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Article de revue

Images, lettres et sons

Pages 177 à 190

Notes

  • [1]
    Comme il l’a exprimé à l’occasion de plusieurs interviews : voir L’Express, 26 octobre 2010, et le supplément spécial de Trois Couleurs, MK2, consacré à Vénus noire, octobre 2011.
  • [2]
    Il est vrai qu’Abdellatif Kechiche assume sa démarche, en affirmant : « Vénus noire ne devait pas être un film agréable » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Éric Libiot, L’Express, 26 octobre 2010).
  • [3]
    « J’ai préféré raconter l’histoire de Saartjie à partir des éléments historiques dont j’avais connaissance » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, supplément spécial de Trois Couleurs, MK2, consacré à Vénus noire, octobre 2010, p. 8).
  • [4]
    François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’Invention de l’Hottentot : histoire du regard occidental sur les Khoisans (xv-xixe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
  • [5]
    Le rapport de dissection émis par Georges Cuvier en 1817 établit ainsi un profil-type pour les populations de cette « race ». Son travail aura une influence sur la pensée savante des 19e et début du 20e siècles, avec une résonance dans le discours ultérieur de médecins et d’anthropologues illustres.
  • [6]
    Depuis le retentissant procès Somersett, en 1772, toute personne de statut servile est libre dès qu’elle pose le pied sur le sol de la métropole britannique, bien que l’esclavage demeure légal dans les colonies britanniques jusqu’en 1833.
  • [7]
    Ceci n’empêche pas Abdellatif Kechiche d’affirmer « qu’elle se soit prostituée semble avéré », dans un syllogisme qui ne paraît pas le choquer (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, op. cit., p. 8).
  • [8]
    D’ailleurs, si la prostitution de femmes noires existait en France à l’époque, elle était assez limitée. Selon le recensement effectué en 1816 par Alexandre Parent-Duchâtelet, il y aurait eu 11 Africaines dans Paris sur les 12 707 prostituées inscrites. (Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, Paris, J. B. Baillière, 1836, t. I, p. 40)
  • [9]
    Sur ce point, le film est fidèle au témoignage de Cuvier : « Au printemps de 1815, ayant été conduite au Jardin du roi, elle eut la complaisance de se dépouiller et de se laisser peindre d’après la nu […]. Mais à cette première inspection l’on ne s’aperçut point de la particularité la plus remarquable de son organisation ; elle tint son tablier soigneusement caché, soit entre ses cuisses, soit plus profondément et ce n’est qu’après sa mort qu’on a su qu’elle le possédait. » (Georges Cuvier, « Extrait d’observations faites sur le cadavre d’une femme Hottentote connue à Paris et à Londres », Mémoires du Muséum, t. III, 1817, p. 264)
  • [10]
    « Je n’ai pas voulu expliquer ses motivations ou ses états d’âme, j’ai souhaité que le spectateur se pose les questions que je m’étais posées. […] Je ne l’explique pas, parce qu’elle ne s’en est pas expliquée » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, op. cit., p. 8).
  • [11]
    Catalogue de l’exposition de la BDIC à l’Hôtel national des Invalides : Christophe Didier (dir.), Orages de papier 1914-1918 : les collections de guerre des bibliothèques, Paris, Somogy, 2010, 248 p., 35 ?.
  • [12]
    Cécile Desprairies, Sous l’œil de l’occupant : la France vue par l’Allemagne, 1940-1944, Paris, Armand Colin, 2010, 224 p., 22,50 ?.
  • [13]
    Du 1er décembre 2010 au 21 mars 2011. Les commissaires en sont Brigitte Leal et Frédéric Migayrou, spécialistes, la première, notamment de Calder, Delaunay, Kupka, Lipchitz, Picasso – elle publie à l’occasion de l’exposition les écrits français de Mondrian –, le second, d’architecture et de design. Ils sont accompagnés d’un commissaire associé, Aurélien Lemonier.
  • [14]
    À signaler, une œuvre japonisante au musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, Femmes dans un bois (1907-1909).
  • [15]
    Voir son très riche ouvrage Mondrian et De Stijl, Paris, Hazan, 1987, 2010.
  • [16]
    Voir Jocelyn de Noblet, Design, miroir du siècle, Paris, Flammarion, 1993.
  • [17]
    L’exposition a eu lieu du 22 septembre 2010 au 23 janvier 2011 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris.
  • [18]
    Les informations biographiques et les interprétations des tableaux sont tirées du très beau catalogue de l’exposition : Laurence Sigal-Klagsbald, Inge Jaehner et Philippe Dagen, Felix Nussbaum, Paris, Skira Flammarion, 2010, 178 p., 30 ?.
  • [19]
    On peut en voir des photographies sur le site Internet du Musée : http://www.osnabrueck.de/fnh/
English version

Vénus noire : posture politique et imposture historique

1La sortie de Vénus noire en octobre 2010 aurait pu être un heureux événement à la fois cinématographique et historique. En effet, quoi de plus nécessaire et de plus louable que de réaliser un film sur l’histoire de Saartjie Baartman, de son exhibition en 1810 dans les foires londoniennes et les salons parisiens, jusqu’à son exploitation scientifique et sa dissection par Georges Cuvier, au Muséum d’histoire naturelle, en 1816 ? La démarche d’Abdellatif Kechiche relevait à la fois d’un devoir de mémoire, comme le révèlent les images des funérailles tardives de Saartjie Baartman sur le sol africain en 2002, diffusées dans le générique final, et d’une volonté politique, consistant à dénoncer les racines et les conséquences du racisme moderne européen [1].

2Que le nombre d’entrées, en dépit d’une importante campagne de médiatisation et de critiques parfois très positives, ait été finalement assez décevant et rapidement décroissant, est peut-être moins dû au manque d’intérêt du public pour ce thème qu’à son traitement par le réalisateur, dont la démarche s’est révélée contre-productive [2]. Plus encore, ce qui frappe l’historien-ne dans ce film est une utilisation contestable de certains faits historiques : Vénus noire, qui se prétend basé sur la « réalité historique [3] », oblige à s’interroger sur son historicité et à y poser un regard critique.

3Le film s’ouvre sur le discours de Georges Cuvier (1769-1832), éminent scientifique français, anatomiste, zoologiste et paléontologue du début du 19e siècle, qui dresse une classification raciale à partir du cas de la « Vénus Hottentote » [4], devant une assemblée de savants de l’Académie des sciences. Ses propos correspondent, mot pour mot, à ceux écrits dans son rapport de dissection de Saartje Baartman, paru à Paris en 1817. Cette première scène, qui « cite ses sources » selon l’expression consacrée, peut donc donner l’impression d’une œuvre historique, véridique, quasi documentaire. La deuxième scène montre, dans un flash-back, Saartjie Baartman exhibée dans les « freak shows » de Londres en juin 1810. Kechiche fait alors le choix d’insister pesamment sur ce qui a fait son succès et sa postérité du début à la fin de sa vie en Europe : sa stéatopygie, i.e. la présence d’un amas de graisse situé sur ses fesses et le haut de ses cuisses. Ainsi, le réalisateur fixe notre regard sur les mêmes parties du corps que celles qui ont fasciné les Européens du 19e siècle naissant, son fessier volumineux et ses prétendues particularités génitales, « caractéristiques » des Hottentotes [5]. Mais l’un des premiers problèmes posés par le film est son parti pris de ne pas aborder frontalement la question du statut de la Vénus noire, qui est pourtant absolument central pour comprendre sa situation.

