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Article de revue

Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939)

Pages 97 à 102

Notes

  • [1]
    DLA, Elias, I, 34, entretien (non publié) de Jean-Claude Chamboredon avec Norbert Elias (1983).
  • [2]
    Claire Zalc, « L’analyse d’une institution : le Registre du commerce et les étrangers dans l’entre-deux-guerres », Genèses, 31, 1998, p. 99-118, p. 100.
  • [3]
    DLA, Elias, I, 34, entretien (non publié) de Jean-Claude Chamboredon avec Norbert Elias (1983).
  • [4]
    DLA, Elias, I, 40, lettre d’Alexandre Koyré à Norbert Elias, n. d. [probablement fin juin 1939]. Selon le témoignage d’Elias, Koyré est le seul universitaire français qui se fût montré un tant soit peu amical avec lui lorsqu’il vivait à Paris. Voir Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 67. Ajoutons que la parution du second volume de Über den Prozess der Zivilisation avait été repoussée à septembre 1939, ce qui explique que Raymond Aron n’ait pu en prendre connaissance.
  • [5]
    Les références des documents publiés sont le suivantes : DLA Elias, I. 32, lettre de Raymond Aron à Norbert Elias, 10 juillet 1939 ; Annales sociologiques, A (4), 1941, p. 54-56 ; Bibliothèque nationale de France, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939. Nous remercions respectivement Hermann Korte, Annie Devinant et les PUF, ainsi que Dominique Schnapper d’avoir accepté la publication de ces documents.
  • [6]
    DLA Elias, IV, 910, Haus zum Falken, lettre de Fritz Karger à Norbert Elias, 27 juin 1939. Notons que dans une autre carte écrite en allemand, difficile à déchiffrer (tout comme la première), Alexandre Koyré avait communiqué à Norbert Elias l’adresse de Raymond Aron.
  • [7]
    Les deux volumes de cet ouvrage ont partiellement été traduits en français par Pierre Kamnitzer et publiés aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous des titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [8]
    Raymond Aron a visiblement tenu compte des remarques de Norbert Elias, puisque cette phrase ne figure pas dans le texte de la recension finalement publié dans les Annales sociologiques.
  • [9]
    Citation d’après la traduction française (révisée) : Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 167.
  • [10]
    Cas Wouters, « Ja, ja, ik was nog niet zoo’n beroerde kerel, die zoo’n vrind had (nescio) », in Hasn Israëls, Meke Komen et Abram de Swaan (dir.), Over Elias : herrineringen en anekdotes, Amsterdam, Het Spinhuis, 1993, p. 7-19, cité dans l’avant-propos de Roger Chartier à Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994, p. 21. Cas Wouters y affirme notamment que « l’intégration d’un self-control tempéré (ni faible, ni excessif) est le critère d’identification des niveaux les plus élevés atteints par un procès de civilisation » (traduction de Roger Chartier).
English version

1Raymond Aron et Norbert Elias ont fait connaissance en 1932 à Francfort-sur-le-Main. Séjournant en Allemagne, Aron était allé rendre visite à Karl Mannheim (alors au faîte de sa renommée) et, à cette occasion, avait eu une « discussion intéressante » avec Elias (selon le souvenir de ce dernier) [1]. Il n’est guère probable qu’ils se soient beaucoup revus à Paris, où Norbert Elias, fuyant le nazisme, était arrivé à l’automne 1933, après un crochet par la Suisse. Quand Raymond Aron, de retour du Havre où il avait enseigné la philosophie pendant une année, avait été nommé en octobre 1934 par Célestin Bouglé au poste de secrétaire du Centre de documentation sociale (CDS) de l’École normale supérieure, Elias, qui avait ouvert quelques mois plus tôt (le 20 avril 1934, selon le Registre du commerce) un établissement « spécialisé dans le modelage de bois, les jouets et les articles pour cadeau [2] », devait déjà songer à quitter la France, ledit établissement, dénommé Les Ateliers Norbert, n’ayant pas eu le succès escompté. Certes, Bouglé l’avait autorisé à assister au séminaire hebdomadaire et aux colloques du CDS [3] ; mais, aussi aimable fût-il, il ne pouvait pas faire grand-chose pour lui. En Angleterre, Elias s’était ensuite lancé dans l’écriture de Über den Prozess der Zivilisation et, comme l’indique sa lettre à Aron, il attendait énormément de ce livre.

2C’est Alexandre Koyré qui avait fait office d’intermédiaire et conseillé à Norbert Elias de s’adresser à Raymond Aron pour une recension du premier volume dans La Revue de synthèse ou dans Les Annales sociologiques : « Pour ce qui concerne la réception, vous pouvez vous adresser à Aron. J’en parlerai avec lui. Halbwachs serait certainement aussi intéressé par le livre [4]. » C’est là, peut-être, le point de départ de la correspondance publiée ici [5]. Elias avait aussi été informé par son éditeur qu’un certain M. Aaron avait acheté un exemplaire du livre à la « Librairie Internationale des Lettres, Arts et Sciences [6] »… Il avait donc de bonnes raisons de contacter Raymond Aron. Sa première lettre est perdue. Heureusement, ont été conservées la réponse d’Aron (qui se trouve dans les archives Elias à Marbach) ainsi qu’une longue lettre écrite en retour par Elias (qui figure dans les archives Aron à Paris). Dans cette lettre, rédigée en allemand, l’auteur de Über den Prozess der Zivilisation[7] explicite très clairement son projet intellectuel consistant à réorienter les outils de pensée traditionnels « causalistes », à fonder de concert une psychologie historique et une sociologie processuelle.
Il n’est pas inutile de préciser que la lettre d’Elias, écrite rapidement, n’est pas exempte d’abstraction ; la ponctuation est parfois hasardeuse et il manque des verbes. Nous avons néanmoins pris le parti d’une traduction littérale, indiquant entre crochets les verbes manquants.

