Notes
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[1]
A. M. Rosenthal, « Forgive Them Not, for They Knew What They Did », New York Times, 24 octobre 1965, cité dans Michael Meng, op. cit., p. 5.
-
[2]
Voir David Shneer, Through Soviet Jewish Eyes : Photography, War and the Holocaust, Chapel Hill, Rutgers University Press, 2011.
-
[3]
Cela pourrait être l’une des raisons qui lui faisaient détester Charles Seignobos.
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[4]
Michel Dreyfus, Gérard Gautron et Jean-Louis Robert (dir.), La Naissance de Force ouvrière : autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
-
[5]
Clive Lamming, Paris ferroviaire : gares, lignes oubliées, trains célèbres, curiosités, dépôts, matériels, Paris, Parigramme, 1999.
Grande Guerre
Saint-Fuscien Emmanuel, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, 311 p., 23 €
1Voici un grand sujet. Emmanuel Saint-Fuscien l’aborde à partir d’une pluralité de sources : écrits théoriques d’officiers, règlements militaires, témoignages de soldats et d’officiers, archives du contrôle postal, et l’ensemble des décisions (1 329) des conseils de guerre de la 3e division d’infanterie. Bien écrit, bien construit, sans longueurs superflues, le livre se lit aisément.
2La première partie est consacrée aux « formes d’obéissance et figures de l’autorité ». Au sein même de l’armée, la théorie d’une obéissance sans hésitation ni murmure et d’une autorité incontestable coexiste avec la conception d’une autorité morale, impersonnelle et démocratique, qu’enseignent des officiers en vue. Ils s’inspirent des réflexions des pédagogues, philosophes et psychologues, mais aussi de considérations proprement militaires : la guerre moderne éloigne inévitablement les soldats de leurs chefs et s’ils ne font pas spontanément leur devoir, ils ne le feront pas. De fait, les chefs directement au contact des soldats pendant la guerre sont d’abord les quelque 270 000 sous-officiers et 420 000 caporaux : 54 % des refus d’obéissance et 60 % des outrages déférés aux conseils de guerre les concernent.
3L’autorité des officiers repose sur l’amour qu’ils inspirent et sur leur exemplarité au combat : ils le savent, leurs hommes les regardent. Ceux-ci marchent, mais grognent : « La contestation est presque une condition de l’obéissance » (p. 71). L’autorité peine en revanche à s’exercer au cantonnement, durant les marches, et plus encore dans les trains de permission. Le commandement n’a pas vraiment combattu l’alcoolisme ni les pillages qui vont pourtant jusqu’au saccage gratuit de maisons françaises, comme s’ils constituaient une compensation psychologique à la dureté des combats. Dans cette partie, de belles pages sur les mots, les signes et les objets de l’autorité. Un regret : l’auteur n’aborde pas de front le métier de commander, effleuré aux pages 116 et 117 à propos d’officiers qui ne savent pas lire une carte. L’obéissance des soldats et leur considération pour leurs chefs dépendent aussi de la façon dont ils s’acquittent de leur tâche.
4La seconde partie est consacrée aux conseils de guerre. L’auteur analyse l’origine géographique et sociale des prévenus, leur grade, les motifs d’inculpation et les sanctions, en les répartissant par années, ce qui fait apparaître 1917 comme l’année d’une « tension disciplinaire inégalée » (p. 131). Les motifs les plus fréquents sont la désertion et l’abandon de poste, des désobéissances impersonnelles, puis avec le vol, les outrages à supérieur et le refus d’obéissance, contestations frontales d’une autorité injuste, arbitraire ou brutale. Le caractère public de l’affrontement déclenche la procédure, car l’autorité ne peut accepter d’être bafouée, et les conseils condamnent les coupables, mais parfois si faiblement que c’est un désaveu des « mauvais chefs ».
5La troisième partie, la plus intéressante, étudie l’évolution des relations d’autorité/obéissance au cours de la guerre. En 1914, l’adhésion des soldats à la guerre permet une pratique autoritaire du commandement au front et des gestes brutaux, qui disparaissent ensuite. La pression disciplinaire diminue en 1915. La loi du 27 avril 1916 assouplit la justice militaire. Le commandement cherche à établir de bonnes relations avec les soldats, reconnaissant leurs mérites par des décorations (croix de guerre, fourragères), des signes distinctifs (brisques sur les manches à partir de juillet 1916 par six mois de guerre ou pour les blessures). L’exemplarité fonctionne à double sens, et les officiers reconnaissent aussi que les soldats leur donnent l’exemple. Le « pacte hiérarchique » est plus fort que jamais au premier semestre de 1916.
6Mais l’usure et la lassitude croissent qui introduisent aux doutes sur le sens de la guerre. Le pacte tacite « échangeait » l’acceptation des contraintes du combat contre une grande permissivité dans tout ce qui était éloigné du combat. Or il se dégrade à partir de l’été. Des deux côtés. À la fin de 1916, le contrôle postal signale des reproches adressés aux officiers, puis des critiques acerbes contre les exercices et corvées au cantonnement. L’autorité se durcit, avec la création d’unités disciplinaires et des conseils de guerre plus souvent saisis. Les mutineries remettent en question radicalement le lien hiérarchique. Sa reconstruction progressive concerne l’arrière-front et l’arrière. Au front, chacun sait ce qu’il a à faire : « Le combat déhiérarchise » (p. 244). La relation d’égalité au combat conduit à la revendication d’une égalité de traitement en dehors des combats. On assiste alors à un renversement des espaces d’exercice de l’autorité traditionnelle, qui s’investit à l’arrière, tandis qu’au front une autorité très personnelle coordonne de petites unités largement autonomes.
7On voit tout l’intérêt de cet ouvrage, sensible à la diversité des situations et à leur évolution. Ce travail important et novateur ne sort pourtant pas du cadre français ; les travaux sur l’armée britannique ou allemande que l’auteur mentionne dans son introduction (p. 15) ne semblent lui avoir inspiré aucune réflexion. Or on ne comprendra vraiment la relation autorité/obéissance dans l’armée française que lorsqu’on verra en quoi elle diffère de ce qu’elle est dans les autres armées. Les spécificités françaises ne peuvent apparaître que par comparaison. C’est la limite de ce très bon livre.
8Antoine Prost
Broadberry Stephen et Harrison Mark, The Economics of World War I, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, xvi-345 p., 94,66 $
9Il est nécessaire d’attirer l’attention de nos lecteurs sur cet ouvrage, car il est fondamental pour l’histoire économique de la Grande Guerre. Les auteurs sont des économistes plus que des historiens ; ils se placent dans le cadre de la comptabilité nationale pour étudier l’évolution pendant la guerre du produit national brut, des facteurs de production, de la productivité, de la masse monétaire, etc., et mesurer le coût de la guerre pour les différents pays. Ce n’est pas le langage auquel les historiens sont habitués. Mais cette approche a le mérite de tordre le cou à quelques idées reçues, comme l’opposition entre un Royaume-Uni et une Allemagne qui auraient financé la guerre l’une par l’impôt et l’autre par la monétarisation de la dette. Elle permet en outre des comparaisons entre pays.
10En effet, les deux directeurs ont préparé ce volume par un séminaire et assuré une coordination qui donne aux contributions nationales une grande cohérence : les différents auteurs utilisent les même concepts pour poser les mêmes problèmes – ainsi l’allocation respective des ressources (et de la main-d’œuvre) aux différents secteurs de l’économie, l’efficacité respective du marché et de l’État dans l’effort de guerre, la part de l’emprunt, de l’impôt et de la création de monnaie dans le financement de la guerre, etc. Nous ne sommes donc pas en présence d’une collection d’essais, mais d’un vrai livre composé d’une introduction générale comparative, due aux deux directeurs, et de chapitres nationaux sur l’Allemagne (Albrecht Ritschl), l’Autriche-Hongrie (Max-Stephan Schulze), l’Empire ottoman (Sevket Pamuk), les Pays-Bas (Herman de Jong), la France (Pierre-Cyrille Hautcœur), le Royaume-Uni (Stephan Broadberry et Peter Howlett), la Russie (Peter Gatrell), l’Italie ((Francesco Galassi et Mark Harrison) et les États-Unis (Hugh Rockoff). Cent quarante-trois tableaux égaient l’ensemble.
11À consulter absolument avant de dire quoi que ce soit sur les économies dans la Grande Guerre.
12Antoine Prost
Doenecke Justus D., Nothing Less Than War : A New History of America’s Entry into World War I, Lexington, University Press of Kentucky, 2011, 394 p., 40 $
13Les trois ans précédant la déclaration du Congrès d’un état de guerre existant entre les États-Unis et l’Allemagne impériale ont été exhaustivement étudiés. La période sert d’exemple de la manière dont la politique, le conflit naval et la diplomatie ont toutes conspiré pour pousser une république réticente dans la boucherie du front occidental. Cependant, aucun président n’avait pu être plus réticent aux dangers d’une intervention militaire que Woodrow Wilson, réformateur exceptionnellement adroit dans la politique intérieure, autant que partisan pieux du credo du Sermon sur la Montagne : « Heureux ceux qui font œuvre de paix. » L’Allemagne n’a pas cherché à occuper un territoire américain ni n’a constitué une menace économique pour les États-Unis. Quand Wilson a demandé au Congrès de reconnaître que les droits maritimes nationaux des États-Unis avaient été violés de manière choquante par les sous-marins allemands du Second Reich, une minorité importante des législateurs s’opposa avec acharnement à ce que les États-Unis se joignent aux hostilités contre la Triple Alliance. Beaucoup de députés et de sénateurs ayant voté pour la guerre ont fait de même, parce qu’ils n’ont pas voulu saper l’autorité du président ou parce qu’ils ont voulu affirmer leur fidélité au parti démocrate. Justus D. Doenecke ne trouve pas non plus beaucoup de preuves de l’enthousiasme populaire en faveur de la participation à la Grande Guerre. L’Armée et la Marine américaines étaient loin de rechercher avidement la gloire au combat et étaient ridiculement non préparés à ce que le général Erich Ludendorff était le premier à appeler « la guerre totale ». Et pourtant, d’une façon ou d’une autre, peut-être imperceptiblement d’abord et ensuite avec un élan croissant et le sens du destin inéluctable, la guerre a éclaté.
14Quelques Américains ont en effet aspiré à aider les Alliés. Le secrétaire d’État Robert Lansing avait l’habitude de modifier sans vergogne les buts anti-interventionnistes du président qu’il servait. Dans une moindre mesure, cette infraction était aussi vraie du confident secret de Wilson, le colonel E. M. Maison. L’autocratie de l’Allemagne wilhelmienne horrifiait les libéraux partisans de la guerre, qui ont vu une chance d’élever les dispositions sociales de l’Europe ; et le renversement de l’autocratie tsariste, en mars 1917, a libéré beaucoup de consciences à gauche, un mois avant que le Congrès ne déclare la guerre. Aucun lauréat du prix Nobel de la paix ne fut plus belliqueux que l’ancien président Theodore Roosevelt, qui a juré, en mars 1917, que si Wilson ne conduisait pas la nation à la guerre, « je l’écorcherais vivant ». Quant au sénateur du Wisconsin Robert M. La Follette, adversaire éloquent de l’intervention, il « devrait être pendu » (p. 276). Mais bien que les crédits des banques d’investissement de New York les aient de plus en plus liés aux fortunes militaires des Britanniques, Justus D. Doenecke écarte les pressions économiques et financières sur la décision de Wilson d’intervenir et remarque que Wall Street s’opposait globalement à sa réélection en 1916.
15Nothing Less Than War donne un exemple d’histoire événementielle. Justus D. Doenecke offre une reconstruction méticuleuse des efforts diplomatiques par lesquels l’administration Wilson a cherché à affirmer ses droits maritimes, en préservant une liberté de manœuvre, de telle manière que l’habileté politique puisse éviter le carnage des champs de bataille du Nord de la France. Une telle diplomatie a échoué, bien sûr, mais Justus D. Doenecke sert de guide autorisé et judicieux, en exposant comment cette descente suprême dans la tourmente est arrivée. Le lecteur pourrait conclure de ce livre, excellent et fondé sur de vraies recherches, que l’erreur fondamentale n’était pas celle de Wilson. Ce n’était pas non plus la cruauté de la lutte sous-marine, qui a semblé déchirer en morceaux l’étoffe délicate du droit international. Ce qui a vraiment entraîné les États-Unis dans la Grande Guerre, ce sont les conséquences des avancées technologiques dans les zones de guerre mortelles de l’Atlantique. L’absence d’avertissement et l’indifférence envers la neutralité que les commandants de sous-marins allemands ont adoptées étaient des règles d’engagement indispensables, quoique nouvelles. Autrement, la patrie n’avait aucun espoir de se dégager d’une autre forme de cruauté qu’était le blocus britannique, conçu pour affamer la population civile. D’une telle barbarie, des deux côtés, la civilisation européenne ne s’est pas rapidement remise.
16Stephen Whitfield
17(trad. Hélène Bourguignon)
France et États-Unis durant la Seconde Guerre mondiale
Bene Krisztian, La Collaboration militaire française dans la Seconde Guerre mondiale, Paris, Codex, 2012, 591 p., 35 €
18Dès la fin des années 1970, le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale avait consacré un effort particulier à l’étude des mouvements de collaboration, et aussi à la répression à la Libération. Préoccupé de méthode et de précisions statistiques, ce travail pionnier, à savoir les enquêtes réalisées dans les départements, avait permis notamment, grâce à l’exploitation des fonds judiciaires et administratifs, d’établir des typologies et de situer les mouvements armés par rapport aux autres formes de collaboration, mais sans s’occuper de l’organisation interne et des péripéties des groupements qui allaient combattre aux côtés de l’Allemagne nazie. Au demeurant, l’historiographie française de l’Occupation restait orientée, à juste titre, plus vers la dimension politique et sociale des années noires que vers une histoire purement militaire, y compris dans l’étude de la Résistance et de la collaboration. Qui plus est, l’ambiguïté demeure de savoir si l’approche des groupements armés dans leur technicité et à travers la perception de leurs propres acteurs ne dénature pas le phénomène, dans la mesure où les Waffen SS, qui en incarnèrent la synthèse, furent reconnues, et pas seulement à Nuremberg, comme une organisation criminelle.
19Le livre de Krisztian Bene, issu d’une thèse de doctorat, cherche visiblement à échapper à cette ambiguïté en proposant une histoire des Français qui se sont battus en uniforme allemand devant Moscou et en Biélorussie, en Poméranie et dans les ruines de Berlin. Apportant les résultats de ses recherches dans les archives militaires allemandes et françaises, et puisant dans une vaste bibliographie, ce professeur à l’Université de Pécs, en Hongrie, inscrit la collaboration militaire française dans un plan structuré au fil de l’histoire politique de la France occupée. De la Légion des volontaires français (LVF) « des forces extrémistes » en passant par les métamorphoses des créations vichystes (Légion tricolore, Phalange africaine, Milice), on suit les cheminements des diverses formations, dont l’étape ultime est l’encadrement direct par les Allemands dans les Waffen SS : évolution ponctuée de nombreux conflits, celui surtout qui ne cesse d’opposer éléments politisés et militaires « purs ». Le travail minutieux de Krisztian Bene aborde de nombreux aspects du sujet traité, comme les motivations, l’origine des recrutements, les atrocités et l’attitude des Français face à un phénomène ultra-minoritaire que les Allemands eux-mêmes considèrent, non sans mépris, davantage comme un symbole que comme une force militaire réelle. Individuellement, le « mercenaire » français apparaît courageux mais indiscipliné, pillard et souvent déserteur.
20Le lecteur non familiarisé avec l’organisation, l’équipement et l’armement militaires dont la description est incontournable dans toute histoire bataille, sera récompensé de ses efforts par les nombreuses citations de témoignages tirés des rapports, des carnets de campagne et des publications mémorielles. S’y ajouteront la richesse des annexes et des illustrations ainsi que l’agrément d’un texte bien écrit.
21Julien Papp
Koscielniak Jean-Pierre et Souleau Philippe (dir.), Vichy en Aquitaine, Paris, L’Atelier, 2011, 437 p., 30 €
22Disons-le d’emblée, cet ouvrage collectif consacré à l’époque du Vichy dans une région française est une réussite. Composé de trente études croisant des approches régionales et des analyses départementales de la région Aquitaine rédigées par des chercheurs souvent enseignants dans le secondaire et des universitaires bordelais qu’il n’est pas possible de citer faute de place, ce livre porte sur le Vichy « d’en bas » tel qu’il fonctionne au quotidien. Il s’agit de confronter les réalités locales et leurs évolutions de 1940 à 1944 avec les acquis de la recherche sur « la France sous Vichy » engrangés depuis plus de trente ans. Cette région de Bordeaux, créée le 30 juin 1941 – une étude traite de son fonctionnement administratif – présente la particularité d’appartenir à la fois à la zone occupée et à la zone sud avec quatre départements coupés par la ligne de démarcation, lieu de transgression et d’adaptation. Les Pyrénées, avec leurs filières et leurs passeurs mais peu favorables aux maquis, font de l’Aquitaine une région de passage et d’évasion pour ceux qui veulent gagner Londres. La région est aussi, du moins pendant un temps, un refuge pour les exclus et les parias du régime dont les juifs fuyant la zone occupée. Tous ces aspects sont étudiés au plus près du terrain à partir des archives départementales et locales.
23Ouvert par une préface de Denis Peschanski, l’ouvrage est découpé en trois grandes thématiques dégageant les logiques de la Révolution nationale : encadrer, enraciner, réprimer plus deux épilogues mémoriels : l’un sur « Henri Amouroux au procès Papon » à Bordeaux, l’autre sur la construction de la mémoire du camp de Gurs complétant une étude sur l’art comme « volonté de sublimation » dans ce camp.
24Toutes les études sont d’une grande richesse : qu’elles portent sur les notables, le contrôle des étrangers et des réfugiés, les problèmes de pénuries et de ravitaillement, l’aryanisation pour « désenjuiver » l’économie. Censure et propagande, difficile application de la Charte du travail, attitudes de la hiérarchie catholique dans les Landes ou des protestants à Bordeaux traduisent à la fois une certaine adhésion au régime et les cheminements vers une prise de distance, voire de rejet de la Révolution nationale, et pour certains d’engagement dans la Résistance même si cette dimension n’apparaît souvent qu’en filigrane. La question des identités basques, oscillant entre régionalisme vichyste et influences des mouvements écrasés par Franco, n’est pas oubliée. Les diverses facettes de la répression sont examinées en troisième partie : de l’exclusion aux déportations, du rôle des acteurs (gendarmerie et Milice française) au sort des victimes (tsiganes et étrangers contraints au travail forcé), sans oublier une prison parisienne repliée à Mauzac ou la centrale d’Eysses dont les résistants détenus qui ont tenté de s’évader le 19 février 1944 sont livrés à la SS Das Reich le 30 mai. Dans chaque domaine, les politiques de Vichy sont scrupuleusement appliquées, même si elles se heurtent à une société qui cherche à s’en dégager. L’ensemble pointe quelques réussites, mais aussi les échecs de l’État français en Aquitaine.
25On aura compris tout l’intérêt de ce Vichy en Aquitaine qui, comme le souligne Jean-Marie Guillon dans la conclusion, démontre une fois encore les apports de l’histoire régionale à l’historiographie nationale de la période ainsi que « la nécessité d’approches régionales » sur « la » France sous l’Occupation et sous Vichy.
26Christian Bougeard
Bodnar John, The « Good War » in American Memory, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2010, 299 p., 40 $
27John Bodnar, professeur à l’université de l’Indiana, a décidé d’assassiner deux des vaches les plus sacrées de l’historiographie américaine au 20e siècle : les croyances selon lesquelles l’opinion publique fut unie au cours de la Seconde Guerre mondiale et la population voyait généralement le conflit comme « une bonne guerre », menée dans un noble but et de façon humaine. Aux États-Unis, cette image a été largement diffusée, notamment par Tom Brokaw, un journaliste de télévision, dans son livre à succès The Greatest Generation (1998) et par l’historien Stephen Ambrose.
28John Bodnar soutient que l’opinion d’un pourcentage significatif de la population américaine différait sur ce point. Le souvenir de la guerre fut « la source d’un large débat politique et culturel ». Les personnes de gauche, par exemple, se méfiaient des objectifs de guerre américains et craignaient que la guerre favorise une culture militariste. Les Noirs américains, les Indiens, les Hispaniques et les Américains d’origine japonaise, eux, eurent peu de raisons de croire en des sermons patriotiques moralisateurs, et la manière dont ils furent traités sous l’uniforme les rendit amers. Ces doutes se sont effacés avec le temps, conclut John Bodnar, tandis que le souvenir du courage et du sacrifice de la génération de la guerre s’est revivifié. À la fin du 20e siècle, « le vaste bagage émotionnel de cynisme, confusion, peine, mûre réflexion, et même d’internationalisme qui eut cours pendant la période de la Seconde Guerre mondiale ont simplement occupé moins d’espace public. Au début d’un nouveau siècle, beaucoup d’Américains étaient plus que prêts à partir de nouveau en guerre ».
29Le fait que les Américains n’étaient pas à l’abri des « impulsions les plus sombres de l’âme humaine » avait aussi été effacé de la mémoire des temps de guerre. La motivation de John Bodnar pour écrire ce livre semble claire. Si seulement l’Amérique avait pu se souvenir des avertissements de romanciers de la Seconde Guerre mondiale tels que James Jones, Kurt Vonnegut et Norman Mailer, alors peut-être les rêves libéraux des années 1930 auraient-ils pu être réalisés et le désastre en Irak sous George W. Bush évité. Au lieu de cela, l’amnésie historique quant à la « bonne guerre » a seulement intensifié la croyance en la vertu singulière des États-Unis.
30Malgré ses bonnes intentions, l’analyse de John Bodnar est sérieusement écornée par son caractère tendancieux. C’est particulièrement vrai concernant son affirmation selon laquelle il y avait un désaccord sérieux à propos du récit dominant de la guerre. Par exemple, Herman Wouk a été le romancier américain de loin le plus populaire de la Seconde Guerre mondiale ; John Bodnar consacre seulement un paragraphe au roman ayant reçu le prix Pulitzer en 1951, The Caine Mutiny, et son analyse altère complètement l’argument de Wouk. John Bodnar ne mentionne pas non plus du tout ses deux romans couronnés d’un énorme succès, The Winds of War (1971) et War and Remembrance (1978), qui ont été adaptés à la télévision sous la forme de deux mini-séries populaires. Le patriotisme fervent du romancier et son admiration pour l’autorité sont peut-être inconciliables avec une croyance en une mémoire fortement contestée de la guerre.
31L’analyse de John Bodnar est également inconciliable avec la place dont a joui la Seconde Guerre mondiale dans les mémoires des Noirs, des Indiens, des Hispaniques et des Américains d’origine japonaise. Comme il le note lui-même, l’objection majeure de ces groupes ne concernait pas la guerre elle-même, mais plutôt l’échec à reconnaître leur contribution à l’effort de guerre. C’était leur exclusion du récit historique, et non le récit lui-même, qu’ils contestaient. Ceci a été partiellement rectifié après la guerre, quand le gouvernement a décerné à des membres de ces groupes des médailles dont ils avaient été initialement privés en raison de préjugés, et quand le courage de leurs unités militaires a été officiellement reconnu.
32The « Good War » in American Memory ignore aussi la musique. Elle a reflété les attitudes des Américains pendant la guerre (et l’après-guerre) plus précisément que ne l’a fait la littérature. Des centaines de chansons ont été écrites par les principaux compositeurs populaires des États-Unis pour soutenir l’effort de guerre. Il est vrai que certaines de ces chansons ont reflété une attitude sceptique envers la discipline militaire et le regret occasionné par la séparation de ses proches. Mais de tels sentiments n’ont pas sérieusement diminué l’accent mis sur la victoire. Des compositeurs sérieux, comme Aaron Copland (« Fanfare for the Common Man », fanfare pour l’homme ordinaire) et Morton Gould (« American Salute », salut américain), s’engagèrent aussi avec enthousiasme dans l’effort contre l’Axe. Une incapacité à considérer la pertinence de la chanson populaire montre ce qui peut arriver quand un auteur pousse sa thèse trop loin.
33Edward S. Shapiro
34(trad. Hélène Bourguignon)
L’extermination des juifs d’Europe
Ouzan Françoise S. et Michman Dan (dir.), De la mémoire de la Shoah dans le monde juif, Paris, CNRS éditions, 2008, 499 p., 39 €
35Ces mélanges du Centre de recherche français de Jérusalem regroupent les contributions de chercheurs d’une dizaine de pays, provenant de champs différents (histoire, sociologie, littérature, philosophie, etc.) et constituent un ensemble mettant en lumière la manière dont la mémoire de la Shoah s’est développée dans un certain nombre de pays. Chacun, du fait de son implication dans la guerre ou de son rôle dans la « Solution finale », entretient un rapport différent avec la catastrophe, de l’épicentre qu’en fut l’Allemagne, en passant par des pays touchés de plein fouet comme l’URSS, jusqu’aux pays les plus éloignés géographiquement où se trouvent des communautés juives substantielles.
