrée de Lutz Niethammer, les chambres de dénazification sont devenues une gigantesque « fabrique de suiveurs » (Mitläuferfabrik)? [9] : d’après un bilan établi en 1949-1950, ces chambres ont en effet classé moins de 3 % des individus ayant comparu (sur un total de 950 000 individus en zone américaine, de 670 000 en zone française et de 2 millions en zone britannique) dans les deux principales catégories de coupables, alors que la catégorie des « suiveurs » rassemble 51 % des cas traités en zone américaine, 45 % en zone française et 11 % en zone britannique (où près de 60 % des individus sont « exonérés »)? [10]. Ainsi, la dénazification s’est transformée en un processus de réhabilitation, qui facilite la réintégration des agents initialement évincés, en particulier dans les administrations. Cette réintégration commence dès l’occupation. En zone américaine par exemple, la loi de modification de la loi de libération du 25 mars 1948 autorise le reclassement des individus initialement « compromis » en « suiveurs » et limite les interdictions de travail aux « principaux coupables ». Par ailleurs, des amnisties ont été prononcées dès 1946 (l’amnistie de la jeunesse en août 1946 et l’amnistie de Noël début 1947). Dès avant 1949 donc, ces lois atténuent, voire annulent, les effets de la dénazification.
5La désépuration est poursuivie par la RFA. Norbert Frei a retracé pour les années 1950 la genèse et les contours d’une « politique du passé », qui vise à mettre fin à la justice transitionnelle vue comme l’imposition d’un droit étranger en Allemagne? [11]. C’est dans ce contexte que sont adoptées d’une part la loi du 15 décembre 1950, qui invite les Länder à clore législativement la dénazification, et d’autre part la loi du 10 avril 1951 (promulguée le 11 mai 1951), dite loi d’application de l’article 131 de la Loi fondamentale (qui annonçait une loi réglant la situation juridique des fonctionnaires). La loi de 1951 offre des possibilités de recouvrer leurs droits aux fonctionnaires qui ont perdu leur poste soit dans le contexte de la dénazification (à condition qu’ils ne soient pas classés « coupables principaux » ou « compromis »), soit du fait de leur statut « d’expulsés » (Vertriebene) des territoires perdus au 8 mai 1945, soit comme « réfugiés » (Flüchtlinge) de la zone soviétique. La loi mêle ainsi stratégiquement des catégories hétérogènes d’individus (tous appelés 131er) ce qui profite incontestablement aux fonctionnaires au passé nazi (le paragraphe 2 de la loi oblige le Bund, les Länder et les communes à consacrer 20 % de leurs dépenses de paiement des agents publics aux 131er). De fait, 39 000 fonctionnaires ayant perdu leur poste du fait de la dénazification sont réintégrés jusqu’en mars 1953. À la notion de culpabilité, qui primait dans le classement des fonctionnaires pendant la phase épuratoire, succède la notion d’ayants droit.
6Pourtant, comme on l’a dit plus haut, l’historiographie a tendance à réévaluer ces dernières années l’ampleur de l’épuration après 1945. Alors que les premiers travaux critiques sur la justice ouest-allemande avaient mis l’accent sur les amnisties et la réhabilitation des anciens nazis? [12], tout comme sur la forte continuité des juges après 1945 (les « terribles juristes » décrits par Michael Stolleis dans les Lieux de mémoire allemands? [13]), les recherches récentes insistent sur les paradoxales années 1950, où la justice ouest-allemande, confrontée aux problèmes matériels de la reconstruction, poursuit les criminels nazis malgré la difficulté à appréhender des meurtres de masse voulus et organisés par l’État. On remet en cause l’image d’un laxisme ou d’un déficit des tribunaux ouest-allemands des années 1950 et on décrit la RFA comme une société en transition, qui rencontre des problèmes typiques d’une situation postdictatoriale? [14]. La comparaison avec l’Italie, le Japon et l’Autriche, où les poursuites contre les criminels de guerre se sont arrêtées précocement, serait à l’avantage de la RFA, même si la société ne s’est pas confrontée à son passé nazi. Les procès, malgré leurs limites et leurs oublis (principalement la Wehrmacht et le monde de la justice) auraient rendu possible le changement des années 1960.
7Partant de ce constat, l’article vise à prendre la mesure du processus épuratoire ayant pesé sur les fonctionnaires ouest-allemands, en en démêlant l’écheveau et en étendant sa chronologie jusqu’au milieu des années 1970, afin d’englober aussi le phénomène de désépuration. Notons que cette chronologie longue a été prise en compte par Alfred Wahl dans sa « seconde histoire du nazisme »? [15]. En fait, l’épuration des agents a mêlé des procédures de natures différentes (judiciaire, administrative ou disciplinaire), qu’il faut considérer dans leur globalité pour en mesurer les effets professionnels et sociaux sur les fonctionnaires. L’étude des procédures disciplinaires à l’encontre de fonctionnaires constitue précisément le cœur du présent article : cette auto-épuration est certes d’une ampleur très limitée comparée à l’ensemble de la dénazification, mais elle produit néanmoins un système de normes professionnelles, qui permettent de saisir comment la fonction publique ouest-allemande refonde son éthique en adéquation avec les valeurs démocratiques malgré la forte continuité du personnel.
Les assises juridiques d’une auto-épuration
Le crime contre l’humanité en droit allemand
8La notion de crime contre l’humanité est retenue par les tribunaux disciplinaires de la fonction publique après 1949, ce qui ne manque pas d’étonner. En effet, cette catégorie forgée par le statut du tribunal militaire international de Nuremberg a fait l’objet d’un rejet quasi unanime par les juristes ouest-allemands comme l’a montré Guillaume Mouralis? [16]. La loi n° 10 du Conseil de contrôle allié du 20 décembre 1945 a certes autorisé les tribunaux allemands à sanctionner les Allemands s’étant rendus coupables de crimes de guerre, de crimes contre la paix et de crimes contre l’humanité envers d’autres Allemands ou des apatrides. Mais dans les faits, l’application de cette loi a été très limitée. Même les « juristes de gauche » renommés comme Gustav Radbruch (1878-1949) ou Hans Kelsen (1881-1973) recommandent dans l’immédiat après-guerre un usage prudent de ces catégories, du fait de leur caractère rétroactif. L’opinion ouest-allemande voit du reste dans les principes de Nuremberg la marque d’une justice étrangère, donc illégitime. Après 1949, les juristes s’appuient sur la Loi fondamentale, qui interdit les lois rétroactives (article 103-2), pour rejeter les principes de Nuremberg, si bien que ceux-ci ne sont pas utilisés dans le droit pénal jusque dans les années 1990. Même lorsque la RFA signe la Convention européenne des droits de l’Homme en 1952, elle exprime des réserves face à son article 7-2, qui exclut les principes de Nuremberg de l’interdiction générale des lois rétroactives (cette réserve est appelée dans la littérature juridique « clause de Nuremberg »). Il faut attendre 2002 pour que la RFA, qui ratifie alors le statut de la Cour pénale internationale, adapte son droit pénal en y faisant entrer les catégories de Nuremberg.