4Reconnaissons à Abdellatif Kechiche que l’on ne sait pas grand-chose de la vie de son héroïne avant son arrivée à Londres. Son passé n’est d’ailleurs abordé qu’à deux reprises dans le film : à l’occasion du jugement de son « associé », Hendrick Caezar, à Londres, et lors de son interview par un journaliste français. Dans les deux cas, la question de son statut en Afrique du Sud, sa terre natale, n’est qu’effleurée : était-elle esclave ou libre ? Hendrick Caezar, colon du Cap, était-il son maître ou son employeur ? Le fait que l’on n’en soit pas sûr historiquement n’obligeait pas le réalisateur à faire l’impasse, car l’ambiguïté dans laquelle il demeure est problématique. En effet, la relation qui est suggérée entre Saartjie Baartman et Hendrick Caezar dénature profondément les rapports qui pouvaient exister entre Noirs et Blancs à l’époque. On les voit développer une solidarité devant l’adversité, confinant à la complicité et aboutissant à une proximité quasi sentimentale. Si ce n’était qu’il lui rappelle à l’occasion, par diverses brutalités, qui est le maître, on pourrait presque croire dans certains passages à une relation entre égaux. Certes, leurs rapports étaient certainement particuliers du fait de l’exil, de la cohabitation et du souhait commun de réussir en Angleterre. De même que l’on comprend bien le piège politique qu’il y aurait eu à trop souligner la domination subie par Saartjie Baartman : Kechiche ne souhaitait peut-être pas tomber dans le syndrome victimaire, faisant de cette femme un être inévitablement soumis, puisque à la fois noire, femme, colonisée et pauvre. Mais il n’aurait sans doute pas été vain de rappeler qu’au début du 19e siècle dans la société du Cap, l’idée même d’une égalité entre homme blanc et femme noire était impensable. En effet, au cours des 17e et 18e siècles, le peuple khoisan, dont est issue Saartjie Baartman, a été victime des massacres perpétrés par les Boers, colons d’origine néerlandaise à l’instar de Hendrick Caezar, et les survivants ont pour la plupart été réduits en esclavage par ces derniers.

5Cette question centrale – mais esquivée par le film – du statut de la Vénus noire aurait pu être traitée durant la scène du procès intenté par des philanthropes à Hendrick Caezar pour exploitation dégradante de Saartjie Baartman. Au tribunal, l’un des très rares moments où elle s’exprime un peu longuement, elle affirme qu’elle est « libre, associée et artiste » et qu’elle fait parfaitement la différence entre le rôle qu’elle joue sur scène (celui de « la femelle sauvage du continent des ténèbres ») et la femme qu’elle est réellement dans la vie. Convaincus, les juges déclarent un non-lieu. Le problème est que l’on n’a aucun moyen de savoir (le film ne tranche d’ailleurs pas sur ce point) dans quelle mesure cette déclaration a été faite librement ou sous la contrainte. Ainsi, l’hypothèse qu’elle ait été une esclave au Cap, nominalement libérée du fait de sa présence en Grande-Bretagne [6], mais gardant des liens de sujétion avec son « maître », n’est pas à exclure. En demeurant dans le flou, Abdellatif Kechiche non seulement crée un malaise, mais laisse également croire à l’éventualité d’un consentement éclairé de la part de Saartjie Baartman, comme si cette hypothèse était historiquement recevable. Qu’elle ne soit pas présentée comme une pauvre victime privée de tout libre arbitre est très respectable ; que l’on puisse sous-entendre pour autant qu’elle soit maîtresse de son destin est nettement plus contestable, non seulement sur le plan politique mais également en termes historiques, car c’est ignorer la réalité sociale et raciale de l’époque.

6Autre thématique dont le traitement laisse perplexe : celle de la couleur de peau de Saartjie Baartman. Le regard sur l’Autre et le racisme sont deux des sujets qu’Abdellatif Kechiche souhaitait mettre au premier plan. Mais paradoxalement, dans cette élaboration de l’altérité, le fait que l’héroïne soit noire passe au second plan, au profit d’autres éléments, comme ses particularités physiques (particulièrement fessières et génitales), ainsi que son aspect « sauvage ». La noirceur de sa peau ne semble pas centrale, alors même qu’elle constituait probablement un élément fondamental de son altérité. Ainsi, dans une des scènes du film, Saartjie Baartman se promène à Londres en calèche découverte, en compagnie de deux hommes noirs, sans qu’un seul passant ne les remarque ou ne se retourne sur leur passage. Dans la foulée, habillée en bourgeoise aisée, elle entre dans une boutique de modiste pour s’acheter un « chapeau au goût du jour » sans que ne soit suggéré, par la caméra, le caractère extraordinaire de sa présence. Certes, l’esclavage sur le sol anglais est officiellement interdit depuis 1772, de même que la traite des esclaves depuis 1807. Certes, vivait à Londres une petite communauté noire (de conditions d’ailleurs très variées), qui pourrait expliquer cette relative indifférence des Blancs. Certes enfin, les codes de savoir-vivre britannique interdisent que l’on exprime trop ouvertement sa surprise ou sa désapprobation. Il n’en reste pas moins que les mentalités demeuraient imprégnées par l’idée de la différence et de l’infériorité des Noirs, infériorité raciale mais aussi sociale – la majeure partie de la population noire vivant en Angleterre disposant alors d’un statut intermédiaire entre esclave et serviteur. Peut-on donc sérieusement imaginer que Saartjie Baartman, femme noire aux formes stéatopyges, ait pu se promener dans les rues de la capitale britannique sans éveiller le moindre regard ? N’était-elle donc différente et surprenante aux yeux des Britanniques que dans les spectacles et foires aux monstres ?

7Abdellatif Kechiche montre également son héroïne fréquentant les cabarets des quartiers pauvres de Londres, où elle côtoie le petit peuple, dans une mise en scène qui révèle une étonnante lecture de classe. Laborieuses, les classes populaires de la révolution industrielle naissante sont présentées dans le film comme non seulement dangereuses mais aussi vicieuses. Ivrognes, sales, vulgaires, bruyants, orduriers : tels sont les prolétaires dans cette représentation filmique. Prostitution et alcoolisme règnent en maîtres dans ces lieux de débauche. Pour un peu, on se croirait en train de lire les textes des hygiénistes du 19e siècle, qui dénonçaient avec vigueur les pathologies sociales des pauvres, selon un parti pris bourgeois largement remis en question depuis. On peut alors s’interroger sur les raisons d’une telle vision. Démontrer que ce sont les « petits Blancs » qui sont les véritables bêtes féroces de l’histoire ? Que les vrais sauvages, qui se noient dans l’alcool et vendent leurs femmes, ce sont eux ? Cette idée, pilier de l’idéologie bourgeoise du 19e siècle, est le produit d’un discours de classe que l’on est surpris de voir véhiculé par le film – et renforcé encore par le fait que, lorsqu’elle fréquente les classes supérieures, il se trouve toujours au moins un individu pour racheter l’inhumanité de son groupe, ce qui n’arrive jamais chez les pauvres.

8Au-delà de ces maladresses – mais sont-ce des maladresses ? –, la manière dont le destin même de la Vénus noire est mis en scène est critiquable. À la pesanteur souvent insoutenable des images, aux actes d’humiliation dont la répétition donne la nausée, à l’environnement socio-économique oppressant de Saartjie Baartman, s’ajoute la longueur du supplice. Car la « Vénus Hottentote » est torturée sous nos yeux pendant pas moins de 2 h 44. Ainsi, le film s’ouvre avec de très longues scènes, montrant une petite salle de spectacle obscure de Piccadilly. Hendrick Caezar y exhibe Saartjie Baartman dans une cage, puis la fait sortir en laisse, la forçant à réaliser divers numéros « pittoresques ». Mais c’est dans les salons parisiens huppés que la limite du supportable est franchie avec une scène pornographique aussi malsaine que superflue, et surtout historiquement douteuse. Réaux, le nouveau maître de Saartjie Baartman, l’exhibe dans un cercle libertin où des aristocrates décadents sont venus pour prendre leur plaisir avec ou au contact de la Vénus. Elle est d’abord humiliée par son maître qui, laisse et fouet en main, ânonnant des injonctions à la soumission, finit par la chevaucher comme une jument. Il la fait ensuite jouer avec un godemiché en ivoire, puis monter sur un sofa circulaire où elle est observée, palpée, embrassée, léchée par le public masculin et féminin. Elle finit par pleurer en silence, ce qui met fin à l’épisode, les libertins ayant vu leur plaisir gâché par ces larmes. À regarder cette longue scène de viol, totalement infondée historiquement, on se demande s’il était nécessaire d’être si explicite pour faire comprendre au spectateur que la « Vénus Hottentote » était à la fois objet de fantasmes et objet de répulsion.

