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Article de revue

La conversion au bonheur en France dans la seconde moitié du 20e siècle

Pages 171 à 184

Notes

  • [1]
    Gustave Flaubert, « À Louise Colet », Correspondance II (1853), Paris, Gallimard, 1980, p. 279.
  • [2]
    Cité dans Herbert Marcuse, Eros and Civilization : A Philosophical Inquiry into Freud, Boston, Beacon Press, 1955 ; trad. fr., id., Éros et Civilisation, trad. de l’angl. par Jean-Guy Nény et Boris Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 15.
  • [3]
    Christian Baudelot et Michel Gollac (dir.), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003, p. 51.
  • [4]
    Jean-Pierre Rioux, Au bonheur la France : des impressionnistes à de Gaulle, comment nous avons su être heureux, Paris, Perrin, 2004.
  • [5]
    Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [6]
    D’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, le dépôt légal enregistre 691 nouveaux imprimés entre 1945 et 1980. Ce corpus a fait l’objet d’un traitement quantitatif et nous avons sélectionné environ 200 documents pour l’analyse qualitative.
  • [7]
    À partir des résultats annuels du box-office fournis par Simon Simsi (Ciné-passions : 7e art et industrie de 1945 à 2000, Paris, Dixit, 2000), nous avons sélectionné environ sept films par an parmi les vingt films les plus vus de l’année, en ouvrant l’éventail des genres. Leur audience est large, puisque le nombre moyen de spectateurs par film s’élève à 4,4 millions.
  • [8]
    Constitué moins systématiquement mais réunissant une centaine d’ouvrages, ce corpus permet de réaliser, par le haut, une histoire intellectuelle du bonheur.
  • [9]
    Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft : zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979 ; trad. fr., id., Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de l’all. par Jochen et Marie-Claire Hoock, Paris, Éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales, 44 », 1990.
  • [10]
    Robert Mauzi, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée française au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1960.
  • [11]
    Ecclésiaste, premiers mots : « Vanité des vanités, tout est vanité » ; Hans Holbein le jeune, Les Ambassadeurs, 1533 (Londres, National Gallery).
  • [12]
    Pierre-Jean Simon, Éléments d’une histoire de la sociologie, t. II : Le projet sociologique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1988, p. 150-179.
  • [13]
    Susanna Barrows, Distorting Mirrors : Visions of the Crowd in Late Nineteenth-Century, New Haven, Yale University Press, 1981 ; trad. fr., id., Miroirs déformants : réflexions sur la foule en France à la fin du xixe siècle, trad. de l’angl. par Suzanne Le Foll, Paris, Aubier, 1990.
  • [14]
    Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; trad. fr., id., L’Invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éd. Amsterdam, 2006.
  • [15]
    Avner Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 425-465.
  • [16]
    Alfred Sauvy, Théorie générale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, 2 vol.
  • [17]
    Georges Duby (dir.), Histoire de la France rurale, t. IV : La Fin de la France paysanne, Paris, Éd. du Seuil, 1976, p. 344.
  • [18]
    Benoit Frachon, La Bataille de la production : nouvelle étape du combat contre les trusts. Rapports, articles et discours, Paris, Éditions sociales, 1946 ; Stéphane Sirot, La Grève en France : une histoire sociale, xixe-xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 2002.
  • [19]
    Alain Dewerpe, Histoire du travail, Paris, PUF, 2001, p. 98-100, 108-109 et 116.
  • [20]
    Olivier Marchand et Claude Thélot, Le Travail en France, Paris, Nathan, 1997, p. 139-143.
  • [21]
    Alain Dewerpe, op. cit., p. 101.
  • [22]
    Pascal Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France : de la Belle Époque à nos jours, Paris, Armand Colin, 2005, p. 140-141. Pour un exemple du devoir d’engagement, voir Jean-Paul Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, cité par Christian Delporte, Intellectuels & politique, Paris, Casterman, 1995, p. 76.
  • [23]
    Plusieurs dizaines de titres sont chaque année recensés par le dépôt légal.
  • [24]
    Sur les recueils de citations, voir Rémy Pawin, « Actualiser la sagesse : le bonheur dans les recueils de citations (France, 1945-1980) », in Hypothèses 2009, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 37-49.
  • [25]
    Dans les pays anglo-américains, l’intérêt général est défini comme l’optimum des bonheurs individuels depuis John Stuart Mill et Vilfredo Pareto. Au contraire, la France s’inscrit dans une « filiation volontariste de l’intérêt général » comme « dépassement des intérêts particuliers ». La notion, « mouvante » et « rarement définie », mais fondatrice de tout ou partie de la législation, n’est pas construite par l’agglomération des bonheurs personnels, mais par une certaine idée du bien, du bon et de la nation (Conseil d’État, « Réflexions sur l’intérêt général », dans Rapport public 1999. Jurisprudence et avis de 1998. L’intérêt général, Paris, La Documentation française, 1999, p. 241-442, respectivement p. 245, 257 et 246).
  • [26]
    Films de Philippe de Broca sortis en France respectivement en mars 1962 (3 605 565 entrées dont 643 403 à Paris) et en février 1964 (4 800 626 entrées dont 1 100 850 à Paris).
  • [27]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps, t. I : Névrose, Paris, Grasset, 1962, p. 177-178.
  • [28]
    Pierre Birnbaum et Jean Leca (dir.), Sur l’Individualisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
  • [29]
    Yves Robert, Alexandre le bienheureux, France, couleurs, janvier 1968, 93 mn (2 219 405 entrées dont 639 879 à Paris). Plus généralement, voir Jean-Pierre Le Goff, Mai 68 : l’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998, p. 77 sqq. : « Aliénation et autonomie : les deux maîtres-mots » ; Pierre Nora, « Aliénations », in Anne Simonin et Hélène Clastre (dir.), Les Idées en France, 1945-1988, Paris, Gallimard, 1989, p. 493-500.
  • [30]
    Patrick Ravignant, L’Odéon est ouvert, Paris, Stock, 1968, p. 235.
  • [31]
    Danièle Léger et Bertrand Hervieu, Le Retour à la nature : « Au fond de la forêt… l’État », Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 52 et 67.
  • [32]
    Par exemple : Aldous Huxley, Brave New World, Londres, Chatto & Windus, 1932 ; trad. fr., id., Le Meilleur des mondes, trad. de l’angl. par Jules Castier, Paris, Plon, 1933 ; George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Londres, Secker, 1949 ; trad. fr., id., 1984, trad. de l’angl. par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1950.
  • [33]
    Tangui Perron, « Voilà les cités laborieuses à la porte du bonheur : le PCF et les films municipaux d’octobre 1947 », in Jacques Girault (dir.), Des communistes en France, Paris, Publication de la Sorbonne, 2002, p. 37-47.
  • [34]
    À partir de l’étude de Marie-Cécile Bouju (Lire en communiste : les maisons d’éditions du Parti communiste français (1920-1968), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010), nous avons repéré les nombreux éditeurs communistes afin d’évaluer la fréquence de la référence communiste au bonheur. Dans le corpus d’ouvrages dédiés au bonheur, les écrits communistes sont l’exception : trois ouvrages sont diffusés par le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP) ; les Éditions sociales publient deux volumes, tout comme les Éditeurs français réunis ; Cercle d’art en publie un ; en revanche, les autres éditeurs du Parti communiste, tels qu’Hier et aujourd’hui, France d’abord, Bibliothèque française ou Farandole, n’en publient aucun. L’édition communiste sur le bonheur est donc presque inexistante et le thème n’est que rarement développé.
  • [35]
    Jean-Pierre Le Goff, op. cit., p. 40.
  • [36]
    Ibid., p. 213 ; Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • [37]
    Bonheur et Liberté, publication périodique de la section du Parti communiste de Clayes-sous-Bois (Yvelines), 1, juin 1979, p. 1 (nous soulignons).
  • [38]
    Ibid., p. 1 et 2.
  • [39]
    Edward Webb, Character and Intelligence : An Attempt at an Exact Study of Character, Cambridge, Cambridge University Press, 1915.
  • [40]
    Réalités, 88, décembre 1955, p. 80-88.
  • [41]
    Claude Lévi-Strauss, « La technique du bonheur aux États-Unis », L’Âge d’or, 1, 1946, p. 75-86.
  • [42]
    Centre des archives contemporaines, 540AP/47, Création et activités du Centre de recherche sur le bien-être (Cerebe).
  • [43]
    Bernard Strumpel (dir.), Éléments subjectifs du bien-être, Paris, OCDE, 1974, p. 6 (nous soulignons).
  • [44]
    Commission des communautés européennes, Eurobaromètre, 1, 1973-…
  • [45]
    École nationale d’administration, Épreuves statistiques des concours de 1969, Paris, Imprimerie nationale, 1970, introduction du rapport annuel, cité par Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État : grandes écoles et esprits de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 426-427.
  • [46]
    Robert Frank, La Hantise du déclin : le rang de la France en Europe, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994 ; Raoul Girardet (dir.), La Crise militaire française, 1945-1962, Paris, Armand Colin, 1964, p. 226 ; Robert Paxton, La France de Vichy : 1940-1944, Paris, Éd. du Seuil, 1972.
  • [47]
    François-André Isambert et Jean-Paul Terrenoire (dir.), Atlas de la pratique religieuse des catholiques en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1980, p. 43 et 87.
  • [48]
    Sondages, 3, 1959 (enquête réalisée entre le 20 juin et le 15 juillet 1958, auprès de 1 524 jeunes de 18 à 30 ans).
  • [49]
    Ibid., p. 39.
  • [50]
    Yves Lambert, Dieu change en Bretagne : la religion à Limerzel de 1900 à nos jours, Paris, Éd. du Cerf, 1985, p. 393 et 357.
  • [51]
    Le Deuxième Concile du Vatican, Rome, École française de Rome, 1989.
  • [52]
    Jacques Pohier, Le Chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris, Éd. du Cerf, 1974.
  • [53]
    Ibid., p. 97.
  • [54]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I : Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions, 1980, p. 301.
  • [55]
    Edgar Morin, op. cit., p. 101 (souligné par l’auteur).
  • [56]
    Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Paris, Flammarion, 2008, « De l’homme », p. 82.
  • [57]
    Albert Camus et André Gide, cités respectivement en 1970 et 1977 par Pierre Oster (dir.), Nouveau Dictionnaire des citations françaises, Paris, Hachette/Tchou, 1970, et par Robert Carlier et al., Dictionnaire des citations françaises, Paris, Larousse, 1977.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Henri de Montherlant, Carnets, 1930-1944, Paris, Gallimard, 1957.
  • [60]
    Simone de Beauvoir, La Force des choses I, Paris, Gallimard, 1963, p. 228.
  • [61]
    Robert Castel, « L’homo psychologicus », Autrement, 43, 1982, p. 132-143.
  • [62]
    Cité par Edgar Morin, op. cit., p. 176. L’ouvrage d’Ernst Dichter, La Stratégie du désir : une philosophie de la vente, paru en 1960, est traduit en français l’année suivante par les éditions Fayard.
  • [63]
    L’Express, numéros du 9 septembre 1974 au 7 octobre 1974 ; Le Nouvel Observateur, 3 septembre 1973 ; Le Point, 7 janvier 1974, 14 janvier 1974, 19 janvier 1976, 2 février 1976.
  • [64]
    Martha Wolfenstein, « The Emergence of Fun Morality », in Eric Larrabee et Rolf Meyersohn (dir.), Mass Leisure, Glencoe, The Free Press, 1958, p. 86-97.
  • [65]
    Philippe Roger, L’Ennemi américain : généalogie de l’anti-américanisme français, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
  • [66]
    Jean-Pierre Rioux, « Une guerre trouble-fête », in Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora (dir.), La France en guerre d’Algérie : novembre 1954-juillet 1962, Nanterre, Musée d’histoire contemporaine-BDIC, 1992, p. 146-150.
  • [67]
    John Stuart Mill, De l’utilitarisme (1863), Paris, Flammarion, 1988, p. 41 : « le principe de l’utilité, ou comme Bentham l’a appelé en dernier lieu, le principe du plus grand bonheur ».
  • [68]
    Ibid., respectivement p. 54 et 48.
  • [69]
    Lizabeth Cohen, A Consumer’s Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Alfred Knopf, 2003.
  • [70]
    Sondages, 2, 1952, p. 48.
  • [71]
    « Qu’est-ce que ça veut dire le confort ? », Les Temps modernes, 314-315, septembre-octobre 1972, p. 592-634.
  • [72]
    Sur le raisonnement qui sous-tend cette interprétation, voir Réalités, décembre 1955, p. 81.
  • [73]
    Sondages, 4, 1972, p. 172. Entre la fin du mois de décembre 1971 et le début de l’année suivante a ainsi été demandé à un échantillon de 296 personnes représentatif des habitants de l’agglomération parisienne : « Pour vous, quel est, parmi les mots suivants, celui qui définit le mieux le Français ? » Après « débrouillard » (34 %), c’est « rouspéteur » (30 %) qui recueille le plus de suffrages ; le troisième terme cité, « bon vivant », n’en obtient que 12 %.
  • [74]
    Sur cette question, voir Rémy Pawin, « Trente Glorieuses, treize heureuses ? Représentations et expériences du bonheur en France entre 1944 et 1981 », thèse de doctorat en histoire contemporaine réalisée sous la direction de Christophe Charle, Université Paris-I, 2010, chap. 3.