9Or, les jugements disciplinaires dont nous disposons semblent à rebours de cette tendance, car les sanctions frappant les fonctionnaires sont motivées par référence aux crimes contre l’humanité. Il en va ainsi dans l’affaire du postier Heinrich H., condamné en 1948 par la cour d’appel (Landgericht) de Cologne pour crime contre l’humanité car il avait participé en uniforme SA à la Nuit de Cristal (destruction de la synagogue et démolition de domiciles privés de juifs à Kerpen)? [17]. Cette catégorie est reprise dans le jugement disciplinaire de mai 1950 qui l’exclut de la fonction publique :
« Pour la cour disciplinaire, il est établi que l’accusé s’est rendu coupable d’un crime contre l’humanité en lien avec la violation de la paix publique. Il ne fait aucun doute qu’il a commis en cela une faute disciplinaire lourde. Chaque fonctionnaire a le devoir de se comporter en dehors du service comme l’exige la réputation de la fonction publique. »
11De même, dans l’affaire du télégraphiste Wilhelm L., condamné en octobre 1948 pour crime contre l’humanité par la cour d’appel de Cologne (en application de la loi du Conseil de contrôle allié n° 10), la cour disciplinaire fédérale reprend cette catégorie en mai 1955 car elle « s’est estimée liée par les constatations effectives du tribunal. Elle a considéré que le crime contre l’humanité perpétré par l’accusé était si grave qu’elle a prononcé la privation de ses droits à bénéficier de la loi sur le règlement [de la situation juridique des fonctionnaires (loi de 1951)] ». Alors que la RFA retrouve sa souveraineté en 1955, cette référence aux catégories de Nuremberg, associées à l’occupation alliée, est donc à relever.
12En fait, si le droit pénal allemand n’intègre pas le crime contre l’humanité, les lois complétant ou modifiant la loi du 11 mai 1951 y font clairement allusion. En particulier, le paragraphe 3 de la loi du 11 septembre 1957 ne reconnaît pas les droits définis par l’article 131 aux personnes « qui par leur comportement pendant la domination du national-socialisme ont enfreint les principes de l’humanité ou de l’État de droit ». C’est cette loi qui sert de référence dans le jugement du médecin Gerhard R. par la chambre disciplinaire de Hambourg en novembre 1959? [18] : membre du parti nazi depuis 1930, Gerhard R. a été recruté en 1936 par l’Institut Robert-Koch pour diriger la section des maladies infectieuses et a été condamné à perpétuité dans le procès des médecins du tribunal américain de Nuremberg en août 1947 (il a envoyé en 1942 des souches de vaccins contre le typhus à tester sur les détenus du camp de concentration de Buchenwald, dont une centaine sont morts à la suite de cette expérimentation). Gerhard R. a bénéficié d’une réduction d’une peine par les Américains en 1951 et d’une libération anticipée en juin 1955. C’est un personnage connu du public, non seulement à cause de sa condamnation lors du procès des médecins, mais aussi pour ses prises de parole en faveur d’anciens nazis (il défend le Dr. Gerhart Friedrich Peters, ancien directeur de l’entreprise Degesch qui fabriquait le zyklon B et le vendait à la SS, lors de son procès en 1949? [19]). La procédure disciplinaire est lancée contre Gerhard R. en mai 1956 par le ministre fédéral de l’Intérieur, mais elle est suspendue par la chambre disciplinaire de Hambourg en novembre 1959, qui argue du fait que Gerhard R. ne jouit plus de ses droits de fonctionnaire depuis la loi du 11 mai 1951, précisément car il s’est rendu coupable de crimes contre l’humanité. Même si au terme d’un contentieux qui s’achève en 1963, Gerhard R. est, faute de preuve, acquitté au plan disciplinaire, la catégorie de crime contre l’humanité est utilisée.
13Ceci corrobore une conclusion de l’historienne Annette Weinke, selon laquelle l’épuration judiciaire pratiquée par les Alliés pendant l’occupation a représenté un énorme réservoir d’expériences pour la RFA? [20]. La catégorie de crime contre l’humanité, même si elle n’est pas formellement intégrée dans le droit pénal, figure après 1949 au moins dans la législation et donc est susceptible d’être mobilisée dans les argumentaires juridiques.
Le droit disciplinaire de la fonction publique ouest-allemande
14Les tribunaux disciplinaires de la fonction publique sont une institution ancienne, héritée de la « fonction publique professionnelle » (Berufsbeamtentum), notamment de la loi disciplinaire prussienne du 21 juillet 1852? [21]. Après l’unité allemande de 1871, la loi sur les fonctionnaires du Reich du 31 mars 1873 (Reichsbeamtengesetz) crée un droit disciplinaire allemand mais, sous l’Empire, il n’est pas utilisé dans un sens politique : les fonctionnaires sont sélectionnés en amont, les indésirables se trouvant de fait exclus (sociaux-démocrates, libéraux progressistes, juifs), si bien que les seules procédures disciplinaires mises en œuvre visent à sanctionner des manquements professionnels ou des affaires de mœurs. Le cadre juridique établi sous l’Empire reste en place sous la république de Weimar, qui ne se livre pas à une épuration des fonctionnaires monarchistes après la révolution de 1918. Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, la Loi de restauration de la fonction publique professionnelle du 7 avril 1933 permet d’épurer les fonctionnaires au vu de critères politiques (les sociaux-démocrates et les communistes) ou raciaux (les juifs), jusqu’à ce que la Loi sur les fonctionnaires allemands (Deutsches Beamtengesetz) du 26 janvier 1937, qui pour la première fois concerne à la fois les agents du Reich et ceux des Länder, instaure un droit disciplinaire commun (Reichsdisziplinarordnung). Elle maintient en un sens les valeurs traditionnelles de la fonction publique, mais soumet les fonctionnaires au Führerprinzip, contredisant l’éthique de neutralité politique qui prévalait auparavant, au moins dans le discours officiel? [22].
15Après 1945, les tribunaux disciplinaires doivent arrêter leur activité sur ordre des gouvernements militaires alliés, ce que vient confirmer la loi du Conseil de contrôle n° 36? [23]. Les instances disciplinaires sont recréées progressivement : il existe à partir du 14 juillet 1948 une chambre disciplinaire pour les fonctionnaires de l’administration de la bizone économique (Dienststrafkammer beim Personalamt der Verwaltung des Vereinigten Wirtschaftsgebiets). Ce tribunal siège encore au début de la RFA (jusqu’en 1952) conformément à la loi du 12 août 1949 du Conseil économique. La loi du 28 novembre 1952 redéfinit le droit disciplinaire fédéral (Bundesdisziplinarordnung, BDO) et met en place des juridictions spécialisées : treize chambres disciplinaires (Bundesdisziplinarkammern) de première instance (à Berlin, Brême, Dortmund, Düsseldorf, Francfort-sur-le-Main, Hambourg, Hanovre, Karlsruhe, Kiel, Mayence, Munich, Nuremberg et Stuttgart) et une cour disciplinaire fédérale (Bundesdisziplinarhof, BDH) de seconde instance à Berlin-Ouest. Après la loi du 20 juillet 1967, le BDH est remplacé par un tribunal disciplinaire fédéral (Bundesdisziplinargericht, BDG), à Francfort-sur-le-Main? [24].