36Cette mémoire, comme le rappelle Annette Wieviorka, est d’abord isolée : limitée aux seuls rescapés, ce n’est que dans un second temps qu’elle est intégrée par les communautés juives, avant d’acquérir une centralité, particulièrement en Israël, question à laquelle est consacrée un chapitre. Mais l’impératif du souvenir, qui fait partie intégrante de la tradition juive, va lentement dépasser le cercle des communautés pour pénétrer les cultures nationales, comme aux États-Unis. Marqué par des œuvres telles que La Nuit d’Elie Wiesel, La Liste de Schindler de Spielberg en passant par Holocaust de Marvin Chomsky, comme le montrent les contributions d’Alain Mintz et François Ouzan, le pays inaugure un musée d’État au cœur de la capitale fédérale. Mais l’un des principaux apports de cet ouvrage est d’aborder le cas de pays rarement traités tels que la Hongrie, l’Australie ou encore l’Argentine, qui présentent chacun des spécificités liées non seulement à son histoire durant la guerre, mais également au sortir de celle-ci. À cet égard, le cas de l’URSS, traité par Ilya Altman, est édifiant. Les travaux du Comité antifasciste juif, mis sur pied en 1942, se heurtent rapidement à la doxa stalinienne : dès 1944, la spécificité du sort des juifs est tue, sinon niée, en URSS, jusque sur les lieux du massacre comme Babi Yar, et il faut attendre la chute du régime soviétique pour assister au début de l’émergence d’une mémoire juive publique.
37En sondant les aspects mémoriels, les contributions brossent également un tableau de la recomposition des communautés juives après la Shoah, au gré des vagues migratoires : celles des rescapés trouvant refuge au sortir de la guerre aux États-Unis, en Argentine, en Australie ou encore en Israël, dont la population à la fin des années 1940 est constituée d’un tiers de rescapés ; celles qui vont éparpiller les communautés nord-africaines déracinées lors des années 1950 et 1960 ; celle enfin qui va suivre la chute de l’URSS. L’une des conséquences de cette dernière va être la renaissance du judaïsme allemand, moribond depuis la guerre et que l’arrivée massive de juifs d’URSS va revitaliser, comme l’évoque Régis Schlagdenhauffen.
38Pourtant, le poids de cette mémoire amène à s’interroger, comme le fait Alain Finkielkraut, sur certaines décisions touchant à l’enseignement de la Shoah, empreintes de bonnes intentions mais au sujet desquelles on peut questionner l’efficacité.
39Tal Bruttmann
Meng Michael, Shattered Spaces : Encountering Jewish Ruins in Postwar Germany and Poland, Cambridge, Harvard University Press, 2011, 351 p., 35 $
40Aujourd’hui toute personnalité publique se rendant à Varsovie se doit d’aller voir « les traces du ghetto de Varsovie », pour finalement se recueillir devant le monument aux héros de l’insurrection, qui depuis son érection en 1948 est le symbole le plus éloquent de la tragédie subie par les juifs de Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale. Or, en 1965, les journalistes occidentaux visitant la capitale polonaise se demandaient avec étonnement ce qu’était cet imposant complexe résidentiel émergeant des ruines du quartier de Muranow : « Qu’est-ce donc ? – C’était le ghetto », répondit alors un jeune écrivain polonais. La reconstruction des villes polonaises et allemandes, ravagées par les destructions de la Seconde Guerre mondiale, s’était faite en supprimant toute trace de leur passé juif [1].
41C’est sur l’histoire de cet effacement des traces d’un passé douloureux, puis de leur progressive redécouverte jusqu’à leur célébration à l’envi sur le mode d’un « cosmopolitisme rédempteur » (p. 249) que revient l’historien américain Michael Meng dans une étude magistrale. Il y ose la comparaison entre des espaces urbains situés dans des pays que tout semble pourtant opposer : la Pologne, pays victime et témoin de la barbarie nazie, et les deux Allemagne, l’une se pensant l’antithèse de l’autre mais nées toutes deux sur les décombres du national-socialisme. Au fil de cinq chapitres chronologiques, l’auteur aborde les manières dont les États et les sociétés allemande et polonaise, sans oublier les communautés juives dans et hors de ces pays, se sont confrontés aux espaces juifs les plus symboliques (synagogues et cimetières) de leurs capitales (Berlin et Varsovie) et villes principales (Essen, Wroc?aw et Potsdam), depuis l’échec de leurs restitutions, moins faute d’héritiers en nombre suffisant pour s’en occuper qu’en l’absence de volonté politique, jusqu’à leur restauration, transformation et célébration actuelles. Entre-temps, ces lieux ont été laissés à l’abandon, voire largement détruits ou convertis à des usages profanes.
42L’auteur montre brillamment comment la frontière du rideau de fer n’a pas eu de réelle répercussion sur la manière de concevoir ces espaces, aussi négligés dans l’Allemagne de l’Ouest que dans la Pologne et la RDA socialistes. La logique propre de la gestion mémorielle et matérielle de ces lieux n’obéit pas non plus aux césures politiques : la chute du Mur n’a fait qu’accélérer un processus de redécouverte, largement entamé dans les années 1980. Car, au-delà d’une histoire de la reconstruction urbaine, ce sont les identités mêmes des sociétés confrontées à des espaces qui sont en jeu et que l’auteur examine en détail.
43La thèse la plus stimulante de l’ouvrage réside dans l’analyse des dynamiques à l’œuvre dans le traitement de ces espaces, passés en quelques décennies de l’état de ruines gênantes à celui de sites sacrés, sous l’effet conjugué de l’intérêt transnational qu’ils se sont mis à susciter, des « impulsions nostalgiques » (p. 260) qu’ils génèrent à présent que les juifs y sont largement absents et enfin parce qu’ils incarnent le mieux la promesse d’une « rédemption nationale ». Célébrer la mémoire juive et, à travers elle, les valeurs positives du cosmopolitisme, de la tolérance et du multiculturalisme peut être vu comme une tentative louable de repenser de façon critique des identités nationales dont la cristallisation a eu tant d’effets néfastes. Mais, comme l’expose Meng de manière convaincante, cette célébration, lorsqu’elle est menée sans réflexion, n’est pas sans comporter le risque de n’être que déclarative et non performative, n’invitant ni à un examen critique des zones troubles du passé de ces pays, ni à une réévaluation des préjugés encore à l’œuvre, en Allemagne comme en Pologne, à l’égard d’autres minorités, ethniques, religieuses ou sexuelles.
44Audrey Kichelewski
« Les écrans de la Shoah : la Shoah au regard du cinéma », Revue d’histoire de la Shoah, 195, octobre 2011, 24,95 €
45Pour son premier numéro entièrement consacré à « La Shoah au regard du cinéma », la Revue d’histoire de la Shoah (RHS) a vu grand : vingt-deux articles totalisant plus de six cents pages. Georges Bensoussan et Antoine Germa ont souhaité marquer ainsi l’importance d’un domaine de recherche qui a pris son essor, en France, au début des années 2000, autour notamment de deux foyers : la création, à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), d’un séminaire de recherche qui a conduit à un numéro spécial des Cahiers du judaïsme (« La Shoah : images témoins, images preuves », 2003) ; la tenue de l’exposition « Mémoires des camps », fondée sur un travail de première main en archives effectué par Clément Chéroux, et accompagnée d’un livre où figure le texte important de Georges Didi-Huberman, « Images malgré tout » (2001). Un dialogue fécond s’était alors instauré entre les chercheurs qui avaient contribué au renouvellement de la problématique de la figuration cinématographique de l’histoire et les acteurs de la nouvelle histoire de la photographie, regroupés dans la revue Études photographiques.
46Cette livraison de la RHS témoigne d’abord de la vitalité des études universitaires qui se sont développées depuis, avec des contributions provenant de travaux doctoraux en cours (Ophir Lévy) ou récents (Julie Maeck), de spécialistes du domaine (Claudine Drame, Stuart Liebman, Sylvie Lindeperg), mais aussi de journalistes, d’historiens et d’historiens du cinéma (Antoine de Baecque, Anne-Marie Baron, Roland Baumann, Tal Brutmann, Willy Coutin, Marianne Dautrey), et de chercheuses attachées aux écritures de l’histoire et aux cultures de la mémoire (Catherine Coquio et Régine Robin).
47De cet ensemble très riche, découpé en trois sections (« Premières images, premières expériences », « Œuvres, parcours et réflexions » et « Sur quelques films »), se distingue, dans la première partie, l’article érudit du chercheur américain Stuart Liebman. Résultat d’une recherche conduite depuis plus d’une vingtaine d’années, il révèle la situation contradictoire dans laquelle se sont trouvés les réalisateurs polonais et soviétiques chargés de mettre en récit la découverte des camps et les premiers procès des responsables de la destruction des juifs d’Europe. L’auteur s’interroge en effet sur les raisons pour lesquelles ceux-ci, juifs pour la plupart, n’ont pas été en mesure de produire une « représentation cinématographique plus conforme à ce qu’avaient subi leurs coreligionnaires ». Tout en apportant une réponse nuancée, Liebman montre bien la manière dont, au pari cinématographique de la confrontation aux « atrocités » se sont ajoutées de multiples contraintes politiques. À cet article s’ajoute l’entretien très fouillé qu’il avait eu en 1997 avec Wanda Jakubowska, la réalisatrice de La Dernière Étape (un film inaugural et essentiel, après celui d’André de Toth, None Shall Escape) et qui est ici publié pour la première fois en français, enrichi de notes de l’auteur.
48Dans la deuxième partie, Stéphane Bou revient, dans un texte stimulant, sur ce moment particulier où s’est exercé le « premier regard sur la scène des camps ». À travers l’expérience de George Stevens et de Samuel Fuller, il analyse les modalités de coexistence, dans la médiation cinématographique, d’une volonté d’enregistrer ce qui est donné à voir dans les camps et d’une mise en intrigue, d’une mise en scène pourrait-on dire, sans pour autant que ce mot signifie manipulation ou propagande. Dans l’introduction, Georges Bensoussan se montrait pourtant réservé sur les actualités et les documentaires réalisés en 1945, en écrivant : « Les images de 1945 sont confuses. Pour parler du judéocide, on montre les corps de Bergen-Belsen […]. Ces premières démonstrations interrogent peu le statut de l’image que l’on prend le plus souvent pour la réalité sans voir que tout regard est déjà une construction » (p. 8). Or, les opérateurs de prise de vues, qu’ils soient américains, britanniques ou soviétiques [2], débutants ou confirmés, ont été préparés à filmer les « atrocités », ont reçu un cahier des charges et sont très conscients des enjeux de leur travail de vérité et de configuration de l’événement. Ils ont également accompagné leurs images de textes rédigés sur le moment, qui permettent aux spectateurs d’aujourd’hui de bénéficier de la médiation ainsi effectuée, pour se protéger de la difficulté à voir la souffrance et la mort.
49Ce ne sont pas tant les œuvres portant sur le génocide qui retiennent l’attention des autres contributeurs, mais les empreintes de celui-ci dans les cinématographies et les séries télévisuelles américaines, françaises, allemandes, israéliennes et polonaises. Il ne s’agit pas toujours d’une représentation explicite, mais du retour diffus de ce passé dans des productions de flux, souvent plus efficaces en termes de transmission que des films d’auteur. L’article de Catherine Coquio, qui conclut le numéro, occupe une place particulière, en ce sens qu’elle n’aborde pas, comme c’est souvent le cas, le trop-plein de la réception, mais son vide. Elle s’est en effet intéressée au « silence » critique qui s’est très vite installé en France après la sortie, en 2005, d’Être sans destin, un film de Lajos Koltai réalisé à partir d’un scénario rédigé par l’auteur lui-même, Imre Kertész. Une situation déjà connue par Marceline Loridan avec La Petite Prairie aux bouleaux. Une manière de reposer la question des conditions morales et esthétiques de la représentation du génocide des juifs au cinéma.
50Christian Delage
Ennemis, guerres et sorties de conflits
Ulbert Jörg (dir.), Ennemi juré, ennemi naturel, ennemi héréditaire : construction et instrumentalisation de la figure de l’ennemi. La France et ses adversaires (xive-xxe siècles), Hambourg, DOBU Verlag, 2011, 367 p., 29,90 €
51Ces actes du colloque international tenu en novembre 2008 à l’Université de Bretagne-Sud (Lorient) proposent d’explorer le phénomène d’inimitié entre la France et ses rivaux depuis le bas Moyen Âge. Le champ est assez récent en matière d’histoire des représentations, comme en témoigne la référence aux travaux de Michaël Jeismann (La Patrie de l’ennemi, 1997), et l’ouvrage offre à cet égard des perspectives de réflexion stimulantes pour qui s’intéresse à la construction de l’État et à celle de la nation, à la perception de l’identité et de son corollaire l’altérité, ainsi qu’aux relations que ces termes entretiennent avec la conflictualité récurrente qui traverse la période.
52Les nombreuses configurations d’hostilité examinées entrent en résonance et dévoilent notamment combien, au-delà du discours de haine figée brandi par les protagonistes, les circonstances opposent une souplesse relative mais bien réelle. L’instrumentalisation des enjeux n’empêche pas le maintien des contacts, ni celle d’une certaine estime, voire de nouer des alliances inattendues. En outre, aussi profondes que soient les racines d’un antagonisme, il n’en demeure pas moins rapidement transposable à un autre adversaire. La Prusse remplace ainsi l’Angleterre au titre d’ennemi héréditaire des Français dans la seconde moitié du 19e siècle, en un exemple très signifiant de l’observation de Pierre Chaunu : « Telle est l’éternité éphémère des haines. »
53Une contradiction apparente que les auteurs lèvent en montrant que, s’il est révélateur, le discours sur l’ennemi, l’est avant tout de soi. Les attributs prêtés à l’autre sont en effet bien souvent des stéréotypes (la barbarie particulièrement) qui dessinent un portrait en négatif de l’image que les Français veulent se donner. Et l’étude de la figure de l’ennemi révèle une grande perméabilité aux préoccupations du temps, qu’il s’agisse de l’indépendance de la Bretagne ou des travaux scientifiques essentialisants du 19e siècle. En outre, lorsque les différentes sources convoquées établissent la présence d’une hostilité, c’est avant tout la menace d’une confrontation, la peur de violences ou d’exactions à subir, voire le déni de la défaite que ces voix expriment.
54Des représentations dont le fonctionnement en miroir pose avec d’autant plus d’acuité la question de leur audience au sein des sociétés concernées. Si les acteurs évoqués sont multiples, souverains, hommes de cour, diplomates, populations investies dans la défense de la frontière, ou nations, la perspective longue adoptée par l’ouvrage plaide pour une audience relativement restreinte jusqu’à la Révolution, et le franchissement d’un seuil avec l’avènement du soldat citoyen. Des remarques qui n’épuisent pas l’intérêt du livre, loin s’en faut.
55Juliette Courmont
Tison Stéphane, Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Histoire », 2011, 423 p., 22 €
56L’histoire des relations internationales dessinait des lignes de fracture nettes entre la guerre et l’après-guerre. Depuis quelques années, l’étude des « sorties de guerre » esquisse, quant à elle, des évolutions plus chaotiques, faites de mouvements contradictoires, entre rapprochement avec l’ancien ennemi et refus de se démobiliser. En résultent des chronologies complexes, différentes selon qu’il s’agit du retour, relativement rapide, des combattants ou de la pacification, beaucoup plus lente, des esprits. À l’échelle des nations européennes, ces transitions ont déjà été étudiées, mais comment un espace restreint sort-il de la guerre : par exemple deux départements, que le sort des armes semble d’abord opposer ? C’est la perspective adoptée par Stéphane Tison, lorsqu’il observe, sur le temps long et à travers des rejeux de mémoire, la Sarthe, devenu un département de l’arrière en 1914, après avoir été le théâtre de la bataille du Mans en janvier 1871, et la Marne, occupée par les troupes prussiennes, puis traversée par la ligne de front pendant la Grande Guerre.
57Au cœur de ce travail, trois grandes notions : deuil, mémoire et surtout traumatisme (pris ici dans son sens collectif), dont le lecteur est parfois surpris qu’elles ne soient pas mieux restituées dans leur historicité. Mais l’essentiel n’est pas là, et plutôt dans l’effet cognitif induit par le changement de niveau d’étude. Stéphane Tison reprend les grands mouvements déjà repérés par les historiens de la guerre : la poussée d’une mémoire nationale des conflits, avec son corollaire, la multiplication des monuments commémoratifs ; la lente montée du soldat citoyen et la privatisation de la mort à la guerre, qui impose des sépultures privées là où prévalaient encore, en 1870, des fosses communes pour les simples soldats ; les contradictions entre la haine de l’ennemi héréditaire allemand, comme ciment de l’identité nationale française, et la poussée du pacifisme dans l’entre-deux-guerres. Puis il les retravaille à partir des sources départementales et privées, et donne à voir, de ce fait, une réalité beaucoup plus complexe et plus intéressante : l’importance du traumatisme local de la guerre de 1870, qui reste beaucoup trop négligé par les historiens ; le tournant du retour des morts de la Grande Guerre, rendu possible par la loi du 31 juillet 1920, et son extraordinaire ritualisation dans les sociétés rurales ; les débats locaux lorsqu’est construit un monument commémoratif ; l’articulation des deuils privés et des deuils publics ; les lenteurs de la « démobilisation culturelle ». C’est finalement l’histoire d’un deuil impossible, sans cesse différé, dont Stéphane Tison fait le récit – ce qui explique aussi, selon lui, la passivité de nombreux Français au moment où apparaissent de nouveaux périls dans les années 1930.
58Bruno Cabanes
Guerre d’Indochine
Goscha Christopher E., Vietnam : un État né de la guerre, 1945-1954, Paris, Armand Colin, 2011, 559 p., 24,90 €
59« L’Indochine, c’est la planète Mars, ou Neptune, qui ne ressemble à rien que nous connaissions et où il est si facile de mourir. » Ainsi commence le récit des campagnes indochinoises de Victor Salagnon, ancien du corps expéditionnaire français et principal héros du roman d’Alexis Jenni, le prix Goncourt 2011. Récurrente, la métaphore astronomique suggère la difficulté à appréhender l’altérité « indochinoise ». Encore excessivement franco-centrée (ou, au mieux, transatlantique), l’historiographie de la guerre d’Indochine manquait d’une étude de sa face vietnamienne, peu explorée depuis les travaux pionniers que l’orientaliste Paul Mus lui a consacrés à partir de 1946. Cette lacune vient d’être comblée dans la mesure encore trop insuffisante des sources vietnamiennes disponibles.
60Spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale de la péninsule indochinoise, Christopher Goscha propose ici une histoire des premières étapes de la construction de l’État-nation vietnamien, entre 1945 et 1954, et de ses interactions avec la guerre (guerre d’indépendance contre la puissance coloniale mais aussi guerre de classe contre la bourgeoisie vietnamienne) qu’il considère comme la matrice du Vietnam contemporain. Il expose l’ampleur des défis auxquels ses dirigeants furent confrontés et les efforts mis en œuvre pour les relever, au prix d’un glissement progressif vers un régime de parti unique qui, sans doute atténué par la force interne des liens familiaux et amicaux, a motivé un engagement lourd de conséquences dans la guerre froide. L’auteur explicite quelques-uns de leurs choix décisifs, comme la mobilisation en masse imposée par le passage à la guerre régulière, sans occulter les apports essentiels de la Chine, les difficultés rencontrées, les erreurs commises et les sacrifices consentis. On relèvera, parmi les passages les plus novateurs de l’ouvrage, les chapitres consacrés à la guerre urbaine menée à Hanoi et dans le Sud-Vietnam, au développement d’un corps médical et d’une industrie pharmaceutique destinés à réduire des pertes considérables (la politisation de cette nouvelle médecine de guerre, sous l’effet de la communisation imposée par l’État à partir de l’été 1949, n’empêche d’ailleurs pas une redécouverte de la médecine traditionnelle). L’auteur dévoile aussi le souci des dirigeants de professionnaliser les activités de renseignement et de surveillance, nourries par l’expérience transnationale des prisons coloniales et des réseaux tissés pendant la Seconde Guerre mondiale ; leur volonté précoce d’insérer la République démocratique du Vietnam (RDV) dans un circuit régional d’échanges commerciaux à la fois licite et illicite, maritime et terrestre.
61Ce premier pas vers une histoire vietnamienne de la guerre d’Indochine devrait ouvrir la voie à de nouveaux travaux, par exemple sur le fonctionnement de l’appareil exécutif, la naissance de la diplomatie, la politique culturelle ou encore, si l’on s’en tient au domaine politico-stratégique privilégié par l’auteur, le rôle de la culture stratégique traditionnelle des Vietnamiens si souvent mise en valeur dans leur historiographie.
62Pierre Journoud
Goscha Christopher E., Historical Dictionnary of the Indochina War (1945-1954) : An International and Interdisplinary Approach, Copenhague, NIAS Press, 2011, 600 p., 100 £
63C’est un lieu commun d’écrire que la guerre d’Indochine est un des espaces de l’historiographie des conflits contemporains où beaucoup reste à faire. Prise entre littérature de témoignages ou histoire politique et militaire, l’étude de cette guerre lointaine n’a pas fait, en France, l’objet de ce renouveau des angles de recherche qu’a connu l’histoire de la guerre d’Algérie depuis les années 1990. Tributaires de leurs sources et victimes de leur méconnaissance de la langue vietnamienne, les historiens français ont rarement pu dépasser les clivages nationaux qui ont structuré le conflit et commencer l’histoire transversale qui s’imposerait.
64C’est donc une belle entreprise éditoriale qui vient d’aboutir avec l’Historical Dictionnary of the Indochina War (1945-1954) : An International and Interdisplinary Approach de Christopher E. Goscha, publié par NIAS Press. L’auteur, professeur à l’Université du Québec à Montréal, précise ses intentions dans son introduction. Il entend tout d’abord combler un manque dans les historiographies française et vietnamienne étroitement engoncées dans leurs « nationalist and ideological strait-jackets » et ainsi adopter une approche interdisciplinaire ne se contentant pas d’aborder les seuls aspects politiques, diplomatiques et militaires. Dans le même esprit, il nous fournit, quand nécessaire, de nombreuses informations biographiques et thématiques sur les périodes antérieures et postérieures au conflit et tente de rendre compte des nombreuses connexions du conflit avec son environnement régional et international.
65Force est de constater la réussite de ce projet qui ne connaît malheureusement pas d’équivalent en langue française. C’est donc un outil de première importance pour tous les étudiants et chercheurs travaillant sur ce sujet. Les nombreuses fiches biographiques de personnalités vietnamiennes, cambodgiennes, laotiennes, françaises mais aussi chinoises ou américaines permettent d’appréhender les rapports de forces à l’œuvre dans les camps en présence et au sein de la société indochinoise. Les notices thématiques ouvrent souvent sur d’intéressantes problématiques et témoignent de remarquables intuitions. Une imposante bibliographie clôture les presque six cents pages de cet ouvrage luxueux. Certes, le traitement parfois sommaire de certains faits militaires, tels le déroulement des opérations ou les tensions personnelles existant au sein de l’armée française, suscitera des observations de la part de spécialistes. Cependant, il se justifie parfaitement dans le cadre de l’approche globale et interdisciplinaire revendiquée par l’auteur. On regrettera juste la faiblesse de l’iconographie et de la cartographie assez étonnement placées au début de l’ouvrage. Espérons que ce projet fasse école et nourrisse l’intérêt des chercheurs français pour cet épisode du 20e siècle, aussi riche que négligé.