1En France, le bonheur n’est devenu valeur suprême qu’assez récemment, surtout comparé aux États-Unis : pourquoi ce retard ? Dans une étude d’histoire culturelle soulignant la force des idéaux catholiques et communistes de sacrifice, Rémy Pawin restitue l’itinéraire qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, a permis cette longue acculturation des Français à la valeur bonheur.

2Le bonheur n’est longtemps resté qu’une « idée neuve », déconsidéré des moralistes, qui lui préféraient d’autres idéaux plus légitimes. Pour Gustave Flaubert, « le bonheur est comme la vérole : pris trop tôt, il peut gâter complètement la constitution [1] » ; de même, Sigmund Freud considère que « le bonheur n’est pas une valeur culturelle [2] ». De nos jours, le bonheur constitue la norme des normes, auprès de laquelle les autres valeurs tirent leur légitimité : il s’agit d’être heureux, le plus heureux possible, et l’aspiration individuelle au bonheur n’a de bornes que le bonheur d’autrui [3]. Cet article entend retracer la conversion au bonheur de la société française, c’est-à-dire le processus au cours duquel une large majorité de Français (y compris les élites) a non seulement légitimé le bonheur, mais encore lui a conféré une place centrale dans les systèmes de croyances, de sens et de valeurs : dans un pays fortement marqué par diverses traditions normatives, l’aspiration à la vie heureuse ne s’est pleinement déployée qu’au cours de la seconde moitié du 20e siècle ; ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que le bonheur a suscité une adhésion quasi unanime. Il s’agit de réaliser une incursion dans le domaine des représentations et des normes sociales et de prendre la mesure de leur formidable évolution : quand le bonheur a-t-il été légitimé ? Comment ? Quels sont les facteurs explicatifs de ce phénomène ?

3La bibliographie savante offre peu de recours pour répondre à ces interrogations : quelques travaux philosophiques évoquent brièvement l’histoire de la pensée du bonheur ; de même, des études sociologiques ou psychologiques existent sur le thème ; mais aucune monographie historique approfondie ne se focalise sur la seconde moitié du 20e siècle et notre perspective s’écarte des travaux réalisés par Jean-Pierre Rioux [4]. Ce dernier s’attache aux expériences heureuses, tandis que nous examinerons ici l’évolution des systèmes normatifs. Il convient donc de forger un protocole de recherche adéquat et c’est la méthodologie désormais éprouvée de l’histoire sociale et culturelle des représentations qui a été mise en œuvre, soutenue par une architecture conceptuelle redevable aux travaux de Luc Boltanski sur la justification [5]. Le corpus documentaire comprend d’abord l’ensemble des ouvrages publiés entre 1945 et 1980 dont le titre contient le terme bonheur : cette sélection permet de baliser le champ des représentations du bonheur, de prendre connaissances des énoncés les plus courants comme des plus originaux, de saisir la manière dont se déploie le thème et son évolution entre ces deux dates [6]. Ensuite, le deuxième massif est composé de films à succès sortis en France entre 1945 et 1980 : tandis que les livres conduisent au relevé exhaustif des idées du bonheur, les films indiquent leur plus ou moins grande influence [7]. Enfin, nous mettrons à profit un troisième massif : des documents produits par des observateurs contemporains soit témoignant de l’évolution des systèmes de valeurs, soit construisant un savoir sur le bonheur [8].