16Les cours disciplinaires sont composées de trois membres, tous fonctionnaires fédéraux âgés d’au moins trente-cinq ans, nommés par le ministre de l’Intérieur. Le président d’une cour disciplinaire et son représentant sont nommés à vie, tandis que les deux autres membres (Beisitzer) sont nommés pour trois ans. Dans la première fournée des dix juges nommés en 1952 figurent des magistrats ayant le rang de directeur de tribunal administratif (Verwaltungsgerichtsdirektor)? [25]. Pierre Koenig évoque à propos du régime disciplinaire de la RFA une « juridictionnalisation extrême de la procédure »? [26] : celle-ci met en œuvre un parquet avec un procureur disciplinaire fédéral (Bundesdisziplinaranwalt). L’essentiel du code disciplinaire se résume dans la « procédure disciplinaire formelle », déclenchée par l’administration au vu des conclusions d’une enquête préliminaire. La procédure se subdivise en une instruction préparatoire, menée par un directeur de l’instruction, et une instruction définitive à l’audience. Le fonctionnaire bénéficie de tous les moyens de défense : Pierre Koenig conclut à un « équilibre assez heureux entre les agents de la poursuite et la défense ». Le code disciplinaire prévoit cinq peines disciplinaires pour les fonctionnaires actifs, le blâme, l’amende, la réduction du traitement, la rétrogradation, l’exclusion de la fonction publique, et deux pour les agents en retraite, la réduction et la privation de retraite.
17Pour l’avenir de cette recherche, il importera de s’intéresser de près au parcours professionnel et politique des juges antérieurement à leur nomination dans les tribunaux disciplinaires, ce qui n’est pas simple faute de dossiers personnels. Ainsi la procédure disciplinaire contre le juge Ernst L.? [27], procureur (Oberreichsanwalt) entre 1939 et 1945 au tribunal du peuple (Volksgerichtshof) institué par les nazis où il a requis trois cent quatre-vingt-treize fois la peine de mort? [28], se solde par la privation de ses droits à la retraite par la chambre disciplinaire de Kiel en décembre 1957, soit dix ans après le verdict du tribunal militaire américain de Nuremberg qui l’avait accusé de crime contre l’humanité (procès des juristes de 1947? [29]). Mais dans le contentieux qui suit, la composition du tribunal disciplinaire pose un problème? [30] : en mars 1958, le président de la chambre disciplinaire de Kiel, qui craint d’être refusé par l’accusé en raison de ses postes passés, demande au président de la cour disciplinaire fédérale de Berlin à être remplacé et souhaite la nomination d’un nouveau suppléant car l’actuel connaît personnellement l’accusé. Le fonctionnement des juridictions disciplinaires, où les fonctionnaires jugent leurs pairs, définit une sphère d’interconnaissances potentiellement problématique.
Présentation de l’échantillon
18Les archives des tribunaux disciplinaires de la fonction publique sont accessibles aux historiens, mais n’ont pas encore été exploitées compte tenu des problèmes de communication des dossiers individuels protégés par les clauses de confidentialité. Du fait des difficultés d’accès aux archives judiciaires? [31], l’article se concentre sur une dizaine de fonctionnaires sanctionnés au plan disciplinaire pour « crimes contre l’humanité »? [32]. Ces fonctionnaires, nés entre 1884 et 1904, sont de tous grades et issus de différentes administrations. L’intérêt de cette source est non seulement d’avoir accès au « passé brun » des fonctionnaires, mais aussi de voir comment ce passé pèse sur leurs trajectoires après 1945.
19Étant donné la taille très réduite de cet échantillon, ce n’est pas sa représentativité statistique qui peut intéresser l’historien. En effet, l’échantillon est isolé au sein de l’ensemble des procédures conservées. Un premier bilan de l’activité des tribunaux disciplinaires publié à Bonn le 29 avril 1955 donne huit cent quarante affaires disciplinaires jugées en moyenne par an depuis 1952? [33]. De plus, la plupart des délits jugés par les chambres disciplinaires ne recèlent pas de dimension politique : il s’agit d’affaires de vol, d’alcoolisme, de mœurs, de falsification de documents administratifs, de dissimulation, etc. L’échantillon se situe aux marges du fonds qui comprend au total plus de trois mille dossiers individuels. Son interprétation requiert une méthode plus qualitative, attachée à analyser un discours normatif.
20Surtout, cet échantillon, et c’est là son intérêt principal, se situe à rebours de la tendance générale de réintégration massive des fonctionnaires ou de leur réhabilitation consécutive à la loi de 1951. Ce sous-groupe « à l’envers » permet d’observer comment la fonction publique ouest-allemande définit son éthique en démocratie malgré la très forte continuité des personnels avec la période nazie. En travaillant sur ces cas limites, l’hypothèse méthodologique est de voir comment se construit, par l’auto-épuration, une sorte d’honneur des fonctionnaires, qui se définirait par l’éviction de quelques individus trop ouvertement ou publiquement compromis, rendant ainsi acceptable la réintégration de tous les autres.
L’intérêt des procédures disciplinaires pour renouveler l’histoire de l’épuration
La longue épuration
21Les procédures disciplinaires qui constituent le matériau de cette enquête se déroulent principalement dans les années 1950 et 1960, mais deux d’entre elles se terminent au début des années 1970. Cette constatation nous oblige à considérer une durée du phénomène épuratoire qui dépasse largement, par son contentieux, les bornes de l’arrêt de la dénazification que constituent les déclarations officielles des Alliés en 1948 et la loi du Bundestag de décembre 1950 invitant les Länder à clore le processus au plan législatif. Cette longue durée est cohérente si l’on considère l’évolution de l’épuration judiciaire.
22Alors que pendant la période de l’occupation, 4 419 criminels nazis et criminels de guerre ont été condamnés par des tribunaux allemands dans les zones occidentales et 8 059 en zone soviétique? [34], on peut distinguer deux phases pour la RFA. De 1949 à 1959, la RFA a condamné 1 550 criminels nazis et criminels de guerre, la majorité des procès ayant eu lieu entre 1950 et 1952? [35]. La décrue des procès allemands ensuite est moins due aux débats théoriques entre juristes sur l’usage des normes pénales alliées qu’au contexte général de la RFA : la pression des Alliés en direction de la poursuite des criminels de guerre diminue du fait de la guerre froide. Après 1955, avec le réarmement et l’intégration occidentale, la RFA considère que la période de l’occupation est achevée (notons que pour d’autres raisons, une culture de l’impunité se développe aussi en RDA : le procès de Waldheim de 1950 marque la fin de l’épuration antifasciste, avec 4 092 condamnations par les tribunaux cette année-là).
23Paradoxalement, le sujet de la fin des poursuites pénales devient un enjeu des relations interallemandes : la RDA mène une intense propagande dénonçant la présence d’anciens nazis et criminels de guerre dans la haute fonction publique et les élites fonctionnelles de la RFA. La mémoire de la dénonciation de la « justice de classe » sous la république de Weimar est présente, mais avec une inversion des rôles : désormais, les communistes de l’Est sont victorieux et jouent les accusateurs face à une RFA qui serait « renazifiée » et revêtirait le rôle de l’accusée. La campagne la plus virulente est celle menée en 1957 contre les « juges sanguinaires de Hitler au service d’Adenauer », avec la publication du Livre brun énumérant les noms des juristes et hauts fonctionnaires de la RFA compromis dans le nazisme (dans l’édition de 1965, le Livre brun cite 21 ministres et secrétaires d’État, 100 généraux, 828 magistrats et procureurs, 245 diplomates et hauts fonctionnaires des Affaires étrangères et 297 hauts fonctionnaires de la police et des services secrets? [36]). Ces dénonciations, bien que fondées, soulèvent peu d’écho en RFA en raison du consensus anticommuniste ambiant. Notons qu’aucun fonctionnaire de l’échantillon ne figure dans ce Livre brun.