66Denis Leroux
Histoire de l’Europe et de la construction européenne
Paxton Robert O. et Hessler Julie, L’Europe au xxe siècle, Paris, Tallandier, 2011, 741 p., 30,33 €
67Rédigé à l’origine à l’intention d’un public américain auquel il s’agissait de faire comprendre la complexe histoire de l’Europe au 20e siècle, ce gros ouvrage a été remanié par Robert Paxton et sa collaboratrice, spécialiste de l’histoire soviétique, en vue de l’édition française. Comme tout ouvrage de grande ampleur traitant de l’histoire d’un continent sur la durée d’un siècle, les auteurs ont eu à choisir une perspective d’approche permettant de répondre à l’objet de leur entreprise : convenait-il de traiter l’Europe comme une entité spécifique en adoptant une vision résolument synthétique ou comme une collection d’États ayant une histoire particulière et exigeant un traitement détaillé ? Le pari des auteurs a été de tenir les deux bouts de la chaîne en conservant les deux perspectives. Il en résulte un livre d’histoire totale où l’immense culture historique et le sens de la synthèse des auteurs se déploient pour proposer un tableau complet de l’histoire du continent au 20e siècle, dans ses aspects politiques, économiques, sociaux, culturels, artistiques, scientifiques, tableau auquel ne manquent ni les interprétations ni les réflexions historiographiques. Et, au débouché de la lecture, se profile l’histoire d’une Europe parvenue à son apogée au début du siècle et qui, à travers de multiples troubles et deux guerres mondiales, sombre dans le chaos, les luttes intestines et les affrontements sanglants avant de se reconstruire, après 1945, autour de deux modèles politico-sociaux antagonistes. Mais, parallèlement à ces vastes perspectives, le déroulement de l’ouvrage s’appuie sur une histoire événementielle précise où se trouvent résumés, en particulier pour le premier 20e siècle, les phases de la Grande Guerre, les épisodes de la révolution russe, les accords de paix de 1919, l’Europe de la Grande Dépression, la poussée autoritaire et fasciste, etc. En d’autres termes, le lecteur à la recherche d’un épisode marquant de l’histoire européenne du 20e siècle en trouvera, dans ce livre, une approche sommaire mise en perspective dans l’histoire globale du continent.
68La médaille a son revers. Le principal réside sans doute dans le fait que l’océan factuel sur lequel est construit l’ouvrage défie une lecture continue, alors que seule cette dernière permet de prendre en compte la démarche évolutive qui sous-tend la construction d’ensemble. On éprouve quelque scrupule, devant l’ampleur du volume, à formuler certains regrets. Si la vague autoritaire et la naissance des États fascistes en Europe est bien décrite, l’analyse du phénomène fasciste qui clôt le chapitre paraît un peu courte. De même le plan retenu aboutit à évoquer la politique économique et sociale de Léon Blum avant de traiter (dans un autre chapitre) du Front populaire, alors qu’il est évident que les deux sont étroitement liés. Mais il est clair qu’il s’agit là d’éléments mineurs au regard de l’ampleur et de la qualité d’un livre de première importance.
69Serge Berstein
Rass Christoph, Institutionalisierungsprozesse auf einem internationalen Arbeitsmarkt : bilaterale Wanderungsverträge in Europa zwischen 1919 und 1974, Paderborn, Ferdinand Schöningh Verlag, 2010, 573 p., 58 €
70Le livre de Christoph Rass concerne l’origine et le développement du système des migrations de travail dans l’Europe du 20e siècle, dans un contexte où les États nationaux sont les principaux acteurs du processus. L’objet de l’analyse concerne les accords migratoires signés entre les pays d’immigration et d’émigration, qui ont établi la base pour les flux de migration de travail sur le continent. En tout, environ cent quinze accords bilatéraux sont analysés à partir de l’accord de migration franco-polonais signé en 1919, vers l’arrêt général dans le recrutement des migrants en Europe en 1974. Malgré le fait que, dans la littérature en sciences sociales, il existe de nombreuses publications concernant l’histoire sociale de la migration, peu d’attention a été prêtée à ces cadres institutionnels, alors que c’est ce qui est le plus grand atout de la recherche de Rass. Par ailleurs, l’auteur prend en considération les négociations diplomatiques entre les pays intéressés, ce qui a finalement permis à la diplomatie, l’histoire de la diplomatie ainsi que les relations internationales de faire leur percée en études sur la migration.
71L’ouvrage est constitué de deux parties principales qui peuvent être qualifiées d’empiriques. La première concerne l’histoire des migrations nationales des États participant à la création du système migratoire européen. Ce sont les pays d’immigration, comme la Belgique, l’Allemagne, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, l’Autriche, la Suède et la Suisse, qui sont tous en compétition sur la force de travail pour leur économie ; et les pays d’émigration comme l’Algérie, la Grèce, l’Italie, la Yougoslavie, le Maroc, la Pologne, le Portugal, l’Espagne, la Turquie et la Tunisie, qui sont des pays surpeuplés et économiquement sous-développés, en compétition entre eux pour assurer la possibilité d’émigration de leurs citoyens. La deuxième partie discute du rôle des organisations internationales et de leurs influences dans l’élaboration de processus de migration (OIT, OCDE, CECA et la CEE), pour ensuite se consacrer à l’analyse contextuelle et normative de toutes conventions signées, où les stratégies diplomatiques des États sont discutées.
72La source principale pour l’analyse empirique, en dehors du contenu des accords, sont des sources secondaires (en anglais, français et allemand), qui pourraient être considérées comme un désavantage pour une recherche historique. Les archives citées proviennent de la Bundesarchiv Koblenz et la Bundesarchiv Berlin, qui ne peuvent pas donner une vue d’ensemble sur les processus migratoires européens, mais plutôt se limiter à souligner le point de vue allemand. Cependant, l’auteur répond à l’objectif de la recherche en analysant l’institutionnalisation du processus de migration en Europe du point de vue global, et c’est pourquoi les résultats de l’étude devraient être traités comme une contribution importante et stimulante pour l’étude plus approfondie des archives sur l’origine politique et la signification des accords bilatéraux de migration dans chacun des dix-huit États.
73Le livre sera d’une grande importance pour les historiens et les politologues ainsi que pour les chercheurs en relations internationales qui travaillent dans le champ d’étude des migrations.
74Malgorzata Radomska
Miard-Delacroix Hélène, Le Défi européen de 1963 à nos jours, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Histoire franco-allemande », 2011, 394 p., 39 €
75Ce livre constitue le onzième et dernier volume d’une collection consacrée à l’histoire franco-allemande, dirigée par Gudrun Gersmann et Michael Werner, qui retrace les relations entre les espaces français et allemand du haut Moyen Âge à nos jours. L’objectif de la collection est ambitieux : il consiste à ne pas contingenter l’étude des relations franco-allemandes aux seuls rapports politiques entre les deux États, mais à les envisager sous tous leurs aspects, à différentes échelles, dans une perspective d’histoire croisée allant au-delà des relations bilatérales et de l’histoire comparée. L’accent est ainsi mis sur la complexité des échanges, alliant représentations de l’autre, circulations des idées, influences réciproques et transferts de modèles. Le présent ouvrage est, sur bien des points, singulier. Par son ancrage contemporain, il relève, pour partie au moins, de l’histoire du temps présent. La période étudiée est également particulière dans le sens où la guerre en est absente et où la paix conduit à l’histoire d’une convergence. Les parties prenantes de cette histoire sont enfin nombreuses : jusqu’à la réunification de l’Allemagne en 1990, les relations franco-allemandes impliquent trois États ; elles se développent dans le cadre de l’intégration européenne ; chacun de son côté, les États-Unis et l’Union soviétique en influencent le cours et les transforment en relations triangulaires, fortes de non-dits.
76L’ouvrage s’organise en deux temps. Il suit d’abord « le fil de l’histoire ». Il met ainsi en lumière les décalages et les synchronies de l’histoire politique des deux voisins. Il montre les réactions des Français et des Allemands de l’Ouest aux crises économiques et monétaires des années 1970 en soulignant, au-delà de certaines différences, l’ampleur des convergences. Au temps de la guerre froide, il retrace la complexité des positions française et ouest-allemande en matière de défense, largement déterminées par rapport à l’alliance fluctuante vis-à-vis des États-Unis. Il examine aussi des questions davantage bilatérales. Le traité de l’Élysée, vidé dans un premier temps de sa substance, réduit à un « simple cadre des relations », est réactivé dans une seconde phase. L’Ostpolitik est tour à tour objet de rapprochements puis de contentieux entre la France et la République fédérale d’Allemagne. Le livre conduit enfin à repenser la réunification de l’Allemagne sur des bases méthodologiques et épistémologiques nouvelles : il refuse d’y voir un processus dont la France aurait été simple spectatrice et considère que les interactions entre les deux pays ont en réalité modelé l’événement.
77La deuxième partie de l’étude propose un bilan des questions thématiques, discutées dans l’historiographie ou objets de débat des contemporains. Le livre interroge ainsi les pratiques mémorielles, la place de certains événements (comme 1968) dans l’histoire, les rapports complexes entre histoire et mémoire. Il analyse les régimes et les cultures politiques, la place du parlementarisme et le rôle du communisme dans les États. Il étudie les mutations de la société du travail, des modes de vie et des rapports à la citoyenneté. L’ouvrage se clôt autour de réflexions sur le rôle du moteur franco-allemand en Europe et sur le bilatéralisme. Bref, on l’aura compris, une synthèse remarquable fondée sur une vision féconde des relations franco-allemandes.
78Martial Libera
Warlouzet Laurent, Le Choix de la CEE par la France : l’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, ix-569 p., 40 €
79Tiré d’une thèse de doctorat remarquée, le bel ouvrage de Laurent Warlouzet est fondé sur une double interrogation : pourquoi les décideurs français ont-ils choisi, dans la deuxième moitié des années 1950, la CEE plutôt que d’autres formes de coopération économique en Europe et pourquoi l’ont-ils soutenue par la suite ? Pour mener son étude, l’auteur a dépouillé un important corpus d’archives publiques françaises et britanniques, les principaux fonds communautaires et des archives privées (notamment celles du Conseil national du patronat français, CNPF, et de la Ligue européenne de coopération économique, LECE). Il a aussi utilisé des témoignages oraux et une bibliographie résolument actuelle et internationale. Son approche repose sur l’analyse croisée des positions de trois types d’acteurs français étroitement imbriquées en matière de décision européenne : les responsables politiques, envisagés au-delà du cadre étroit des « grands hommes », mais dont l’action ne peut être exclusive en ce domaine ; les hauts fonctionnaires, en poste à Paris mais aussi à Bruxelles, où ils s’intègrent à des réseaux européens ; les milieux économiques enfin, qui constituent une source d’expertise pour les responsables publics et exercent une réelle influence dans le processus de décision communautaire grâce à leur structuration rapide à l’échelle européenne. L’auteur s’applique aussi à croiser les échelles française et européenne, et à mettre au jour les dynamiques communautaires et les réseaux transnationaux.
80L’étude parvient à des conclusions neuves et solidement charpentées. La première souligne que le choix de la CEE par la France n’était pas inévitable. Les décideurs français s’y convertissent progressivement. La peur du libéralisme qu’inspire le projet concurrent de Zone de libre-échange (ZLE) porté par les Britanniques joue ici à plein et fait de la CEE un cadre protecteur. L’opposition du CNPF à la ZLE convainc également les responsables politiques d’opter pour la CEE. Enfin, par sa double action en faveur du traité (acceptation puis application), le général de Gaulle peut être considéré comme un « père de la CEE ». Sur un autre registre, Laurent Warlouzet montre combien les décideurs sont divisés face au projet européen. Les Français sont ainsi partagés sur les modèles économiques d’Europe à promouvoir. Certains défendent une « Europe arbitre », sorte d’« État régulateur ». D’autres sont en faveur d’une « Europe volontariste », privilégiant certains secteurs et véritable pendant économique de l’« Europe puissance ». En définitive, ressort la division de ces acteurs en réseaux nationaux et, de plus en plus, en réseaux transnationaux en fonction, notamment dans le monde des entreprises, des cultures de branche. Laurent Warlouzet souligne enfin l’absence de réflexion aboutie des Français en matière d’intégration économique. La politique gouvernementale, réactive, manque, au début du processus en tout cas, de ligne politique claire. Surtout, de Gaulle ne prend pas la mesure du fonctionnement de la Communauté et du caractère cumulatif de ses institutions. Pis, sa « diplomatie déclaratoire » contre les institutions de la CEE, inefficace, est vite contre-productive dans un cadre européen aux méthodes très juridiques. Quant à la Politique agricole commune (PAC) qu’il défend, elle concentre, comme le rappelle l’auteur, « tout le crédit de la France sur un secteur à l’importance économique décroissante ». Au fond, la rhétorique gaulliste paraît destinée à une opinion publique française en quête de fierté, mais elle résonne, pour la France en Europe, comme autant d’occasions manquées.
81Martial Libera
Républiques et dictatures
Richard Bernard, Les Emblèmes de la République, Paris, CNRS éditions, 2012, 426 p., 27 €
82Cet ouvrage vient à point en ces temps de campagne présidentielle, quand les thématiques de la nation, de la république, de la patrie, bref de l’identité d’un pays dont les repères se diluent dans la mondialisation sont ressassées et instrumentalisées. Bernard Richard a en effet choisi de s’attaquer avec méthode, rigueur, distanciation et érudition à ce qui résume le mieux tous ces débats et ces polémiques, les emblèmes de la république et donc de la nation.
83Certes, ils sont nombreux à s’être intéressés à ces emblèmes et aux symboliques politiques, de Maurice Agulhon à Michel Vovelle, en passant par Michel Pastoureau ou d’autres. Mais leurs études étaient particulières, précises, limitées dans le temps et l’espace. L’originalité de cet ouvrage est d’étudier avec subtilité l’ensemble de ces signes, dans toutes leurs dimensions. Elles sont spatiales (« la républicanisation de l’espace » est bien vue) comme chronologiques (les apports ou relectures de chaque régime), matérielles (« les monuments parlants » de l’abbé Grégoire) comme immatérielles (l’image du président qui résume ces deux approches) et surtout mentales (la portée de la devise de la république et son imaginaire collectif). Mieux, l’étude, en un hommage à Alain Corbin, fait une approche sensorielle de ces emblèmes qui sollicitent l’ouïe (La Marseillaise), la vue (le drapeau et les monuments, y compris aux morts), l’odorat et le goût lors des banquets et feux d’artifices du 14 Juillet et le toucher des bustes de Marianne que l’on exhibe aux fêtes ou des mains du président en voyage.
84Après avoir défini, au regard du républicanisme, ses objets d’étude, de la couleur aux mots emblèmes, allégories, symboles et images qui n’excluent pas à raison le sacré, Bernard Richard se lance dans sa fresque qu’il place sous « le signe de la Liberté », son premier chapitre. Car la Liberté est la matrice du régime et de ses emblèmes fondateurs, le bonnet phrygien, Marianne, les polysémiques arbres de la Liberté et la devise du régime. Il donne ainsi le ton d’un livre montrant que la fonction de ces emblèmes est de faire aimer, apprécier, sentir, toucher, plébisciter dirions-nous si le mot ne sentait pas le soufre, la république. Les emblèmes incarnent donc le régime quand il triomphe (le premier 14 Juillet, la Libération), mais aussi quand il est contesté (par des « contre-symboles » explique l’auteur), voire détesté comme sous ce Vichy qui veut remplacer Marianne par Jeanne d’Arc (elle-même républicanisée) et Pétain. Si Marianne est alors « occupée » et le drapeau récupéré, les emblèmes gardent leurs vertus républicaines subversives aux mains des résistants gaullistes ou communistes. Cette incarnation qui dure depuis 1789 a bâti l’image d’une « douce France », belle référence à Charles Trenet qui résume les ambivalences des emblèmes, fantasmée et légèrement anachronique de nos jours. Car les emblèmes sont devenus les images d’une république de cocagne, d’un pays rêvé, d’une France « d’avant » que certains journaux télévisés ressassent.
85Il s’agirait à présent, comme Bernard Richard nous y invite sans aller jusqu’au bout de sa magnifique démarche, de confronter ces emblèmes à la réalité du 21e siècle, de leur donner vie et chair dans la France métissée d’aujourd’hui, traversée par des angoisses identitaires aux contours mal définis.
86Rémi Dalisson
Bytwerk Randall, Machines à broyer les âmes (Allemagne totalitaire, 1933-1989), Paris, Klincksieck, « Pouvoir de persuasion », 2011, 240 p., 27 €
87L’histoire comparée constitue un outil heuristique très intéressant qui permet notamment de dépasser le cadre national considéré à juste titre comme trop étroit. En dépit de certaines faiblesses méthodologiques soulignées entre autres par Michel Espagne, Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, elle recèle des potentialités scientifiques prometteuses notamment dans le champ d’études des dictatures. Randall Bytwerk se propose justement de comparer la propagande des deux dictatures allemandes du 20e siècle : le Troisième Reich et la RDA. Son étude repose sur l’idée selon laquelle la propagande doit être considérée comme un « phénomène quasi religieux ». Il en résulte un plan thématique structuré successivement autour des « religions laïques », des « doctrines », des « hiérarchies », des « évangélistes ». Nul doute que le rapport personnel de l’auteur à la religion explique en partie la perspective adoptée (« je suis moi-même chrétien, issu de la tradition calviniste », p. 15). Selon l’auteur, les deux dictatures présentent tous les traits extérieurs d’une religion : nazisme et communisme ont produit des vérités absolues, des textes sacrés, s’appuyant sur des propagandistes de la foi.
88À partir d’études de cas (la défaite allemande de Stalingrad et la construction du mur de Berlin), l’auteur souligne toutes les difficultés qu’ont eues les régimes nazi et communiste à communiquer autour de défaites ou d’échecs. Les derniers chapitres sont consacrés à la place de la satire sous le Troisième Reich et la RDA (le premier étant moins tolérant à son égard), à la dichotomie entre sphère publique et sphère privée sous ces régimes, le titre de l’ouvrage original (Bending Spines) rappelant au lecteur que la propagande avait contribué à ce que les citoyens allemands courbent l’échine entre 1933 et 1989. Toutefois, dans un chapitre conclusif, et ce presque de façon contradictoire, Randall Bytwerk fait remarquer que cette propagande nazie puis communiste a échoué ! Cet échec serait lié au caractère mensonger des messages dont les Allemands n’étaient pas dupes.
89L’ouvrage se caractérise essentiellement par un manque de rigueur méthodologique. L’auteur évacue trop facilement et trop rapidement dans l’introduction le défi méthodologique de la comparaison. L’approche thématique reposant sur le principe de l’analogie tend à effacer la spécificité des idéologies nazie et communiste, la différence de nature de pouvoir (pouvoir charismatique versus pouvoir bureaucratique), de degré de légitimité des deux régimes (quasi nulle pour la RDA). Randall Bytwerk découvre de nombreuses analogies mais interroge trop rarement les différences de langage (l’auteur ne mentionne pas Victor Klemperer et son analyse très fine de la langue nazie dans LTI), de formes de mobilisation, de contrôle de l’espace public. En outre, l’auteur n’apporte pas vraiment de réponse satisfaisante à la double question des effets et des interactions des propagandes nazie et communiste sur la société allemande. Il aurait été pertinent de mobiliser à cette occasion une grille d’interprétation générationnelle. En somme, Randall Bytwerk aurait dû davantage suivre les conseils que formulait Marc Bloch lors du Congrès des sciences historiques d’Oslo en 1928. L’historien français appelait ses collègues à ne pas limiter l’exercice de la comparaison à une simple « chasse aux ressemblances ». Le véritable but de la comparaison est de cerner la spécificité de chaque objet étudié.
90Plus grave encore, cet essai d’histoire comparée s’effectue le plus souvent sans aucune profondeur historique et effort de contextualisation, c’est-à-dire sans volonté de réinscrire les expériences politiques du nazisme et du communisme dans un contexte historique plus large. Ainsi, il aurait fallu montrer le poids de l’héritage de la culture politique du Deuxième Reich et de la république de Weimar, réfléchir à la question des transferts culturels à partir des modèles du fascisme italien pour le Troisième Reich et de l’URSS pour la RDA. Randall Bytwerk aurait dû souligner davantage les changements liés à la radicalisation de la Seconde Guerre mondiale pour le Troisième Reich et ceux liés à la déstalinisation pour la RDA. Il est vrai que le plan thématique choisi n’invite pas à développer ce genre de nuances diachroniques.
91Enfin, sur le plan historiographique, Randall Bytwerk néglige tout l’apport conceptuel de l’histoire sociale allemande par le bas sur les rapports entre État et société (« la domination comme pratique sociale »). Des auteurs importants pour son sujet, comme Thomas Lindenberger, Dorothee Wierling, Jan Behrends, n’apparaissent ni dans les notes infrapaginales, ni dans la bibliographie sélective.
92Au final, le livre de Randall Bytwerk ne satisfait pas aux exigences d’une comparaison des dictatures fondée sur une approche d’histoire sociale et culturelle.
93Emmanuel Droit
Bendana Kmar, Chronique d’une transition, Tunis, Éditions Script, 2011, 213 p., 8 DT/10 €
94Il s’agit d’un recueil de dix-sept textes parus pour la plupart dans le quotidien La Presse de Tunisie et quelques-uns sur le blog de l’auteur ou dans des revues scientifiques. Le premier texte date du 25 janvier 2011, peu après le départ précipité du président Ben Ali, et le dernier relate la cérémonie d’installation de l’Assemblée nationale constituante le 22 novembre. Les premières chroniques tiennent du courriel écrit dans l’œil du cyclone. Les dernières tiennent du commentaire. Entre-temps, l’auteur, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de la Manouba, a changé de tonalité. Il ne s’agit plus seulement d’enregistrer en état de sidération la poussée presque miraculeuse de l’événement, mais de l’interpréter à chaud. L’effet de bascule est perceptible dès la chronique du 10 avril, lorsque Kmar Bendana se demande si ce soulèvement en chaîne et sans leader en janvier et février a bien été une révolution et s’il est susceptible de changer le « logiciel politique d’un État hypercentralisé ».
95Notre chroniqueuse capte la vibration polyphonique de l’instant avec une rare finesse de touche. Ses textes sont d’abord ceux d’une mémorialiste et les historiens de demain ne manqueront pas de les solliciter pour rendre compte de l’air du temps : « Il pleut de la parole, il tombe des cordes de revendications », note-t-elle le 16 février. Mais on mettra ici en exergue l’essai de compréhension à chaud d’un événement catalytique que personne n’avait vu arriver.
96Le terme de révolution du peuple (thawra cha’biyya) n’apparaît sous sa plume qu’en avril pour marquer son emploi et par les jeunes cybernautes dissidents (« Le peuple veut abattre le régime » : mot d’ordre en arabe des journées des 14 et 15 janvier) et par la presse internationale pour signifier qu’avec ses trois cents shabab morts pour recouvrer leur dignité (« plus jamais peur » : autre mot d’ordre des journées de janvier), la Tunisie avait retrouvé son honneur perdu depuis la dérive, perverse sous Ben Ali, du régime autoritaire de Bourguiba. Selon Kmar Bendana, on est entré dans une transition d’abord émotionnelle, puis institutionnelle, lorsque les « urgentistes » de quatre grandes commissions, tous imprégnés d’une forte culture de juristes, s’ingénient à préparer un avenir démocratique au pays, sans opérer de rupture traumatique avec le régime républicain institué par Bourguiba. Bref, il s’agit de réparer le mal fait par Ben Ali sans restaurer la pérarchie du « combattant suprême ». Ils y réussissent ponctuellement, puisque les élections du 23 octobre, pour lancer l’Assemblée nationale constituante, sont les premières démocratiques dans le monde arabe.
97Kmar Bendana enregistre tous les symptômes du rétablissement d’une continuité nationale fendillée, puis craquelée sous Ben Ali : le retour à Bourguiba comme grand ancêtre, le rétablissement de l’hymne national et du drapeau, retouchés après le « coup d’État médical » de 1989, l’appel à d’anciens ministres de Bourguiba pour gouverner le provisoire. Par bien des côtés, la révolution du peuple est d’abord une refondation d’un État national confisqué, à partir de 1975, par son initiateur promu « président à vie », puis usurpé par son successeur. Elle est le rétablissement d’une continuité instaurée en 1956, bref elle signifie les retrouvailles de la nation avec elle-même. Elle se range aussi sous un horizon d’attente démocratique qu’incarnent les cybernautes dissidents de janvier 2011, transmetteurs de la révolte des oubliés du système, qui ont allumé les premiers feux du soulèvement dans le centre-ouest du pays. Semaine après semaine, l’auteur suppute, en citoyenne inquiète et en femme vigilante (sans illusion sur le féminisme d’État), les chances d’établissement d’une démocratie qui s’arrache au schéma binaire dont le régime a si longtemps joué : le littoral attractif contre l’intérieur répulsif, la sécularisation défensive contre l’islam épouvantail, les classes moyennes attachées à la pratique sécuritaire de l’État contre le peuple indocile.
98Ce petit essai d’histoire immédiate vif argent ne manquera pas de soulever des interrogations. Nous pointerons deux points aveugles dans cette série de chroniques.