4Il ne s’agit pas ici d’une description documentaire érudite, mais d’une analyse synthétique pointant une évolution socioculturelle majeure : la conversion au bonheur au cours de la seconde moitié du 20e siècle. Aussi nous cantonnerons-nous aux inflexions significatives, sans s’appesantir outre mesure sur les nécessaires inerties des représentations culturelles [9] : avant de mettre en évidence le sacre du bonheur, il est indispensable de souligner sa place dans les univers normatifs au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Partant, on analysera la spécificité de la France dans le processus d’acculturation au bonheur : par rapport au reste du monde occidental, les Français ont tardé à s’y convertir.

Le bonheur à la Libération

5Si le bonheur est devenu un thème littéraire abondamment traité par les Lumières au 18e siècle [10], sa légitimité reste sujette à controverse au cours de la première moitié du 20e siècle. De fait, plusieurs autres normes et idéaux limitent la prégnance du bonheur, voire s’opposent franchement à son déploiement.

6Il en est ainsi des normes religieuses et notamment catholiques : les règles de vie sont fournies par les textes et ses gloses ; le bonheur n’est pas à la racine de leur discipline ; il s’obtient au paradis, si et seulement si le croyant a observé les principes religieux. Dès lors, la question du bonheur, de se savoir heureux hic et nunc, n’est pas la plus importante. Au contraire, elle risque de conduire l’individu à la vanité. La rhétorique chrétienne, aussi bien théologique qu’artistique, a longtemps mis l’accent sur cette vanité, pour mieux la condamner [11]. Or, il convient ici de remarquer l’étrange correspondance entre cette vanité chrétienne, c’est-à-dire la satisfaction réflexive illégitime, et notre bonheur moderne. Certes, la religion chrétienne n’exclut pas toute forme de contentement. La tradition contemplative invite à diverses formes de jouissances : contentement de la création, béatitude mystique… Plus largement, l’homme doit savoir apprécier les présents divins, au premier rang desquels se trouve la vie : il n’a pas droit de la refuser (le suicidé n’est pas enterré en terre consacrée), et doit louer le Seigneur pour ses agréments autorisés. Pourtant, force est de reconnaître qu’au sein de la tradition catholique, qui postule des règles divines, encadre les jouissances et interdit largement l’autosatisfaction, le bonheur n’informe pas l’ensemble de l’univers normatif.

7Les morales républicaines laïcisées n’accordent pas non plus la première place au bonheur individuel. Depuis la fin du 19e siècle, divers penseurs, y compris progressistes (à l’instar d’Émile Durkheim) ont tenté de recréer une sacralité laïcisée, afin de garantir la paix sociale [12]. Or les élites françaises ont nourri une suspicion à l’égard du bonheur, depuis Alexis de Tocqueville (l’analyse des passions démocratiques) ou Gabriel Tarde (la phobie ochlocratique) [13]. La poursuite individuelle du bonheur recèlerait intrinsèquement un risque de désordre social, que la morale doit prévenir. C’est notamment pourquoi les sociétés modernes, en perpétuelle évolution, inventent des traditions pour sanctifier un nouvel ordre des choses, qui n’est plus rattaché à un plan divin [14]. Afin d’éviter les débordements des passions et de modeler les comportements, les « grands hommes » prennent le relais des saints : l’hagiographie républicaine raconte comment ils ont su sacrifier leur bonheur sur l’autel de la collectivité [15]. Ils invitent à l’imitatio et acquièrent, grâce au panthéon, une forme de vie éternelle. Dans ce cadre, l’idée de son propre bonheur n’est pas souvent mobilisable : d’autres objectifs doivent animer les citoyens, tel le sens du devoir érigé en vertu cardinale. Ce « dispositif » éthique incitatif limite la prégnance du bonheur.

8Une autre finalité vivace en 1945 s’oppose également au bonheur : le souci de la grandeur. Les croyances opposent structurellement puissance et bonheur, excepté quand la joie accompagne un triomphe : le désir de bonheur rendrait les individus moins combatifs ; le confort produirait des citoyens moins résistants. Au contraire, la difficulté, l’obstacle et le courage sont magnifiés, comme participant de la formation morale de l’individu. Cette éthique stoïcienne volontariste est fort répandue durant l’entre-deux-guerres ; elle est revigorée par la victoire allemande de 1940. L’interprétation majoritaire, exprimée notamment par Alfred Sauvy [16], relie en effet la défaite à l’oubli de la puissance ; relayée par Vichy, elle n’est pas remise en cause à la Libération. Dès lors, les Français doivent investir : tel est l’objectif posé par Charles de Gaulle, puis par les gouvernements suivants. Or le productivisme fait largement consensus à la Libération : dans le monde rural, la tradition invite à une consommation limitée et conduit à un rapport spécifique à la jouissance et au travail [17] ; dans le monde ouvrier, syndicats et partis critiquent la grève, « arme des trusts », invitent les travailleurs à gagner la bataille de la production et leurs consignes semblent bien reçues jusqu’aux grandes grèves de 1947 [18]. Par la suite, les conflits sont plus nombreux, mais le modèle du producteur au travail fait l’objet d’élogieuses représentations, en France comme en URSS [19]. Surtout, le compromis fordiste (prégnant, comme en témoigne le nombre d’heures supplémentaires réalisées dans les années 1950 [20]) établit une « connexion serrée entre production de masse et consommation de masse » [21] : pour pouvoir consommer, il faut s’efforcer de produire et différer son plaisir. Il en va de même pour les élites : traditionnelles, leurs pratiques sont souvent informées par la grandeur nationale ou la gloire individuelle ; progressistes, elles adhèrent à une conception anthropologique qui valorise l’action, la volonté et les réalisations humaines, afin de faire advenir un monde meilleur ou d’exercer sa liberté [22]. Dans les deux cas, le travail et l’effort font l’objet d’éloge, tandis que le plaisir ne sert à rien. La jouissance des biens n’est plus remise dans un au-delà, mais elle n’est pas conseillée : la production prime la consommation, car elle permet la puissance, tandis que la consommation ne conduit qu’à la destruction. Avec cette importance accordée à la compétition internationale, avec cette focalisation sur l’action et la réalisation, avec ce productivisme et ce refus de la jouissance immédiate des biens produits, la puissance s’oppose, à la Libération, à la vie heureuse.

9Le primat accordé au devoir (religieux ou laïc) et le productivisme limite donc la place du bonheur dans la société française en 1945. Il n’en est toutefois pas dénué : l’examen des titres des ouvrages publiés en France révèle l’existence d’un champ éditorial du bonheur [23] ; la plupart des films évoquent celui de leurs héros ; les recueils de citations rendent compte de l’existence d’une sagesse favorable au bonheur, actualisée par les contemporains [24]. Les diverses déclinaisons de la vie heureuse se déploient donc au sein d’une place limitée, mais réelle : la vie privée des individus. Le bonheur ne prétend pas avoir comme sphère d’applicabilité le domaine public, régi par d’autres valeurs, telles que l’efficacité ou l’intérêt général [25] ; il ne s’impose que dans la vie privée. À la Libération, le bonheur n’est donc qu’une divinité de seconde zone.

Le sacre du bonheur en France (1960-1980)

10Le sacre du bonheur se laisse décrire par un certain nombre d’événements signalant la nouvelle ferveur dont il bénéficie. Au cinéma, le traitement des films d’action et de leurs héros dénote une substantielle évolution. Les années 1940 voient le triomphe du film noir, à tonalité tragique, tandis que les années 1960 sont marquées par le film d’action ludique, à tonalité comique, à l’image de ceux mettant en scène James Bond. Celui-ci est loin d’être un héros tragique : il sait prendre du bon temps en compagnie des « James Bond girls » et accomplit son devoir d’agent secret avec plaisir. Dans le cinéma français, les personnages incarnés par Jean-Paul Belmondo, d’abord icône de la Nouvelle Vague, puis vedette internationale, signalent également une modification de la hiérarchie des valeurs, à travers le succès remporté par Cartouche (1962) ou L’Homme de Rio (1964) [26]. Ces deux personnages, ainsi que ses autres rôles équivalents, construisent l’image d’un héros à la recherche de son bonheur : ses aventures résultent de sa quête personnelle et ne procèdent pas de l’accomplissement d’un quelconque devoir. Ils évoquent explicitement le bonheur de leur protagoniste, qui le place au firmament de ses valeurs. Cette évolution a d’ailleurs été saisie par Edgar Morin : pour l’observateur lucide de L’Esprit du temps, « le bonheur est effectivement la religion de l’individu moderne [27] ».