24Une évolution se fait sentir à partir du milieu des années 1950, en lien avec la vague de retours des ayants droit de la loi du 11 mai 1951 : la justice ouest-allemande entre dans une crise de légitimité, qui se traduit par une sensibilité accrue au passé nazi. Cela explique le changement de cours dans le traitement du passé nazi décidé en 1958 par les ministres de la Justice fédéral et des Länder à Bad Harzburg ainsi que la création d’une instance juridique spéciale pour traiter les crimes commis dans les camps de concentration et par les SS à l’Est : la Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Auflärung NS-Verbrechen, à Ludwigsburg? [37]. La même année, le procès à Ulm des Einsatzgruppen impliqués dans l’extermination des juifs des Pays baltes joue un rôle important dans la prise de conscience de la nécessité d’une instance spécialisée pour analyser les mécanismes complexes des meurtres de masse commis en dehors de l’Allemagne. Les raisons du changement de la RFA relèvent donc à la fois de la volonté d’affronter, en tant qu’État et à l’aide de la justice, le passé nazi, et d’une stratégie de réponse face aux attaques verbales de la RDA. Ce tournant de 1958 correspond plus généralement à une césure mémorielle en RFA? [38]. Le fait est que le nombre de procès contre les criminels nazis augmente à partir de 1959. Les procédures lancées par les tribunaux ouest-allemands s’élèvent à environ 1 000 par an entre 1959 et 1961, 1 240 en 1965, avant de se situer autour de 500 par an de 1966 à 1972, puis autour de 400 par an entre 1973 et 1977? [39].
25Compte tenu de cette évolution, il n’est pas anodin qu’une épuration disciplinaire des fonctionnaires accusés de crimes contre l’humanité soit entamée dans les années 1950 et 1960, même si son volume n’est pas comparable à celui des poursuites pénales. Dans certains cas, la procédure disciplinaire a été lancée pour pallier l’absence de procédure pénale dans la phase de creux du milieu des années 1950. C’est le cas dans l’affaire de Wilhelm R.? [40] : cet Oberleutnant de la police engagé à partir de juin 1941 dans le 91e bataillon de police incorporé dans la brigade SS n° 1 en Ukraine est accusé d’avoir ordonné trois massacres de civils juifs, le 3 octobre 1941 à Nowo-Nikolajewska (130 juifs), le 1er novembre 1941 à Konotop (153 juifs) et le 3 novembre 1941 à Romny (500 juifs). Prisonnier soviétique de 1945 à 1955, il rentre en RFA en 1955 et s’engage dans la police fédérale des frontières, où il effectue sa carrière de 1956 jusqu’à sa retraite en 1971. Ce n’est qu’en 1969 qu’il fait l’objet d’une enquête pénale et disciplinaire. Alors que l’enquête pénale se solde par un non-lieu en octobre 1971, la procédure disciplinaire s’achève en juin 1975 par la suppression des droits à la retraite de l’inculpé. Cette chronologie invite à envisager conjointement les procédures pénales et disciplinaires comme deux dimensions d’un même phénomène épuratoire.
L’imbrication des différents niveaux épuratoires
26Les fonctionnaires accusés de crimes contre l’humanité sont potentiellement soumis à trois types de procédures : la dénazification, imposée systématiquement à tous par les Alliés pendant l’occupation militaire (les procédures continuent après 1949), les poursuites pénales, et les poursuites disciplinaires. Or ces trois niveaux d’épuration se trouvent imbriqués. D’après le paragraphe 3 du Traité de transition d’octobre 1954 entre la RFA et les puissances occidentales, qui met fin au régime d’occupation, les tribunaux allemands n’ont pas compétence pour relancer une procédure pénale concernant une personne jugée par les Alliés. Les tribunaux disciplinaires se trouvent donc liés par les jugements de la période 1945-1949. De même, les processus de réintégration ou de réhabilitation de fonctionnaires mêlent des dimensions législative (amnisties), pénale (remises de peines) et disciplinaire. Revenons sur cet écheveau complexe pour comprendre la fonction de l’épuration disciplinaire.
27L’épuration disciplinaire peut d’abord revêtir une fonction d’annulation des effets de la réhabilitation d’un fonctionnaire. C’est le cas pour Erich W. : cet inspecteur des douanes, membre des SA depuis juin 1933, est accusé d’avoir brutalisé un juif âgé de soixante-seize ans à son domicile lors de la Nuit de Cristal à Kaldenkirchen? [41]. Erich W. a été condamné en avril 1949 par la cour d’appel de Krefeld pour crime contre l’humanité à dix mois de prison, mais il n’a pas effectué la totalité de sa peine du fait de l’amnistie de décembre 1949. En mars 1951, il est classé par la commission de dénazification du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie dans la quatrième catégorie des « suiveurs », mais perd ses droits à la retraite (il travaille depuis 1945 dans le secteur privé). Or, Erich W. recouvre ses droits de fonctionnaire en octobre 1953, quand le ministre des Finances de Rhénanie-Westphalie applique la loi de février 1952 sur la fin de la dénazification dans le Land : son statut devient celui d’un fonctionnaire « à disposition » (zur Wiederverwendung). La procédure disciplinaire engagée en novembre 1953 par la Direction des douanes de Düsseldorf aboutit finalement en novembre 1954 à lui retirer ses droits de fonctionnaire (sans allocation de subsistance). Ce jugement est confirmé en appel en janvier 1956 par la cour disciplinaire :
« C’est à juste titre que le comportement de l’accusé a été désigné comme déshonorant par la cour pénale du tribunal de Krefeld et la cour d’appel de Düsseldorf et qu’il a été stigmatisé en conséquence par la cour disciplinaire. Un fonctionnaire qui malgré sa bonne éducation [Bildung] et ses bonnes capacités intellectuelles s’oublie à ce point ne peut plus être de nouveau employé dans la fonction publique allemande. »
29Cet exemple montre comment le niveau disciplinaire permet de maintenir l’épuration initiale prise par les instances de dénazification et par les juridictions pénales, malgré le processus législatif de réhabilitation. Il y a imbrication mais non confusion des sphères politique, pénale et disciplinaire. Notons que les lois d’amnistie du 31 décembre 1949 (portant sur les délits passibles de six mois de prison) et celle plus large de 1954 (sur les délits passibles de peines de prison allant jusqu’à trois ans) n’ont pas d’effet sur le droit disciplinaire.
30Un des problèmes découlant de l’imbrication des différents niveaux épuratoires reste cependant celui des différences d’appréciation des cas individuels par les juridictions mobilisées, et donc la marge de manœuvre qui en résulte pour les agents. On peut le voir à travers l’exemple du commissaire de police Heinrich B.? [42], envoyé en décembre 1941 en Estonie comme SS-Hauptsturmführer pour diriger la police criminelle. Après la guerre, il est réintégré en 1955 dans la police criminelle de Wiesbaden après une période de dix ans, où il a travaillé successivement comme bûcheron (1945-1949), livreur (1959-1951), ouvrier agricole (1951-1952) et employé d’un bureau d’architecte (1952-1955). Il termine sa carrière en 1962 avec le grade de commissaire principal. Ce n’est qu’en août 1969 qu’il fait l’objet d’une procédure disciplinaire, pour avoir ordonné à l’Est en 1942-1943 au moins neuf exécutions en l’absence de condamnation juridique. Heinrich B. est condamné en novembre 1973 à perdre ses droits à la retraite. Mais il fait appel de cette décision devant le tribunal administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht, BVG), qui suspend en juillet 1974 le premier jugement disciplinaire en demandant une enquête complémentaire :
« B. a certes avoué au cours des enquêtes pénale et disciplinaire avoir ordonné des exécutions. Mais jusqu’à présent, aucune lumière n’a été faite sur les instructions qui avaient cours à cette époque et qui pouvaient constituer le fondement d’un tel ordre. B. n’a pas été interrogé à ce sujet. On dispose uniquement de sa déclaration générale, selon laquelle il se trouvait dans un état de nécessité l’obligeant à donner cet ordre et qu’il a cru au caractère légal de sa manière d’agir. »
32Finalement, en avril 1976, le tribunal disciplinaire fédéral revient sur le jugement disciplinaire en réduisant à 10 % les retenues sur sa retraite. Dans cet exemple, le tribunal administratif fédéral a émis un avis différent du tribunal disciplinaire fédéral et a contraint ce dernier à réviser son jugement en atténuant sa sévérité. L’agent a utilisé la hiérarchie administrative pour obtenir un aménagement des effets de l’épuration disciplinaire.