99Kmar Bendana se propose de « détecter a posteriori la dose de passé qui affleure dans le présent ». Elle eût pu se consacrer plus longuement à l’exercice de la concordance ou non des temps : par exemple rapprocher de janvier 2011 la grande révolte fiscale et anti-étatique de 1864. Il y a au Maghreb des formes de sédition qui viennent de loin et qui réapparaissent à la fin de l’ère coloniale entre 1953 et 1956 (la « siba » ou révolte primordiale des « fellaghas » sur laquelle se greffe le youssefisme). Elle eût dû affiner l’analyse du résultat des élections du 23 octobre marquées, comme on sait, par le succès, tranchant, des islamistes d’Ennahdha. Elle invoque des arguments qui tiennent de la grille de lecture des politistes et journalistes européens dont elle se défie. Elle ne relève pas le fait, déjà noté par elle, que janvier 2011 rétablit l’unanimisme de la nation en tant que corps politique et communauté religieuse : ce moment heureux, insiste-t-elle, où la civilité, perdue et retrouvée, réenchante la vie quotidienne. Un mot d’ordre des jeunes révoltés consigné ailleurs illustre cette nostalgie de l’unité fugitivement réinstaurée et tôt perdue : « La révolution nous a unis, les partis nous ont divisés ». Ce qui resurgit dans un langage séculier, n’est-ce pas l’aspiration à la communauté fusionnelle entre croyants (tous frères), qui fait hésiter encore nombre d’arabes musulmans à entrer en politique, à accepter la société de débat et le pluralisme des opinions. Cette assertion, bien sûr, n’a pas valeur axiomatique. Les juristes qui ont dessiné la transition entre janvier et novembre 2011 ont fait accomplir un bond en avant dans la maturation d’un processus démocratique en Tunisie, tout en assurant une « translation étatique » fort bien conduite. C’est bien la perspective retenue par l’auteur qui, toujours, s’attache à regarder dans l’ouvert et à envisager la pluralité des possibles.
100Daniel Rivet
Diplomatie
Hesnard Oswald, À la recherche de la paix France-Allemagne : les carnets d’Oswald Hesnard, 1919-1931, Jacques Bariéty (éd.), Thierry Robin et Jean Poderos (coll.), Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, « Les mondes germaniques », 2011, 697 p., 40 €
101Durant sept années, de 1925 à 1931, Oswald Hesnard, qui maîtrisait parfaitement l’allemand et l’anglais, fut l’interprète personnel d’Aristide Briand, alors ministre des Affaires étrangères, qu’il accompagna lors des séances du Conseil de la Société des nations et des grandes conférences internationales où, de Locarno à La Haye, se joua largement l’avenir des relations européennes. Ces volumineux carnets rassemblent les notes, présentées sous la forme d’un journal, prises sur le vif par celui qui, loin d’être un simple témoin, fut dans l’ombre un acteur capital, mais encore méconnu, des relations franco-allemandes de la seconde moitié des années 1920. Chargé depuis 1919, de Berlin, d’informer le Quai d’Orsay des évolutions politiques, économiques et sociales de la république de Weimar, Hesnard, qui estime Stresemann et dont il réussit très tôt à gagner la confiance, croit profondément aux vertus du rapprochement franco-allemand et s’emploie sans relâche, à partir de 1924, à tisser et renforcer les fils d’un dialogue toujours fragile.
102Ces carnets, parfaitement édités par Jacques Bariéty et ses collaborateurs, et livrés aux historiens comme une source désormais indispensable, offrent d’abord un récit détaillé et souvent haut en couleurs, émaillé de beaux portraits, humains et sincères, de Gustav Stresemann, Aristide Briand ou Walther Rathenau, de ces années décisives, riches et complexes, où il était encore permis de croire à la paix et la sécurité collective (les analyses et les descriptions d’Oswald Hesnard en précisent les enjeux et en restituent fidèlement l’atmosphère). Ils mettent également en lumière (c’est là que réside leur principal intérêt) le rôle actif joué par Hesnard dans la préparation des accords de Locarno ou les entretiens de Thoiry du 17 septembre 1926 entre Briand et Stresemann, dont il fut l’instigateur, l’organisateur et le seul témoin. Ils apportent de nombreux éléments nouveaux et utiles pour comprendre les moments clés du rapprochement franco-allemand, mais aussi ses limites et la lente détérioration de ces relations, dès la fin 1928, que la mort de Stresemann, les premiers effets de la crise et la montée en puissance du nazisme ne feront qu’accentuer. Les carnets sont en revanche plus décevants sur d’autres sujets, au caractère multilatéral plus affirmé, comme le pacte Briand-Kellogg ou le projet d’union fédérale européenne. La figure d’Oswald Hesnard, enfin, illustre bien, à l’heure où se multiplient, au lendemain de la Grande Guerre, les rencontres au sommet entre dirigeants et ministres, et où se généralise la diplomatie de conférences, l’importance de ces intermédiaires, experts ou conseillers spéciaux, qui agissent dans l’ombre, en marge des canaux traditionnels, avec souvent plus d’efficacité que les acteurs institutionnels.
103Stanislas Jeannesson
Dean John Gunther, Au cœur de la guerre froide : le combat d’un ambassadeur américain pour la paix, Paris, François-Xavier de Guibert, « Histoire essentielle », 2011, 256 p., 27,90 €
104John Gunther Dean est un diplomate atypique. Né à Breslau en 1926, sous le nom de Gunther Dienstfertig, d’une famille juive qui émigre aux États-Unis en 1938, il obtient la nationalité américaine en 1944, sert dans les services secrets et opte pour la carrière diplomatique au sortir de l’Université Harvard. Ses qualités de négociateur et son goût pour les postes « à risques » l’envoient en Indochine entre 1953 et 1956, au Togo et au Mali au lendemain de l’indépendance, au Vietnam dans la seconde moitié des années 1960, au Laos et au Cambodge entre 1972 et 1975 ou au Liban de 1978 à 1981. Il termine sa carrière en 1989 comme ambassadeur en Inde, poussé à la démission parce qu’il est persuadé de la responsabilité du Mossad dans l’assassinat du président pakistanais, le général Zia ul-Haq, et que le Département d’État ne souhaite guère pousser l’enquête en ce sens.
105Le récit de Dean est incontestablement sincère, souvent passionnant, voire haletant, lorsque par exemple, il décrit l’évacuation de l’ambassade de Phnom Penh quelques jours avant la prise du pouvoir des Khmers rouges (l’image de Dean quittant le dernier le bâtiment en tenant à la main le drapeau américain soigneusement replié a été reprise, à l’époque, en une des magazines). Les limites de ces mémoires sont celles du genre autobiographique : une vision trop partielle des événements, parfois réductrice, une tendance inévitable à se mettre en avant, à ne jamais faire part de ses faiblesses ni de ses erreurs. On regrette aussi l’absence d’analyses de fond, sur la guerre froide ou la politique étrangère des États-Unis, et des portraits trop rares et trop succincts des nombreuses personnalités que Dean fut amené à côtoyer (quelques lignes seulement sur Kissinger au détour d’un chapitre). On ne trouvera pas, non plus, de révélations sensationnelles.
106Mais l’essentiel de ces mémoires est ailleurs. Elles nous livrent au total un magnifique portrait d’un « militant de la diplomatie », d’un « praticien de la négociation » (les formules sont de Pierre Journoud, qui a signé la préface), d’un diplomate engagé au service de la paix, quitte à entrer en conflit avec sa hiérarchie, qui appelle (non sans peut-être quelque naïveté) à négocier avec les Khmers rouges lorsqu’il est au Cambodge, qui s’adresse à l’OLP lorsqu’il est au Liban, qui croit dur comme fer aux vertus du dialogue, jusqu’à l’extrême limite de ses possibilités, considérant que « la diplomatie consiste à parler avec (et à écouter) tous les groupes impliqués dans un pays » (p. 28). Elles nous rappellent aussi que le diplomate, loin d’exercer un métier de tout repos, n’échappe pas aux violences des conflits dans lesquels il est plongé. La vie riche et mouvementée de John Gunther Dean, à cet égard, est à cent lieues de l’image compassée de l’ambassadeur amateur de réceptions et de salons dorés, encore trop souvent répandue, mais à laquelle on ne saurait réduire le diplomate.
107Stanislas Jeannesson
Proche- et Moyen-Orients
Weiss Max, In the Shadow of Sectarianism, Law, Shi’ism, and the Moking of Modern Lebanon, Cambridge, Harvard University Press, 2010, 356 p., 30 €
108Il est d’usage dans l’historiographie du chiisme libanais de considérer le mouvement de Musa Sadr comme le début du shiisme politique au Liban. Max Weiss propose de revenir sur cet état de la question. Il considère le temps du mandat comme la matrice de la confession chiite en tant qu’acteur politique. Pour cela, il se base sur une source largement délaissée, les registres et actes des cours Ja’afari, reconnues à partir de 1926 comme l’institution de gestions de l’application du code personnel chiite, permettant aux populations chiites d’intégrer politiquement le Liban mandataire.
109L’auteur tente de montrer comment se noue le dialogue entre ce qu’il nomme « un confessionnalisme par le haut », imposé par les organes de l’État, et « un confessionnalisme par le bas », ou ensemble de demandes de la part des populations nouvellement administrées par des institutions confessionnelles. L’apport de ce livre réside bien dans la remise en cause nuancée du choc entre modernité et confessionnalisme, démontrant comment le second est un produit du premier. Les rites religieux deviennent, par exemple, le moment d’une redéfinition des rôles des autorités religieuses à l’occasion d’une négociation sur le licite et l’illicite.
110La lecture de cet ouvrage immerge progressivement au cœur d’un « chiisme du quotidien », restitué par l’étude des actes législatifs. L’interrogation sur la place de la loi et sur son impact au sein des relations sociales et économiques et le questionnement sur les revendications communautaires permettent de suivre l’acquisition progressive d’une visibilité et d’une légitimité nationale. La transformation d’une « confession en soi » à une « confession pour soi » devient intelligible. L’« incomplète nationalisation » de la communauté chiite au Liban conditionne donc, par une activité quotidienne des juristes, des intellectuels qui s’emparent des nouveaux outils de presse, comme l’atteste la parution d’al Irfan, et des dignitaires religieux, la possibilité d’obtenir au moment de l’indépendance, le « troisième pouvoir », la présidence de la chambre.
111Cet ouvrage ne peut être compris comme une histoire du chiisme au Liban, bien qu’il amène de nombreux éléments sur leur trajectoire historique. Il suppose de la part du lecteur une solide connaissance de la période mandataire, car il se refuse à une discussion de la chronologie. Ici, la place de la documentation est centrale : en voulant suivre au plus près les mutations affectant la communauté chiite, tout particulièrement celle du Jabal al Amin, l’auteur ne peut restituer l’articulation des modifications propres à la communauté shiite et des changements liés au Mandat. Il faut considérer cet ouvrage comme le prélude de nombreuses études à venir, par l’étendue des centres d’intérêts que contient la documentation étudiée. De la monographie à l’étude des mutations législatives, de l’histoire sociale à une reconsidération des rapports économiques, Max Weiss livre ici un éclairage des plus intéressants sur le Liban mandataire.
112Matthieu Rey
Roussel Cyril, Les Druzes de Syrie, territoire et mobilité, Beyrouth, Presses de l’IFPO, 2011, 263 p., 30 €
113Cet ouvrage propose une géographie historique du peuplement druze de Syrie. L’auteur envisage dans un temps long la manière dont s’est constitué un espace communautaire particulier autour de la population druze, et les principales mobilités qu’il a connues ces dernières décennies. Au-delà de la monographie (indispensable au demeurant pour un pays comme la Syrie pour lequel les historiens, ou les géographes, ne disposent encore que de peu de travaux et de données fondamentales sur la démographie et le peuplement), Cyril Roussel permet de saisir les dynamiques affectant une communauté originale du Moyen-Orient.
114L’étude du peuplement du Djebel Druze, depuis l’apparition de la confession au 10e siècle jusqu’à la structuration de la province de Suweida au sein de la Syrie baasiste, fait l’objet de la première partie. L’auteur démontre comment, au cours du 18e siècle, des territoires délaissés sur les bordures du Djebel sont conquis par vagues migratoires de clans druzes et deviennent le bastion de la communauté, qui se distingue farouchement de ces voisins sunnites du Hawran. À la suite du démembrement de l’Empire ottoman, les Druzes, sous la conduite de Sultan Attrash, choisissent le nationalisme syrien plutôt que l’appartenance régionale, refusant l’État druze proposé par la France préférant l’intégration à la Syrie. Les premiers temps de l’indépendance syrienne constituent une rupture, avec une série d’affrontements violents entre le centre et cette nouvelle périphérie, marquant durablement la communauté, que ce soit dans ses pratiques migratoires ou ses comportements démographiques. Enfin, avec la constitution de l’État baasiste, le Djebel Druze s’intègre dans le cadre de la refonte administrative, conservant son unité. Ici se joue un mode particulier de gestion du pouvoir, dans lequel les nouvelles élites politiques recherchent des soutiens parmi les notabilités de province.
115Les deux parties suivantes tentent de saisir les principales caractéristiques de la démographie et de la mobilité des Druzes au sein de la Syrie et du monde. Elles présentent les résultats d’un travail fin et minutieux de l’auteur pour constituer des indicateurs et des données qu’il a dû construire en l’absence de recensement. L’établissement d’une comparaison avec la province du Hawran et de la Syrie plus généralement permet de saisir la particularité de la communauté druze qui connaît un ralentissement de sa croissance naturelle et un mouvement migratoire précoces, liés aux difficultés de l’indépendance. Un autre apport de cet ouvrage est de montrer comment les dynamiques communautaires structurent largement les mouvements migratoires à l’échelle régionale, nationale et internationale : les primo-migrants ouvrent un espace susceptible d’accueillir ensuite les autres membres de la famille. L’auteur rappelle aussi l’impact en retour de ces migrations.
116Le livre permet donc de s’immerger pleinement dans la communauté druze de Syrie. Certaines dimensions ont été délaissées alors qu’elles auraient permis au lecteur de mieux comprendre les moteurs des dynamiques migratoires, tout particulièrement l’histoire agraire de la région et son incidence sur la région, ou les politiques de développement. Il n’en demeure pas moins que ce livre est pionnier et extrêmement riche pour toute personne travaillant sur la Syrie ou le Moyen-Orient. Il est de plus extrêmement bien illustré et documenté en cartes.
117Matthieu Rey
Cultures américaines
Ross Steven J., Hollywood Left and Right : How Movie Stars Shaped American Politics, New York, Oxford University Press, 2011, 512 p., 29,95 $
118« En Amérique, écrivit un jour François Truffaut aux lecteurs des Cahiers du cinéma, la politique se mélange toujours avec l’industrie du spectacle. » Cette généralisation est confirmée dans l’étude de Steven J. Ross qui porte sur huit figures hollywoodiennes ayant affecté l’expérience américaine de self-government. Hollywood Left and Right est très informatif et captivant. Mais son sous-titre induit un peu en erreur : ne sont pas seulement portraiturés des acteurs ou actrices célèbres. En tant que directeur, Louis B. Mayer, par exemple, a régné pendant les trois premières décennies de l’histoire de la Metro Goldwyn Mayer (MGM), quand celle-ci dominait le système des studios. Comme la plupart des hommes d’affaires, il était républicain. Dans son livre, Steven J. Ross n’étudie pas non plus que des stars. Acteur de comédies musicales à la MGM, George Murphy fut ensuite élu comme sénateur républicain de la Californie. Mais il n’a pas abandonné une grande carrière dans le cinéma pour réussir en politique ; et, quoique ce ne soit pas la faute de Steven J. Ross, George Murphy est mal présenté. Harry Belafonte a consacré sa vie au mouvement pour les droits civiques. Mais on s’en souvient davantage comme chanteur que comme acteur, et il n’est pas resté suffisamment longtemps à Hollywood pour devenir une célébrité.
119Le choix de ces huit figures donne cependant à Steven J. Ross une occasion excellente d’examiner les conséquences de l’engagement politique. Une sympathie instinctive pour les victimes d’une autorité injuste a conduit Charlie Chaplin à gauche, position qui a contribué de manière décisive, si ce n’est exclusive, à son expulsion hors des États-Unis en 1952. Il demeura ensuite en exil. L’antifascisme qu’adopta Edward G. Robinson dans les années 1930 a fait de celui qui incarna nombre de gangsters un paria dans les années 1950, détruisant sa carrière cinématographique. Jane Fonda s’est rendue au Vietnam du Nord, alors que celui-ci se battait contre les États-Unis. Elle a suscité l’animosité de patriotes ; les associations de vétérans en particulier ne lui ont jamais pardonné. Aucun opposant américain à la guerre en Indochine ne fut autant détesté. Par contraste, Warren Beatty préféra travailler en coulisses au service des candidats démocrates à la présidence, comme collecteur de fonds et conseiller médiatique.
120Le parcours de trois républicains justifie l’argument de Steven J. Ross selon lequel la droite hollywoodienne a été politiquement plus efficace que la gauche. Ayant interprété le rôle de Moïse dans Les Dix Commandements (1956), Charlton Heston sembla incarner l’autorité morale nécessaire à la défense des causes conservatrices, particulièrement les droits de propriétaires d’armes à feu. Élu à une écrasante majorité lors de deux élections comme gouverneur de la Californie et de deux élections présidentielles, Ronald Reagan a exprimé sa perplexité devant le fait que quelqu’un puisse occuper de telles fonctions sans être acteur. Il a été à rebours de l’opinion communément admise, en insistant sur son expérience dans l’industrie du spectacle (qui incluait la radio et la télévision aussi bien que le cinéma), plutôt qu’en reconnaissant la particularité de telles lettres de créance pour répondre aux exigences d’un gouvernant. S’il fut une époque où Arnold Schwarzenegger était la plus grande star au monde et élu gouverneur de la Californie, Steven J. Ross souligne astucieusement les obstacles qui ont empêché un « héros de film d’action » de faire passer des lois importantes.
121Stephen Whitfield
122(trad. Hélène Bourguignon)
Winkler Allan M., « To Everything there is a Season » : Pete Seeger and the Power of Song, New York, Oxford University Press, « New narratives in American history series », 2009, 240 p., 23,95 $
123La musique peut-elle aider à changer le monde ? Une chanson a-t-elle vraiment du pouvoir ? Comme le prouve Allan M. Winkler dans sa biographie concise, bien documentée et accessible, « To Everything there is a Season » : Pete Seeger and the Power of Song, la réponse est un retentissant « Oui ! ».
124Un célèbre chanteur de musique folk et activiste américain, Pete Seeger, a continuellement soutenu et consacré sa musique à diverses causes sociales depuis les années 1930, écrivant et interprétant des chansons qui à la fois distrayaient et promouvaient les principes en lesquels il croyait si chèrement, de la solidarité avec les syndicats aux droits civiques, de positions antimilitaristes aux préoccupations environnementales. Cadet dans une fratrie de trois enfants, Seeger est né en 1919 dans une famille privilégiée et ayant le sens de la musique : son père est professeur de musique et sa mère, une violoniste classique. Musicien autodidacte, Pete Seeger a finalement choisi un mode de vie plus simple que celui de ses parents et a utilisé son talent musical pour aider divers mouvements réformistes.
125En se concentrant sur les chansons, Allan M. Winkler tisse joliment ensemble l’histoire de la vie et de la musique de Seeger avec l’histoire sociale plus large des États-Unis au 20e siècle. Comme le note l’auteur, la vie de Seeger « traverse tout le 20e siècle et touche à des questions qui m’avaient toujours intrigué : le mouvement syndical des années 1930 et 1940, la croisade anticommuniste des années 1950, la lutte pour les droits civiques des années 1950 et 1960, la guerre du Vietnam dans les années 1960 et l’activisme environnemental des années 1970 et des décennies qui ont suivi ».
126La grande intelligence du texte d’Allan M. Winkler se manifeste non seulement dans sa capacité à découvrir l’essence de la vie de Seeger et l’influence de celui-ci, mais aussi dans son don pour résumer les événements historiques auxquels le chanteur faisait écho. Tout au long de son texte, Allan M. Winkler revient sur l’importance de cette musique dans le contexte plus large de l’activisme politique et social au 20e siècle, en incluant les engagements en faveur du communisme. Le fait de nommer chaque chapitre d’après une chanson clé du répertoire de Seeger ne fait que souligner les points de convergence des récits : « Talking Union » (à propos des syndicats), « If I Had A Hammer » (si j’avais un marteau), « Where Have All The Flower Gone ? » (où sont parties toutes les fleurs ?), « We Shall Overcome » (nous saurons vaincre), « Waist Deep in the Big Muddy » (jusqu’au cou dans la boue) et « Sailing Down My Golden River » (en descendant ma rivière d’or). Toutes ces chansons sont devenues des classiques de la musique folk et sont également synonymes de leurs causes respectives. L’empressement de l’éditeur à inclure un CD de dix des chansons de Seeger décrites dans le livre (toutes les chansons utilisées comme titre de chapitre, auxquelles s’ajoutent quatre chansons mentionnées dans le texte) est un complément des plus bienvenus à cet ouvrage. La lecture des paroles est utile, mais l’écoute des chansons leur donne vie et montre au lecteur combien ces mots peuvent être puissants.
127Écrit spécifiquement et manifestement avec plaisir pour la collection « New Narratives in American History », ce livre s’achève sur une postface qui explique le processus d’écriture et fournit un épilogue très personnel et intéressant aux descriptions de la vie de Seeger. La description des entretiens et des visites d’Allan M. Winkler au domicile de Pete Seeger est perspicace et amusante en tant que telle, mais montre aussi au lecteur le pouvoir qu’un personnage, à 90 ans passés, continue à exercer au travers de sa personnalité et de sa musique.
128Jocelyn K. Wilk
129(trad. Hélène Bourguignon)
Pells Richard, Modernist America : Art, Music, Movies, and the Globalization of American Culture, New Haven, Yale University Press, 2011, 498 p., 35 $
130« Nous avons écouté trop longtemps les muses courtoises de l’Europe », prévenait Ralph Waldo Emerson, dans une déclaration d’indépendance culturelle proclamée en 1837. Richard Pells a cependant raison : ce fut en écoutant les voix de l’avant-garde européenne au 20e siècle que des compositeurs, des architectes et des cinéastes américains ont appris à devenir modernistes. Non seulement cette influence a rendu leur travail moins clos sur lui-même, mais ils se sont aussi révélés si créatifs et ingénieux qu’un flot infini d’images, d’idées et d’objets séduisants a pu être renvoyé à travers l’Atlantique.
131Le résultat fut un processus de renouvellement et d’enrichissement, qui a fait d’une civilisation américaine variée un modèle de réceptivité et d’adaptation. Un tel dynamisme a même réconcilié, soutient Richard Pells, les tensions historiques entre raffinement esthétique et impulsions commerciales. Parce que des figures créatives aux États-Unis ont été si enclines à s’imprégner de l’inventivité cultivée ailleurs, et ensuite de la faire leur, une circulation incessante a stimulé et fasciné le public partout en Europe occidentale et ensuite en Asie et en Amérique latine. L’inclusivité démocratique louée dans Modernist America a signifié davantage que l’acceptation de musiciens immigrés, d’écrivains réfugiés et réalisateurs exilés. Une réceptivité vigoureuse aux façons nouvelles d’observer et d’écouter a fait des arts populaires aux États-Unis une chose hybride. Ce cas de bricolage explique aussi pourquoi, affirme Richard Pells, une culture nationale a acquis une hégémonie si notable à une époque de mondialisation.
132À la suite de Not Like Us (1997), Richard Pells propose ici un panorama des façons dont les Européens de l’Ouest ont accepté, changé et résisté à l’influence culturelle exercée par les États-Unis ont exercée pendant la guerre froide en particulier. Il a en outre publié des études générales influentes sur les réponses apportées par des artistes et des penseurs américains lors de la Grande Dépression et sur le sort de politiques et d’idées réformistes pendant le tournant conservateur au cours de l’après-guerre. Mais peu de travaux dans le domaine de l’histoire culturelle américaine sont prêts d’atteindre la combinaison remarquable d’ambition et d’ingéniosité que représente Modernist America. L’éventail de ses références et le champ transatlantique de ses sujets, appuyés par un appareil énorme de notes infrapaginales et une bibliographie qui comprend soixante pages, sont impressionnants. Les jugements esthétiques de Richard Pells sont solides et convaincants plutôt que personnels (ce qui signifie aussi qu’ils étonnent rarement). Des détails biographiques étranges et charmants rendent vivantes les généralisations, qu’il noie dans une prose toujours élégante et fascinante. Dans sa portée et son autorité aussi bien que dans la force de son argumentation, Modernist America couronne de la carrière académique de l’auteur.