11Dans la veine cinématographique, le nouveau genre constitué par les films intimistes, qui apparaissent au tournant des années 1960 et 1970, signale également le sacre du bonheur. Focalisés sur la question de la vie heureuse, ils témoignent d’une modification de l’économie des valeurs. Ainsi Un homme et une femme (1966) de Claude Lelouch, Les Choses de la vie (1970) de Claude Sautet, ou encore Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) de Maurice Pialat, proclament un droit au bonheur et à l’expression des sentiments intimes, à la réflexion et au retour sur soi. Acclamés par la critique, ce sont également des films à succès. Comme le montrent les ratios des entrées à Paris par rapport aux entrées totales, ils ne touchent pas les mêmes publics que les films mentionnés plus haut : c’est un signe de la pénétration différente de la norme du bonheur, plus importante et plus rapide dans les grands centres urbains, et particulièrement dans la capitale. Mais ils obtiennent toutefois de francs succès en province : le processus de propagation de la valeur bonheur n’est pas cantonné à la région parisienne.

12Ces films permettent d’apprécier plus précisément les représentations contemporaines de la vie heureuse : il s’agit plutôt d’un bonheur de l’individu qui, dans le même mouvement, se nourrit et soutient l’essor de l’individualisme [28]. Rares sont, en effet, les films où les spectateurs sont invités à trouver leur bonheur dans l’action collective plutôt que dans leur quête personnelle : les héros, des films d’action comme des films intimistes, sont heureux de leur propre succès. À partir des années 1968, les films incitent plus fréquemment à se libérer des coutumes sociales désuètes ; surtout, ils conseillent de s’épanouir de manière autonome, maître mot de l’époque [29]. Or, « l’épanouissement de l’individu » consiste, selon l’un des hérauts de Mai 68, à « mettre la société au service de l’individu et non l’individu au service de la société [30] ». De la même manière, les projets communautaires des années 68, contrairement à leur nom, portent avec eux l’idéal d’un bonheur individuel : « le désir de partir est lié à toutes sortes d’aspirations individuelles frustrées et d’insatisfactions psychologiques » et l’objectif consiste à retrouver son moi authentique, libérée de contraintes sociales perverses [31].

13Certes, les idéaux collectifs du bonheur restent, dans un premier temps, prégnants, malgré les dystopies littéraires anglo-américaines valorisant l’aspiration individuelle au bonheur [32] : ils sont notamment portés par le puissant modèle communiste. Cependant, bien que le Parti communiste français envisage l’harmonie des lendemains qui chantent, ses hérauts ne tentent que rarement de préciser cet horizon. Plus précisément, les communistes semblent avoir été tentés un moment par une réflexion sur le bonheur, mais ils l’ont abandonnée dès 1947, après avoir été évincés du gouvernement [33] : pour susciter l’engagement, ils s’appuient moins sur le bonheur à venir que sur le malheur des temps présents, si bien que la représentation de la vie heureuse est laissée en friche, à l’appréciation de chacun [34]. Le bonheur individuel est récusé comme un idéal petit-bourgeois et l’harmonie collective est jugée comme allant de soi : dans un monde socialiste, elle découlera naturellement de la satisfaction des besoins de chacun. Dans ce cadre, l’aspiration au bien-être est légitime, mais elle passe au second plan, relégué derrière les impératifs de la lutte révolutionnaire, qui nécessite sacrifice de soi et héroïsme : le bonheur est différé et n’est pas constitué en norme justificatrice. C’est toujours le cas en Mai 68 (la Confédération générale du travail (CGT) s’oppose aux étudiants souhaitant « jouir sans entrave [35] ») et, dans les années suivantes, elle critique l’idéal d’autogestion et d’autonomie ouvrière proposé par la Confédération française démocratique du travail (CFDT) et mieux adapté à l’aspiration au bonheur hic et nunc[36].

14Mais l’idéal communiste, et avec lui le modèle du bonheur différé, est mis à mal au cours des années 1970. Face à ce reflux, certains communistes n’hésitent pas à s’adapter aux nouvelles exigences des citoyens : en juin 1979 paraît Bonheur et Liberté, publication des communistes de la section de Claye-sous-Bois (Yvelines), qui remplace « Yvelines spécial région […] avec de la couleur, et une conception plus moderne, plus agréable à la lecture [37] ». Dans l’éditorial du premier numéro, les justifications de ce titre étonnant pour un périodique communiste (le titre serait choisi parce que « les communistes ont voulu lutter contre la fausse liberté de la misère et de la résignation » et parce que « le Bonheur et la Liberté » seraient « inséparables du combat des Communistes [sic] pour le Socialisme [sic] [38] ») ne doivent pas tromper l’historien : le choix découle d’une tentative d’adaptation du discours aux aspirations nouvelles. De fait, que des communistes revendiquent la « liberté » et le « bonheur » signale bien, d’une part, la force d’attraction de ces deux idéaux et, partant, le sacre du bonheur ; d’autre part, la perte de vitesse de l’idéal collectif, puisque le bonheur se module au gré de la liberté de chacun : la version individuelle de la vie heureuse s’est imposée.

15Les productions cinématographiques, les observateurs contemporains et l’évolution du discours communiste ne sont pas les seuls à témoigner du sacre du bonheur. Dans le domaine scientifique, le bonheur devient progressivement un objet d’études légitimes. La première tentative de mesure a lieu dans un college anglais en 1912 [39], puis les recherches se développent quelque peu dans le monde anglo-américain au cours de l’entre-deux-guerres. En France, la première mesure du bien-être subjectif intervient en France en 1946, à l’initiative de Jean Stoetzel, fondateur de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) influencé par Paul Lazarsfeld et George Gallup. Lors d’un congrès mondial tenu à Paris en 1948, un projet de sondage régulier est mis en place. Mais la France quitte rapidement ce programme de recherche : aucune mesure du bonheur entre 1948 et 1967, mis à part un sondage de 1955, commandé par le magazine Réalités. Or ce dernier, qui aspire à devenir l’équivalent français de Life, subit l’influence anglo-américaine, et son objectif n’est pas de produire un savoir sur le bonheur, mais de divertir ses lecteurs dans ce numéro paru lors des fêtes de fin d’année [40].

16Jusqu’au tournant des années 1960 et 1970, les scientifiques délaissent l’étude du bonheur au profit d’objet de recherches plus dignes. Certes, à son retour des États-Unis, Claude Lévi-Strauss écrit un article intitulé « La technique du bonheur aux États-Unis [41] ». Mais il s’y montre partagé à l’égard du bonheur : il est désirable et pacifie les rapports sociaux, mais il prive l’individu de son autonomie morale (parce que la société américaine contraint l’individu au bonheur) et s’oppose au souci de la vérité, plus légitime. Dans les écrits de Lévi-Strauss, on retrouve les entraves éthiques au bonheur étudiées précédemment. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que le bonheur devient un objet d’études légitime : le Centre de recherche sur le bien-être (Cerebe) est crée, sous la direction de Philippe d’Iribarne, en 1972 [42] ; la même année, un groupe de chercheurs réuni par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) souhaitent « élaborer des indicateurs sur les expériences des individus et les satisfactions[43] » ; à partir de 1973 et sous l’égide de la Communauté économique européenne (CEE), un baromètre régulier de mesure du bien-être subjectif est mis en place [44].

17Ces initiatives scientifiques procèdent, certes, de la volonté des chercheurs, mais elles ont été financées par les deniers publics : le politique fait également allégeance à la nouvelle norme. Dès 1969, les élites administratives l’ont validée, puisque le rapport annuel du concours de l’École nationale d’administration (ENA) stigmatise les candidats qui « manquent d’humour et de gaité » : « On craint, à les entendre, que l’administration ne devienne bien triste et beaucoup trop sérieuse : et si la haute administration et les grands corps de l’État deviennent des lieux géométriques de lugubres “forts en thèmes”, comment fourniront-ils une France heureuse [45] ? » Le rapport annuel du jury est un document à diffusion confidentielle, mais signale le mouvement d’ascension du bonheur auprès des élites. Bientôt, la consécration devient officielle. Outre la création du Cerebe, déjà citée, il convient de mentionner le nouveau ministère créé par Valéry Giscard d’Estaing dès après son élection en 1974 : le ministère de la Qualité de la vie. Bien que ses attributions ne fassent de lui qu’un ministère de l’Environnement, son titre constitue une reconnaissance : cette « qualité de la vie », officialisée au plus haut niveau de l’État, valide le légitime désir d’une vie de qualité.