33On peut ici faire une comparaison avec le phénomène de désépuration des fonctionnaires français après 1945 analysé par Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch? [43] : l’étude « longue » du processus épuratoire en France montre que de nombreux fonctionnaires épurés ont cherché à faire réviser les sanctions pénales ou administratives les ayant frappés dans l’immédiat après-guerre. Ces auteurs analysent plus particulièrement les recours pour excès de pouvoir portés devant le Conseil d’État (il s’agit là de la seule voie permettant d’attaquer les sanctions épuratoires selon l’ordonnance du 27 juin 1944). Ils notent que ces recours furent nombreux et qu’ils se sont étendus jusqu’au seuil des années 1970 (même si l’essentiel des arrêts publiés le sont entre 1947 et 1950, avec un pourcentage moyen d’annulation des peines de 60 % dans cette période). Leur conclusion est qu’avec le temps, le Conseil d’État a contribué à limiter l’ampleur de l’épuration et à dédouaner les fonctionnaires de leurs responsabilités? [44], en excluant toutefois les recours émanant de fonctionnaires ayant commis des dénonciations, adhéré aux partis collaborationnistes ou fait preuve de « zèle ». Cette étude a été menée à partir de procédures individuelles, ce qui a ouvert de nouvelles perspectives pour une histoire de l’épuration sur la durée qui prenne en compte son volet contentieux.
L’intérêt de l’échelle individuelle
34L’analyse de procédures disciplinaires nominatives conduit à travailler à une échelle individuelle, qui s’avère être un observatoire précieux quand on étend la chronologie du phénomène épuratoire. Le contentieux permet de voir comment les fonctionnaires réagissent aux lois de réhabilitation, quels usages ils en font, et comment ils envisagent leur adaptation professionnelle après 1945. L’épuration perd avec le temps son caractère systématique et devient affaire de personnes. C’est le constat que fait Jonas Campion dans son étude sur l’épuration des gendarmes belges, français et néerlandais après 1945? [45]. Il montre qu’une fois les instances épuratoires extraordinaires disparues, l’épuration est prise en charge par les instances administratives et disciplinaires classiques, offrant aux individus de multiples voies de recours sur le plan judiciaire. Ce temps long de l’épuration n’est pas pour autant synonyme de désépuration, puisque les hiérarchies administratives, hostiles aux démarches individuelles et parfois à la volonté politique des différents pays, en viennent à s’opposer à l’annulation systématique des sanctions épuratoires initiales.
35Dans l’échantillon, les possibilités offertes aux fonctionnaires sanctionnés disciplinairement sont l’appel porté devant la juridiction supérieure, la demande de grâce du président de la RFA (conformément à l’ordonnance du 20 décembre 1952, élargie en octobre 1965) et, pour l’après-1967, le recours devant le tribunal administratif fédéral. Ces possibilités expliquent l’allongement des procédures disciplinaires, dont certaines durent une dizaine d’années (notons que la durée des procédures pénales contre les criminels nazis augmente elle aussi continûment dans les années 1960 et 1970, passant de 3,6 ans en moyenne en 1962 à 7,6 ans en 1970 et 9,4 ans en 1976? [46]). Parmi les procédures disciplinaires étudiées, trois font état d’une demande de grâce présidentielle, qui n’est toutefois pas accordée. Dans le dossier de Wilhelm R., accusé d’avoir ordonné des massacres de civils juifs en Ukraine pendant la guerre et qui perd en 1975 ses droits à la retraite, le refus de la grâce présidentielle en 1980 est motivé comme suit :
« Par son comportement comme Führer des troupes de Feldgendarmerie de la 1re brigade SS d’infanterie, l’ancien fonctionnaire à la retraite a honteusement blessé la réputation de la fonction publique allemande et n’a pas rempli les exigences élémentaires de comportement humain que l’on attend en principe de chaque fonctionnaire. »
37Près de quarante ans après les faits, la demande de réhabilitation de Wilhelm R. est irrecevable, car incompatible avec l’éthique de la fonction publique telle qu’elle a été construite après 1949.
La construction d’une éthique professionnelle en démocratie
38La formule employée dans les jugements disciplinaires conduisant à l’éviction d’un agent de la fonction publique est la suivante : « Il s’est montré indigne par son acte du respect [Achtung] et de la confiance [Vertrauen] qui doivent être de mise dans son métier de fonctionnaire et ne peut pas rester plus longtemps en service. » C’était déjà la formule en vigueur sous l’Empire allemand et la république de Weimar. Le fait nouveau après 1949 est que les jugements disciplinaires participent désormais à la construction d’une éthique en démocratie, car ils mettent en forme dans leur argumentaire les valeurs politiques devant guider les fonctionnaires après le nazisme. C’est donc à une analyse des discours que cette source invite. Ceux-ci sont à réinsérer dans un ensemble normatif plus vaste, qui se veut une leçon tirée de l’expérience négative de la république de Weimar, où la majorité des fonctionnaires avait évolué dans le camp antirépublicain tout en se réclamant de la liberté d’opinion politique garantie par la Constitution de 1919. Après 1945, cet ensemble normatif comprend la Loi fondamentale, et notamment sa « clause d’éternité » (article 79-3), qui vaut pour les droits fondamentaux garantis dans les articles 1 à 20 (l’article premier déclare que la « dignité de l’Homme est inviolable et [que] la puissance publique a l’obligation de la respecter et de la protéger »). Mais il englobe aussi la loi de 1953 sur les fonctionnaires, qui les astreint pour la première fois non plus à servir l’État mais à adhérer à l’ordre constitutionnel libéral et démocratique? [47].