9Ayant délibérément choisi d’hypersexualiser le destin de Saartje Baartman, Abdellatif Kechiche insiste ensuite sur sa vie de prostituée : conjecture historique hypertrophiée, utilisée, instrumentalisée. Pour assouvir quels fantasmes ? Ceux du réalisateur ? Sans doute, puisque aucune source historique ne prouve que Saartjie Baartman se soit vraiment prostituée à Paris [7], et encore moins dans un bordel qui aurait été, vers 1815, achalandé avec deux Maghrébines et une Annamite ! Certaines sources historiques [8] vont même à l’encontre de l’hypothèse selon laquelle Saartjie Baartman ait été prostituée – sans parler des contradictions internes au film lui-même, qui montre tour à tour une femme obstinément pudique au Muséum [9] et totalement docile dans la maison close.

10Pour finir, il n’est pas jusqu’à la mort de Saartjie Baartman qui ne soit instrumentalisée par le réalisateur. De sa fin véritable, on ignore les causes exactes et plusieurs hypothèses ont été retenues : fièvre éruptive, tuberculose, syphilis, mauvais traitements, etc. Le film balaie ces incertitudes et opte, comme s’il s’agissait d’un fait avéré, pour un décès consécutif à une maladie vénérienne, ramenant ainsi définitivement Saartjie Baartman à une sexualité déviante et à la prostitution professionnelle.

11Ainsi, cette fiction aux allures trompeuses de documentaire historique a de quoi laisser perplexe, malgré la prestation de l’actrice elle-même, Yamina Torres, dont on se demande comment elle a (sur)vécu (à) l’expérience. On peut aussi émettre des réserves sur la philosophie d’un film où, à chaque fois qu’une femme (noire) dit « non » à un homme (blanc) qui l’achète ou la vend, l’humilie ou la bat, la torture ou la viole, elle voit sa situation empirer. Plus grave encore, la dénonciation, ouvertement revendiquée par le réalisateur, est dénaturée par sa lecture, plus que sélective, de l’histoire. D’un côté, Abdellatif Kechiche, qui affirmait respecter l’histoire jusque dans ses silences, a opté pour une totale objectivation de son héroïne, dont la psyché reste parfaitement opaque [10]. Mais, de l’autre, sans aucun scrupule pour la véracité historique, il n’a pas hésité à inventer bon nombre d’épisodes, notamment sexuels, de son parcours. On aurait dû savoir gré à Kechiche de révéler les racines (et la pérennité) du racisme moderne européen. De fait, on ressort en ayant bien compris que si Saartjie Baartman est passée à la postérité, c’est parce qu’elle a servi à prouver, à son insu, les théories racialistes des savants. Mais, pour le reste, en puisant dans le fantasme plus que dans la réalité historique, il signe un film complaisant et mensonger.

12Saartjie Baartman, dont il prétendait rétablir la dignité, n’avait certes pas mérité cet ultime outrage.

13Anne Hugon, Delphine Peiretti et Christelle Taraud

« Orages de papier »

14Depuis bientôt un siècle, les professeurs d’histoire enseignent que la Première Guerre mondiale fut la première « guerre totale » : l’arrière fut autant mobilisé que le front, les femmes, les enfants et les vieillards autant que les hommes, les esprits autant que les corps. L’affaire est connue et étudiée depuis longtemps par de nombreux travaux historiques : le « bourrage des crânes », la propagande et la censure faisaient partie de l’arsenal des pays belligérants et des états-majors. L’histoire de cette mobilisation générale a été largement défrichée par les travaux des chercheurs. C’est dans ce cadre que l’exposition « Orages de papier », par référence au livre d’Ernst Jünger Orages d’acier, a été imaginée. Son intérêt, dont témoigne aussi le catalogue, réside dans l’exploration systématique des divers supports utilisés pendant la guerre, ainsi que de la confrontation des productions des deux principaux belligérants, l’Allemagne et la France [11]. « Orages de papier » a, en effet, été conçu à partir de fonds conservés à la BDIC, à la BnF et à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg pour la France et, pour l’Allemagne, à la Bibliothèque de la Grande Guerre de Stuttgart et à la Bibliothèque d’histoire contemporaine de la Bibliothèque régionale du Wurtemberg.

15Le catalogue explique comment ces fonds ont été constitués, par des personnes privées, des chefs d’entreprise, des hommes politiques et des bibliothèques. Dès l’été 1914, émerge partout en Europe la volonté de collectionner des documents sur la guerre, cet événement ressenti très vite comme exceptionnel dans l’histoire de l’Europe puis du monde. L’historien n’en est pas surpris, qui se rappelle qu’à chaque événement atypique (1848, la Commune, Mai 68), correspondent des expressions inédites qui empruntent des chemins nouveaux aussi bien que ceux des médias contemporains ou traditionnels, voire anciens ou quasi disparus. Des particuliers et des institutions éprouvent alors la nécessité de collecter ces matériaux divers, afin d’en conserver la trace pour nourrir la mémoire des générations futures et la fabrique de l’histoire.

16En Allemagne, les initiatives sont nombreuses, de la part d’institutions telles que la Bibliothèque impériale de l’Université de Strasbourg, la Bibliothèque d’État de Bavière, la Bibliothèque royale de Berlin, mais aussi de particuliers, comme l’industriel wurtembergeois Robert Franck, qui bientôt se regroupent en une Association des collectionneurs de la Guerre mondiale. Au total, en 1918, on recense 167 établissements collectionneurs, dont 33 privés. En France, le mouvement est moins important : la Bibliothèque nationale et la Bibliothèque municipale de Lyon agrègent les collections, mais c’est un couple d’industriels parisiens, Henri et Louise Leblanc, qui, aidés d’une douzaine de personnes, réunissent plus de 22 000 pièces. En août 1917, les époux Leblanc font don à l’État de leur collection, qui sert de base à la création de la Bibliothèque-Musée de la Guerre, ancêtre de la BDIC. Ses collections se développeront dans les années suivantes.

17Les objets les plus attendus, parce que déjà connus pour beaucoup, scandent l’exposition : il s’agit, au-delà de la presse qui est évidemment présente, des tracts, affiches, avis et placards. L’écrit et l’image imprimée tiennent une place prépondérante dans la propagande auprès de populations durablement alphabétisées. Les placards et avis sont collés sur les murs des cités par les autorités civiles ou militaires, notamment d’occupation. Cette communication de masse à destination de l’arrière est complétée par une autre communication de masse à destination du front. Les journaux de tranchées, déjà largement étudiés et recensés, viennent s’inscrire dans ce champ un peu flou entre propagande venue d’en haut et réactions de la troupe aux épreuves de la guerre. Ils s’accompagnent du foisonnement des journaux intimes, lettres de soldats, carnets, croquis, objets divers, témoignages du quotidien des soldats et des épreuves qu’ils traversent. Toutefois, les récits destinés à être communiqués à des proches dissimulent une part non négligeable de la guerre. Les souffrances, les blessures, les maladies sont bien souvent tues ou adoucies pour ne pas effaroucher la famille. En revanche, les récits intimes, carnets de notes ou de croquis, qui ne s’adressent qu’à leur auteur sont souvent plus crus, voire plus désespérants.

18Cartes postales, photographies et films cinématographiques occupent une large place au sein de l’exposition. Les cartes postales sont nées lors de la guerre franco-prussienne de 1870-1871. Les frais de port réduits et la faculté pour l’administration de lire la correspondance favorisent ce mode de communication. Au début du 20e siècle, on se met à les collectionner, ce qui entraîne la publication de « séries ». Dès le début de la guerre, les éditeurs privés se lancent dans la production d’illustrations patriotiques ou héroïques et bientôt dans les scènes humoristiques, éducatives ou sentimentales. Le dessin, la photographie, le montage, la caricature sont tour à tour utilisés. Mais la carte postale commence à être concurrencée par la photographie, qui semble à beaucoup plus proche de la « vérité », parce que saisie, en principe, sur le vif. Évidemment, dans la plupart des cas, il n’en est rien : les photographies publiées sont aussi officielles que tous les autres moyens de communication. Les agences photographiques travaillent pour les administrations civiles et militaires et pour les journaux qui sont soumis à la censure. Cependant, depuis les années 1905-1910, les appareils à pellicule de petit format sont devenus des produits de consommation courante. Certains se retrouvent au front, où ils sont surveillés comme tous les objets de communication. On retrouve encore dans les greniers et les brocantes des albums de la Grande Guerre. Le cinéma est un genre apparenté à la photographie, mais il est plus facilement surveillé, à cause des dimensions des caméras et des outils de développement et de montage. La Section photographique et la Section cinématographique des armées, créées en 1915, sont fondues en un seul organisme en 1917, sous la direction de Pierre Marcel. Appuyé par la profession, la SCA dispose d’opérateurs mobilisés qui réalisent des films de propagande, documentaires, actualités, fictions, diffusés ensuite dans les salles. En Allemagne, Ludendorff crée en 1917 le consortium Universum Film Aktiengesellschaft (UFA), qui mettra en scène la propagande filmée avant de devenir un acteur puissant au service du cinéma national.