133Cependant, les lecteurs remarqueront rapidement un déséquilibre dans la structure de ce livre. La première moitié du 20e siècle est marquée par une attention au ragtime, au jazz et à la comédie musicale de Broadway, à l’influence de l’Art déco, à celle de Le Corbusier et du Bauhaus sur l’architecture et le design, et à l’apparition de l’expressionnisme abstrait. La seconde moitié du siècle est consacrée presque entièrement à Hollywood qui, dans les années 1960, commence à s’émanciper des entraves de la censure catholique et décide d’aborder certaines questions politiques et sexuelles d’une façon adulte. Richards Pells néglige le sort de la peinture et de la sculpture, de l’architecture et de la musique sérieuse contemporaines, afin de pouvoir expliquer le caractère innovateur des acteurs adoptant la méthode Stanislavski et retracer l’influence de la Nouvelle Vague française. Quelques fils dans la saga du modernisme sont ainsi perdus. Mais il est sûrement préférable d’être en présence d’un livre animé par les passions singulières de l’historien plutôt que de lire un ouvrage, même complet et symétrique, produit avant tout par pur sens du devoir.
134Stephen Whitfield
135(trad. Hélène Bourguignon)
Mehlman Jeffrey, Adventures in the French Trade : Fragments Toward a Life, Stanford, Stanford University Press, 2010, 173 p., 50 $
136Très peu de spécialistes américains de la culture française contemporaine peuvent égaler la sophistication et l’intelligence de Jeffrey Mehlman, professeur à l’Université de Boston. Et encore moins de spécialistes ont réussi à avoir une voix si distinctive et reconnaissable. Il fut un traducteur, un interprète et un analyste, en particulier des œuvres imposantes des disciples français de Freud, des poststructuralistes et de Jacques Derrida, dont les théories ont été accueillies avec tant d’hospitalité outre-Atlantique, particulièrement au sein des départements d’études littéraires et culturelles et de philosophie dans les établissements d’enseignement supérieur avant-gardistes américains. Jeffrey Mehlman a défini sa position comme tenant compte de l’influence de la France sur la haute culture de son pays natal. Il considère impossible « de penser à la poésie américaine sans le symbolisme, à la peinture américaine sans le surréalisme, toute une tendance de la fiction américaine sans l’existentialisme et le monde universitaire américain sans la déconstruction ». Ce livre représente un effort inhabituel et exigeant visant à mélanger l’autobiographie avec l’histoire, à se rappeler des rencontres avec des figures aussi diverses que Jacques Derrida et Jean Genet et à reconstituer quelques étapes particulières qui l’ont conduit dans les labyrinthes multiculturels ou transnationaux et, de temps en temps, dans la controverse politique.
137Par exemple, dans l’un des chapitres, Jeffrey Mehlman examine la carrière de Charles Munch, le directeur, alsacien de naissance, de la Société des concerts de l’orchestre du Conservatoire pendant la Seconde Guerre mondiale, poste parisien qui supposait une collaboration avec l’occupant allemand. Et malgré cela, seulement quatre ans après la guerre, il était devenu le chef de l’orchestre symphonique de Boston. Puis, pendant la guerre froide, il a opéré une transition sans heurts, en présentant ses musiciens à Paris comme des modèles de la culture américaine, la CIA organisant la tournée. Jeffrey Mehlman ne procède à aucun jugement explicite sur une carrière si illustre et si opportuniste, mais il démontre la valeur d’une connaissance précise, pour pénétrer la dissimulation commise par Munch. Jeffrey Mehlman expose aussi la perversité de George Steiner, qui pousse à la fois au-delà du bon sens et au-delà de la preuve historique pour découvrir des parallèles inquiétants entre le mythe nazi de la race supérieure et la notion hébraïque de peuple choisi. George Steiner est si captivé par sa thèse qu’il prétend qu’Adolf Hitler et Theodor Herzl ont assisté aux mêmes représentations de Wagner à l’Opéra de la cour de Vienne. Mais Jeffrey Mehlman démontre qu’une telle conjonction n’a en réalité pas pu se produire.
138Cet ouvrage témoigne à la fois d’un dévouement à l’exactitude académique et critique et de la forte sensibilité de l’auteur. Les légères variations d’orthographe, les coïncidences étranges de temps et de lieux, les échos surprenants du passé dans le présent qui relient des données personnelles aux archives, et des calembours bilingues deviennent la signature de Jeffrey Mehlman. Il a un don pour récapituler une tendance intellectuelle en un mot d’esprit, pour résumer une œuvre en un épigramme. (Scandalisé par un coup monté, Michel Foucault a rompu avec le communisme après que des médecins ont tenté d’assassiner Staline. Jeffrey Mehlman ajoute : Foucault en est venu à voir l’histoire elle-même comme un complot de médecins.) Adventures in the French Trade manifeste un tel souci des détails obscures et des énigmes alphabétiques, que les lecteurs privés de l’érudition considérable de Mehlman peuvent souvent être perdus dans le labyrinthe d’allusions dont il a l’habitude. Mais n’importe quelle personne intéressée par la question de la transmission de la pensée française aux Américains instruits profitera du sérieux et du brio de ce livre.
139Stephen Whitfield
140(trad. Hélène Bourguignon)
Identités et cultures ouvrières
Vigna Xavier, Histoire des ouvriers en France au xxe siècle, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2012, 404 p., 24 €
141Xavier Vigna a voulu écrire un livre sur les ouvriers en France, pas sur la classe ouvrière française, mais le premier ne peut pas être compris sans examiner l’histoire de cette dernière. Il écrit dans l’ombre d’une représentation de la classe ouvrière comme mâle, d’origine européenne, engagée dans l’industrie lourde, et défendue par le Parti communiste français. Alors que le Parti n’a jamais assimilé la bigarrure du monde ouvrier, son projet pour y parvenir donne à la classe ouvrière une centralité dans l’imagination politique et culturelle de la France du 20e siècle. Une « intégration » du monde ouvrier comme celle de la société de l’Allemagne de l’Ouest des années 1950 et 1960, explique l’auteur, ne s’est pas déroulée en France.
142Xavier Vigna écrit l’histoire d’un monde ouvrier qui n’est pas limité à la représentation dominante de la classe ouvrière française. Gérard Noiriel a jeté les bases de ce projet dans Le Creuset français (1988), lorsqu’il a soutenu que le récit de l’histoire de France n’avait pas laissé de place aux immigrants. Ceci expliquait leur absence. Utilisant des récentes recherches, Xavier Vigna examine les « fractions dominées de la classe » à travers le siècle, incluant les OS, la jeunesse, les femmes et les immigrants. Il parle également du nationalisme, du conservatisme et du paternalisme d’entreprise parmi les travailleurs, reconnaissant que cela devance souvent l’identité des classes.
143Alors que la première phrase de l’ouvrage assure au lecteur qu’il n’est pas là pour enterrer le monde ouvrier, presque toutes ses caractérisations des travailleurs au cours des dernières décades prennent la forme de ce qu’ils ne sont plus. Le statut du travailleur est dévalorisé. La population d’ouvriers de France vit dans un climat de crise économique perpétuelle. Beaucoup d’entre eux travaillent dans le secteur tertiaire, absents de la représentation de la classe ouvrière centrée sur les travailleurs industriels. La mobilité sociale et géographique, les longs trajets journaliers et de plus longues études ont réduit les modes de reproduction sociale et les cultures d’opposition que la communauté ouvrière avait soutenus auparavant. Que la contre-société nourrie par le Parti puisse reculer si vite est la confirmation pour Xavier Vigna qu’elle n’a jamais été aussi forte que celles nourries par les partis travaillistes au Royaume-Uni et en Belgique. « Le monde ouvrier tend de plus en plus à se réinscrire dans les classes populaires » : voici ce que l’auteur voit dans la France d’aujourd’hui. L’intégration du monde ouvrier vient avec sa dissolution.
144Conscients que quelque chose est arrivé à la classe ouvrière, les historiens étudient le cas des ouvriers en France depuis les Trente Glorieuses, interprétant les différences qu’il présente par rapport aux images et aux narrations archétypes. Cependant, Xavier Vigna en fait la base d’une nouvelle présentation du monde ouvrier. Il a écrit un récit important, et qui se lit très facilement, basé sur l’idée que l’instabilité et la diversité des ouvriers français en tant que groupe à travers le siècle est un élément fondamental qui a été assombri par la stabilité apparente des représentations de la classe ouvrière promue par les organisations ouvrières. Toutefois, la hausse et la baisse de ces représentations devraient être interprétées en soi comme un sujet d’histoire important, qui explique en grande partie pourquoi la classe ouvrière peut être vue comme ayant joué un grand rôle dans la France du 20e siècle, et pourquoi le monde ouvrier joue un rôle relativement faible aujourd’hui.
145Donald Reid
Sirot Stéphane, Le Syndicalisme, la politique et la grève : France et Europe, xixe-xxie siècles, Nancy, Éditions Arbre bleu, 2011, 357 p., 19 €
146Depuis une vingtaine d’années, Stéphane Sirot a suffisamment écrit et médité sur l’histoire du mouvement ouvrier pour proposer une manière de synthèse, à la fois personnelle et pugnace, autour du syndicalisme et de la grève. Pour ce faire, il réédite des articles déjà parus, auxquels il adjoint un chapitre inédit ainsi qu’une forte conclusion d’une soixantaine de pages. L’ensemble constitue un riche prolongement à l’histoire de la grève que l’auteur avait risquée en 2002.
147Cette extension tient d’abord à une perspective comparée avec les pays ouest-européens, même si la France demeure le cadre principal de l’analyse. L’élargissement notamment à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne permet à la fois d’inscrire l’histoire nationale dans un champ européen et de mieux penser les spécificités françaises, notamment dans le rapport du syndicalisme à la politique sur la longue durée. Le prolongement se nourrit ensuite par l’examen détaillé de certaines modalités de l’action gréviste, notamment des réunions et de la survie des grévistes et de leurs familles. Stéphane Sirot consacre également plusieurs chapitres à des corporations relativement méconnues et négligées de l’histoire du syndicalisme : le bâtiment et les électriciens-gaziers. Le prolongement tient enfin et surtout à la conclusion qui propose une histoire en quatre temps du syndicalisme, articulée à l’histoire du droit d’une part, aux pratiques syndicales d’autre part, dans une filiation revendiquée avec la périodisation proposée par Robert Castel dans Les Métamorphoses de la question sociales.
148Le grand intérêt de l’ouvrage tient fondamentalement à ce qu’il propose en creux une histoire de la CGT. Car, c’est la confédération et certaines de ses fédérations qui sont au cœur de l’ouvrage, même si l’auteur envisage ponctuellement le syndicalisme chrétien ou la balkanisation contemporaine du paysage syndical. À cet égard, le livre de Stéphane Sirot me semble particulièrement éclairer trois moments distincts : la Belle Époque tout d’abord avec la promotion de l’autonomie ouvrière, notamment avec la Charte d’Amiens, et du syndicalisme d’action directe, cher à Émile Pataud. Sirot souligne notamment que l’action directe, adepte des coupures d’électricité, n’est pas incompatible avec la pratique négociatrice. Il souligne également les difficultés de l’articulation entre la CGT et la SFIO à la Belle Époque. Le Parti communiste refonde ces relations par une subordination du syndicat, notamment après 1945, dans une configuration empruntée au Front populaire. Ce schéma explique sans doute les difficultés presque continues de la CGT depuis la Libération, et deux phases de déclin accéléré, dans les années 1950 d’une part, depuis le début des années 1970 de l’autre. De fait, une forme de cogestion s’installe dans laquelle la CGT régule de plus en plus les rapports sociaux, et s’écarte d’une logique d’affrontement. La situation très contemporaine n’est que la radicalisation de cette cogestion. En même temps que les syndicats se dépolitisent et se transforment en « agence sociale » (Pierre Rosanvallon), ils tendent à délégitimer la grève et se contentent d’être des « auxiliaires de gestion de la crise ». On le voit, l’analyse est percutante. En se focalisant sur les discours et les stratégies des directions syndicales, elle risque peut-être de négliger les pratiques au ras des entreprises, où l’institutionnalisation demeure sans doute moins tolérée. Il n’empêche : en démontrant que l’âge cogestionnaire constitue « l’inversion de l’essence historique de l’originalité du syndicalisme français », Stéphane Sirot a su associer à sa démarche historique une intervention du meilleur aloi, celle qui incite au débat.
149Xavier Vigna
Militantismes
Frölich Paul, Autobiographie (1890-1921). Parcours d’un militant internationaliste allemand : de la social-démocratie au parti communiste, Montreuil, Science marxiste, « Documents », 2012, 257 p., 15 €
150Paul Frölich, acteur majeur du mouvement ouvrier allemand, est très peu connu en France. C’est une heureuse initiative que d’avoir traduit et publié son autobiographie. Celle-ci, au-delà de ce qu’elle nous apprend sur la fascinante trajectoire de l’auteur, constitue un document de premier ordre pour ceux voulant comprendre la social-démocratie allemande et la radicalisation de son aile gauche, qui va devenir une des principales composantes du futur Parti communiste allemand (KPD) né au début de la république de Weimar. Jusqu’ici le principal texte traduit de Frölich était sa biographie de Rosa Luxemburg (L’Harmattan, 1991) dont il fut l’élève puis l’éditeur dans les années 1920. Le présent texte, rédigé à la demande de l’International Institute of Social History (IISG) d’Amsterdam entre-deux-guerres, qui collectait alors les souvenirs de militants de toute l’Europe, est ici édité pour la première fois.
151Passionnante description du milieu social-démocrate pour la période d’avant 1914 (ajoutons une des très rares désormais disponible en français) qui montre combien le haut niveau d’exigence de formation théorique et politique coexistait avec une politique routinière de plus en plus éloignée de mots d’ordre radicaux, cette autobiographie peut à cet égard constituer une excellente source « interne » pour qui veut avoir une idée du quotidien des militants sociaux-démocrates. L’essentiel de l’ouvrage est cependant consacré à la genèse des minorités de gauche pendant la Première Guerre mondiale et à la tumultueuse naissance du KPD, dont les étapes sont ici retranscrites et à laquelle Paul Frölich participa en tant que dirigeant des « communistes internationaux d’Allemagne ». Le point de vue est parfois extrêmement tranché (l’auteur sera exclu du KPD en 1928) et les responsabilités qu’il attribue à certains échecs doivent évidemment être confrontées à d’autres textes comme ceux de Paul Lévi, dont est dressé ici un portrait vivant mais sans complaisance, assorti de réflexions intéressantes sur le rapport entre un dirigeant politique de premier plan et son rapport à l’activité des « masses ». D’ailleurs, les textes de Paul Lévi, lui aussi acteur majeur de la révolution allemande, peuvent être lus en miroir, puisqu’une partie d’entre eux viennent d’être édités en anglais par les éditions Brill (2011), avec un appareil critique important. Ici on aurait d’ailleurs apprécié un environnement critique plus développé. En outre, Paul Fröhlich renvoie à d’autres textes, notamment à son Illustrierte Geschichte der deutschen Revolution, pour des événements de première importance, rendant parfois la lecture difficile.
152Néanmoins, et malgré le ton fatalement polémique qu’implique la place de l’auteur dans ces événements et les enjeux qu’ils soulèvent, ce texte offre au lecteur profane des aperçus profonds sur l’évolution globale des courants politiques évoqués, à défaut de pouvoir l’éclairer sur toutes les contradictions de l’époque.
153Jean-Numa Ducange
Pinard Joseph, Lucien Febvre, militant socialiste à Besançon, 1907-1912, Besançon, Éditions Cêtre, 2011, 327 p., 23 €
154Historien aguerri, Joseph Pinard nous propose un livre à son image, touffu et tonique, riche et incisif. Il le destine à un large public et assume son parti de réduire les notes de façon drastique (p. 135), mais qu’on ne s’y trompe pas : il exploite une impressionnante documentation de presse et d’archives.
155Lucien Febvre enseigna de 1907 à 1912 au lycée de Besançon, sa ville natale. Il aurait souhaité y être nommé en faculté, mais ses thèses, achevées et déjà très appréciées, n’avaient pas encore été soutenues. Mathiez lui fut préféré, et il partit à Dijon en 1912. Pendant son séjour bisontin, il adhéra au Parti socialiste unifié, qu’il représenta au conseil de l’Université populaire, et il écrivit trente et un articles pour le Socialiste comtois. Avec la verve et le brio qu’on lui connaît, il y pourfend l’immobilisme social des radicaux : un député radical de plus, c’est « un adversaire de plus qui soutiendra la politique antisyndicale du gouvernement ». Son antiradicalisme est… radical (p. 217) [3]. Il dénonce avec véhémence Georges Clemenceau, « Flic Ier », qui pour « défendre et couvrir ses fusilleurs » peut compter sur « les applaudissements de la valetaille radicalo-progressiste ». Sous le titre « Un beau bilan », il dénombre les résultats de trente mois de gouvernement : 14 ouvriers tués, 367 ouvriers blessés, 392 révocations, 148 années de prison et conclut « Vive la liberté radicale, hein ! ». Il prend parti pour la grève et les grévistes, car « entre la bourgeoisie et le prolétariat, il y a un état de guerre, parfois aiguë, parfois ralentie, toujours ouverte ». Partisan de la « socialisation de ce moyen de production qu’est la terre », un brin anarchiste et proudhonien, comme il convient à Besançon (ce « cher vieux Proudhon qui avait stigmatisé l’obéissance à l’ordre établi »), il soutient les instituteurs syndicalistes contre la répression. Son aspiration révolutionnaire s’émousse cependant et il s’éloigne du militantisme socialiste, agacé d’abord par la dérive gauchiste des Bisontins, puis par le « votardisme » droitier des Dijonnais.
156Autour de Lucien Febvre, Joseph Pinard fait revivre le contexte. De nombreux personnages traversent son tableau, les leaders radicaux et socialistes, les militants syndicaux, les journalistes, le marquis de Moustier, l’archevêque et même des patrons très engagés avec la gauche radicale. Passent aussi des personnages plus connus, comme les amis de Febvre à la rue d’Ulm, Wallon et Thomas. Parmi les professeurs de la faculté, émergent Édouard Droz, le biographe de Proudhon, et Jean Guiraud, le pamphlétaire clérical, futur rédacteur de La Croix, qui s’en prit un jour à Lucien Febvre. Ainsi la vie et les débats politiques du temps retrouvent-ils leur importance et leur couleur.
157Passionné d’histoire locale, Joseph Pinard lui pose des questions générales. Catholique convaincu et socialiste chaleureux (il fut député du Doubs), il s’attache à montrer qu’au temps des inventaires, il existait déjà des catholiques républicains et dreyfusards, de « nouveaux Judas » pour le journal clérical. Lors d’une grande grève dans une usine dont le patron appartenait à la municipalité radicale, la seule salle que trouvèrent les grévistes pour organiser une soupe populaire fut celle d’une paroisse. Les radicaux qui règnent sur le département sont d’une extrême violence anticléricale, alors que leurs électeurs vont à la messe et se font enterrer à l’église. La laïcisation de l’école va très loin ; un inspecteur primaire est ainsi muté d’office pour avoir refusé de sanctionner deux instituteurs qui allaient à la messe. Mais l’enlèvement des crucifix des écoles se heurte ici ou là à de telles résistances que l’autorité ne peut l’imposer. Autant de contradictions dont Joseph Pinard propose de rendre compte par la notion de double culture. Son livre n’est pas un grand livre, mais on ne perd pas son temps à le lire : il donne à réfléchir.
158Antoine Prost
Dreyfus Michel et Pigenet Michel (dir.), Les Meuniers du social : Force ouvrière, acteur de la vie contractuelle et du paritarisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, 270 p., 25 €
159C’est à une nécessaire mais périlleuse entreprise que se sont attelés les chercheurs (historiens, sociologues et politistes) ayant collaboré à cet ouvrage. Nécessaire, car force est de constater, comme le rappelle d’ailleurs Michel Pigenet dans son introduction, que Force ouvrière (FO) est la plus mal connue des grands centrales syndicales françaises. Depuis les travaux d’Alain Bergounioux sur le sujet, vieux déjà de trois décennies, aucune étude fouillée n’avait été publiée sur le sujet. Ce livre, qui prend la suite d’un précédent volume consacré aux premiers temps de la confédération [4], est ainsi une tentative plus que salutaire de combler cette béante lacune historiographique. Mais c’est aussi une tâche périlleuse, car les ressources documentaires à la disposition des scientifiques sont fort maigres. Contrairement à la Condérération française démocratique du travail (CFDT) et à la Confédération générale du travail (CGT), les archives de FO ne sont pas d’une très grande richesse. La faute en revient, selon le mot de Jean-Claude Mailly, actuel secrétaire général du syndicat, à une « désinvolture » longtemps maintenue en matière de collecte et de classement d’archives.
160Les sources utilisées dans les contributions (essentiellement la presse syndicale et les comptes rendus de congrès) sont en fait surtout précieuses pour saisir les représentations élaborées par FO sur elle-même. La première partie du livre regroupe ainsi des contributions consacrées aux « héritages, identités et orientations » qui ont coexisté en son sein entre les décennies 1950 et 1980. Au-delà d’un anticommunisme viscéral et de l’attachement très fort à la politique contractuelle (le fameux « grain à moudre » auquel le titre fait joliment référence), c’est une identité multiforme qui émerge des études de cas portant sur les fédérations (métallurgie, PTT et fonction publique). Cette diversité explique l’importance de l’entreprise interne de « neutralisation politique » menée dans les années 1960 et 1970 (Karel Yon), nécessaire pour maintenir l’unité du syndicat, mais aussi les fluctuations incessantes des relations de FO avec ses « partenaires, rivaux et adversaires », analysées dans une seconde partie. La centrale syndicale y est vue par le prisme du regard des autres composantes du paysage politique et social français. Si elle parvient progressivement à développer des contacts fructueux avec l’Union des industries métallurgiques et minières (devenue Union des industries et métiers de la métallurgie, UIMM), elle apparaît en revanche isolée des autres syndicats, que le fossé soit d’abord culturel (avec la CFDT), politique (avec la Fédération de l’Éducation nationale, FEN), ou bien conjuguant les deux dimensions (avec la CGT). C’est en fait dans l’exercice du paritarisme (objet de la troisième partie) que la CGT-FO est la plus à l’aise. L’assurance-chômage, la Sécurité sociale ou bien encore la formation professionnelle sont autant de domaines où la centrale défend farouchement la sauvegarde de l’indépendance conventionnelle des partenaires sociaux par rapport à l’intervention de l’État. Cet attachement au paritarisme explique d’ailleurs plus que toutes les autres variables les orientations prises par FO au cours de la période.
161Si l’on peut légitimement regretter que cet ouvrage comporte quelques lacunes – pas de chapitre sur la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) et le Parti socialiste (PS), rien non plus sur les alliés indispensables des négociations sociales, Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) maintenue et Confédération générale des cadres (CGC) –, l’ensemble, forcément inégal comme tous les ouvrages du genre, laisse une impression très favorable. FO est devenue un objet de recherche à part entière, et ce fait seul témoigne de l’apport scientifique de l’ouvrage. Pour aller plus loin, il reste cependant à espérer que le syndicat de Jean-Claude Mailly fasse désormais l’effort nécessaire pour constituer enfin des fonds d’archives dignes de ce nom, pour les historiens d’aujourd’hui et ceux de demain.
162Matthieu Tracol
Porter David, Eyes to the South : French Anarchists & Algeria, préf. de Sylvain Boulouque, Oakland, AK Press, 2011, 582 p., 25 $
163Ce livre couvre la période de 1954 à nos jours, et présente l’éventail des positions et des engagements anarchistes tout au long de l’évolution de l’Algérie. Il expose l’arrière-plan historique de ce pays et celui de l’anarchisme français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, puis se divise en cinq grandes parties : la guerre d’Algérie (1954-1962) : nationalisme, violence et révolution ; le régime de Ben Bella (1962-1965) : idéal et réalité de l’autogestion ouvrière ; le régime Boumediene (1965-1978) : socialisme d’État et islam politique ; les régimes de Chadli, Boudiaf et Zeroual (1979-1999) : révoltes berbères et révoltes urbaines ; libéralisme et guerre civile militaire/islamiste ; le régime Bouteflika (1999 à nos jours) : résistance horizontale et gouvernement autoritaire.
164Comment un si gros livre, œuvre de décennies de labeur, aborde-t-il un sujet apparemment aussi ténu que celui des minuscules groupes anarchistes ? Car ceux qui, avec George Fontenis, prirent publiquement position pour une Algérie libre furent aussitôt réprimés par les services français. Et ceux qui se lancèrent dans des actions clandestines, porteurs de valise, hébergeurs de militants algériens, voire passeurs d’armes, gardent encore le silence : on ne connaît surtout que les actions de ceux qui sont maintenant disparus.