La mise en avant de la responsabilité individuelle
39Il ressort de l’analyse des jugements qu’est principalement stigmatisé le dévoiement des qualités traditionnelles du fonctionnaire compétent mais dépourvu de conscience politique. Le dossier le plus caractéristique est celui du juriste Ernst L., accusé en 1957 par le tribunal disciplinaire d’avoir sévi comme procureur du tribunal du peuple sous le nazisme? [48] :
« L’accusé est précisément le modèle du fonctionnaire de vieux style prussien, extrêmement compétent, discipliné et correct au plus haut point, mais fréquemment disposé à accomplir correctement les injonctions de sa hiérarchie, alors même qu’il s’agissait d’injonctions spécifiquement national-socialistes, peu ou pas compatibles avec la tradition juridique allemande. »
41Alors que Ernst L. se défend en avril 1958 en arguant de la toute-puissance de l’État nazi (« je prie de ne pas oublier que la pression de la direction de l’État s’exerçait alors jusqu’au dernier des fonctionnaires et qu’il aurait été sans espoir de faire de la résistance [Widerstand] »), le tribunal disciplinaire insiste sur la nécessité pour les agents de conserver leur sens critique :
« [Ernst L.] devait aussi reconnaître que le devoir d’obéissance face aux injonctions de ses supérieurs trouve ses limites quand le droit est lésé et aurait dû en tirer les conséquences nécessaires en quittant son poste ou en trouvant une autre issue pour ne pas continuer à être complice. Mais il n’a pas été disposé à faire ce pas, devenant un auxiliaire docile des nazis au pouvoir. Il s’est rendu coupable de graves manquements à ses devoirs professionnels de par son obéissance aveugle aux injonctions de ses supérieurs et la répression complète de ses propres réserves. Tout son comportement est une faute professionnelle grave dont il doit maintenant porter la responsabilité au plan disciplinaire. »
43Cette rhétorique sévère surprend quand on sait qu’aucun des juges du tribunal du peuple n’a fait l’objet d’une condamnation pénale avant les années 1980 : l’enquête contre les juges est menée alors à l’initiative de Robert Kempner (1899-1993), juriste juif ayant participé au procès contre Hitler et Wilhelm Frick en 1924, avant d’être victime de la persécution antisémite. Kempner émigre aux États-Unis après avoir été déchu de sa citoyenneté allemande en 1935. Après avoir travaillé au département de la Justice américain et pour le FBI, il revient en Allemagne dans le cadre du Tribunal militaire international de Nuremberg, comme assistant du procureur américain Robert Jackson. Il joue ensuite un rôle majeur en 1947 comme procureur au procès de la bureaucratie ministérielle (dit procès de la Wilhelmstrasse), devenant alors une figure controversée pour l’opinion allemande, qui voit en lui à la fois l’émigré assoiffé de vengeance et la figure morale de l’opposant au nazisme? [49]. Cependant l’enquête judiciaire animée par Robert Kempner contre les juges du tribunal du peuple se solde, malgré la coopération de la RDA, par une unique inculpation : celle en 1984 de Paul Reimers, qui se suicide avant le jugement (les autres juges sont morts ou introuvables).
44L’opposition entre le « devoir d’obéissance » (Gehorsamspflicht) du fonctionnaire et la voix de sa « conscience » (Gewissen) morale est récurrente dans les jugements disciplinaires. Ainsi, au sujet de l’inspecteur des douanes Erich W., compromis dans la Nuit de Cristal pour avoir brutalisé un juif de soixante-seize ans, la cour disciplinaire fédérale écrit le 11 janvier 1956 :
« L’accusé ne peut prétendre avoir été victime de la psychose engendrée à l’époque par la propagande nazie, car il était un fonctionnaire allemand de grade moyen : or les fonctionnaires allemands dans leur écrasante majorité n’ont pas succombé aux insinuations de la propagande antisémite, mais ont suivi la voix de leur conscience en ne participant pas aux exactions? [50]. »
46Notons que l’évocation de la « conscience » doit aussi se lire dans le contexte de la mémoire ouest-allemande de la Résistance, qui se concentre dans les années 1950 sur les figures héroïsées des conjurés du 20 juillet 1944, vus comme agissant conformément à leur conscience et à leur honneur, grands thèmes de la célébration de la résistance chrétienne conservatrice.
La démonstration de la légitimité de la sanction
47Pour contrer l’argument de la rétroactivité des lois, qui est problématique tant dans le monde juridique que pour l’opinion, les tribunaux disciplinaires motivent leurs jugements par référence aux normes en vigueur à l’époque nazie. Deux registres sont principalement abordés : celui du Code militaire et celui de l’éthique professionnelle.
48En juin 1975, l’ancien fonctionnaire de police Wilhelm R., impliqué dans la « Shoah par balles » à l’automne 1941 en Ukraine, se voit supprimer ses droits à la retraite? [51]. Le tribunal disciplinaire écrit :
« R. a reconnu clairement que la mise à mort de ces hommes s’est faite en l’absence de fondement juridique et relevait d’un non-droit grave. Contrairement à son interprétation, il ne s’agissait pas de représailles permises par le droit international [Völkerrecht] sous certaines conditions. Il savait aussi que les victimes étaient complètement innocentes et qu’elles étaient tuées de manière arbitraire uniquement à cause de leur origine sans prise en considération de leur âge et de leur sexe. C’est pourquoi le caractère non contraignant des ordres donnés par ses supérieurs aurait dû lui apparaître clairement (paragraphe 47 du Code militaire). Il doit donc répondre lui-même de ces tueries. R. ne peut pas non plus prétendre que son action aurait été excusée par un soi-disant état d’urgence au sens des paragraphes 52 et 54 du Code pénal, car d’après la démonstration de la preuve, il n’aurait encouru aucun danger s’il avait refusé de conduire ces exécutions. »
50On retrouve ici deux lieux communs des argumentaires de défense des criminels nazis relevés par la Zentralstelle de Ludwigsburg? [52]. Le paragraphe 47 du Code militaire d’octobre 1940 (Militärstrafgesetzbuch) est très fréquemment utilisé par les accusés, qui se réclament des ordres reçus de leur hiérarchie afin de se disculper (ce Code militaire vaut non seulement pour la Wehrmacht, mais aussi pour la police et la SS). Quant à l’invocation des paragraphes 52 et 54 du Code pénal sur les ordres donnés en état d’urgence (Befehlsnotstand), elle vise dans les stratégies de défense à présenter le crime comme une réponse à un danger menaçant la vie de son auteur. Or ces deux arguments sont jugés irrecevables par les juridictions pénales. Le tribunal disciplinaire raisonne de même ici, illustrant la proximité entre les procédures pénale et disciplinaire évoquée par Pierre Koenig dans son analyse du régime disciplinaire.
51Le second registre mobilisé par les tribunaux disciplinaires est plus spécifique : il s’agit de l’éthique professionnelle. Ainsi, dans la procédure contre Gerhard R., accusé d’avoir testé des souches de vaccins mortelles sur des détenus de Buchenwald? [53], le procureur disciplinaire écrit en janvier 1959 :
« Indépendamment de sa responsabilité pénale, l’accusé a gravement manqué par les actions qui lui sont reprochées à l’éthique professionnelle des médecins ; il a fait preuve d’un comportement incompatible avec le respect et la confiance que l’on est en droit d’attendre d’un scientifique et d’un médecin conscient de ses responsabilités. »
53On voit ici primer au sein du discours normatif la notion de responsabilité individuelle, qui est un acquis de l’après-nazisme dans l’éthique de la fonction publique. Le déploiement de tels argumentaires vise à montrer à l’intérieur comme à l’extérieur de la fonction publique que l’épuration est légitime, ce qui contraste avec l’absence de légitimité reconnue à la dénazification à la même époque. On peut donc faire l’hypothèse d’une fonction pédagogique de ces procès disciplinaires, du moins pour ceux qui sont le plus médiatisés.
La dimension publique de l’épuration disciplinaire
54Les procédures disciplinaires ont donc pour objectif, au-delà des sanctions individuelles, de rehausser le prestige de la fonction publique allemande. Dans la procédure lancée contre l’inspecteur des douanes Erich W., condamné pour crimes contre l’humanité du fait de sa participation à la Nuit de Cristal, la chambre disciplinaire motive de la manière suivante son jugement du 12 novembre 1954 qui prive l’accusé de ses droits à la retraite : « La population ne comprendrait pas qu’un fonctionnaire qui a manqué à ce point à ses devoirs, soit maintenu en poste? [54]. » On lit ici l’attention accordée à l’image publique du fonctionnaire. Or comme les fonctionnaires sanctionnés sont très peu nombreux au regard de ceux restés en poste ou maintenus dans leurs droits, ces jugements acquièrent une fonction cathartique.