18Ces transformations de l’univers normatif dans les années 1970 procèdent notamment de la demande sociale de bonheur : plus visible et lisible à partir des événements de Mai 68, elle a été légitimée. Mai 68 intervient en effet dans la conversion au bonheur et joue le rôle d’un catalyseur : en permettant la promotion publique de nouvelles normes, les événements accélèrent un processus débuté avant et mettent en exergue le bonheur hic et nunc. Dès lors, ils participent de sa justification, par la force du nombre : l’aspiration au bonheur devient solvable en termes de voix, ce qui la conduit à être consacrée au plus haut niveau de l’État. L’intitulé du nouveau « ministère de la Qualité de la vie » est ainsi informé par une logique électorale. Plus généralement, le bonheur est un créneau porteur, tandis que les normes traditionnelles suscitent moins d’adhésion. C’est ainsi que, selon le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, la quantité d’ouvrage dédiés au bonheur croit dans les années 1970, en valeur absolue, mais également par rapport à la production totale d’imprimés : là encore, c’est la demande qui conduit les éditeurs à multiplier les ouvrages dédiés au bonheur. Au contraire, « la hantise du déclin » français est moins prégnante après 1960 et la guerre d’Algérie a conduit à un processus de démonétisation des valeurs viriles, renforcé par la dissolution du mythe de la Résistance au début des années 1970 [46].

19À propos des normes religieuses, le phénomène est similaire : les églises se vident et les préceptes religieux sont de moins en moins respectés [47]. Le clergé perçoit cette déprise et adopte une stratégie révélatrice de la nouvelle configuration sociale des valeurs. Prenant acte de la désaffection provoquée par le contemptus mundi traditionnel, l’Église s’engage dans une rénovation de son image autour de la question du bonheur. Afin de mieux se repositionner, elle a recours aux dernières technologies en termes d’études de marché. En 1959, une enquête d’opinion sur le catholicisme se focalise sur une cible cruciale : les jeunes [48]. Une question y explicite l’un des problèmes de diffusion du catholicisme : « La religion est-elle pour ou contre le bonheur ici-bas [49] ? » Ayant délimité l’obstacle, les chrétiens lancent l’offensive autour de la question du bonheur. En Bretagne, « la religion s’est mise au service de la poursuite d’un bonheur intramondain à dimension spirituelle » : « il n’est plus question de péchés mortels ou de châtiments divins, et très peu de l’enfer, du purgatoire ou de la providence. Dieu est davantage défini comme un Dieu-amour » [50].

20Le message chrétien est donc édulcoré de ses aspects doloristes et son centre de gravité se déplace vers la dimension apaisante de la foi. En témoignent la réorientation pastorale initiée par le concile de Vatican II [51], ainsi que l’offensive éditoriale chrétienne autour du bonheur : le corpus d’ouvrages comportant le terme bonheur contient une forte proportion de livres chrétiens. En 1970, Jacques Pohier, théologien qui a participé aux commissions catholiques sur la question des plaisirs, publie aux Éditions du Cerf un ouvrage autorisé par les hautes instances ecclésiastiques [52]. Il plaide pour un réexamen de la question des plaisirs en déployant la notion de sensus fidelium, la capacité subjective de discernement des fidèles que l’on oppose parfois au magistère pontifical [53]. Son argumentation est révélatrice : si les fidèles rejettent le régime draconien à l’égard du bonheur, ils ont, par leur sensus fidei, raison. En d’autres termes, le client est roi et l’Église doit s’adapter à la nouvelle configuration sociale des valeurs : désormais, le bonheur est sacré.

21 Ainsi, la « dévaluation des croyances [54] », c’est-à-dire l’érosion des normes religieuses, de la volonté de puissance et de l’éthique de l’effort, permettent de comprendre en creux l’essor de la morale du bonheur. Selon Edgar Morin, « de la vacance des grandes valeurs, naît la valeur des grandes vacances [55] » et, plus largement, du bonheur. Certes, mais c’est aussi oublier les raisons qui expliquent son succès de manière positive.

22L’évolution procède également d’un processus d’argumentation et d’instrumentalisation interne au bonheur. Auparavant, deux arguments entravaient le droit au bonheur : le scandale du malheur du monde interdit d’être heureux (Jean de La Bruyère affirmait déjà : « il y a une espèce de honte d’être heureux à la vue de certaines misères [56] ») et « le bonheur des uns fait le malheur des autres », c’est-à-dire que le bonheur est pensé comme jeu à somme nulle. Au cours des années 1950-1980, ces deux schèmes perdent une grande partie de leur influence.

23Au cours du 20e siècle, plusieurs intellectuels ont souligné que l’individu n’est pas responsable des inégalités existantes dans le monde au moment où il naît, vit et meurt. S’il peut (et doit) agir pour tenter de les réduire, il n’est pas utile de s’empêcher d’être heureux au nom de l’injustice mondiale. André Gide (« il y a sur terre de telles immensités de misère, de détresse, de gêne et d’horreur, que l’homme heureux n’y peut songer sans prendre honte de son bonheur. Et pourtant ne peut rien pour le bonheur d’autrui celui qui ne sait être heureux lui-même ») et Albert Camus (« il n’y a pas de honte à être heureux », ni « à préférer le bonheur ») ont ainsi répondu à La Bruyère à travers les siècles [57]. Ils sont cités dans les deux dictionnaires de référence des années 1970, comme Jean Anouilh, qui, par la bouche de Thérèse, dans La Sauvage, asserte la même idée avec ironie : « J’aurai beau tricher et fermer les yeux de toutes mes forces, il y aura toujours un chien perdu quelque part qui m’empêchera d’être heureuse [58]. » Être bien doté et ne pas être heureux est donc absurde et inutile. Qui plus est, c’est immoral, parce que les victimes de l’injustice n’ont qu’une possibilité : se plaindre de leur malheur.

24Cette justification du bonheur par l’irresponsabilité individuelle dans le malheur d’autrui est informée par la démonstration qu’il n’est pas un jeu à somme nulle. Longtemps, on a cru que le bonheur s’y apparentait. Dans ce cadre herméneutique, le bonheur ne pouvait qu’être coupable. Désormais se dessine une ligne de partage entre le juste et l’injuste bonheur : « nous avons deux sortes de bonheurs : ceux que nous obtenons sans faire de tort à personne, et ceux que nous obtenons en poignardant quelqu’un [59] ». Certes, il peut arriver que notre contentement provienne de la spoliation d’autrui ou de son exploitation, mais ce n’est pas toujours le cas. Pratiquement, ces idées conduisent à renforcer la philosophie du « profitons-en ».

25De surcroît, la réflexion éthique revalorise le bonheur en arguant de son utilité pour autrui. Dans un débat qui l’oppose à Simone de Beauvoir, Albert Camus retourne l’argument de l’illégitimité du bonheur : non seulement la joie n’ôte rien à autrui, mais encore elle « aide à lutter pour eux. » Et Camus de conclure : « Oui, je trouve regrettable cette honte qu’on éprouve aujourd’hui à se sentir heureux [60]. » Cette assertion n’est pas rhétorique : un renversement des croyances est à l’œuvre dans la seconde moitié du 20e siècle. Le 19e siècle associait le bonheur à la torpeur et à la bêtise, les années 1970 sont plutôt celles de la redécouverte des qualités de la joie : les psychologues, dont l’influence sociale va croissant [61], signalent que bonheur et sens de la justice vont de pair et, qu’au contraire, la frustration conduit à la perversion. Dans les fictions, le malheur participe de l’ontologie des personnages repoussoirs : le tueur psychopathe à l’enfance malheureuse devient l’archétype du méchant, vraisemblable et effrayant, tel que Norman Bates dans Psychose (1960) d’Alfred Hitchcock. Sur le plan politique, l’homme juste n’a plus besoin d’une conscience malheureuse pour porter secours à autrui. Au contraire, sa joie lui permet, d’une part, d’accorder son attention ; d’autre part, elle est communicative et consolatrice. Par conséquent, la recherche du bonheur ne relève plus de la conduite d’un individu injuste.

26La démonstration selon laquelle il est efficace d’être heureux s’est également imposée aux contemporains. Aux États-Unis, Elton Mayo a, le premier, souligné l’importance des liens informels et affectifs pour l’organisation de la production, au cours de l’enquête Hawthorne, entre 1927 et 1932. Cette enquête est fondatrice du renouveau des techniques managériales : le bonheur a été associé à la performance et au rendement dans la France des années 1960-1980. Susciter l’adhésion par la satisfaction est assurément un mécanisme de contrôle social opératoire. Certes, dans cette perspective, le bonheur n’est pas finalité transcendante mais subordonné à un idéal d’efficacité. Cela étant, cette valorisation par l’efficience participe de la justification du bonheur dans la France des années 1960-1980.