19L’exposition « Orages de papiers » sort de son champ et recense encore des œuvres de natures diverses, telles que les médailles, que l’on frappait en masse depuis la fin du 19e siècle, mais qui trouvent une seconde jeunesse. Les rubans patriotiques qui semblent réservés à l’Allemagne, renouent avec la tradition des défilés des fraternités des écoles ou des noces. Pour les chansons, il n’est question que de la chanson française, sans doute par manque de contributeurs, car on imagine mal que l’Allemagne soit restée sans voix face au déferlement des « Madelon » et autres « Bidasse » ou à la production d’un Théodore Botrel. Il faut enfin souligner l’inflation de la publication de livres et brochures sur la guerre dès le début du conflit. Les Allemands ont recensé près de dix mille titres publiés entre 1914 et 1918. Il s’agit de témoigner, de raconter, d’expliquer, de commenter cette guerre ressentie dès l’origine comme un phénomène inédit, et de transmettre aux générations futures le message de paix ou de guerre.

20Patrick Eveno

Sous l’œil de l’occupant

21S’inscrivant dans le prolongement de ses deux précédents ouvrages sur le Paris de la collaboration (Ville lumière, années noires, Denoël, 2008, et Paris dans la collaboration, Seuil, 2009), le livre que Cécile Desprairies vient de publier en élargit la perspective au regard de la propagande allemande sur l’ensemble du territoire occupé français de 1940 à 1944 [12].

22Fruit de trois années de recherche dans les fonds d’archives allemands (archives fédérales de Coblence essentiellement, mais aussi archives de Nuremberg) et français (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense à Ivry surtout, mais aussi Institut d’histoire du temps présent et quelques fonds privés), l’ouvrage réunit une centaine de clichés officiels, pour la plupart inédits, choisis parmi les quelque 1,4 million de photographies de propagande allemande rescapées de la Seconde Guerre mondiale. Des 3,5 millions de clichés produits par les services de propagande allemande, 1 091 000 ont en effet été restitués à l’Allemagne par les Alliés au début des années 1960, et 300 000 ont été conservés par la France. Certes, on aurait aimé en savoir davantage sur ce qui a guidé les choix de l’auteure dans cette masse considérable de documents, reste que la sélection proposée est riche et précieuse.

23Ce regard allemand que Cécile Desprairies nous donne à voir est tout à la fois celui des services de propagande qui procèdent aux prises de vue, celui des services de propagande de Goebbels qui les trient et leur attribuent un visa de censure, et enfin celui des agences photographiques qui les leur achètent pour les diffuser dans la presse contrôlée par l’occupant. C’est donc volontairement que l’auteure a écarté les nombreuses photographies prises avec des appareils privés, par des particuliers, qu’ils soient militaires ou pas. L’essentiel de la sélection provient par conséquent des fonds des compagnies de propagande de la Wehrmacht (Propaganda Kompanien). Au nombre de vingt-huit, elles disposaient chacune d’un personnel de deux cent cinquante personnes et de moyens logistiques conséquents. Certaines d’entre elles ont séjourné plus que d’autres en France, à l’image des compagnies 612, 621, 670 et 698 que l’on retrouve ici.

24Le livre se divise en trois parties et dix chapitres chrono-thématiques. Le découpage retenu n’est pourtant pas toujours très convaincant : si l’unité de la première partie apparaît clairement (« L’entrée des troupes allemandes en 1940 »), il n’en va pas de même des deuxième et troisième parties (« La France à l’heure allemande, 1940-1943 » et « La guerre continue, 1941-1944 »), dont le séquençage est un peu déroutant : leur chevauchement chronologique aurait pu se justifier si les thématiques traitées avaient été vraiment différentes. Or, la dernière partie montre, à juste titre au demeurant, que la France est plus que jamais à « l’heure allemande » en 1944.

25Toutes les photographies présentées sont replacées dans leur contexte et commentées par l’auteure qui a adopté pour ce faire un dispositif d’exposition récurrent. La présentation de chaque cliché se fait en trois temps : mise en évidence de « ce que la propagande veut montrer », explication de « ce que l’on peut en lire aujourd’hui » insistant sur ce que le document ne montre justement pas ou dévoile à l’insu de son auteur, enfin, grossissement d’un détail frappant que la propagande n’a le plus souvent pas laissé au hasard (« l’œil allemand »). Chaque document est par ailleurs accompagné de sa légende officielle, de sa source (on aurait néanmoins apprécié que les cotes d’archives soient précisément indiquées) et du nom du photographe quand il est connu, et on peut saluer ici la présence d’un index des photographes présentant quelques éléments biographiques.

26L’intérêt de ce livre est donc double : dévoiler des images inédites et souvent exceptionnelles, les décrypter ensuite. L’ouvrage donne ainsi à voir un certain nombre de réalités de l’Occupation, fussent-elles reconstruites par l’œil de l’occupant au gré des thèmes de reportages sur lesquels les compagnies de propagande étaient chargées de travailler. On y retrouve certes des scènes déjà vues ailleurs (soldats allemands bienveillants, gestes de collaboration, etc.), mais on en découvre d’autres bien plus surprenantes : scènes de pillage à Saint-Omer montrant des Français volant leurs compatriotes (p. 20-21), groupe de religieux sur la route de l’exode (p. 18-19), bordel allemand installé dans un bain rituel juif à Brest (p. 118-119), couples franco-allemands sur la côte atlantique (p. 58-61), scènes de traque policière et d’interrogatoire de résistants (p. 144-152), etc. On y trouve surtout des séries de clichés qui permettent d’incarner des réalités qui ne nous étaient jusqu’ici parvenues que sous forme écrite. Les photographies prises à l’occasion du procès de trois jeunes Français devant le tribunal de la Feldkommandantur de Reims au mois d’octobre 1940 sont ainsi très précieuses (p. 72-75). Les seules images dont on disposait jusqu’alors de la répression judiciaire allemande étaient celles qui avaient été fixées sur la pellicule au moment des quelques grands procès spectacles de l’Assemblée nationale ou de la maison de la chimie en 1941. La réalité présentée ici est tout autre : une petite pièce de l’École des Beaux-arts, dans une aile de l’Hôtel de ville, accueille un procès qui se déroule à huis clos ou presque, puisque la mère de l’un des accusés semble avoir été autorisée à y assister.

27Mais quelle est la part de vérité renfermée dans ces images ? L’auteure nous rappelle sans cesse qu’il s’agit de propagande. Le choix des sujets, des angles de prise de vue, des personnages, rien n’est laissé au hasard. Certaines de ces photographies, à vouloir à tout prix donner du sens, en deviennent invraisemblables. Reste que le caractère vraisemblable de nombre d’entre elles est saisissant. Il est vrai que les compagnies de propagande ont pu compter sur les meilleurs photographes, cinéastes et intellectuels allemands, tels Leni Riefenthal, Hugo Jäger, Heinrich Hofmann. Le regard aiguisé de Cécile Desprairies aide alors le lecteur à décrypter la savante mise en scène qui se cache derrière l’apparent naturel, comme dans cette saynète censée se dérouler dans un restaurant français, où un officier SS allemand, assis, corrige une affichette rédigée en allemand, alors qu’à l’arrière-plan une affiche allemande semble au contraire indiquer que le cliché a été pris en Allemagne – dommage que le cadrage de la photographie ne permette pas au lecteur de suivre l’auteure jusqu’au bout dans son raisonnement (p. 116).

28Comme le souligne tout au long de son livre Cécile Desprairies, les visées de la propagande sont évidentes : il s’agit d’encourager les troupes allemandes et de décourager l’occupé, bref de se concilier la population et d’endormir les résistances, de montrer la sérénité de l’occupant, de louer la collaboration des Français et des Allemands engagés dans un combat commun contre le judéo-bolchevisme, de dénigrer enfin l’adversaire anglo-américain. Reste que, même avec l’aval de la censure, certains documents surprennent par l’impression qu’ils dégagent d’échapper parfois à leurs auteurs, ce que Cécile Desprairies réussit parfaitement à traquer, comme dans ce photoreportage sur le camp d’internement de Beaune-la-Rolande, supposé donner une image rassurante des conditions de vie sur place mais où la douleur et le désespoir se lisent partout (p. 139-141).