55La dimension politique des procédures disciplinaires peut être illustrée à travers le cas de l’ancien procureur Ernst L. C’est en fait le scandale suscité au Bundestag par le montant de sa retraite qui déclenche la procédure : en décembre 1955, le groupe parlementaire social-démocrate pose au gouvernement la question du bien-fondé de cette retraite d’un montant de 1 692 DM mensuels, compte tenu de la compromission d’Ernst L. dans la terreur nazie? [55]. Le jugement disciplinaire d’avril 1958 aboutit à annuler les droits à la retraite d’Ernst L., mais celui-ci se voit tout de même accorder par la chambre disciplinaire de Kiel un revenu de subsistance de 786 DM mensuels. La presse ayant fait connaître ce jugement, des lettres de particuliers indignés affluent vers la chambre disciplinaire. Ainsi Max Hotz, résidant à Kiel, écrit le 10 avril 1958 :
« En tant que grand mutilé de la Première Guerre mondiale, dont le fils unique a perdu la vie lors de la dernière guerre comme opposant au nazisme, je souhaite vous dire que c’est une honte éternelle pour le peuple allemand de laisser un homme aussi diabolique aujourd’hui en liberté? [56]. »
57Et Gertrud Heydt, résidant à Cologne, écrit le 19 avril 1958 :
« Comment est-il possible que vous accordiez à un homme qui a commis trois cent quatre-vingt-treize meurtres un revenu de subsistance de 786 DM mensuels ? Un homme qui a commis un meurtre est puni de la peine à perpétuité ! On n’a encore jamais vu une injustice aussi criante? [57]. »
59Le cas de Ernst L. illustre le scandale général de la réhabilitation des anciens nazis. Robert Müller, habitant près de Düsseldorf, écrit le 11 avril 1958 :
« Les nazis sont tous de nouveau en poste et couverts de dignité ou bien ils perçoivent des pensions élevées. Ils se sont tous glissés au travers de la fameuse loi sur les 131er. Je le vois bien ici dans ma localité. »
61Ces réactions sont intéressantes, car elles nuancent l’image d’un consensus ouest-allemand dans les années 1950 : la politique du passé suscite des critiques en RFA, qui rejoignent le Livre brun.
62On peut en dernier lieu se demander si les jugements disciplinaires à l’encontre des fonctionnaires coupables de crimes contre l’humanité ne remplissent pas une fonction diplomatique. Dans l’affaire de Heinrich H., condamné en 1948 par la cour d’appel de Cologne pour crimes contre l’humanité (violences contre les juifs le 9 novembre 1938), le tribunal disciplinaire qui l’exclut de la fonction publique écrit en mai 1950 : « C’est un fait connu de tous que les incidents en question nuisent gravement à l’image du peuple allemand, pas seulement dans le pays mais aussi à l’étranger? [58]. » Or, au début des années 1950, cette sévérité sert à conforter la position de la RFA dans ses négociations avec Israël engagées en 1951 en vue d’une loi d’indemnisation des victimes de la persécution nazie (accords signés le 18 mars 1953). On ne peut exclure que les tribunaux disciplinaires aient été motivés, au-delà des cas individuels, par le souci de redorer l’image de la RFA dans le camp occidental.
63Cette enquête sur l’auto-épuration des fonctionnaires ouest-allemands après la guerre rejoint des questionnements plus vastes sur la fabrication des identités professionnelles dans un contexte particulier où la césure politique de l’après-1945 se conjugue avec une forte continuité des personnels de la fonction publique issus de la période nazie. Il est frappant de voir dans les processus disciplinaires comment l’imposition de catégories judiciaires, d’abord définies par les Alliés puis intégrées dans l’ordre juridique de la RFA, devient constitutive d’un travail du corps social sur lui-même, dans une perspective de refondation de l’État démocratique. Or, et c’est bien tout le paradoxe, cette élaboration d’une identité collective qui se veut nouvelle doit rapidement s’accommoder d’une forte stabilité du personnel administratif en place. C’est donc là que le raisonnement sur les cas limites trouve sa pertinence, puisqu’il œuvre à la charnière entre les grandes orientations politiques et les pratiques administratives quotidiennes, et permet de tenir ensemble la définition des règles et les stratégies individuelles. Il met aussi au jour des discours sur les valeurs par lesquels un régime démocratique entend se fonder lui-même.
64L’épuration disciplinaire des fonctionnaires en RFA pourra donner lieu à des comparaisons internationales. Pour la France, l’historiographie a réévalué le nombre de fonctionnaires épurés après 1945 : François Rouquet invite à doubler le chiffre officiel donné par le gouvernement à l’Assemblée nationale en avril 1948, qui était de 11 343 fonctionnaires sanctionnés sur la base de l’ordonnance du 27 juin 1944, le total de l’épuration se situant plutôt selon lui dans une fourchette comprise entre 22 000 et 28 000 sanctions (sur 1 million à 1,5 million d’agents au total en 1945, en incluant les établissements publics)? [59]. Si la moitié des sanctions prononcées sont lourdes (révocations, licenciements ou mises en retraite d’office), la proportion de fonctionnaires sanctionnés a varié selon les ministères (de 99 % de fonctionnaires sanctionnés à l’Intérieur, 66 % à l’Information, à 15 % à l’Éducation et aux Finances et 6 % à l’Agriculture). En Belgique, il y aurait eu plus de 10 000 peines disciplinaires chez les fonctionnaires, dont plus de 1 300 suspensions et 7 300 révocations, mais ces chiffres n’incluent pas les fonctionnaires entrés en service sous l’occupation et automatiquement révoqués? [60]. Aux Pays-Bas, sur les 380 000 personnes du service public, 32 000 (soit 8,4 %) ont subi un examen de leur comportement et de leur loyalisme politique : 11 500 sont renvoyées dans l’indignité, 6 000 dans la dignité (avec salaire) et 6 000 ont reçu une peine disciplinaire. Ce chantier comparatif demande à être approfondi, en s’interrogeant, au-delà du constat statistique, sur la dimension éthique des reconstructions.
Notes
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[1]
Andreas Eichmüller, Keine Generalamnistie : die Strafverfolgung von NS-Verbrechen in der frühen Bundesrepublik, Munich, Oldenburg, 2012.
-
[2]
Voir à titre emblématique Dominik Rigoll, Staatsschutz in Westdeutschland : von der Entnazifizierung zur Extremistenabwehr, Göttingen, Wallstein, 2013.
-
[3]
Peter Reichel, L’Allemagne et sa mémoire, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 45-46.
-
[4]
Annette Weinke, Die Verfolgung von NS-Tätern im geteilten Deutschland : Vergangenheitsbewältigung 1949-1969 oder eine deutsch-deutsche Beziehungsgeschichte im Kalten Krieg, Paderborn, Schöningh, 2002.
-
[5]
Norbert Frei (dir.), Transnationale Vergangenheitspolitik : der Umgang mit deutschen Kriegsverbrechern in Europa nach dem Zweiten Weltkrieg, Göttingen, Wallstein, 2006.
-
[6]
Nous empruntons ce terme à Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch, « Vers la désépuration ? L’épuration devant la juridiction administrative, 1945-1970 », in Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables : l’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, p. 480-512.