165Pourtant, trois grands sujets sont traités au fil des pages : l’histoire sociale de la pensée anarchiste ; son soutien aux potentialités libertaires réelles ou supposées au sein de l’Algérie, notamment dans la phase d’autogestion et à propos des assemblées kabyles ; ses décisions épineuses pour trancher entre un mouvement d’émancipation et une guerre nationaliste. On découvre le clivage plus ou moins étanche entre l’éthique anarchiste et les centres de gravitation de la gauche ou les groupes hiérarchisés de la révolution algérienne. Et aussi des obstacles spécifiques au mouvement : les hiérarchies informelles, multiples et fluctuantes, les conflits de valeurs parfois opposées (par exemple entre individualistes et communistes), le respect des opinions minoritaires et le poids d’une mémoire collective vivement entretenue. Au passage, on s’instruit sur les liens avec Messali Hadj et aussi le Front de libération national (FLN), mais on constate la rareté des militants anarchistes d’origine algérienne. Apparaissent enfin quelques figures plus connues du grand public : Louis Lecoin, soutenu par Albert Camus, André Breton et d’autres, notamment Daniel Guérin, mais aussi l’Internationale situationniste.
166L’auteur s’appuie sur la presse du mouvement, sur des tracts éphémères et quasi introuvables, ainsi que sur des interviews. On peut regretter l’absence d’autres sources, hors du mouvement ou dans les archives, mais cette véritable somme invite à forger des critères de lecture pour l’analyse des mouvements altermondialistes contemporains.
167Ronald Creagh
Prezioso Stéphanie et Chevrolet David (dir.), L’Heure des brasiers : violence et révolution au xxe siècle, Lausanne, Éditions d’en bas, 2011, 326 p., 22 €
168Avec le « printemps arabe », la révolution a retrouvé sa place dans l’actualité éditoriale. Ce volume collectif, dirigé par Stéphanie Prezioso, historienne de l’antifascisme, et David Chevrolet, spécialiste de l’Amérique latine contemporaine, contribue à ce thème d’actualité. Paru en 2011, il rassemble les communications présentées lors d’un colloque organisé en 2007. Cet ouvrage a le mérite de réunir des historiens et politistes espagnols, français, italiens et suisses, dont certains sont largement reconnus pour leurs travaux sur la violence politique. La première partie (à laquelle contribuent, entre autres, Philippe Braud sur la violence symbolique, Sophie Wahnich sur la Terreur, Isabelle Sommier sur les notions de « terrorisme » et de « violence totale ») s’interroge sur les liens entre violence et révolution.
169La seconde partie, moins homogène, aborde le thème à travers des cas d’étude (théologie de la Libération pour Michael Löwy, la guerre d’Espagne pour Gabriele Ranzatto et José Luis Ledesma Vera, Aline Helg sur l’indépendance cubaine ou Marcello Flores sur la révolution russe) et le met en rapport avec des questions connexes telles la religion, la libération nationale ou la guerre. La troisième partie est dédiée non à la violence révolutionnaire, mais à la violence politique et aux enjeux mémoriels qu’elle implique pour les acteurs de l’histoire (les partisans italiens, les communistes allemands résistants en France) ou pour les historiens (les chercheurs sur l’Italie des années 1970 ou les enseignants du secondaire qui abordent la violence politique dans le cadre de leurs cours).
170L’ambition de cette entreprise intellectuelle, que traduit son titre, est sans conteste légitime et le projet passionnant. Mais force est de constater que le résultat est quelque peu décevant. Le travail de coordination, censé offrir une cohérence à l’ouvrage, fait défaut. Le titre est en porte-à-faux par rapport au contenu (cinq des dix-neuf articles traitent aussi du 19e siècle et un bon tiers traite de violence, mais pas de révolution) et la qualité des articles est inégale. De remarquables contributions, comme celles de Sophie Wahnich, Luca Baldissara ou José Luis Ledesma Vera, pour n’en citer que trois, brillent par la finesse de leur analyse ; elles côtoient des travaux novateurs lors de leur publication mais datés aujourd’hui (Michael Löwy) ou de plus récentes études qui oblitèrent les débats historiographiques actuels lorsque ceux-ci contredisent leurs conclusions (Aline Helg sur les révolutions d’indépendance latino-américaines). Les positionnements historiographiques des uns s’opposent parfois à ceux des autres (par exemple prénom M’Pélé aborde la violence révolutionnaire à partir de la problématique des fins et des moyens critiquée par Philippe Braud). Les définitions des concepts de révolution et de violence sont assez fluctuantes selon les auteurs. Cette disparité aurait pu ouvrir un riche débat historiographique, si ses lignes de partage en avaient été précisées. Mais l’introduction de Stéphanie Prezioso et David Chevrolet ne prend pas la peine de définir la violence et la révolution, pas plus qu’elle ne justifie les divergences conceptuelles et historiographiques des auteurs, si bien que l’ouvrage manque de démarche unitaire. Ainsi, même si la thématique abordée est d’un intérêt historiographique incontestable et malgré la grande qualité de plusieurs contributions, la lecture de l’ouvrage laisse une sensation d’inachevé.
171Eugénia Palieraki
Waldschmidt-Nelson Britta, Dreams and Nightmares : Martin Luther King Jr., Malcolm X, and the Struggle for Black Equality in America, Gainesville, University Press of Florida, 2011, 215 p., 22 $
172Britta Waldschmidt-Nelson doit être félicitée pour son excellente introduction aux vies des deux icônes les mieux connues de la lutte pour la liberté des Noirs aux États-Unis : Martin Luther King Jr. et Malcolm X. En se concentrant sur leurs philosophies, cette double biographie soutient que des interprétations antérieures, qui soulignent leurs différences, échouent à rendre justice tant à la complexité de leurs idées qu’aux ressemblances entre ces deux hommes.
173Britta Waldschmidt-Nelson fournit d’abord une histoire brève de la ségrégation raciale, de la privation des droits électoraux et de l’activisme initial en faveur des droits civiques, avant d’en venir aux histoires parallèles des vies de Martin Luther King et de Malcolm X jusqu’en 1954, quand leurs existences ont fondamentalement changé. Cette année-là, le jeune pasteur est devenu le leader du boycottage du bus de Montgomery, tandis que Malcolm X fut libéré de prison et commença sa carrière comme pasteur de la Nation of Islam (NOI). Le troisième chapitre souligne le contraste entre les efforts de Martin Luther King visant à transformer la lutte pour la liberté des Noirs en un mouvement de masse non violent, au début des années 1960, et l’accession de Malcolm X à la gloire, en tant que porte-parole le plus éloquent de son organisation, opposé à la philosophie non violente de Martin Luther King. Le livre continue alors à suivre les trajectoires différentes de leurs vies, mais il montre aussi comment les pensées des deux leaders sont devenues de plus en plus semblables avant leurs décès prématurés (Malcolm X a été assassiné en 1965 ; Martin Luther King a connu le même sort en 1968). Le dernier chapitre explore les héritages culturels et politiques de leurs opinions et de leur activisme. L’auteur discute brièvement l’influence de leurs idées sur l’apparition du mouvement Black Power et sur le mouvement d’opposition à la guerre du Vietnam. Mais elle fait aussi remarquer que les Africains-Américains continuent d’être désavantagés et discriminés dans la société américaine, malgré le succès de la lutte pour la liberté des Noirs dans les années 1960.
174Quelques objections doivent être mentionnées. Bien qu’il puisse être trop demandé d’un ouvrage si mince, il est surprenant que les activistes noirs locaux mis en avant dans tant d’études récentes apparaissent rarement dans Dreams and Nightmares. Se concentrer sur ces deux leaders sans mentionner l’importance de la base risque de perpétuer des dichotomies artificielles, tant entre les niveaux national et local, qu’entre les leaders masculins et les militants de base (surtout féminins). L’influence de Malcolm X sur le mouvement Black Power est exploré seulement superficiellement, et la manière dont des organisations radicales, telles que « US » et la Republic of New Africa, ont modelé leurs idées sur la philosophie de Malcolm X n’est pas claire non plus. Mais il s’agit de critiques mineures, qui n’ont pas pour but d’abaisser le travail impressionnant accompli par Britta Waldschmidt-Nelson. La brièveté de son livre, à laquelle s’ajoutent des chronologies utiles et les descriptions des principaux leaders et organisations, fait également de Dreams and Nightmares un choix particulièrement approprié pour les listes de lectures universitaires.
175Simon Wendt
176(trad. Hélène Bourguignon)
App Corine, Faure-Fraisse Anne-Marie, Fraenkel Béatrice et Rauzier Lydie, 40 Ans de slogans féministes, 1970-2010, Donnemarie-Dontilly, Éditions IXe, 2011, 237 p., 18 €
177En s’attachant principalement à recenser les centaines de slogans lancés lors de manifestations féministes depuis 1970, ce livre fait le choix de la démarche mémorielle plutôt que de l’approche historique. Après un texte d’introduction, l’ouvrage reproduit ainsi de manière chronologique les slogans féministes, sans analyse ou mise en contexte, et est agrémenté de photographies et de quelques textes militants. Néanmoins, le travail de mise en série permet de distinguer plusieurs spécificités qui attirent l’attention par leur permanence au-delà des contextes politiques et sociaux changeants.
178La première tient à la manière dont les féministes formulent leurs slogans. L’humour et l’absurde, souvent identifiés par les militantes elles-mêmes comme une caractéristique majeure du mouvement, apparaissent ainsi avec force comme une modalité d’expression privilégiée pour revendiquer et pour dénoncer : « À quand la triple journée ? Je m’ennuie » (1976) ; « J’aime une femme, pourquoi pas vous ? » (1982) ironisent par exemple les militantes. En outre, la permanence des thématiques qui sont l’objet de revendications est également significative. Elle traduit à la fois la continuité des mobilisations féministes depuis 1970 et, en creux, le maintien d’inégalités fortes entre les femmes et les hommes. À cet égard, la persistance de slogans sur la contraception, l’avortement et la sexualité souligne les contraintes législatives, morales ou normatives qui ont pesé et pèsent encore sur les corps des femmes. Outre les slogans les plus connus, on notera ainsi : « Le printemps sera doux avec les goudous » (1977) ; « Pas ce soir, Jean-Paul, j’ai mes encycliques » (1996) ; « Oups… j’ai oublié d’enfanter » (2008). Enfin, les attaques contre les « camarades » de gauche et d’extrême gauche, malgré les proximités idéologiques, organisationnelles et personnelles, apparaissent de manière récurrente au cours des décennies. Les militantes déplorent ainsi publiquement le manque de relais et le sexisme des organisations de gauche et d’extrême gauche : « Le steak d’un militant est aussi long à cuire que celui d’un bourgeois » (1972) ; « Il n’y a rien qui ressemble autant à un sexisme de droite… qu’un sexisme de gauche ! » (2009).
179Cet ouvrage constitue donc un document d’une grande richesse pour les historien-ne-s des féminismes, du politique ou des médias. Certes, on regrettera l’absence d’indication systématique des sources et une définition implicite du féminisme façonnée par les années 1970 qui amène les auteures à pointer davantage les continuités que les ruptures. De même, la diversité des mobilisations et des positions féministes est passée sous silence : sont ainsi ignorés par exemple le groupe Psychanalyse et politique ou les revendications féministes en faveur des droits des prostituées et contre l’interdiction du voile à l’école. Il n’en reste pas moins que le travail entrepris met au jour l’importance du slogan dans la construction politique des mobilisations féministes, mais aussi des trajectoires féministes, puisque « c’est en slogant qu’on devient féministe » (2010).
180Alban Jacquemart
Ross F. Stuart, Smashing H-Block, The Rise and Fall of the Popular Campaign against Criminalization, 1976-1982, Liverpool, Liverpool University Press, 2011, 226 p., 65 £
181En choisissant de se concentrer sur la lutte menée de 1976 à 1982 par les républicains irlandais contre la politique de criminalisation entreprise par le gouvernement britannique en Irlande du Nord, Smashing H-Block met en lumière un moment charnière, et pourtant relativement méconnu, de l’histoire nord-irlandaise récente. Cette dernière grande mobilisation populaire de la communauté nationaliste, marquée par les grèves de la faim menées par les prisonniers républicains en 1981, et par l’élection, quelques jours avant sa mort, de Bobby Sands au Parlement de Westminster, n’avait en effet jusqu’à maintenant pas fait l’objet d’une étude approfondie, tandis que les grèves de la faim elles-mêmes ont été amplement analysées par la communauté scientifique.
182En étudiant ce qui s’est passé en dehors des prisons, F. Stuart Ross insiste sur les difficultés rencontrées par le mouvement républicain à articuler la lutte menée dans les prisons avec les objectifs républicains traditionnels, en particulier l’opposition à la présence britannique en Irlande. Il démontre aussi comment cette grande mobilisation populaire, au Nord comme au Sud de l’Irlande, mais aussi parmi la diaspora aux États-Unis, a petit à petit désenclavé le parti républicain Sinn Féin, en élargissant ses thèmes de campagne, et en l’amenant à faire alliance avec de nouveaux acteurs, issus de la société civile notamment. En poussant le Sinn Féin à abandonner sa politique d’abstention électorale, cette mobilisation l’a par ailleurs amené à se tourner vers des moyens d’action plus conventionnels (par la double stratégie ballot/bullet), et finalement à établir peu à peu la respectabilité politique de ce parti qui est à présent le principal représentant de la communauté nationaliste d’Irlande du Nord. Cette mobilisation a par ailleurs permis au Sinn Féin d’attirer de nouveaux membres, plus ouverts aux tactiques électorales, plus méfiants vis-à-vis de la lutte armée, et plus actifs au sein de la société civile. Ainsi, cette campagne de mobilisation a généré une coopération sans précédent entre le mouvement républicain, d’autres organisations politiques de gauche et de nombreuses associations locales.
183L’étude de F. Stuart Ross, très détaillée et bien documentée, possède cependant quelques limites, relatives notamment au plan chronologique adopté, qui réduit l’analyse sociologique du mouvement à son strict minimum ; en dehors de quelques détails sur les individus les plus médiatiques et de la qualification de la mobilisation de « working class », l’auteur ne nous livre que peu d’informations systématiques sur les personnes qui soutenaient le mouvement, en termes d’âge, de genre, de pratique religieuse ou de catégorie socioprofessionnelle par exemple. Une telle analyse aurait permis d’approfondir l’étude des dynamiques sous-jacentes à la popularité croissante du Sinn Féin.
184Élise Féron
Politiques scientifiques et culturelles
Blay Michel, Quand la Recherche était une République : la recherche scientifique à la Libération, Paris, Armand Colin/Comité pour l’histoire du CNRS, « Le sens de la recherche », 2011, 158 p., 18,30 €
185L’ouvrage de Michel Blay propose d’éclairer le moment de refondation de la recherche scientifique à la Libération. Pour cela, il donne à lire des documents de l’époque concernant la réorganisation du CNRS, dont la création remonte au mois d’octobre 1939. Une brève mais substantielle introduction rappelle le contexte et les principaux axes de cette refondation de la recherche française.
186En août 1944, le Conseil national de la Résistance fait d’Henri Wallon le secrétaire général de l’Éducation nationale du Gouvernement provisoire de la République française. Henri Wallon désigne Frédéric Joliot-Curie pour diriger le CNRS. Le professeur au Collège de France, membre du Parti communiste français et dirigeant du Front national, remplace l’administrateur provisoire nommé par Vichy en août 1940. Le cadre chronologique du livre est extrêmement précis et court : de septembre 1944 à février 1946. Michel Blay concentre son attention sur l’élaboration du projet « qui a rendu possible la renaissance de la recherche en France ». Son propos revient aussi à étudier précisément le travail accompli par Frédéric Joliot-Curie pour « redonner un cadre institutionnel à la vie scientifique ». Un premier projet d’organisation de la recherche scientifique fait l’objet de séances restreintes au CNRS les 1er et 7 septembre 1944. La création d’un comité directeur subdivisé en sous-comités institue une « assemblée délibérante » assurant l’indépendance et l’impartialité de la recherche. Elle entend faire de la recherche une véritable « chose publique » en la protégeant des pressions des milieux politiques ou industriels. Ainsi, écrit Michel Blay, « la Recherche est devenue une République, une République dans la République ». L’auteur identifie cinq points d’ancrage caractérisant la force et l’originalité du nouveau CNRS : coordination et unification de la recherche, « force recherche scientifique », indépendance, renouveau des hommes et des pratiques, création d’un enseignement préparatoire à la recherche. Chacun de ces axes dessine un projet républicain (et jacobin) d’un organisme central et autonome au service de la nation. L’expression « force recherche scientifique » est particulièrement révélatrice des perspectives dans lesquelles se place Frédéric Joliot-Curie : la recherche doit être considérée comme une force de la nation au même titre que la force armée. « Actuellement, c’est la science qui gagne la guerre », rappelait opportunément celui qui allait quitter bientôt le CNRS pour diriger le nouveau Commissariat à l’énergie atomique.
187Publié dans la collection « Le sens de la recherche » coéditée par Armand Colin et le Comité pour l’histoire du CNRS, cet ouvrage rassemble des sources. Le compte rendu du comité directeur du 18 septembre 1944 est particulièrement digne d’intérêt, car il permet de suivre les débats où la parole n’est pas corsetée et où les choses sont dites sans ambages (p. 43-87). Il offre de cerner l’idéal guidant les reconstructeurs du CNRS : « Pas de concurrence entre les chercheurs, entre les laboratoires, une communauté, une République sans servilité, unie sur des valeurs, consciente de ses responsabilités et de son rôle dans la construction sociale ; une communauté qui travaille dans la durée et pour l’avenir loin des vicissitudes et des aléas du monde politique. » Le document éclaire ainsi l’ordonnance du 2 novembre 1945 réorganisant le CNRS (reprise ici p. 115-125). C’est tout le processus qui peut donc être suivi, des premières discussions au texte de loi mettant en œuvre la République de la recherche.
188Cette contribution à l’histoire du CNRS n’est pourtant pas déconnectée du temps présent. Ce livre n’est pas un simple recueil de documents. Le point de vue n’est pas uniquement celui de l’histoire d’une institution publique de recherche. Le titre le dit assez, en choisissant l’imparfait. Le CNRS ne serait donc plus une République ? Méditer son histoire apparaît donc justifié « en ces temps voués à la concurrence généralisée, à l’organisation managériale, au retour du Chef, et au jeu des primes transformant tout chercheur, dans l’indignité et la désunion, en un triste sportif sprintant à une étape du Tour de France » (p. 16). Michel Blay propose des matériaux d’histoire pour une nouvelle République de la recherche.
189François Bordes
Saez Guy et al., Le Fil de l’esprit : Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, La Documentation française, « Travaux et Documents, 29 », 2011, 333 p., 18 €
190Quiconque s’intéresse à l’histoire des politiques culturelles de la France contemporaine a rencontré le nom d’Augustin Girard, fondateur du Service des études et de la recherche du ministère de la Culture (1968) puis du comité d’histoire du ministère de la Culture (1993), deux institutions incontournables dans la production de travaux et l’édition de documents de référence en matière de politique publique de la culture. Cet agrégé d’anglais, né en 1926 et décédé en 2009, consacra sa vie à l’articulation de la recherche (économie, sociologie, histoire pour l’essentiel) et de l’administration de la culture, bâtissant dans ce domaine le projet d’une « recherche appliquée » aux mondes de la culture. C’est en grande partie à son initiative que les travaux de la jeune histoire des politiques culturelles des années 1980-1990 purent trouver des débouchés éditoriaux avant même que l’Université ne reconnaisse la validité de l’histoire culturelle. Dans son esprit, le recours à l’histoire permettait sans doute de dépasser une forme de blocage à laquelle la problématique de la démocratisation culturelle avait abouti dans les années 1980, comme le démontraient les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français qu’il initia dans les années 1970. Pour le dire autrement, les historiens et les politistes venaient remplacer les sociologues et les anthropologues dans la mise à distance nécessaire des politiques culturelles du temps présent.
191C’est dire à la fois l’évidence et le risque d’un livre d’hommage en l’honneur de cet entrepreneur de recherche, à la fois accoucheur et témoin engagé comme le rappellent ses articles sur les industries culturelles (1978) ou l’enjeu culturel (1986). Le projet de raconter l’homme et l’œuvre est ici conduit avec le soin qui caractérise les productions du comité d’histoire du ministère de la Culture, qui a acquis un indéniable savoir-faire en la matière. On trouvera ici tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un tel ouvrage : itinéraire biographique, bibliographie analytique de quatre-vingt-huit titres, publication in extenso d’articles et contributions essentielles d’Augustin Girard, cd de discours, regards croisés de vingt chercheurs (Philippe Poirrier, Florence Descamps, Vincent Dubois, Guy Saez, Pierre-Michel Menger, etc.) et grands témoins (Jacques Rigaud, Jacques Toubon, Catherine Tasca, etc.) réunis dans un plan thématique qui fonctionne parfaitement et illustre les grands chantiers ouverts par l’ancien directeur du Service des études et de la recherche. Une fois n’est pas coutume, les discours des témoins politiques ne déparent pas de ceux des chercheurs et creusent de vraies questions (la régulation étatique dans le texte de Jacques Toubon, l’impact territorial des équipements culturels dans celui de Catherine Tasca).
192La principale réussite de l’ouvrage est d’éviter le piège classique de l’hagiographie et de réussir à éclairer les enjeux d’une époque (les débuts de la Cinquième République) et des réseaux intellectuels mobilisés autour d’Augustin Girard (l’éducation populaire et son articulation problématique avec l’institution universitaire). Au-delà des ruptures classiques de l’histoire des politiques culturelles (années André Malraux, Jacques Duhamel, Jack Lang, etc.), l’ouvrage pose implicitement la question de la pérennité de certains concepts (transversalité historique du développement culturel, articulation entre le secteur public et le secteur privé, difficulté à appréhender de manière purement comptable la démocratie culturelle). L’ombre portée de Joffre Dumazedier et de la sociologie des loisirs des années 1960-1970 apparaît ici comme l’une des clés de lecture de la problématique culturelle du temps présent, incitant peut-être les historiens à revenir sur ces questions en travaillant davantage sur des temporalités moyennes (prosopographie, études des réseaux et des carrières au sein de l’appareil d’État) et non simplement sur les séquences ministérielles ou les politiques sectorielles qui ont sans doute aujourd’hui fait l’objet de suffisamment de travaux.
193Loïc Vadelorge
Intellectuels et engagements
Benjamin Walter et Scholem Gerschom, Théologie et utopie : correspondances, 1933-1940, postf. de Stéphane Mosès, trad. de l’all. par Didier Renaut et Pierre Rusch, Paris, Éditions de l’Éclat, 2010, 333 p., 29 €. Goldschmidt Marc, L’Écriture du messianique : la philosophie secrète de Walter Benjamin, Paris, Hermann, 2010, 320 p., 34 €
194Il faut l’avouer : on est un peu déçu après avoir lu la longue correspondance entre Walter Benjamin et Gershom Scholem, du moins pour la partie qui court de 1933 jusqu’au suicide de Benjamin dans la nuit du 26 au 27 septembre 1940. Le titre que les Éditions de l’Éclat lui ont donné, Théologie et utopie, est à cet égard trompeur, car les deux épistoliers échangent en fait très peu sur ces thèmes, pourtant fondamentaux dans leurs œuvres. Il y est plutôt question de leur quotidien et de leur amitié. Non qu’il ne s’y « passerait rien » : les lettres de Walter Benjamin expriment de manière lancinante la détresse morale et matérielle où il se trouve plongé avec l’arrivée des nazis au pouvoir. Son angoisse imprègne ses pages. La précarité dans laquelle travaille Benjamin, en particulier durant son exil à Paris, explique pour partie, dit-il, la forme de ses écrits, souvent fragmentaire, même si elle lui paraît aussi requise sur le fond. Les deux amis évoquent aussi ceux qui sont « partis à temps », tels Bertolt Brecht, Siegfried Kracauer ou Ernst Bloch. Ils caressent en vain le projet d’un exil à Jérusalem pour Benjamin, même si Scholem, qui y vit, ne semble de toute façon guère y croire. Benjamin fait des cauchemars qu’il entend bien un jour raconter de vive voix à Scholem : « ils constitueraient, dit-il, un atlas illustré de l’histoire secrète du national-socialisme ». Tous deux sont conscients de la « catastrophe historique universelle », selon les mots que Scholem écrit dès avril 1933, en train de s’accomplir alors.