29Au final, nous explique l’auteure, la question n’est donc peut-être pas tant celle de la véracité que la façon dont ces photographies nous parlent. Car la France représentée dans ces clichés n’est pas celle de Vichy mais celle de l’occupant. Or, et c’est peut-être là que le bât blesse parfois, les analyses historiques proposées par l’auteure (philosophe et germaniste de formation) pour décrypter le discours de ces documents n’étant pas toujours très convaincantes. On peut d’abord s’étonner d’un certain nombre d’erreurs assez grossières : confusions entre la zone annexée et la zone dite « réservée » (p. 22), entre la « France libre » et la « France combattante » (p. 182), cafouillages aussi sur les structures de l’administration militaire allemande en France et sur leur implantation à Paris (p. 62), sur les grades et fonctions des principaux responsables de l’appareil militaire d’occupation allemand également (ni le général Alfred Streccius, ni les généraux Otto et Carl-Heinrich von Stülpnagel n’ont été commandants en chef de l’armée de terre – p. 62 et 124).

30On peut ensuite regretter qu’un certain nombre d’affirmations soient insuffisamment documentées. Les clichés sur le procès militaire de Reims, par exemple, mettent bel et bien en scène une procédure conforme au code de procédure pénal allemand en temps de guerre, destinée à démontrer l’efficacité et la légitimité d’une répression militaire à visage légal ; quant au sort des condamnés, rappelons qu’il ne fut jamais question de « camp de redressement » en France occupée, que les déportations de répression n’étaient pas encore d’actualité à l’automne 1940, et que la prison reste donc la seule hypothèse vraiment convaincante. Plus ennuyeux encore, l’affirmation selon laquelle les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande auraient, dès le printemps 1941, été des camps de transit vers Auschwitz, ce qu’ils ne deviendront en réalité qu’à l’été 1942 (p. 136-138) ; ou encore le commentaire qui accompagne les clichés de la rafle de Marseille en janvier 1943, par lequel on apprend que l’extension des mesures antijuives à la zone sud aurait résulté de la suppression de la ligne de démarcation en novembre 1942 (p. 158), alors que les ordonnances allemandes antijuives promulguées en zone nord n’y seront jamais appliquées, le commandant militaire allemand en France n’y exerçant pas officiellement les « droits de la puissance occupante ». Des mesures antijuives toucheront en revanche la zone sud dès l’automne 1940, mais à l’initiative du régime de Vichy qui promulgue ses propres mesures antisémites, produit des textes susceptibles de remplacer les ordonnances antijuives allemandes de zone occupée, ce qui conduit à en étendre une partie des dispositions à la zone sud, enfin, à la suite des accords Oberg-Bousquet sur la collaboration des polices en juillet 1942, prend l’initiative de rafles réalisées en toute autonomie, les victimes étant ensuite livrées aux Allemands. Ce qui change néanmoins fondamentalement avec l’invasion de la zone sud, c’est la possibilité désormais offerte à la police allemande de procéder elle-même à des arrestations dans l’ancienne « zone libre ».

31Enfin, trop nombreux sont les clichés analysés à travers le prisme de l’antisémitisme et de la « Solution finale », alors même qu’ils ne s’y prêtent pas toujours. Comment par exemple être certain que cette promenade en calèche près du bois de Boulogne « un jour d’été 1942 » a eu lieu le jour de la rafle du Vel’ d’Hiv’ (p. 104) ? Quelle pertinence y a-t-il à établir un parallèle entre le pillage de magasins à Saint-Omer en mai 1940 et la Nuit de cristal de novembre 1938 (p. 20), ou entre l’amoncellement de vêtements dans un camp d’habillement pour l’armée allemande et ceux découverts à la libération des camps à l’Est en 1945 (p. 68) ?

32Ces remarques critiques ne doivent toutefois pas faire oublier la très grande richesse et l’utilité du livre de Cécile Desprairies, qui dévoile et décrypte des images inédites et souvent exceptionnelles de l’Occupation.

33Gaël Eismann

Peinture par plans, plans dans l’espace de la ville

34Un peu déroutante au premier abord par son double objet, fascinante en fin de compte dans l’exploration de ce que Mondrian appelait « esprit du temps nouveau », autrement dit avant-garde de l’entre-deux-guerres, l’exposition au Centre Pompidou « Mondrian/De Stijl[13] » est aussi piquante à plus d’un titre. La première raison est que Mondrian a beaucoup aimé, comme métropole, Paris, où il a longuement séjourné (en 1912-1914, puis de 1919 à 1938, avant de mourir en 1944, à New York du fait de la guerre). La reconstitution de son atelier rue du Regard en témoigne de façon émouvante, avec bien d’autres documents (photographies, articles, collaboration pour une mise en scène avec Michel Seuphor, qui se lance en 1925 avec Documents internationaux de l’esprit nouveau). La deuxième raison est que l’on répare une myopie des musées français : le Musée national d’art moderne ne possède que deux toiles [14], l’une achetée en 1974, l’autre en 1985 (New York City, de 1942). C’est le signe d’un long malentendu entre la culture des élites françaises et l’abstraction. Après tout, les trois grands pionniers, Piet Mondrian, Vassily Kandinsky et Kasimir Malevitch ne sont pas français, même si la peinture française les a influencés, du postimpressionnisme au cubisme. Une troisième raison est que Serge Lemoine, ancien directeur et président du musée d’Orsay, spécialiste reconnu de Mondrian [15], avait organisé en 2002 une très suggestive exposition sur le Mondrian d’avant 1914, et on attendait confusément une suite.

35L’exposition se déploie en trois sections : une section d’introduction générale sur les sources de ce qu’on peut appeler un mouvement, De Stijl étant le nom d’une revue qui commence à paraître en octobre 1917, avec d’ailleurs un article de Mondrian sur le néoplasticisme en peinture, une section sur des œuvres de Mondrian de 1911 (année de rupture) à sa mort, une section sur les formes créées par des artistes liés à De Stijl. La première section, avec quatre salles, souffre de malmener les chronologies et de vouloir aborder assez rapidement des facteurs complexes, la personnalité de Piet Mondrian bien sûr (un autoportrait en noir de 1908-1909, des œuvres diverses comme Le Nuage rouge de 1907 ou Clocher zélandais de 1910), les spiritualités de la vision (symbolisme, théosophie), quelques artistes évoqués (dont Toorop, Archipenko), l’influence du fauvisme et du cubisme, une première approche de Theo Van Doesburg, créateur de De Stijl avec Mondrian (toiles Mouvement héroïque de 1916, Paysage urbain avec bateau de 1917, et surtout de beaux vitraux de 1917-1918, Composition en vitrail destinée à la villa de Karpeton). La deuxième section, dédiée à 1911, constitue à elle seule une exposition dans l’exposition, ou le cœur de l’exposition, un événement qui fera date, puisque 2011 marque le centenaire de cette rupture (le peintre change alors son nom de Mondriaan en Mondrian, comme s’il changeait d’identité à l’âge de 39 ans), magnifiquement célébrée.

36En huit salles organisées selon la chronologie sont présentées des toiles de Mondrian qui illustrent parfaitement sa façon de traiter l’abstraction (un quart à peu près venues des Pays-Bas, beaucoup des États-Unis, Suisse, Royaume-Uni, Italie, etc.). Cette abstraction naît dans le sillage du cubisme à partir de 1911 (L’Arbre gris de 1911, Nature morte au pot de gingembre, deuxième version 1912). Mondrian a mis du temps à trouver sa voie, si on se rappelle qu’il a seulement deux ans de moins que Maurice Denis. Il a commencé par un certain réalisme, a découvert Van Gogh en 1905, a été divisionniste et fauve, cézannien. Il fait un voyage à Paris en juin 1911, puis y revient durablement fin décembre. Il commence à s’écarter de la théosophie au profit de recherches plus formelles, une réalité pure selon lui (s’écartant de l’objet), tout en gardant le goût du symbole (thèmes de l’arbre, de l’œuf, l’harmonie du masculin et du féminin). Il découvre Fernand Léger, Robert Delaunay, Albert Gleizes, il est salué par Guillaume Apollinaire, qui parle à son sujet d’un cubisme « très abstrait ». Il apprécie les façades parisiennes, qu’il voit en bleu-gris. D’un moment qui peut déjà être caractérisé d’abstrait autour de 1913, l’exposition montre plusieurs Compositions. À partir de la sixième salle de cette section, on passe à des toiles de la nouvelle plastique, petits carrés en 1917, puis tableaux en grands plans à lignes droites orthogonales et utilisation de couleurs primaires. Le rouge, couleur chaude, évoque la radiation, le jaune est expansif, le bleu reposant. Leur agencement varie selon le tableau, par exemple le rouge est tout petit ou très grand, il peut s’équilibrer avec les non-couleurs (noir, blanc, différentes nuances du gris).