-
[7]
Pierre Koenig, La Fonction publique en Allemagne fédérale, Paris, PUF, 1973, p. 84.
-
[8]
Clemens Vollnhals (dir.), Entnazifizierung : politische Säuberung und Rehabilitierung in den vier Besatungszonen, 1945-1949, Munich, Taschenbuch Verlag, 1991 ; Marie-Bénédicte Vincent, « Punir et rééduquer : le processus de dénazification (1945-1949) », in Marie-Bénédicte Vincent (dir.), La Dénazification, Paris, Perrin, 2008, p. 9-88.
-
[9]
Lutz Niethammer, Die Mitläuferfabrik : die Entnazifizierung am Beispiel Bayerns, Berlin, Dietz, 1982.
-
[10]
Adolf M. Birke, Nation ohne Haus, 1945-1961, Berlin, Siedler, 1989, p. 71.
-
[11]
Norbert Frei, Vergangenheitspolitik : die Anfänge der Bundesrepublik und die NS-Vergangenheit, Munich, Beck, 1996.
-
[12]
Jörg Friedrich, Die kalte Amnestie : NS-Täter in der Bundesrepublik, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1984.
-
[13]
Michael Stolleis, « Furchtbare Juristen », in Étienne François et Hagen Schulze (dir.), Deutsche Erinnerungsorte, Munich, Beck, 2001, vol. 2, p. 535-548.
-
[14]
Andreas Eichmüller, op. cit.
-
[15]
Alfred Wahl, La Seconde Histoire du nazisme dans l’Allemagne fédérale depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2006.
-
[16]
Guillaume Mouralis, « The Rejection of International Criminal Law in West Germany after WWII », in Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), History, Memory and Politics, Londres, Palgrave Macmillan, 2013, p. 226-241.
-
[17]
Bundesarchiv Koblenz (BArch), B 155 / 280.
-
[18]
BArch, B 155 / 2209 et 2210.
-
[19]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 214 et 259.
-
[20]
Annette Weinke, Die Nürnberger Prozesse, Munich, Beck, 2006.
-
[21]
Marie-Bénédicte Vincent, Serviteurs de l’État : les élites administratives en Prusse, 1871-1933, Paris, Belin, 2006, p. 134.
-
[22]
Sur cette loi, voir Hans Mommsen, Beamtentum im Dritten Reich : mit ausgewählten Quellen zur national-sozialistischen Beamtenpolitik, Stuttgart, Verlagsanstalt, 1966.
-
[23]
BArch, B 141 / 37132, rapport du ministère fédéral de l’Intérieur, 29 avril 1955, p. 35.
-
[24]
Depuis 2002, ces juridictions relèvent du Tribunal administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht, BVG).
-
[25]
BArch, B 141 / 37132, p. 25.
-
[26]
Pierre Koenig, op. cit., p. 42-47.
-
[27]
BArch, B 155 / 1560.
-
[28]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 264 et 395.
-
[29]
Les Cahiers de la justice, numéro spécial « Après Nuremberg : les autres procès », dirigé par Olivier Beauvallet, 3, 2012.
-
[30]
BArch, B 155 / 1560.
-
[31]
Andreas Kunz, « Weder Täterschutz noch bürokratischer Selbstzweck : Archivgesetzliche Grundlagen der Benutzung von NSG-Verfahrensakten », in Jürgen Finger, Sven Keller et Andreas Wirsching (dir.), Vom Recht zur Geschichte : Akten aus NS-Prozessen als Quellen der Zeitgeschichte, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2009, p. 219-224.
-
[32]
Les noms des fonctionnaires cités sont pour cette raison anonymés.
-
[33]
BArch, B 141 / 3732, p. 35.
-
[34]
Annette Weinke, « Alliirter Angriff auf die nationale Souveränität ? Die Strafverfolgung von Kriegs- und NS-Verbrechen in der Bundesrepublik, der DDR und Österreich », in Norbert Frei (dir.), op. cit., p. 37-93, en particulier p. 54.
-
[35]
Ibid., p. 58. Dans le détail, le nombre de criminels nazis condamnés par les tribunaux ouest-allemands est de 809 en 1950, 259 en 1951, 191 en 1952, 123 en 1953, et tombe à moins de 50 par an de 1954 à 1959.
-
[36]
Braunbuch. Kriegs- und Naziverbrecher in der BRD. Staat, Wirtschaft, Armee, Verwaltung, Justiz, Wissenschaft, Berlin, Staatsverlag der DDR, 1957, 1965. Il existe une traduction en français : Conseil national du front national de l’Allemagne démocratique, Centre de documentation des archives nationales de la RDA, Livre brun. Les criminels de guerre et nazis en Allemagne occidentale. État, économie, administration, armée, justice, science, Dresde, Zeit im Bild, 1965.
-
[37]
Ay?e S?la Çehreli et Tobias Hermann, « La Zentralstelle de Ludwigsburg entre archives et mémoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 111, juillet-septembre 2011, p. 159-169.
-
[38]
Hélène Camarade, « Le passé national-socialiste dans la société ouest-allemande entre 1958 et 1968 : modalités d’un changement de paradigme mémoriel », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 110, avril-juin 2011, p. 83-95.
-
[39]
Annette Weinke, op. cit., p. 74.
-
[40]
BArch, B 155 / 3058.
-
[41]
BArch B 155 / 1024.
-
[42]
BArch, B 155 / 3157.
-
[43]
Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch, op. cit.
-
[44]
Ibid., p. 497.
-
[45]
Jonas Campion, Les Gendarmes belges, français et néerlandais à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Bruxelles, André Versaille, 2011, p. 197-201.
-
[46]
Adalbert Rückerl, Die Strafverfolgung von NS-Verbrechern, 1945-1978 : Eine Dokumentation, Heidelberg, Müller Juristischer Verlag, 1979, p. 102.
-
[47]
Marie-Bénédicte Vincent, « Passage à la démocratie et continuité administrative en Allemagne en 1918 et 1945 : la longue durée de la fonction publique professionnelle », in Marc Bergère et Jean Le Bihan, Fonctionnaires dans la tourmente : épurations administratives et transitions politiques à l’époque contemporaine, Genève, Georg, 2009, p. 223-262.
-
[48]
BArch, B 155 / 1560.
-
[49]
Dirk Pöppmann, « The Trials of Robert Kempner : From Stateless Immigrant to Prosecutor of the Foreign Office », in Kim C. Priemel et Alexa Stiller (dir.), Reassessing the Nuremberg Military Tribunals : Transitional Justice, Trial Narratives and Historiography, New York, Berghahn, 2012, p. 23-46.
-
[50]
BArch, B 155/1024.
-
[51]
BArch, B 155 / 3058.
-
[52]
Adalbert Rückerl, op. cit., p. 81-85.
-
[53]
BArch, B 155 / 2209-2210.
-
[54]
BArch, B 155 / 1024.
-
[55]
Jörg Friedrich, op. cit., p. 264 et 395.
-
[56]
BArch, B 155/ 1560.
-
[57]
BArch, B 155/ 1560.
-
[58]
BArch, B 155/ 1560.
-
[59]
François Rouquet, L’Épuration dans l’administration française, Paris, CNRS éditions, 1993.
-
[60]
Luc Huyse et Dhondt Steven (dir.), La Répression des collaborations, 1942-1952 : un passé toujours présent, Bruxelles, Éd. du Crisp, 1993.