195Mais lorsqu’ils abordent des questions philosophiques et politiques, l’incompréhension prévaut entre eux. À propos d’un texte qu’a écrit Benjamin sur le statut de l’auteur et auquel il tient beaucoup, Scholem avoue n’avoir rien saisi : « s’agit-il d’un credo communiste ? », lui demande-t-il, en une formule lapidaire qui blessera terriblement Benjamin, tant l’engagement marxiste pour lui ne saurait en aucun cas être, précisément, un « credo ». De fait, le penseur et historien de la mystique juive qu’est Scholem ne parvient pas à accepter les convictions matérialistes de son ami, quand bien même l’ambition de Benjamin serait-elle de concilier marxisme et messianisme. Leur meilleur terrain d’entente est désormais l’œuvre de Kafka et la manière de l’interpréter : c’est à son sujet que l’on trouve les plus beaux passages de ces lettres, mais aussi finalement les plus difficiles. Par-delà, il faut saluer les Éditions de l’Éclat qui, en publiant cette longue correspondance, offrent de saisir nombre de détails poignants sur la montée des périls perçue au quotidien par ces deux intellectuels, penseurs du temps et du tragique.
196L’ouvrage que consacre Marc Goldschmit à l’« écriture messianique » de Benjamin laisse malheureusement lui aussi le lecteur sur sa faim. De manière élémentaire, on s’étonne d’abord que l’auteur paraisse se croire seul à étudier Benjamin : la littérature critique abonde, mais ne fait ici l’objet d’aucune bibliographie ni de notes. Dans un même registre, on ne peut que déplorer le contournement systématique qu’opère l’auteur à l’égard du messianisme même, qui pourtant structure l’ouvrage, par son refus de s’atteler à le définir et à le circonscrire ; la notion prend dès lors une dimension trop extensive pour être réellement convaincante. Certes, il y a là d’utiles réflexions sur la place de la traduction chez Benjamin, qu’il conçoit non comme supplément de vie accordée aux œuvres, mais comme leur vie et sur-vie même ; ou bien encore sur l’inspiration que puisa Benjamin au théâtre épique de Brecht, voué à ébranler radicalement l’art théâtral et à en suspendre le temps. Mais on ne comprend pas (à moins de ne le comprendre que trop bien) pourquoi l’auteur s’obstine à dépolitiser la pensée benjaminienne, à la rabattre sur sa seule dimension esthétique et ainsi à la dépouiller de son ancrage matérialiste qui, on l’a dit, n’est en aucun cas contradictoire avec sa pensée du messianisme.
197Au final, le livre apparaît bancal : on apprécie en soi l’étude sur Hitler, un film d’Allemagne de Hans-Jürgen Syberberg (1977), tout en se demandant pourquoi elle constitue un chapitre entier d’un livre consacré à l’écriture de Benjamin, même si l’on comprend les fondements du rapprochement avec ce qui ne reste cependant qu’un exemple : « art de la douleur », disjonction entre le sens et l’image, techniques cinématographiques de mise à distance du réel. En revanche, les allusions aux Disparus de Daniel Mendelssohn sont toujours très justes ; mais elles ne font le plus souvent l’objet que de notes infrapaginales. Si, pour finir et en passant, on évoque les coquilles qui fourmillent dans ces lignes, on conclura sur une amertume face à un beau sujet bâclé.
198Ludivine Bantigny
Canciani Domenico, Simone Weil : le courage de penser, préf. de Robert Chenavier, postf. de Daniel Lindenberg, Paris, Beauchesne, « Bibliothèque Beauchesne, Religions Sociétés politiques », 2011, 515 p., 29 €
199Venue d’Italie, où les études Simone Weil sont florissantes, cette biographie apporte, presque quarante ans après le grand ouvrage de Simone Pétrement en 1973, une perspective d’ensemble plus complète sur cette vie d’irrégulière. Le parti de l’auteur s’avère résolument sainte-beuvien (sauf la délicate partie consacrée à l’expérience religieuse finale qui reste moins bien documentée) et il s’appuie sur les archives Weil à la Bibliothèque nationale de France ainsi que sur l’ensemble des correspondances mises en forme ces dernières années au sein des Cahiers Simone Weil. Domenico Canciani restitue donc les différents milieux traversés (parfois, plus les années avancent, à la vitesse de l’éclair) par la jeune philosophe, de la khâgne alinienne d’Henri IV (décisive à beaucoup d’égards, politiquement et spirituellement) aux petits milieux du syndicalisme révolutionnaire antikominternien de la Révolution prolétarienne autour de Pierre Monatte et Robert Louzon ou ceux de la Critique sociale de Boris Souvarine jusqu’aux Nouveaux Cahiers à la fin des années 1930 et aux Cahiers du Sud à Marseille en 1940-1942.
200De cet itinéraire, demeure une constante : le point de vue de l’engagement. Jamais en effet un tel terme avec sa charge existentielle, forgé par les jeunes intellectuels au tournant des années 1930 (à Esprit principalement), n’a paru aussi bien convenir pour signifier comme chez elle le lien indissoluble de l’action et de la pensée. Du militantisme syndical à la CGT en tant que jeune agrégée de philosophie à sa participation (si étrange) à la guerre d’Espagne, de son expérience d’« établie » dans les usines métallurgiques au désespoir final de ne pouvoir participer au combat de la France libre, Simone Weil écrit son œuvre avec son sang, surtout sa dernière grande œuvre inachevée, L’Enracinement, publiée par Camus en 1949. Personnage à beaucoup d’égards inclassable politiquement et culturellement, antistalinienne de gauche adepte, dans une certaine mesure, du projet de révolution nationale en 1940 (y compris son antisémitisme d’État), pacifiste jusqu’en mars 1939 qui n’hésite pas à secourir les républicains espagnols, ouvriériste d’une certaine façon mais sans estimer que les masses puissent diriger la société, il reste, finalement, au-delà de son militantisme ouvrier et de sa méfiance envers les valeurs démocratiques classiques (en pleine progression selon Daniel Lindenberg à l’approche de la guerre chez les élites et dont témoigne sa note de 1943 sur la suppression des partis), l’identification constante aux Humiliés et Offensés, le vrai sel de la terre à ses yeux. Aussi, si elle fut profondément impliquée dans ces milieux de petites minorités (surtout auprès de la revue Révolution prolétarienne, qui fut le terrain de sa véritable formation politique), sa quête permanente l’oriente in fine vers un christianisme christique radicalement anti-nietzschéen aussi bien qu’anti-institutionnel.
201C’est ici, finalement, le point le plus intéressant de cette biographie que de toucher délicatement à la question du spirituel dans ce contexte du début du 20e siècle, en France et en Europe. L’antijudaïsme de Simone Weil et sa quasi-conversion chrétienne renvoient à la crise du judaïsme européen dont témoignèrent un Karl Kraus, un Hugo von Hofmannsthal, un Walter Benjamin ou un Henri Bergson. Ce livre pose ainsi loyalement les problèmes que soulève ce parcours. Il laisse enfin aux lecteurs le soin de méditer de bien belles pages philosophiques (son amour intense de la Grèce), historiques (le déracinement ouvrier et paysan responsable de la catastrophe de 1940, sur la culture cathare) ou simplement personnelles (les lettres fulgurantes au poète Joë Bousquet).
202François Chaubet
Dosse François, Paul Ricœur : un philosophe dans son siècle, Paris, Armand Colin, 2012, 256 p., 20,50 €
203C’est un beau livre que François Dosse consacre à Paul Ricœur. Avec cet ouvrage, l’auteur reste fidèle à sa détermination de faire une histoire intellectuelle des intellectuels, d’entrer donc dans leur pensée en en proposant tout à la fois l’exégèse et la mise en situation historique. Il ne s’agit pas ici de biographie – on sait que François Dosse l’a déjà menée avec son Paul Ricœur : les sens d’une vie (La Découverte, 1997, rééd. La Découverte Poche, 2001). C’est bien davantage un chemin philosophique que l’on est convié à suivre, avec d’autant plus de plaisir que la plume est vive, tout imprégnée de l’admiration que l’œuvre de Ricœur suscite en l’auteur, mais aussi sans doute (François Dosse reste discret à ce sujet) des liens d’amitié respectueuse qui les ont unis (Ricœur lui rend hommage dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli).
204Ce qui l’intéresse ici, c’est de retrouver l’axe philosophique qui relie les différents points de la réflexion déployée par Paul Ricœur. Ce fil directeur, on le trouve dans la pensée « de la faillibilité de l’homme et du tragique de l’histoire », mais aussi dans le « fondamental accueil à la différence, à l’altérité ». Intellectuel, Ricœur l’est en ce qu’il « répond à l’actuel », au nom d’une éthique de la responsabilité. C’est aussi un grand penseur de l’histoire et les pages que François Dosse offre à ce sujet sont parmi les plus stimulantes pour l’historien-ne. C’est d’abord grâce à Edmond Husserl, lui-même confronté au tragique de son époque, que Ricœur réfléchit au sens de l’histoire. Il s’agit avec lui d’une histoire dépourvue de toute mécanicité, ouverte à l’imprévisibilité jusqu’aux possibilités non advenues, dans le respect des futurs du passé. Au cours de son compagnonnage avec l’épistémologie historiographique, Ricœur réfléchit à cet étrange « vis-à-vis » face auquel se tiennent les historien-ne-s. Et c’est avec une grande vigilance qu’il analyse leurs procédures d’écriture, sans pour autant rejoindre le courant des narrativistes purs.
205C’est finalement une semblable complexité, forgée dans la même ouverture au possible et à l’altérité, qui marque la « greffe herméneutique » chez Ricœur. Le philosophe se montre en effet toujours soucieux de préserver l’ambivalence des symboles, leur « intentionnalité double » forte de créativité. À cet égard, l’attention rigoureuse portée à l’œuvre de Sigmund Freud lui permet de penser autrement la foi, en la « débarrassant de ses objets idolâtres ». C’est évidemment le philosophe chrétien que l’on retrouve ici, dont la position lui vaudra longtemps d’être relativement marginalisé au sein du milieu intellectuel, « comme représentant d’un courant spiritualiste “rétro” ».
206Cette situation, mais encore la filiation spinozienne (quoique Paul Ricœur ne lui ait jamais consacré de travail philosophique spécifique), la relation originelle à la pensée de Gabriel Marcel sur l’événement, le mal et la mort, la relative ambiguïté vis-à-vis de Martin Heidegger, la proximité avec la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty malgré leurs divergences politiques et l’athéisme militant de ce dernier, la dette à l’égard de Hans-Georg Gadamer, tout cela est très bien rendu dans Paul Ricœur : un philosophe dans son siècle. On suivra moins l’auteur dans sa virulence, qui souvent paraît hâtive et injuste, à l’égard de Jean-Paul Sartre. Mais ce point relève aussi de l’engagement que François Dosse ne renie au fond pas davantage pour lui-même que pour les penseurs étudiés. De cela on peut, quoi qu’il en soit, aussi lui savoir gré.
207Ludivine Bantigny
Le Meignen Bertrand, Soljenitsyne : sept vies en un siècle, Arles, Actes Sud/Solin, 2011, 886 p., 32 €
208Sur le bandeau de ce livre, Mme Soljenitsyne parle d’une « biographie écrite par un lecteur ». Effectivement, celle-ci n’est l’œuvre ni d’un historien, ni d’un philosophe, ni d’un spécialiste de littérature, ni (encore moins) d’un slaviste. Sans doute pourrait-on méchamment parler du « livre d’un fan ». Bertrand Le Meignen, qui ne lit aucune autre langue que le français, reconstitue le parcours d’Alexandre Soljenitsyne, en citant abondamment les trois tomes traduits de l’autobiographie de celui-ci. Il ajoute des résumés des œuvres – et, non seulement la part faite à La Roue rouge est plus que réduite, mais la signification de certains textes n’est pas saisie (La Main droite) – puis il complète l’ensemble par des éléments pris dans des sources secondes, pas toujours bien utilisées, ni citées, sans explorer de pistes thématiques.
209L’un des problèmes majeurs est que Bertrand Le Meignen ne prend pas le moindre recul par rapport aux propos que Soljenitsyne a tenus à une époque donnée et il n’ose ni ne souhaite interroger leurs possibles limites. Il n’a d’ailleurs pas accès à des débats qui ont eu lieu, en russe, dans certaines revues et qu’il mentionne sommairement, à partir de sources secondes. Par ailleurs, ignorant quelques décennies de théories d’analyse littéraire, il ne tient pas compte de la distance qu’il peut y avoir entre une personne réelle et le personnage que celle-ci a inspiré, des années plus tard, dans un roman, tandis que l’atmosphère recréée dans des textes de fiction lui semble résumer celle régnant dans toute la société soviétique. Enfin, si Bertrand Le Meignen se dit « passionné par la Russie et la littérature russe », il ne maîtrise pas ces sujets, si bien que la complexité de la vie intellectuelle, sociale et politique, en Russie et en URSS, se retrouve écrasée et aplatie dans cette hagiographie aux accents souvent grandiloquents.
210Les erreurs, bien trop nombreuses pour être ici listées, pullulent : erreurs sur les noms, sur les dates, sur les faits, sur le contexte. Par exemple : Alexandre Guinzbourg, créateur du fonds Soljenitsyne, n’a pas été soigné de force dans un hôpital psychiatrique, n’a pas rédigé l’Appel à l’opinion publique mondiale et n’a pas créé La Chronique des événements en cours, ainsi que le prétend Bertrand Le Meignen. Ce dernier va jusqu’à le confondre avec… Alexandre Galitch, auteur célèbre de pièces, puis de chansons, et mélange allégrement leurs deux biographies ! Il y a des méprises dans les notes infrapaginales (les ouvrages cités comme sources ne sont pas toujours ceux d’où vient vraiment l’information !) et dans la bibliographie. Les intentions de l’auteur étaient, sans nul doute, les meilleures, et son travail fut énorme, mais son livre renvoie les recherches sur Soljenitsyne et son époque à quelques décennies en arrière. L’œuvre de ce dernier mérite pourtant d’être lue et relue, étudiée et analysée. Sans préjugés, ni idéalisation aveugle.
211Cécile Vaissié
Art et identités nationales
Vasile Aurelia, Le Cinéma roumain dans la période communiste : représentations de l’histoire nationale, Bucarest, Editura Universit??ii din Bucure?ti, 2011, 579 p., 13 €
212Quels sont les lecteurs pour qui Burebista, Michel le Brave ou Étienne le Grand évoquent, au-delà des figures historiques, les héros éponymes d’œuvres cinématographiques ? Le cinéma roumain de reconstitution historique durant la période communiste demeure peu connu. C’est précisément cette lacune que vient combler la thèse d’Aurelia Vasile, réalisée en cotutelle entre les Universités de Bourgogne et de Bucarest et soutenue en mars 2011. Le présent ouvrage en constitue la publication épurée des annexes.
213Qu’est-ce que le cinéma de reconstitution historique et quels sont les « usages cinématographiques du passé » sous un régime dictatorial ? Pour répondre à ces questions ce livre part de l’exemple du cinéma roumain des années 1960 aux années 1980, qu’il se propose d’aborder dans ses dimensions politique, idéologique, culturelle, sociale et économique. Dépeignant les films comme processus, il se montre attentif aux interactions entre représentants du pouvoir, producteurs et cinéastes, en amont lors de la préparation des projets, en aval lors de leur mise en œuvre. L’ambition historiographique est explicite : il s’agit de dépasser le paradigme totalitaire d’une histoire plaçant les acteurs de la culture dans une étroite dépendance à l’égard du politique. Pour ce faire, Aurelia Vasile a défini un corpus de dix-sept œuvres, réalisé des entretiens, mobilisé des sources publiées et des fonds d’accès récent et pas toujours aisé, qu’il s’agisse des archives de la propagande du Parti communiste roumain, de celles des différents comités pour la culture et le cinéma, ou des Archives nationales du film.
214La première partie du livre, qui analyse les politiques culturelles de la période communiste, retrace l’évolution du contexte politique et idéologique, des directives pour la création et de leur réception. Si les aspects politiques généraux sont souvent traités à partir de sources de seconde main, dès lors qu’il s’agit du cinéma à proprement parler, le propos gagne en profondeur. Le tableau des structures administratives et du « chaos décisionnel » est utile, les pages sur la montée en puissance de la notion de rentabilité ainsi que sur les coproductions sont très neuves. L’on appréciera également le souci d’identification des acteurs, la vision incarnée qui en est proposée. Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Aurelia Vasile change d’échelle. Se concentrant spécifiquement sur les films de reconstitution historique d’inspiration nationale, elle les étudie en tant qu’objets culturels en devenir. À travers des exemples précis comme Les Daces (1966), Michel le Brave (1970), Étienne le Grand (1975), Vlad l’Empaleur (1979), Burebista (1980) ou Mircea (1989), le lecteur suit les différents groupes impliqués dans la « fabrique du film », idéologues, scénaristes, producteurs, réalisateurs et historiens. De leurs controverses, des rapports de force entre les logiques politiques, professionnelles ou commerciales, le film historique émerge comme compromis. Le dernier moment du livre est consacré aux œuvres elles-mêmes. Articulé autour des images et mythes au cœur de l’« épopée nationale cinématographique » (l’altérité, les origines et la continuité, l’indépendance et l’unité, le Conduc?tor) il en souligne l’inflexion nationaliste, somme toute assez conforme aux desiderata du pouvoir.
215Ce caractère consensuel du produit final contraste avec la persistance d’espaces de liberté, de décalages et de distorsions esquissée dans la seconde partie du livre. Or c’est sans doute là que réside son principal apport : en identifiant les marges de manœuvre, aussi restreintes soient-elles, il dévoile toute la complexité de la relation entre les producteurs de culture et le pouvoir. Dans l’ensemble, la lecture de cet ouvrage permet de mieux cerner les phénomènes de négociation, autour d’un cinéma conçu comme lieu de représentation-reconstruction de l’histoire nationale.
216Si l’exemple roumain est privilégié, les références ponctuelles au modèle soviétique et aux autres démocraties populaires sont louables. Le pari d’une approche totale est bien tenu, même si l’on peut regretter que la question de la réception ne soit abordée que de façon allusive. Du point de vue formel, le style parsemé de maladresses d’expression, les coquilles et les fautes grammaticales exigeront du lecteur qu’il s’arme de patience et d’indulgence. Souhaitons que ces recherches utiles et bien documentées, qui défrichent un sujet tout à fait passionnant, fassent à l’avenir l’objet d’un travail éditorial et d’un exercice de réécriture les rendant plus accessibles.
217Irina Gridan
Ricard Alain, Le Sable de Babel : traduction et apartheid, Paris, CNRS éditions, 2011, 447 p., 29,40 €
218Voilà un livre dont la lecture procure à chaque page un vif plaisir intellectuel. Ce pourrait être une histoire de la littérature africaine ; c’est cela, et en même temps tout autre chose. Par littérature, n’entendons pas seulement littérature sur l’Afrique, depuis les grands récits de voyage du 19e siècle jusqu’aux écrits missionnaires. Entendons aussi littérature romanesque produite par des Africains dans le courant du 20e siècle. La mise en série de ces deux registres de littérature peut surprendre ; c’est pourtant tout l’objet du livre que de proposer, avec une érudition stupéfiante et une connaissance intime des terrains et des contextes africains, une histoire spéculaire des « littératures » produites sur et par l’Afrique. Le thème central en est la traduction, entendue comme un dialogue. Les voyageurs, les « découvreurs » de l’Afrique ont parfois désiré ce dialogue avec l’Autre ; ils se sont souvent heurtés à la barrière de la langue. Quelques missionnaires ont mis en œuvre ce dialogue : en traduisant la Bible ou des textes évangéliques ou d’édification dans les langues africaines, ils ont souvent produit les premières œuvres écrites dans ces langues jusque-là orales, mais aussi enclenché un processus dialogique de mise en texte et de littérarisation au cours duquel émergent des genres, des auteurs, des récits. Si nul ne peut être surpris du dynamisme actuel des littératures d’Afrique, on ne peut qu’être frappé, en revanche, du nombre d’auteurs africains du premier 20e siècle tombés (ou restés) dans l’oubli faute d’accès à la traduction de leur langue d’écriture vers d’autres langues. Cette situation éclaire singulièrement les stratégies multiples (autotraduction, appropriation du français ou de l’anglais, « africanisation » du style, écriture expérimentale bilingue, etc.) des auteurs contemporains pour transmettre leurs écrits et rendre audible leur position.
219C’est en Afrique du Sud qu’Alain Ricard fixe le point de départ de ce processus qu’il éclaire d’un jour remarquable. Rien d’étonnant : c’est là, sous l’égide des Missions de Paris, qu’a commencé un authentique dialogue des langues. C’est aussi là que furent mises en place le plus anciennement les mesures ségrégationnistes visant à entraver la fluidité sociale, et mettant du même coup un frein à la traduction et au dynamisme littéraire. Parents, traduction et métissage sont ici victimes d’une même histoire, celle de l’État colonial. L’Afrique du Sud est en cela le paradigme d’une situation africaine plus générale. Elle l’est à nouveau à la fin de l’apartheid, quand le pays redevient un laboratoire de la traduction.
220Galerie de portraits (de voyageurs, de missionnaires, d’auteurs et de traducteurs africains connus ou inconnus), parcours à travers l’histoire de l’écrit et de l’édition, histoire intellectuelle, enquête philologique parfois, l’ouvrage épouse alternativement ces multiples formes pour produire une réflexion remarquablement originale, toujours stimulante, parfois programmatique, sur deux siècles d’histoire de la textualité en Afrique.
221François-Xavier Fauvelle-Aymar
Consommer
Chessel Marie-Emmanuelle, Histoire de la consommation, Paris, La Découverte, « Repères », 2012, 128 p., 9,50 €
222Depuis une dizaine d’années, les historiens français s’intéressent à l’histoire de la consommation. Cette histoire se place au croisement de l’histoire sociale, de l’histoire économique, de l’histoire politique et de l’histoire des pratiques culturelles. Les études portent principalement sur l’époque contemporaine, bien que le 18e siècle n’ait pas été non plus négligé, en particulier par les historiens de la révolution industrielle.
223Marie-Emmanuelle Chessel propose ici une synthèse très documentée (on appréciera tout particulièrement la bibliographie) sur l’histoire de la consommation en France, dont elle rappelle qu’elle doit aussi beaucoup aux sociologues, aux économistes et aux gestionnaires. Le choix du cas français est justifié par sa spécificité, tout en permettant de rappeler les caractéristiques de l’histoire de la consommation aux États-Unis, car l’auteur ne s’interdit pas les comparaisons fécondes. Elle souligne par ailleurs la difficulté d’établir une chronologie simple pour cette histoire, car les guerres et les particularités nationales introduisent de nombreuses différences d’un pays à l’autre. Enfin la diversité des acteurs mérite d’être soulignée : non seulement les consommateurs, qui restent souvent assez insaisissables et les producteurs ont retenu l’attention des historiens, mais aussi les publicitaires et marketeurs, les réformateurs, les journalistes ou encore les représentants de l’État. En effet le développement de la consommation pose de nombreuses questions : quelle est la place de la consommation dans les relations sociales ? Faut-il éduquer le consommateur ? Etc.
224L’ouvrage se compose de deux premiers chapitres chronologiques, qui reviennent tout d’abord sur la genèse de la société de consommation, dès le 18e siècle (chapitre 1) puis relatent comment la société de consommation s’est épanouie à la faveur des conflits mondiaux, de la guerre froide et de l’intervention de l’État (chapitre 2). Les chapitres suivants explorent les questions majeures de l’historiographie de la consommation. Tout d’abord l’américanisation, dont l’auteur montre qu’elle est un processus plus complexe qu’il n’y paraît, la France ayant plus emprunté au modèle américain qu’elle ne l’a reproduit, et les États-Unis ayant de leur côté imité certaines pratiques commerciales françaises, comme les grands magasins. La conception des marchés doit beaucoup aux entrepreneurs eux-mêmes et de plus en plus à des professionnels de la vente et du marketing, ce qui a suscité de nombreuses critiques à propos des pratiques commerciales. La question du genre est également au centre de nombreuses études sur la consommation qui ont mis en avant plusieurs figures : la ménagère, la kleptomane, le dandy souvent construites par les pratiques du marketing. Enfin la mobilisation et l’organisation des consommateurs ont joué un rôle important dans la construction des comportements de consommateurs à travers la définition de droits et de devoirs. Finalement l’histoire de la consommation oblige à s’interroger sur le consommateur comme acteur.
225Au total, l’ouvrage de synthèse de Marie-Emmanuelle Chessel est très complet et permet de se familiariser très rapidement avec une historiographie principalement anglo-saxonne. Cette lecture permet enfin d’imaginer des chantiers nouveaux pour l’historien, comme par exemple des comparaisons européennes et la prise en compte du rôle éventuel des institutions européennes, ou encore l’émergence des questions de sécurité dans les préoccupations des consommateurs.