37La troisième section, en six salles (« Expériences de l’intérieur », « Les formes de l’abstraction », « L’abstraction concrétisée », « L’exposition De Stijl à la galerie Rosenberg », « Les dimensions de l’espace », « De Stijl : vers l’espace public »), traite de De Stijl, très mal connu en France. C’est une nébuleuse où de nombreux noms apparaissent. Certains n’ont pas signé le manifeste de 1917, d’autres ont quitté le mouvement, peu importe dans le détail. Les deux personnalités qui dominent, en dehors de Mondrian (qui prend ses distances après 1925, on y reviendra), sont Theo Van Doesburg et Gerrit Rietveld. Le lien avec la section précédente n’est pas dû seulement à une grande communauté de vues entre Piet Mondrian et Theo Van Doesburg pendant huit années sur différents sujets. Mondrian a estimé qu’il y avait un prolongement de l’espace pictural dans un espace habité et plus largement dans les façades et l’espace urbain, un espace infini avec des limites indéfinies. Ce n’est donc pas le trahir que d’explorer ces prolongements.

38Van Doesburg a été un artiste complet (peintre, architecte, décorateur) et un théoricien de l’art rationnel. Il a eu aussi une perspective sociale comme l’attestent les documents relatifs aux logements ouvriers du polder de Spangen (1919-1920). Il a été indirectement influencé par Frank Lloyd Wright, que lui a fait connaître un de ses amis, Robert van’t Hoff, architecte et designer. Un point passionnant est l’aventure allemande de Van Doesburg : il rejoint en avril 1922 le Bauhaus de Weimar, avec lequel existent des affinités, critique l’état d’esprit qui y règne avec l’influence postromantique et expressionniste d’Itten, acculé à la démission en 1923 en raison de sa réticence face au rationalisme. Van Doesburg n’est pas agréé comme enseignant officiel du Bauhaus, mais crée un cours parallèle que beaucoup d’élèves du Bauhaus viennent suivre. Il veut un dépassement de l’individualisme, un langage universel des formes susceptible de pénétrer la vie quotidienne et de créer un environnement grâce à une fusion de l’esprit (art, raison) et de la matière (technique, nature) : on peut alors parler d’une utopie technique et d’une utopie sociale [16]. À la différence de ses contemporains, il voit le design moins comme une discipline ou une profession que comme un projet, une forme de créativité.

39Theo Van Doesburg a aussi exposé à Paris en 1923 avec son nouvel ami, Cornelis Van Eesteren, à la galerie L’effort moderne de Léonce Rosenberg, puis en 1925 à l’exposition des Arts décoratifs : on est saisi par l’installation Cité dans l’espace, due à Frederick Kiesler, qui figurait à cette exposition pour exprimer les idées de De Stijl. C’est à peu près à ce moment-là qu’il entre dans une nouvelle phase de travail, mal comprise par Mondrian. Il voudrait introduire des diagonales pour ajouter une quatrième dimension à l’espace, celle du temps. Cette phase est illustrée par l’aménagement du café-dancing-cinéma de L’Aubette à Strasbourg, symbolisant la déconstruction, le flottement. L’art devient de plus en plus l’agent de construction de l’environnement urbain.

40Chemin faisant dans l’exposition, on voit les photographies et maquettes de différents architectes autres que Theo Van Doesburg, dont Georges Vantongerloo. Jacobus Oud est intéressant pour son projet usine et bureau à Purmerend, de 1919. On entre dans une pièce de la maison Schröder. La collection d’objets, quant à elle, met en valeur Gerrit Rietveld. Ce dernier, fils de menuisier d’art, a été ébéniste, architecte (maison Schröder à Utrecht, qui constitue une véritable machine à habiter, premiers dessins de l’actuel musée Van Gogh à Amsterdam) et designer. Il pense qu’un espace indéfini peut être mis à la portée des proportions humaines par une ligne, l’emploi minimal de formes simples sur un plancher, un mur, ou une combinaison de plans horizontaux et verticaux qui n’évoque jamais la fermeture, mais ouvre sur ce qui est au-dessus et au-dessous, entre et autour. Pour l’illustrer, on voit, dans la salle intitulée « L’abstraction concrétisée », Chaise à lattes de 1918-1920, prototype de la Chaise rouge-bleu, Chaise Beugel Stoel de 1927 avec des tubes métalliques, un fauteuil, des lampes, de petites tables, un service de petit-déjeuner, des jouets pour enfants.

41Enfin l’exposition suggère quelques prolongements du mouvement, notamment avec Jean Gorin, Construction plastique spatio-temporelle (1946). Bref, comme l’écrit Serge Lemoine dans le catalogue de l’exposition : « un art sur lequel bâtir ».

42Jean-Pierre Daviet

Une belle rétrospective Felix Nussbaum

43Une rétrospective exceptionnelle de l’œuvre de Felix Nussbaum s’est tenue récemment au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris [17]. Ce peintre allemand, né en 1904, formé dans le courant de la Nouvelle Objectivité (Neue Sachlichkeit), mais mal connu en France, est pourtant l’un de ceux qui témoignent de la manière la plus poignante du destin tragique des juifs en Europe sous le nazisme, puisqu’il meurt à Auschwitz en 1944. L’exposition regroupe une soixantaine d’œuvres selon un parcours chronologique : « Histoire d’une jeunesse » (1927-1931), « Le voyage en Italie (1933-1934) », « Partir/rester » (1935-1938), « La mise au secret » (1935-1939), « Tempête sur l’Europe » (1938-1939), « La nature morte » (1940-1943), « Jours redoutables » (1940-1943) et « Le triomphe de la mort » (1943-1944). On peut retracer sa trame à partir de six des nombreux portraits et autoportraits qu’elle présente, mis en regard avec d’autres tableaux [18].

44Évoquons en premier lieu l’Autoportrait au chapeau vert (1927) : il témoigne de la jeunesse du peintre dans la bourgeoisie juive aisée d’Allemagne du Nord à une époque où les juifs représentent moins de 1 % de la population du Reich (ils sont cinq cent mille en 1933). Felix Nussbaum apparaît comme un élégant jeune homme de 23 ans, portant une épingle à cravate ornée d’une perle – la même que celle du tableau Mon père (1926), exposé à Berlin en 1929. Celui-ci, Philipp Nussbaum, est né en 1872 à Emden en Basse-Saxe et s’est établi à Osnabrück en 1900, où il exploite une quincaillerie prospère (80 % des juifs appartiennent alors au Mittelstand, c’est-à-dire aux couches moyennes et bourgeoises). Ces deux portraits révèlent l’aisance financière de la famille, mais aussi l’attachement de Felix envers son père, peintre amateur et collectionneur qui apprécie Van Gogh – influence perceptible du reste chez Nussbaum. Celui-ci se sent lié à la fois au monde bourgeois (la présence d’une domestique à domicile, les vacances familiales dans les stations balnéaires de la mer du Nord, ou l’appartenance de son père au club de cavalerie de la ville en sont des signes tangibles) et à la communauté juive locale. La synagogue d’Osnabrück a été fondée en 1906. Felix Nussbaum fréquente l’école primaire israélite à partir de 1910 et son premier dessin est réalisé pour la bar-mitsvah de son cousin en 1920. Mais seuls deux tableaux évoquent avant 1933 le judaïsme. Dans Les Deux Juifs (intérieur de la synagogue d’Osnabrück) en 1926, Felix Nussbaum, qui se dit pieux par amour filial, s’est notamment représenté avec un châle de prière sur la tête, à côté du chantre âgé de la communauté. Derrière, l’assistance mêle juifs orthodoxes et réformés, reflétant le pluralisme du judaïsme allemand de l’époque.