27Le second point consiste dans l’instrumentalisation du bonheur. Certains acteurs s’emparent de cette valeur montante et s’en servent à leur profit : ils alimentent la visibilité de la norme et accroissent son assise et son crédit. Les spécialistes du marketing ont identifié le problème éthique auquel la société de consommation est confrontée : la culpabilité associée à la jouissance et à la consommation ou destruction des biens. Ernst Dichter, l’un des pères des études de motivation, écrit ainsi : « le problème qui se pose maintenant à nous est celui de faire croire à l’Américain moyen qu’il suit la morale lorsqu’il a des envies [62] ». L’un des stratagèmes consiste à tenter de transformer le système de croyances dans le sens désiré, c’est-à-dire à l’instrumentaliser, afin que l’éthique nouvelle valide la société de consommation. Dans cette perspective, le bonheur de chacun est une arme efficace. Les experts en communication l’utilisent et soutiennent la vie heureuse dans la hiérarchie des valeurs. Cette déculpabilisation réalisée, les produits pourront s’écouler.

28Jouissance et vie heureuse sont mises en scène sur un grand nombre de supports, devenus omniprésents dans la vie quotidienne des contemporains : les magazines et les publicités le déploient à l’envie. À partir de 1973, la presse grand public consacre le marronnier du bonheur, qui refleurit chaque année [63]. Or la lecture d’un dossier sur le bonheur invite le lecteur à reconsidérer sa vie sous les auspices de cette valeur. De même, les publicités évoquent toujours, plus ou moins explicitement, le bonheur. Elles convoquent son idée pour tenter d’exaspérer le désir du client potentiel. Répétant les mêmes thèmes et construisant un consensus autour de la légitimité des plaisirs et du bonheur, la publicité les dissocie de la culpabilité et détruit l’opposition moralisante entre passivité de la consommation et activité de la réalisation ; elle participe de la conversion au bonheur.

29La faillite des autres finalités, l’argumentation et l’instrumentalisation expliquent ainsi très largement le sacre du bonheur : il subsume désormais sous ces auspices l’ensemble des autres idées régulatrices.

Un processus occidental freiné en France

30À plusieurs reprises, cette étude a souligné l’influence anglo-américaine dans le processus de conversion au bonheur : les États-Unis, qui exercent un magistère moral sur le monde occidental, ont, les premiers, promu le bonheur [64]. Par l’intermédiaire du cinéma, l’American way of life est partout valorisé : les films invitent les spectateurs du monde entier à s’identifier aux héros et à vouloir ressentir les mêmes plaisirs. En raison des objets et des discours propagés dans le monde occidental, les États-Unis sont un protagoniste essentiel dans le sacre du bonheur, processus inscrit dans une histoire globale. La France entretient un rapport ambigu avec les États-Unis, mais elle est aussi influencée et inspirée par des expériences américaines [65]. Les autres pays occidentaux acceptant mieux l’ascendant américain, les nouvelles normes du bonheur s’y propagent plus vite. En outre, la Seconde Guerre mondiale a, dans la France défaite, ralenti un processus débuté avant guerre. Supportant mal la dépendance à l’égard des Yankees, les Français décident, après la guerre, d’investir : le bonheur est différé. Dans les années 1950, l’engagement militaire français en Algérie mobilise les consciences [66]. Le sacre du bonheur n’intervient qu’après les accords d’Evian, lorsque la France n’est plus engagée militairement.

31La suprématie culturelle américaine pèse plus intensément sur le Royaume-Uni et le bonheur s’y déploie plus rapidement. Vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale à la résistance héroïque, les Anglais éprouvent moins que les Français le besoin de « retrousser leurs manches », et ce malgré la perte de l’Empire. Aussi la nouvelle norme s’y propage-t-elle plus facilement, d’autant mieux que la philosophie pragmatique anglo-américaine y est influente. Celle-ci fait une large place au bonheur, au travers de la notion d’utilité. Éponyme du courant principal de l’économie anglo-américaine, elle est presque un synonyme de bonheur [67]. Bien que John Stuart Mill ait pu écrire qu’il préférait être un « Socrate insatisfait qu’un pourceau satisfait », il a dans le même ouvrage affirmé que « l’utilitarisme soutient au contraire que la seule chose désirable comme fin est le bonheur, c’est-à-dire le plaisir et l’absence de douleur » [68].

32Par rapport aux autres pays occidentaux, les identités des Français modèrent la tendance expansionniste du bonheur et ralentissent le processus. La relation ambiguë entre le communisme et le bonheur a déjà été évoquée : particulièrement puissant en France, le Parti communiste français retarde la conversion au bonheur en insistant plutôt sur les malheurs du monde capitaliste et le nécessaire sacrifice de soi au cours de la lutte révolutionnaire. De même, l’humanisme influence, plus qu’ailleurs, les sensibilités : l’homme doit être digne. Il le devient d’abord par le contrôle de lui-même et la répression de ses pulsions animales. L’homme acquerrait l’humanité en s’éduquant et en accroissant sa conscience. Le plaisir la dissoudrait ; la douleur la précipiterait. L’humanisme français limite donc la recherche du bonheur. En outre, l’éthique de l’engagement généreux au service de l’humanité s’oppose, partout, à la recherche de la félicité individuelle. En France, elle trouve un écho fort dans la philosophie existentialiste, et se substitue aux transcendances perdues. Il faut attendre Gilles Deleuze pour revendiquer la jouissance immédiate. Encore est-il loin de faire l’unanimité : la morale de la société de consommation met plus de temps à être acceptée en France qu’aux États-Unis [69]. Plus que les autres, les Français se veulent spirituels et intelligents [70]. Le bonheur moderne, grevé de sa matérialité et de sa technicité, n’est point sublime. C’est pourquoi l’opposition contre le confort « prend » (au sens de Roland Barthes, analogue à sa signification culinaire) si bien en France [71]. Les clercs s’arc-boutent contre le désenchantement du monde : ce n’est qu’en 1967 que Jacques Tati découvre la poésie de la modernité dans les scènes finales de Playtime (1967). Ces freins expliquent sans doute l’exception étonnante du sondage réalisé par Réalités en 1955 : alors que toutes les enquêtes, dans tous les pays et à toutes les époques démontrent que le niveau de bonheur déclaré à un instant t est fortement corrélé à la hiérarchie des revenus, cette étude note que les plus riches ont une moindre tendance à se déclarer « très heureux » (18 %) que la classe moyenne supérieure (25,5 %), signe d’une certaine réticence des élites vis-à-vis du bonheur en 1955 [72].

33La lenteur relative du processus en France se laisse ainsi lire dans les résultats des sondages sur le bien-être subjectif. Tous les sociologues reconnaissent que la situation d’enquête induit un biais dans les réponses : l’interlocuteur a tendance à répondre en fonction, non de ce qu’il ressent, mais de ce qu’il s’imagine devoir ressentir. Les sondages sur le bien-être subjectif témoignent donc de l’expérience réelle des acteurs, mais aussi de la norme sociale. Dans ce cadre herméneutique, leurs résultats révèlent en partie l’intériorisation du devoir de bonheur. En France, le niveau de bien-être subjectif est moins élevé que dans les pays européens comparables. Cette spécificité française procède donc à la fois d’une moindre expérience de satisfaction et d’une moindre prégnance de la norme du bonheur : par rapport aux Danois, champions du « bien-être subjectif », les Français se sentent moins obligés de se déclarer heureux. La norme du bonheur est moins influente en France.

34Toutefois, l’évolution des résultats vers un plus fort taux de satisfaction témoigne en faveur de la conversion au bonheur : les sondages révèlent que le bonheur est une vertu dont l’importance est croissante en France. Suivant cette logique, la réduction des écarts entre les scores français et ceux des autres pays comparables signale que la spécificité française s’est atténuée. Dans les années 1970, se déclarer malheureux équivaut à avouer une faute, ce qui était loin d’être le cas en 1946 : le sondé n’a pas réussi à respecter la vertu cardinale de la communauté à laquelle il appartient, ou alors il refuse de suivre les règles du jeu social qui somment de répondre « ça va » à l’interrogation phatique suivant le « bonjour » précèdant toute communication. La sensibilité frondeuse du Français ou, comme le disent les intéressés dans un sondage, son caractère « rouspéteur [73] », se lit peut-être aussi dans cette proportion d’individus, plus importante qu’ailleurs, qui refusent de se déclarer heureux. Car se dire malheureux peut aussi correspondre à un premier degré d’opposition politique et à une prise de liberté que l’on qualifiera d’interstitielle. Quoi qu’il en soit, retenons la lenteur relative, par rapport aux autres pays occidentaux, de la conversion au bonheur.