226Sophie Chauveau
Pulju Rebecca J., Women and Consumer Society in Postwar France, New York, Cambridge University Press, 2011, 260 p., 87 $
227Le titre du livre de Rebecca Pulju dit presque tout : la France est devenue une société de consommation de masse et les femmes eurent un rôle essentiel dans ce processus. Le titre n’indique pas l’époque de cette transformation, mais le texte de Rebecca Pulju est clair sur ce point. La période qu’elle étudie coïncide presque avec les célèbres Trente Glorieuses de Jean Fourastié, mais pas tout à fait, car elle commence non en 1945, mais dans les années 1950, quand la misère née de la dépression et de la guerre fut emportée dans un océan de nouveaux biens ; et elle s’achève non au milieu des années 1970, mais en 1968, quand une génération de l’après-guerre, vantant les mérites de ce qui est maintenant appelé des valeurs postmatérialistes, se détourna de la société d’abondance et rechercha un ordre des choses plus humain.
228Entre les deux, régna un quasi-consensus stupéfiant, selon lequel, d’une part, une vie meilleure repose sur l’acquisition de voitures et de biens de consommation durables et, d’autre part, il revenait aux planificateurs et aux technocrates de la rendre possible. Tout dépendait de l’augmentation du pouvoir d’achat, qui stimulerait à son tour la production, permettant des salaires plus élevés et donc une demande plus grande. Le cycle vertueux, ainsi créé, conduirait les salariés à un niveau de vie toujours plus élevé. Les salariés en question étaient peut-être des hommes dans leur majorité, mais ce sont leurs épouses qui dépensèrent leur salaire et c’est vers les épouses que les technocrates se sont tournés pour aider à la construction du nouvel ordre consumériste.
229Les technocrates se sont mis à la tâche bien préparés, secondés par des instituts de sondages, des chercheurs étudiant le marché et des spécialistes en sciences humaines et sociales, désireux d’expliquer exactement ce que le public voulait. Chaque année, à partir de 1948, un Salon des arts ménagers et une exposition des derniers biens de consommation ont été organisés en coopération avec le CNRS. Rebecca Pulju a du mal à démontrer que les femmes ont été impliquées dans cet effort de bout en bout. Le gouvernement a recueilli les avis de familles, de groupes de femmes et de consommateurs, et a obtenu toute l’aide demandée. Les magazines féminins (parmi eux, Elle et Marie-Claire principalement) se sont placés comme des intermédiaires, encourageant les femmes à acheter et leur expliquant comment faire. Les acheteuses sont en effet venues en masse. La fréquentation du Salon des arts ménagers dépassa le million de visiteurs chaque année dans les années 1950 et la grande majorité des personnes qui s’y sont rendues était des femmes. Il y avait, bien sûr, des opposants, des communistes et des catholiques décrièrent le nouveau consumérisme comme le fer de lance de l’américanisation ou comme un mammonisme corrupteur. Pourtant, les groupes de femmes communistes et catholiques étaient moins hostiles, les femmes communistes insistant pour que la classe ouvrière obtienne sa part et les femmes chrétiennes-démocrates pour que les consommateurs n’acquièrent pas seulement des objets insignifiants, mais également des choses utiles qui libéreraient de leur temps pour des activités plus édifiantes.
230Rebecca Pulju décrit l’émergence d’une « communauté de marché » (market community) qui s’accorde sur la définition d’une vie meilleure : un appartement ou un pavillon équipé d’une cuisine intérieure, elle-même équipée d’une machine à laver et d’un réfrigérateur. Voici un foyer heureux pour les familles nucléaires dont le nombre croît en France, un environnement approprié dans lequel élever la génération du baby boom. Dans les itérations les plus utopiques de celle-ci, l’espoir d’un avenir sans classe était exprimé. Dans le vieil ordre bourgeois consumériste, les marchandises de très bonne qualité et coûteuses étaient sacralisées ; le nanti recevait des invités pas moins nantis dans des pièces de réception ; et il y avait partout des serviteurs. Ceci a été complètement modifié par des appareils électroménagers, ne faisant aucune distinction entre la bourgeoise et la femme au foyer moyenne, qui promouvait une maison chaleureuse centrée autour de la cuisine alors mise en scène et qui a rendu le personnel de service superflu.
231Pulju est bien consciente que cette vision était une construction idéologique, autant aspiration que réalité. Les consommatrices, pour leur part, avaient leurs idées à elles, que n’avaient pas toujours prévues les planificateurs : ils ne se sont pas tout d’abord mis aux produits alimentaires surgelés ou tout préparés ; ils ont voulu garder séparées les toilettes et la salle de bains ; ils ont hésité à acheter à crédit. Tout le monde n’a pas non plus partagé cette nouvelle abondance : le consumérisme tarda à arriver dans la société rurale et la classe ouvrière ; celle-ci, bien qu’elle goûtât à une vie meilleure, ne pouvait pas y participer au même degré que les riches. Enfin, de nouveaux types de distinction sociale sont apparus, fondés non tant sur l’emploi que sur le style de vie et les modes de consommation.
232Par la suite, « la communauté de marché » a commencé à se défaire. Le lectorat des magazines féminins a chuté dans les années 1960, aussi bien que la fréquentation du Salon des arts ménagers. Les enfants de 1968, qui avaient grandi dans une société d’abondance, n’ont pas savouré ces satisfactions au même degré que leurs parents ayant grandi dans des temps plus durs. Les groupes de consommateurs, qui se contentaient jusqu’alors de fournir des conseils, sont devenus plus exigeants et critiques. Et le rôle sacré du consommateur citoyen, de la femme au foyer et mère heureuse, a été rejeté par un mouvement féministe renaissant qui chercha l’émancipation ailleurs.
233Dans l’ouvrage de Rebecca Pulju, certains thèmes ne sont pas traités de manière aussi complète qu’ils pourraient l’être. Parfois, donc pas toujours, l’auteur semble faire le récit de l’américanisation. Les planificateurs ont joué un rôle dans l’histoire française qu’ils n’ont pas joué dans l’histoire américaine ; les consommateurs français répugnaient davantage à s’endetter que leurs homologues américains : Rebecca Pulju explique clairement ces aspects, mais elle ne s’efforce pas outre mesure de déterminer s’il existait une variante « française » de la société d’abondance. Sur la question des classes sociales, Rebecca Pulju semble, dans certains passages, prétendre que la société de consommation éroda les identités de classe tandis qu’elle donnait naissance à de nouvelles formes d’inégalité, et, dans d’autres passages, que les identités de classe se sont réaffirmées quoique fondées sur de nouveaux critères. La fragmentation de ladite « communauté de marché », elle, relève des changements dans la composition de la main-d’œuvre en France : la part accrue des femmes actives (reconnue par Rebecca Pulju), la présence plus affirmée de travailleurs immigrés et l’abandon d’emplois industriels aux économies émergentes à l’étranger. On pourrait soutenir que la crise de la mondialisation des années 1970 avait autant à voir avec la crise du consumérisme qu’avec les mouvements sociaux nés dans les années 1960.
234Il n’en demeure pas moins que les principales affirmations de Rebecca Pulju sont convaincantes et révélatrices. La consommation de masse fut un fait marquant de l’après-guerre en France, et la construction de la société d’abondance, autant le travail des femmes que celui des hommes.
235Philip Nord
236(trad. Hélène Bourguignon)
Voyager
Lamming Clive, Paris au temps des gares, grandes et petites histoires d’une capitale ferroviaire, Paris, Parigramme, 2011, 160 p., 25 €
237Connu pour ses activités de journaliste du monde ferroviaire, comme modéliste et également comme historien, Clive Lamming apporte une contribution fort intéressante à l’histoire des chemins de fer, laquelle est fortement liée à la ville capitale, d’où la pertinence d’une telle étude. Traditionnellement, les livres consacrés aux travaux parisiens de Georges Eugène Haussmann s’attardent peu sur le sujet, et ne sont pas replacés sur un temps long, une synthèse était donc la bienvenue. Elle semble être une refonte totale d’un livre paru en 1999 [5].
238Dans un plan chronologique, l’auteur part de la naissance des chemins de fer en France, à partir de Paris du fait de la centralisation du 19e siècle, période qui voit l’émergence de ce nouveau mode de transport, appelé à transporter les masses au 20e siècle, et dont l’actualité du Grand Paris, évoquée en fin d’étude, repose la question ferroviaire. Sa problématique, quoique mal exprimée, se situe au niveau de ce point de départ que constitue Paris pour le réseau ferré. C’est en effet l’étoile de Legrand de 1842 qui donne la première forme des réseaux couvrant tant bien que mal le territoire. D’une grande érudition, avec une iconographie très riche et pour partie inédite, ce livre raconte de manière ludique l’aménagement des voies ferrées à Paris, sans être trop technique ni grand public, malgré l’absence de bibliographie, qui est regrettable. Il ne parle pas assez de l’idéologie saint-simonienne présente sous Napoléon III, faisant triompher la notion de circulation des hommes, des marchandises et des capitaux, dans une période décisive pour le développement du Paris ferroviaire. Loin d’être toujours fonctionnelles, les gares parisiennes sont d’abord une vitrine de la prospérité de leur compagnie, avant la création de la SNCF (1937). Chaque « culture d’entreprise » différencie les cheminots, entre le prestige de la ligne de Paris à Lyon à la Méditerranée et la réputation « militaire » de la Compagnie de l’Est, sur un secteur stratégique face à l’Allemagne. L’évolution des besoins de transport bouscule rapidement les architectures, les gares s’étendent, ouvrent des grandes lignes vers la province, la banlieue n’est pas encore le centre d’intérêt des compagnies qui mettent du temps à l’investir, même si en 1837 la ligne Paris-Le Pecq amorce le développement des communications Paris-banlieue. Enfin, le rôle militaire du train est évoqué notamment pour la guerre de 1870-1871, avec une utilisation très pragmatique dans l’armée prussienne, dans la décennie 1860.
239C’est véritablement le 20e siècle qui achève de dessiner les infrastructures telles que nous les connaissons. L’ère du transport de masse oblige à repenser des gares plus larges, des emprises plus importantes, avec des installations adaptées à la grande vitesse et aux circulations internationales (exemple du Talgo entre Paris-Austerlitz et l’Espagne).
240Avec de nombreuses anecdotes, l’auteur passe en revue les points forts et faiblesses des sites parisiens, certains excentrés (Austerlitz), d’autres victimes du rejet des riverains (gare marchandises du Champ-de-Mars jugée bruyante et polluante). Quelques lignes méconnues comme celle d’Auteuil sortent de l’oubli dans lequel elles demeurent actuellement. Lamming souligne la rupture que fut l’électrification, fournissant une énergie propre pour des trains plus puissants, appréciés des voyageurs, et dont le 20e siècle allait voir le développement. C’est un univers disparu, celui de la vapeur, auquel nous convie Clive Lamming, qui démontre que les lignes RER ont pu sauvegarder des tronçons de voies fermées au 20e siècle, même si elles étaient rentables au siècle précédent. Grande et Petite Ceinture, Arpajonnais, Métropolitain, aucun réseau n’échappe au savoir de l’auteur. Le 19e siècle, époque héroïque du rail en France, semble être prolongé par le 20e siècle, aboutissement de ce mode de transport. Notre patrimoine SNCF doit beaucoup à l’expérience pionnière des Anglais en ce domaine, Lamming le rappelle avec raison. Pour aller plus loin, on complétera sa lecture avec l’ouvrage de Stéphanie Sauget, À la recherche des pas perdus : une histoire des gares parisiennes (Paris, Tallandier, 2009), une approche sensorielle ou plutôt une histoire sociale, sans oublier l’ouvrage de référence de François Caron, Histoire des chemins de fer en France (Paris, Fayard, 1997, réédition 2005). Ici la perspective choisie par Clive Lamming est différente, esquissant une histoire globalisante du chemin de fer à Paris, en banlieue, mais aussi à l’échelle d’un territoire pris dans un premier processus de mondialisation.
241Olivier Berger
Corvisier Jean-Claude, Orly, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, « Mémoire en Images », 2011, 128 p., 19,90 €
242Le présent ouvrage s’inscrit dans une collection de beaux livres reproduisant essentiellement photographies et cartes postales anciennes, sur des thématiques d’histoire régionale. Un ancien salarié d’Aéroports de Paris a rassemblé divers documents iconographiques rares, pour la plupart issus de journaux internes d’ADP et de collections privées, avec le concours de la municipalité. L’ensemble, organisé autour d’un plan chronologique, est réussi et constitue une excellente évocation de cet aéroport célèbre. Il fait office de complément indispensable à la monographie historique éditée en 1980 par la ville, d’ailleurs mentionnée en bibliographie.
243A priori, la commune d’Orly serait restée dans l’anonymat sans son aéroport qui en a fait une ville mondialement connue. C’est bien au début du 20e siècle que l’aventure commence : le premier aérodrome de Port-Aviation à Viry-Châtillon étant en zone inondable, on le déplace sur le plateau de Longboyau, en étalant le camp d’aviation sur plusieurs territoires communaux. Base militaire fondée par l’armée américaine en 1918, l’aérodrome se développe par la suite avec l’armée, entre clubs aéronautiques, centre de formation de pilotes sous la direction de Nungesser, centre aéronautique de la marine, le site se développe au fur et à mesure des besoins et de l’évolution des modes de transports. Il connaît les avions à hélice puis les dirigeables avant d’être confisqué par la Luftwaffe sous l’Occupation. À la Libération, l’armée américaine gère le site avant de le rendre aux Français. Ces derniers construisent deux aérogares légères, au temps des premiers vols commerciaux. Accroissement du trafic et augmentation des voyageurs obligent à bâtir de 1956 à 1961 la nouvelle aérogare Orly-Sud avant Orly-Ouest en 1971. Dès lors, les avions plus gros et plus puissants voient défiler toutes les célébrités (Sylvie Vartan, Alain Mimoun, etc.) et la foule se presse pour cette nouvelle attraction.
244Parallèlement au développement de l’aérodrome, la commune d’Orly voit son urbanisation s’accélérer : les fermes des maraîchers et vignerons, avec quelques industries, laissent place à un lotissement pavillonnaire en plusieurs phases, avant les années 1960 qui transforment l’Est en cité-dortoir, actuellement en réhabilitation. Malgré tout, le patrimoine a été préservé comme l’église restaurée ou le château Guérin, du 17e siècle, ancienne maison de retraite où séjourna Georges Méliès, avant d’être la mairie de 1946 à 1997. Le désenclavement ferroviaire entre la Grande Ceinture et le Paris-Orléans rendit Orly moins dépendante de Choisy-le-Roi.
245Voilà un petit ouvrage qui réconcilie érudition universitaire et histoire régionale, un travail à destination du grand public mais malgré tout de qualité, un hommage à l’occasion du cinquantenaire de l’aéroport, lequel est déchargé d’une partie de son trafic au profit de Roissy depuis 1974.
246Olivier Berger
Histoire des animaux
Baratay Éric, Bêtes de somme, des animaux au service des hommes, Paris, Points, 2011, 132 p., 8 €
247C’est une synthèse réussie que présente Éric Baratay, spécialiste incontesté de l’histoire des animaux. Il s’agit de « montrer comment les animaux domestiques furent un temps plus nombreux et plus près des hommes pour être plus utilisés, comment ces animaux ont été transformés afin de répondre aux besoins humains et comment ils ont bouleversé les modes de vie » (p. 15).
248Loin d’être couvertes de bêtes, les campagnes du 18e siècle sont davantage tournées vers l’élevage. Avoir du bétail est réservé à une petite catégorie, les plus fortunés, même si les bêtes de trait sont déjà présentes et soumises à de rudes tâches. Éric Baratay compare la bête de somme à un prolétaire exploité au maximum de ses capacités, avec des soins pas toujours appliqués, subissant la violence d’une société qui déteint dans les rapports entre l’Homme et l’animal. Il part du 18e siècle pour finir aux environs de 1950, et du début de ce que Jean Fourastié appela les Trente Glorieuses, lorsque les mutations de notre monde reléguèrent le rôle utilitaire des animaux aux oubliettes de l’histoire. Désormais prédomine l’animal de compagnie, chien, chat, voire NAC (nouveaux animaux de compagnie, i.e. varans, serpents, etc.), alors qu’un siècle avant cela, ces « bouches inutiles » n’étaient pas à la portée de tout le monde, seules les élites se réservant perroquets ou singes. Comme le cheval, ces animaux donnaient du prestige à leurs possesseurs, et se démocratisaient en passant des mains des aristocrates à ceux d’une bourgeoisie montante. L’émergence des courses de chevaux au 18e siècle, comme des jardins zoologiques, bouleverse les habitudes, le regard des hommes sur les bêtes, des sociétés de protection animale commencent à se soucier de leur bien-être, avec la participation des mouvements de femmes (dont Marguerite Durand), modifiant la sensibilité collective, ce qui fait écho aux débats actuels sur l’abattage rituel sans étourdissement.
249En effet, la grande mutation de la société industrielle, avec la mécanisation et l’élevage de masse du 20e siècle, marquent un moment décisif dans l’abandon de la force animale et l’amélioration des races par la sélection en vue de fournir du lait et de la viande dans la logique productiviste. Les abattoirs quittent les espaces publics, les animaux ne divaguent plus dans les rues mais se retrouvent dans la sphère privée, membres de la famille, bestiaux décoratifs.
250Avec cette histoire sociale originale, appuyée sur une bibliographie large notamment les travaux de Jean-Marc Moriceau, Éric Baratay invite à changer de regard sur l’animal en tant qu’objet d’histoire, la condition de celui-ci évolue en même temps que toute la société humaine dans laquelle est englobé le monde animal. On considérera ce livre comme une entrée en la matière pour Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, du même auteur aux Éditions du Seuil.
251Olivier Berger
Baratay Éric, Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, « L’univers historique », 2012, 393 p., 25 €
252À la suite de son livre Bêtes de somme, des animaux au service des hommes, Éric Baratay poursuit sur la même voie dans cet ouvrage très documenté. Avec une méthode originale faisant la synthèse des sciences naturelles et des sciences humaines appliquées à l’animal, l’auteur démontre que l’animal n’est pas un être-objet mais un être-sujet. Son étude est objective, même si le sujet fait débat entre chercheurs. C’est un travail pionnier qui marquera les recherches en histoire de l’animal. Il s’agit traditionnellement d’une société parallèle imbriquée dans la nôtre que les scientifiques ne veulent pas voir et que l’auteur aborde sans parti pris si ce n’est de se focaliser sur le vécu, le ressenti animal. Il parvient à dépasser une approche anthropomorphique, tout en tenant compte des apports des zoologues, des éthologues, des ethnologues et des vétérinaires.
253En quelque sorte, Éric Baratay écrit une histoire sociale des animaux, un monde en interactions avec le nôtre, vu dans une perspective culturelle. Un animal est bien un être sensible qui évolue sur le long terme et se comporte différemment selon les lieux et les époques, par rapport à l’usage que les hommes font des bêtes. Celles-ci sont longtemps à usage utilitaire, le 20e siècle voyant les fonctions changer ; la mécanisation faisant disparaître les bêtes de l’espace public, elles deviennent davantage des animaux de compagnie.
254Dans une longue introduction, l’auteur développe l’historiographie du sujet et ses propres méthodes avant de rendre compte du travail imposé aux chevaux dans les mines, aux bovins sélectionnés comme bons producteurs et aux bêtes de trait. Les traitements cruels n’échappent pas au législateur qui interdit en 1850 par la loi Grammont les sévices infligés sur la voie publique, après des débats sur la sensibilité animale. Mais la violence se développe encore avec les corridas, les bêtes meurent à la tâche, exploitées comme les prolétaires humains qui les conduisent, enfin la Grande Guerre connaît une « brutalisation » (George L. Mosse) qui s’impose aussi au monde animal. Face à la domestication, les bêtes collaborent ou résistent, s’adaptent à la mine si on les traite correctement. Le vécu est pris en compte notamment lorsque la Société protectrice des animaux (SPA) ou des groupes de femmes avec Séverine font évoluer les pratiques ; les méthodes d’abattage veulent minimiser la douleur ; les emplois des bêtes sont aménagés ; chiens et chats connaissent moins de négligence, finissant par devenir de véritables membres de la famille.
255Il s’agit d’un livre utile, y compris aux décideurs politiques, pour comprendre les enjeux d’aujourd’hui relatifs aux animaux, alors que la corrida est inscrite au patrimoine immatériel français, l’abattage rituel s’invite dans la campagne électorale, et la voix des défenseurs des animaux a davantage d’écho dans les médias face à la souffrance des bêtes.
256Olivier Berger
Histoire du climat
Le Roy Ladurie Emmanuel, Rousseau Daniel et Vasak Anouchka, Les Fluctuations du climat : de l’an mil à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2011, 321 p., 22 €
257Si elle est déjà ancienne dans ses fondements, l’histoire du climat, à laquelle Emmanuel Le Roy Ladurie a jadis attaché son nom, alimente depuis quelques années une frénétique production. Elle puise bien sûr ses motifs dans la hantise actuelle du « réchauffement climatique » et dans la « guerre de religion » que se livrent, en place publique, les « fidèles du GIEC » et les « climato-sceptiques » (p. 17). Condensant et complétant le grand triptyque que Le Roy Ladurie a consacré il y a peu à la question (Histoire humaine et comparée du climat, 2004-2009), ce petit livre, coécrit avec Daniel Rousseau, ancien directeur de l’École nationale de la météorologie, et Anouchka Vasak, subtile analyste des fils affectifs qui nouent l’homme aux figures du ciel, assume une claire mission d’historien : il entend retracer aussi exactement que possible les « fluctuations » du climat de l’an mil à nos jours. Le propos, dira-t-on, déborde de beaucoup le 20e siècle. Et pourtant il y conduit en droite ligne : il s’agit en effet d’épousseter les vérités toutes faites dont la question est à présent revêtue ; de contribuer, avec les outils de l’histoire, à la clarification du problème, ou mieux encore à sa juste formulation.
258Le livre a l’exactitude tatillonne que commande son propos. Pour y satisfaire, les auteurs optent pour une rigoureuse démarche indiciaire. En croisant l’ampleur des moissons, les dates des vendanges, l’oscillation des glaciers et l’abondance des pluies à la constitution patiente, pour les quatre derniers siècles (1676-2010), d’une longue série compilant les moyennes mensuelles de températures à Paris, ils s’appliquent à dégager non seulement des tendances séculaires (petit âge glaciaire du 14e siècle, puis « déglaciation modérée », fluctuations Galilée, Colbert, Victoria, etc.), mais aussi, à partir des « familles de saison », de plus méticuleuses séquences climatiques à l’échelle décennale. De manière convaincante, il ressort ainsi que le 20e siècle, pris dans une longue histoire de refroidissements et de réchauffements successifs, est marqué, à son tour, par une montée globale des températures, dont la courbe n’a rien d’uniforme : enkystée dans un réchauffement séculaire, la période qui court de 1951 à 1987, par exemple, présente les traits d’un clair « rafraîchissement » (1962-1972 marquant la séquence la « plus frisquette »), avant que ne se réamorce, discret d’abord, le réchauffement.
259Mais l’ouvrage ne se borne pas à restituer le panorama climatique du dernier millénaire. Il s’emploie à écrire l’histoire des retentissements humains du climat et de ses fluctuations. Ce sont les désastres et les prospérités frumentaires, les « canicules tueuses », les rigueurs mortifères des hivers glacés ou encore l’émergence des bons millésimes qui forment la trame de la démonstration. Et tout le propos est bien là : faire une place au climat ou, si l’on préfère, à l’environnement climatique et à ses incessantes fluctuations, bien plus nuancées qu’on ne l’imagine, dans l’écriture de l’histoire ; s’attacher à élucider la manière, nuancée elle aussi, dont ils sont acteurs de l’histoire, dont ils pèsent sur l’existence quotidienne des hommes et en expliquent les grandes configurations. Et quelle que soit l’aridité de ces pages, la portion congrue réservée aux perceptions que s’en formaient les hommes et aux analyses qu’ils ont pu se donner à ce sujet, la leçon vaut d’être entendue : contre les commodités du discours mi-savant mi-profane qui s’empare désormais des affaires du climat, elle souligne combien l’histoire a son mot à dire ; combien, savamment composée, l’ombre des choses passées s’offre à l’intellection du monde présent.
260Christophe Granger
Notes
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[1]
A. M. Rosenthal, « Forgive Them Not, for They Knew What They Did », New York Times, 24 octobre 1965, cité dans Michael Meng, op. cit., p. 5.
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[2]
Voir David Shneer, Through Soviet Jewish Eyes : Photography, War and the Holocaust, Chapel Hill, Rutgers University Press, 2011.
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[3]
Cela pourrait être l’une des raisons qui lui faisaient détester Charles Seignobos.
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[4]
Michel Dreyfus, Gérard Gautron et Jean-Louis Robert (dir.), La Naissance de Force ouvrière : autour de Robert Bothereau, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003.
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[5]
Clive Lamming, Paris ferroviaire : gares, lignes oubliées, trains célèbres, curiosités, dépôts, matériels, Paris, Parigramme, 1999.