45Un deuxième tableau charnière est le portrait des jeunes peintres dénonçant le fonctionnement de l’Académie des Beaux-arts de Prusse dans La Place folle (1931). La formation artistique de Felix Nussbaum a débuté en 1922 à l’École des arts décoratifs de Hambourg. En 1923, il entre dans l’atelier de peinture et sculpture Lewin-Funcke à Berlin, où il a pour maître Willy Jaeckel (1888-1944), membre de l’Académie. C’est dans cet atelier qu’il rencontre, l’année suivante, la compagne de sa vie, Felka Platek (1899-1944), une juive polonaise, qui suit les cours du peintre et graveur expressionniste Ludwig Meidner (1884-1966). Cette période de formation est contemporaine de la naissance du courant de la Nouvelle Objectivité, qui doit son nom à une exposition tenue en 1925 à Mannheim autour de différents artistes réalistes réagissant contre l’expressionnisme. En 1927, Felix Nussbaum expose pour la première fois seul à la galerie Casper à Berlin, où il présentera de nouveau ses œuvres en 1929. Il est alors influencé par Henri Rousseau et Georgio De Chirico, respectivement découverts dans des galeries berlinoises en 1926 et 1929, comme en témoigne par exemple le curieux tableau Souvenir de Norderney (1929), qui évoque les vacances familiales insouciantes, représente avec naïveté des baigneurs posant dans une carte postale géante, et dans lequel les motifs du crâne et de la roue rappellent la mort et la fuite du temps. Cependant, c’est le tableau satirique La Place folle, réalisé en 1931 et présenté à l’exposition de la Sécession berlinoise « Les artistes entre eux », qui rend Felix Nussbaum célèbre, car il met en scène le conflit des générations. Au centre, les jeunes peintres déchargent des tableaux sur la Pariser Platz de Berlin. Nussbaum y figure avec à la main probablement la liste des artistes refusés par l’Académie, tandis qu’à gauche défilent les membres de celle-ci, cortège de vieillards se dirigeant vers l’entrée du bâtiment, dont le nom a été tronqué. Son président de 1920 à 1933, Max Liebermann (1847-1935), est figuré au sommet d’un immeuble en ruines, dos à la scène et en train de se peindre lui-même. Désormais reconnu pour son talent, Felix Nussbaum obtient en 1932 une bourse de l’académie allemande à Rome, la villa Massimo. Mais il doit la quitter en mai 1933, à la suite d’une rixe. À cette date, il ne veut pas rentrer dans l’Allemagne hitlérienne et séjourne comme « touriste » en Italie, jetant un regard lucide sur les événements : Destruction 2 (1933) montre les ruines du Colisée, encadrées par des murs lourds, devant lesquels un couple terrorisé s’étreint. Au premier plan, gisent les débris des tableaux de Felix Nussbaum, dont La Place folle. La toile illustre l’anéantissement de la culture de l’Occident.

46Troisième étape, l’Autoportrait au torchon (1936) rend compte, avec un mélange d’autodérision et de douleur, de la condition de l’exilé. Felix Nussbaum se peint, le regard fixe, torse nu, devant la ville d’Ostende en Belgique, portant sur sa tête un entonnoir renversé (ce qui renvoie à l’image du fou, mais aussi au bonnet imposé aux juifs au Moyen Âge) et autour du cou un torchon bleu et blanc (évoquant le châle de prière des juifs). Cet autoportrait est emblématique de l’errance des juifs hors d’Allemagne (deux cent quatre-vingt mille auraient émigré sous le Troisième Reich), thème que l’on retrouve dans le tableau allégorique Le Réfugié (1939). Après l’Italie et la France, Felix Nussbaum s’est installé à Ostende en février 1935, avec un visa touristique provisoire. Il s’attache à cette ville, où plane l’influence de James Ensor : les masques deviennent d’ailleurs de plus en plus fréquents dans ses œuvres. En novembre 1935, Felix Nussbaum et Felka Platek sont inscrits sur le registre belge des ressortissants étrangers et s’engagent à n’occuper aucun emploi, mais à « étudier la peinture ». Le port d’Ostende fournit le sujet du tableau horizontal Forêt de mâts (1938) où, dans un ciel de tempête, s’enchevêtrent des mâts de bateaux, des filets de pêche et des cordages, ornés de symboles sombres : un fanal éteint, un poisson carnivore ou une sirène empalée. Pourtant, un marin repeint le mât d’un navire, illustrant la résistance des artistes : « Entre les problèmes financiers et les autres soucis et perturbations du quotidien que nous, déracinés, devons supporter, je ne perds pas ma volonté de bien travailler », dit Felix Nussbaum en 1939. Mais les conditions de ce travail sont de plus en plus dures. Le 30 septembre 1939, l’administration belge prend un décret sur la surveillance des étrangers. Le Secret (novembre 1939) est un tableau allégorique sur la situation morale et matérielle de l’artiste, qui doit observer des règles de prudence extrêmes : dans un intérieur, le peintre révèle un secret qui terrifie son destinataire, tandis qu’une figure mystérieuse, double de l’artiste, lui enjoint de se taire. En 1937, Felix Nussbaum et sa compagne s’installent à Bruxelles, rue de l’Archimède, et se marient. L’année suivante, le peintre participe à l’exposition « L’art allemand libre » organisée à la Maison de la culture de Paris par le Freier Künstlerbund, en réaction à l’exposition nazie sur « l’art dégénéré » qui s’est tenue à Munich en 1937.

47Quatrième jalon de ce parcours, l’Autoportrait dans le camp (1940) témoigne de l’expérience de l’internement. Le 10 mai 1940, lors de la capitulation belge, Felix Nussbaum est arrêté en tant qu’émigré allemand ; il est déporté comme « étranger ennemi » au camp de Saint-Cyprien dans les Pyrénées-Orientales, tandis que Felka Platek reste à Bruxelles. Mais il réussit à s’échapper en septembre 1940 au cours d’un transfert à la caserne de Bordeaux. Il retourne alors à Bruxelles, où il vit désormais caché. En 1941, il commence à peindre la vie du camp de Saint-Cyprien. Autoportrait dans le camp montre Felix Nussbaum non rasé, portant une chemise sale et déchirée, avec, en arrière-plan, les scènes crues de la vie du camp (hommes victimes de la dysenterie devant les latrines, barbelés, baraques), mais le regard de l’artiste est celui d’un indompté. Le port du calot noir s’inscrit dans la tradition de l’autoportrait depuis Rembrandt. De même, dans Saint-Cyprien (1942), on retrouve le motif des barbelés bloquant l’accès à la mer aux personnages sur la plage. Cependant Felix Nussbaum figure debout et fixant le spectateur, prêt à fuir. La Synagogue du camp (1941) constitue un tableau plus énigmatique, puisqu’il n’existait pas de synagogue à Saint-Cyprien. Il semble que le peintre s’y soit représenté en châle de prière, un peu isolé du groupe.

48La cinquième œuvre, l’Autoportrait au chevalet (1943), illustre l’aggravation des conditions de vie dans la clandestinité. En 1942, Felix Nussbaum fait photographier ses œuvres les plus importantes et met à l’abri toutes ses toiles chez un dentiste, le docteur Grosfils. Dénoncé par un membre de la Gestapo, il se réfugie provisoirement chez des amis, puis regagne en 1943 la rue de l’Archimède, où il se cache dans une mansarde. Il s’aménage un atelier en sous-sol d’un immeuble. Dans ce confinement, les natures mortes deviennent de plus en plus nombreuses : le peintre y insère des extraits de journaux, qui leur confèrent un caractère historique. Ainsi dès La Nature morte de Felix Nussbaum (nature morte au pamplemousse) de 1940, il utilise une page du Soir, quotidien en langue française publié à Bruxelles, intitulée « tempête sur l’Europe » : ce titre est repris pour La Peur (autoportrait avec sa nièce Marianne) de 1941, où se devinent dans le ciel noir deux bombardiers. Autre exemple, la Nature morte au mannequin (tombola), dans laquelle le titre de « Grande tombola » peut s’interpréter comme une allégorie de la vie, une loterie. L’artiste transforme aussi la cour d’immeuble qu’il voit depuis sa mansarde en Cour de prison (1942) : toutes les fenêtres ont des barreaux, l’arbre central est dénudé et sert de gibet. Le terme de Nussbaum désigne en allemand un noyer. « Un Nussbaum devrait pouvoir rester tranquillement au même endroit. Avec peut être l’espoir que son arbre porte un jour du fruit » (lettre à Ludwig Meidner, 1937). Cette volonté de maintenir envers et contre tout le travail de peintre fournit sans doute la clé du mystérieux Soir (autoportrait avec Felka Platek) (1942) : l’artiste se représente dans une scène à connotation érotique avec son épouse nue ; à terre, le journal Le Soir annonce le décret sur le port obligatoire de l’étoile jaune à partir du 7 juillet 1942. Dans ce contexte, la toile fait figure de défi. L’étoile jaune confère alors au célèbre Autoportrait au passeport juif (1943) une dimension allégorique : Felix Nussbaum fuit dans la nuit derrière des murs infranchissables, il montre sa carte d’identité frappée du tampon juif, son expression mêle peur et détermination.