35*

36À la Libération, le bonheur est déjà entré au Panthéon des valeurs ; mais, loin d’appartenir aux divinités de premier plan, il est relégué parmi les idoles mineures, à usage privé plutôt que public ; progressivement, il s’impose à l’ensemble des groupes sociaux. Cette conversion des individus a été comprise comme la résultante, d’une part, d’un processus de discrédit progressif des autres finalités transcendantes et, d’autre part, d’argumentations et d’instrumentalisation de la vie heureuse, qui la promeuvent dans la hiérarchie des normes. L’économie des valeurs est considérablement modifiée : la gloire et la religion ne mobilisent plus autant les Français, qui se tournent vers la recherche du bonheur individuel. Leurs désirs se cristallisent autour de cet objectif devenu légitime et justifié ; leur réflexivité est drainée par cet idéal, qui informe et modèle leurs représentations et leurs expériences ; leur estime d’eux-mêmes est dépendante de ce nouveau devoir : plutôt qu’être juste, glorieux ou religieux, il faut être heureux.

37In fine, relevons que la vertu contemporaine n’est pas seulement un idéal superficiel dénué de ramifications concrètes. Analysant nombre d’évolutions sociales au cours de la seconde moitié du 20e siècle au travers du petit observatoire du bonheur, le chercheur parvient à la conclusion suivante : c’est notamment au nom de la vie heureuse que les Français consomment objets et temps libres, transforment les règles sociales et les réinventent [74]. Le bonheur constitue désormais une norme opératoire et effective, que les individus tentent de respecter. Dans cette évolution, la France appartient pleinement au bloc occidental, subissant l’influence du monde anglo-américain, et particulièrement de l’American way of life, valorisant la recherche du bonheur individuel. Mais le processus l’affecte avec plus de lenteur que d’autres pays européens, en raison de spécificités françaises. Malgré cela, c’est bien l’ensemble du corps social qui est touché par cette transformation de l’univers normatif.


Mots-clés éditeurs : bonheur, histoire sociale, histoire culturelle, France, 20e siècle

Date de mise en ligne : 10/04/2013

https://doi.org/10.3917/ving.118.0171

Notes

  • [1]
    Gustave Flaubert, « À Louise Colet », Correspondance II (1853), Paris, Gallimard, 1980, p. 279.
  • [2]
    Cité dans Herbert Marcuse, Eros and Civilization : A Philosophical Inquiry into Freud, Boston, Beacon Press, 1955 ; trad. fr., id., Éros et Civilisation, trad. de l’angl. par Jean-Guy Nény et Boris Fraenkel, Paris, Éd. de Minuit, 1963, p. 15.
  • [3]
    Christian Baudelot et Michel Gollac (dir.), Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Paris, Fayard, 2003, p. 51.
  • [4]
    Jean-Pierre Rioux, Au bonheur la France : des impressionnistes à de Gaulle, comment nous avons su être heureux, Paris, Perrin, 2004.
  • [5]
    Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
  • [6]
    D’après le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, le dépôt légal enregistre 691 nouveaux imprimés entre 1945 et 1980. Ce corpus a fait l’objet d’un traitement quantitatif et nous avons sélectionné environ 200 documents pour l’analyse qualitative.
  • [7]
    À partir des résultats annuels du box-office fournis par Simon Simsi (Ciné-passions : 7e art et industrie de 1945 à 2000, Paris, Dixit, 2000), nous avons sélectionné environ sept films par an parmi les vingt films les plus vus de l’année, en ouvrant l’éventail des genres. Leur audience est large, puisque le nombre moyen de spectateurs par film s’élève à 4,4 millions.
  • [8]
    Constitué moins systématiquement mais réunissant une centaine d’ouvrages, ce corpus permet de réaliser, par le haut, une histoire intellectuelle du bonheur.
  • [9]
    Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft : zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1979 ; trad. fr., id., Le Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, trad. de l’all. par Jochen et Marie-Claire Hoock, Paris, Éd. de l’EHESS, « Recherches d’histoire et de sciences sociales, 44 », 1990.
  • [10]
    Robert Mauzi, L’Idée de bonheur dans la littérature et la pensée française au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1960.
  • [11]
    Ecclésiaste, premiers mots : « Vanité des vanités, tout est vanité » ; Hans Holbein le jeune, Les Ambassadeurs, 1533 (Londres, National Gallery).
  • [12]
    Pierre-Jean Simon, Éléments d’une histoire de la sociologie, t. II : Le projet sociologique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1988, p. 150-179.
  • [13]
    Susanna Barrows, Distorting Mirrors : Visions of the Crowd in Late Nineteenth-Century, New Haven, Yale University Press, 1981 ; trad. fr., id., Miroirs déformants : réflexions sur la foule en France à la fin du xixe siècle, trad. de l’angl. par Suzanne Le Foll, Paris, Aubier, 1990.
  • [14]
    Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; trad. fr., id., L’Invention de la tradition, trad. de l’angl. par Christine Vivier, Paris, Éd. Amsterdam, 2006.
  • [15]
    Avner Ben-Amos, « Les funérailles de Victor Hugo », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. I : La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 425-465.
  • [16]
    Alfred Sauvy, Théorie générale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, 2 vol.
  • [17]
    Georges Duby (dir.), Histoire de la France rurale, t. IV : La Fin de la France paysanne, Paris, Éd. du Seuil, 1976, p. 344.
  • [18]
    Benoit Frachon, La Bataille de la production : nouvelle étape du combat contre les trusts. Rapports, articles et discours, Paris, Éditions sociales, 1946 ; Stéphane Sirot, La Grève en France : une histoire sociale, xixe-xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 2002.
  • [19]
    Alain Dewerpe, Histoire du travail, Paris, PUF, 2001, p. 98-100, 108-109 et 116.
  • [20]
    Olivier Marchand et Claude Thélot, Le Travail en France, Paris, Nathan, 1997, p. 139-143.
  • [21]
    Alain Dewerpe, op. cit., p. 101.
  • [22]
    Pascal Goetschel et Emmanuelle Loyer, Histoire culturelle de la France : de la Belle Époque à nos jours, Paris, Armand Colin, 2005, p. 140-141. Pour un exemple du devoir d’engagement, voir Jean-Paul Sartre, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, cité par Christian Delporte, Intellectuels & politique, Paris, Casterman, 1995, p. 76.
  • [23]
    Plusieurs dizaines de titres sont chaque année recensés par le dépôt légal.
  • [24]
    Sur les recueils de citations, voir Rémy Pawin, « Actualiser la sagesse : le bonheur dans les recueils de citations (France, 1945-1980) », in Hypothèses 2009, Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 37-49.
  • [25]
    Dans les pays anglo-américains, l’intérêt général est défini comme l’optimum des bonheurs individuels depuis John Stuart Mill et Vilfredo Pareto. Au contraire, la France s’inscrit dans une « filiation volontariste de l’intérêt général » comme « dépassement des intérêts particuliers ». La notion, « mouvante » et « rarement définie », mais fondatrice de tout ou partie de la législation, n’est pas construite par l’agglomération des bonheurs personnels, mais par une certaine idée du bien, du bon et de la nation (Conseil d’État, « Réflexions sur l’intérêt général », dans Rapport public 1999. Jurisprudence et avis de 1998. L’intérêt général, Paris, La Documentation française, 1999, p. 241-442, respectivement p. 245, 257 et 246).
  • [26]
    Films de Philippe de Broca sortis en France respectivement en mars 1962 (3 605 565 entrées dont 643 403 à Paris) et en février 1964 (4 800 626 entrées dont 1 100 850 à Paris).
  • [27]
    Edgar Morin, L’Esprit du temps, t. I : Névrose, Paris, Grasset, 1962, p. 177-178.
  • [28]
    Pierre Birnbaum et Jean Leca (dir.), Sur l’Individualisme, Paris, Presses de Sciences Po, 1986.
  • [29]
    Yves Robert, Alexandre le bienheureux, France, couleurs, janvier 1968, 93 mn (2 219 405 entrées dont 639 879 à Paris). Plus généralement, voir Jean-Pierre Le Goff, Mai 68 : l’héritage impossible, Paris, La Découverte, 1998, p. 77 sqq. : « Aliénation et autonomie : les deux maîtres-mots » ; Pierre Nora, « Aliénations », in Anne Simonin et Hélène Clastre (dir.), Les Idées en France, 1945-1988, Paris, Gallimard, 1989, p. 493-500.
  • [30]
    Patrick Ravignant, L’Odéon est ouvert, Paris, Stock, 1968, p. 235.
  • [31]
    Danièle Léger et Bertrand Hervieu, Le Retour à la nature : « Au fond de la forêt… l’État », Paris, Éd. du Seuil, 1979, p. 52 et 67.
  • [32]
    Par exemple : Aldous Huxley, Brave New World, Londres, Chatto & Windus, 1932 ; trad. fr., id., Le Meilleur des mondes, trad. de l’angl. par Jules Castier, Paris, Plon, 1933 ; George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Londres, Secker, 1949 ; trad. fr., id., 1984, trad. de l’angl. par Amélie Audiberti, Paris, Gallimard, 1950.
  • [33]
    Tangui Perron, « Voilà les cités laborieuses à la porte du bonheur : le PCF et les films municipaux d’octobre 1947 », in Jacques Girault (dir.), Des communistes en France, Paris, Publication de la Sorbonne, 2002, p. 37-47.
  • [34]
    À partir de l’étude de Marie-Cécile Bouju (Lire en communiste : les maisons d’éditions du Parti communiste français (1920-1968), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010), nous avons repéré les nombreux éditeurs communistes afin d’évaluer la fréquence de la référence communiste au bonheur. Dans le corpus d’ouvrages dédiés au bonheur, les écrits communistes sont l’exception : trois ouvrages sont diffusés par le Centre de diffusion du livre et de la presse (CDLP) ; les Éditions sociales publient deux volumes, tout comme les Éditeurs français réunis ; Cercle d’art en publie un ; en revanche, les autres éditeurs du Parti communiste, tels qu’Hier et aujourd’hui, France d’abord, Bibliothèque française ou Farandole, n’en publient aucun. L’édition communiste sur le bonheur est donc presque inexistante et le thème n’est que rarement développé.
  • [35]
    Jean-Pierre Le Goff, op. cit., p. 40.
  • [36]
    Ibid., p. 213 ; Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • [37]
    Bonheur et Liberté, publication périodique de la section du Parti communiste de Clayes-sous-Bois (Yvelines), 1, juin 1979, p. 1 (nous soulignons).
  • [38]
    Ibid., p. 1 et 2.
  • [39]
    Edward Webb, Character and Intelligence : An Attempt at an Exact Study of Character, Cambridge, Cambridge University Press, 1915.
  • [40]
    Réalités, 88, décembre 1955, p. 80-88.
  • [41]
    Claude Lévi-Strauss, « La technique du bonheur aux États-Unis », L’Âge d’or, 1, 1946, p. 75-86.
  • [42]
    Centre des archives contemporaines, 540AP/47, Création et activités du Centre de recherche sur le bien-être (Cerebe).
  • [43]
    Bernard Strumpel (dir.), Éléments subjectifs du bien-être, Paris, OCDE, 1974, p. 6 (nous soulignons).
  • [44]
    Commission des communautés européennes, Eurobaromètre, 1, 1973-…
  • [45]
    École nationale d’administration, Épreuves statistiques des concours de 1969, Paris, Imprimerie nationale, 1970, introduction du rapport annuel, cité par Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État : grandes écoles et esprits de corps, Paris, Éd. de Minuit, 1989, p. 426-427.
  • [46]
    Robert Frank, La Hantise du déclin : le rang de la France en Europe, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994 ; Raoul Girardet (dir.), La Crise militaire française, 1945-1962, Paris, Armand Colin, 1964, p. 226 ; Robert Paxton, La France de Vichy : 1940-1944, Paris, Éd. du Seuil, 1972.
  • [47]
    François-André Isambert et Jean-Paul Terrenoire (dir.), Atlas de la pratique religieuse des catholiques en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1980, p. 43 et 87.
  • [48]
    Sondages, 3, 1959 (enquête réalisée entre le 20 juin et le 15 juillet 1958, auprès de 1 524 jeunes de 18 à 30 ans).
  • [49]
    Ibid., p. 39.
  • [50]
    Yves Lambert, Dieu change en Bretagne : la religion à Limerzel de 1900 à nos jours, Paris, Éd. du Cerf, 1985, p. 393 et 357.
  • [51]
    Le Deuxième Concile du Vatican, Rome, École française de Rome, 1989.
  • [52]
    Jacques Pohier, Le Chrétien, le plaisir et la sexualité, Paris, Éd. du Cerf, 1974.
  • [53]
    Ibid., p. 97.
  • [54]
    Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t. I : Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions, 1980, p. 301.
  • [55]
    Edgar Morin, op. cit., p. 101 (souligné par l’auteur).
  • [56]
    Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Paris, Flammarion, 2008, « De l’homme », p. 82.
  • [57]
    Albert Camus et André Gide, cités respectivement en 1970 et 1977 par Pierre Oster (dir.), Nouveau Dictionnaire des citations françaises, Paris, Hachette/Tchou, 1970, et par Robert Carlier et al., Dictionnaire des citations françaises, Paris, Larousse, 1977.
  • [58]
    Ibid.
  • [59]
    Henri de Montherlant, Carnets, 1930-1944, Paris, Gallimard, 1957.
  • [60]
    Simone de Beauvoir, La Force des choses I, Paris, Gallimard, 1963, p. 228.
  • [61]
    Robert Castel, « L’homo psychologicus », Autrement, 43, 1982, p. 132-143.
  • [62]
    Cité par Edgar Morin, op. cit., p. 176. L’ouvrage d’Ernst Dichter, La Stratégie du désir : une philosophie de la vente, paru en 1960, est traduit en français l’année suivante par les éditions Fayard.
  • [63]
    L’Express, numéros du 9 septembre 1974 au 7 octobre 1974 ; Le Nouvel Observateur, 3 septembre 1973 ; Le Point, 7 janvier 1974, 14 janvier 1974, 19 janvier 1976, 2 février 1976.
  • [64]
    Martha Wolfenstein, « The Emergence of Fun Morality », in Eric Larrabee et Rolf Meyersohn (dir.), Mass Leisure, Glencoe, The Free Press, 1958, p. 86-97.
  • [65]
    Philippe Roger, L’Ennemi américain : généalogie de l’anti-américanisme français, Paris, Éd. du Seuil, 2002.
  • [66]
    Jean-Pierre Rioux, « Une guerre trouble-fête », in Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora (dir.), La France en guerre d’Algérie : novembre 1954-juillet 1962, Nanterre, Musée d’histoire contemporaine-BDIC, 1992, p. 146-150.
  • [67]
    John Stuart Mill, De l’utilitarisme (1863), Paris, Flammarion, 1988, p. 41 : « le principe de l’utilité, ou comme Bentham l’a appelé en dernier lieu, le principe du plus grand bonheur ».
  • [68]
    Ibid., respectivement p. 54 et 48.
  • [69]
    Lizabeth Cohen, A Consumer’s Republic : The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York, Alfred Knopf, 2003.
  • [70]
    Sondages, 2, 1952, p. 48.
  • [71]
    « Qu’est-ce que ça veut dire le confort ? », Les Temps modernes, 314-315, septembre-octobre 1972, p. 592-634.
  • [72]
    Sur le raisonnement qui sous-tend cette interprétation, voir Réalités, décembre 1955, p. 81.
  • [73]
    Sondages, 4, 1972, p. 172. Entre la fin du mois de décembre 1971 et le début de l’année suivante a ainsi été demandé à un échantillon de 296 personnes représentatif des habitants de l’agglomération parisienne : « Pour vous, quel est, parmi les mots suivants, celui qui définit le mieux le Français ? » Après « débrouillard » (34 %), c’est « rouspéteur » (30 %) qui recueille le plus de suffrages ; le troisième terme cité, « bon vivant », n’en obtient que 12 %.
  • [74]
    Sur cette question, voir Rémy Pawin, « Trente Glorieuses, treize heureuses ? Représentations et expériences du bonheur en France entre 1944 et 1981 », thèse de doctorat en histoire contemporaine réalisée sous la direction de Christophe Charle, Université Paris-I, 2010, chap. 3.

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