49Cette attitude de défi disparaît complètement des dernières œuvres. Les portraits de 1943 et 1944 montrent des hommes traqués et attendant la mort. Ainsi dans Juif à la fenêtre (1943), un personnage amaigri, habillé de haillons, au visage émacié et aux yeux démesurés, se tient devant une fenêtre dont les montants dessinent une croix. Dans Les Damnés (1943-1944), douze personnages sont parqués dans un enclos, devant un mur aux graffitis macabres, tandis qu’à l’arrière plan, on voit une rue où flottent les drapeaux de la peste et des squelettes apportant des cercueils : les personnages sont tous des citations des œuvres antérieures. Ces toiles apparaissent a posteriori comme des visions prémonitoires des camps de la mort. Les membres de la famille de Felix Nussbaum, réfugiés à Amsterdam, ont été déportés en février 1944 au camp de Westerbork, puis à Auschwitz. Le dernier tableau du peintre, Triomphe de la mort (avril 1944), est une apocalypse inspirée de Bruegel, mais aussi d’Otto Dix et de Goya. Le 20 juin 1944, Felix Nussbaum et Felka Platek sont arrêtés par la Gestapo ; ils sont déportés le 31 juillet 1944 à Auschwitz depuis le camp de Malines, par le dernier train partant de Belgique. Gazé à son arrivée le 2 août, l’artiste ne laisse aucun dessin du camp d’extermination.

50Il faut rendre hommage au Musée d’art et d’histoire du judaïsme d’avoir organisé une telle exposition. Celle-ci n’aurait pas été possible sans le prêt exceptionnel de la Felix-Nussbaum-Haus d’Osnabrück (1999), actuellement en rénovation et dont l’histoire est liée à la redécouverte de Felix Nussbaum en Allemagne à partir de 1970. L’architecte Daniel Libeskind, connu pour avoir réalisé le Musée juif de Berlin entre 1993 et 1998, a conçu le bâtiment d’Osnabrück comme un système de lignes orientées vers Berlin, Bruxelles et Auschwitz, lieux forts du parcours de Felix Nussbaum, et rendu sensible l’atmosphère d’insécurité de la vie du peintre par des planchers penchés et des murs non parallèles [19]. Une photographie grand format de ce musée est montrée à la fin de l’exposition. Abritant près de cent quatre-vingts œuvres, celui-ci est fidèle au vœu de Felix Nussbaum : « Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes. »

51Marie-Bénédicte Vincent

Notes

  • [1]
    Comme il l’a exprimé à l’occasion de plusieurs interviews : voir L’Express, 26 octobre 2010, et le supplément spécial de Trois Couleurs, MK2, consacré à Vénus noire, octobre 2011.
  • [2]
    Il est vrai qu’Abdellatif Kechiche assume sa démarche, en affirmant : « Vénus noire ne devait pas être un film agréable » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Éric Libiot, L’Express, 26 octobre 2010).
  • [3]
    « J’ai préféré raconter l’histoire de Saartjie à partir des éléments historiques dont j’avais connaissance » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, supplément spécial de Trois Couleurs, MK2, consacré à Vénus noire, octobre 2010, p. 8).
  • [4]
    François-Xavier Fauvelle-Aymar, L’Invention de l’Hottentot : histoire du regard occidental sur les Khoisans (xv-xixe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
  • [5]
    Le rapport de dissection émis par Georges Cuvier en 1817 établit ainsi un profil-type pour les populations de cette « race ». Son travail aura une influence sur la pensée savante des 19e et début du 20e siècles, avec une résonance dans le discours ultérieur de médecins et d’anthropologues illustres.
  • [6]
    Depuis le retentissant procès Somersett, en 1772, toute personne de statut servile est libre dès qu’elle pose le pied sur le sol de la métropole britannique, bien que l’esclavage demeure légal dans les colonies britanniques jusqu’en 1833.
  • [7]
    Ceci n’empêche pas Abdellatif Kechiche d’affirmer « qu’elle se soit prostituée semble avéré », dans un syllogisme qui ne paraît pas le choquer (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, op. cit., p. 8).
  • [8]
    D’ailleurs, si la prostitution de femmes noires existait en France à l’époque, elle était assez limitée. Selon le recensement effectué en 1816 par Alexandre Parent-Duchâtelet, il y aurait eu 11 Africaines dans Paris sur les 12 707 prostituées inscrites. (Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, Paris, J. B. Baillière, 1836, t. I, p. 40)
  • [9]
    Sur ce point, le film est fidèle au témoignage de Cuvier : « Au printemps de 1815, ayant été conduite au Jardin du roi, elle eut la complaisance de se dépouiller et de se laisser peindre d’après la nu […]. Mais à cette première inspection l’on ne s’aperçut point de la particularité la plus remarquable de son organisation ; elle tint son tablier soigneusement caché, soit entre ses cuisses, soit plus profondément et ce n’est qu’après sa mort qu’on a su qu’elle le possédait. » (Georges Cuvier, « Extrait d’observations faites sur le cadavre d’une femme Hottentote connue à Paris et à Londres », Mémoires du Muséum, t. III, 1817, p. 264)
  • [10]
    « Je n’ai pas voulu expliquer ses motivations ou ses états d’âme, j’ai souhaité que le spectateur se pose les questions que je m’étais posées. […] Je ne l’explique pas, parce qu’elle ne s’en est pas expliquée » (Abdellatif Kechiche, propos recueillis par Aureliano Tonet, op. cit., p. 8).
  • [11]
    Catalogue de l’exposition de la BDIC à l’Hôtel national des Invalides : Christophe Didier (dir.), Orages de papier 1914-1918 : les collections de guerre des bibliothèques, Paris, Somogy, 2010, 248 p., 35 ?.
  • [12]
    Cécile Desprairies, Sous l’œil de l’occupant : la France vue par l’Allemagne, 1940-1944, Paris, Armand Colin, 2010, 224 p., 22,50 ?.
  • [13]
    Du 1er décembre 2010 au 21 mars 2011. Les commissaires en sont Brigitte Leal et Frédéric Migayrou, spécialistes, la première, notamment de Calder, Delaunay, Kupka, Lipchitz, Picasso – elle publie à l’occasion de l’exposition les écrits français de Mondrian –, le second, d’architecture et de design. Ils sont accompagnés d’un commissaire associé, Aurélien Lemonier.
  • [14]
    À signaler, une œuvre japonisante au musée Maurice Denis de Saint-Germain-en-Laye, Femmes dans un bois (1907-1909).
  • [15]
    Voir son très riche ouvrage Mondrian et De Stijl, Paris, Hazan, 1987, 2010.
  • [16]
    Voir Jocelyn de Noblet, Design, miroir du siècle, Paris, Flammarion, 1993.
  • [17]
    L’exposition a eu lieu du 22 septembre 2010 au 23 janvier 2011 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris.
  • [18]
    Les informations biographiques et les interprétations des tableaux sont tirées du très beau catalogue de l’exposition : Laurence Sigal-Klagsbald, Inge Jaehner et Philippe Dagen, Felix Nussbaum, Paris, Skira Flammarion, 2010, 178 p., 30 ?.
  • [19]
    On peut en voir des photographies sur le site Internet du Musée : http://www.osnabrueck.de/fnh/
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