Lettre de Raymond Aron à Norbert Elias (Paris, 10 juillet 1939)

3

J’ai en effet acheté un exemplaire de votre livre pour le Centre de Documentation sociale. J’ai écrit un bref compte rendu qui paraîtra dans le prochain fascicule des Annales sociologiques et que vous trouverez ci-inclus. Je me propose d’ailleurs d’analyser plus longuement votre ouvrage lorsque les deux tomes que vous annoncez auront paru. Il m’intéresse, en effet, beaucoup et pose aussi bien par son contenu que par ses méthodes des problèmes intéressants.
Il m’est difficile de présenter dès maintenant les critiques, car les tomes suivants donneront vraisemblablement réponse à beaucoup des questions que l’on serait tenté aujourd’hui de vous poser. Je me bornerai à une seule remarque : peut-être pourriez-vous préciser davantage la direction et le sens de l’évolution que vous décrivez. Peut-être n’y a-t-il pas uniquement répression et affinement, peut-être y a-t-il, en compensation, certaines expressions qui deviennent licites ; mais c’est là plutôt une question qu’un reproche ; on aimerait que vous décriviez davantage l’état psychique du civilisé.
Si à votre tour vous aviez quelque critique ou quelque suggestion à me communiquer à propos du compte rendu, n’hésitez pas à le faire et j’en tiendrai compte dans la mesure du possible avant l’impression.
En attendant le plaisir de vous rencontrer, à Paris ou à Londres, croyez, cher Monsieur, à l’assurance de mes sentiments les meilleurs.
Raymond Aron

Recension du premier tome d’Über den Prozess der Zivilisation

4

Elias (Norbert), Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen. – T1 : Wandeln des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, Bâle, Haus zum Falken, 1937, 327 p., in 8°.
Il est impossible de porter un jugement équitable sur cet ouvrage avant d’en connaître l’ensemble. Mais le premier tome présente un intérêt et une originalité si indiscutable qu’il nous a paru utile de la signaler dès maintenant.
M. E. a cherché à étudier concrètement le phénomène que l’on nomme civilisation. À cette fin, il n’a pas hésité à analyser des faits qui figurent rarement dans les livres d’histoire ou de sociologie, faits quotidiens, humbles, grossiers : les habitudes des hommes à tables, au lit, en société. Par des citations bien choisies, empruntées aux livres de mœurs depuis le xve ou le xvie siècle jusqu’à nos jours, il suit les transformations de ces habitudes, par exemple l’introduction progressive des « instruments » que nous employons aujourd’hui pour manger (fourchette, cuiller), la formation des « règles de civilité » relatives aux fonctions naturelles, aux soins du nez, de la bouche (moucher, cracher, etc.), l’attitude à l’égard des fonctions sexuelles (quoique sur ce point les analyses sont rapides et probablement provisoires).
La préoccupation centrale de M. E. paraît être de fixer la direction générale du mouvement de civilisation et les facteurs qui déterminent celui-ci. Les justifications hygiéniques ou rationnelles interviennent toujours après coup. Les habitudes nouvelles se forment dans les classes supérieures soucieuses de se singulariser ou de créer des relations interhumaines d’un type nouveau. D’autre part, M. E., manifestement influencé par la psychanalyse, désireux de marquer le conditionnement social des névroses, du refoulement, du sur-moi, étudie simultanément l’origine psychique et sociale des mœurs civilisées. C’est la société qui réprime certaines conduites en leur attachant un sentiment de peine ou de honte, c’est elle qui modèle le système des pulsions et les manifestations de celles-ci. Mais la société à son tour n’est faite que de ces relations humaines, de ces conduites et de ces mentalités qu’elle exige et produit. Manifestement, M. E. se propose de démontrer par l’exemple la solidarité des explications et des phénomènes sociologiques et psychologiques.
Un autre intérêt apparaît encore dans ce premier tome : la mise en relation des transformations historiques avec les rapports de classes. En particulier, le premier chapitre qui traite de l’opposition des termes civilisation et culture et du sens différent que l’on donne en France et en Allemagne à cette opposition est très suggestif. La conscience nationale des Allemands en matière de culture se serait constituée dans une classe moyenne (Mittelstand) de fonctionnaires, bourgeois, universitaires, en réaction contre la civilisation, jugée extérieure, superficielle des classes nobles influencées par les modèles français. Au contraire la conscience française de civilisation résulterait de l’extension progressive des valeurs et des habitudes de la classe noble d’abord aux bourgeois, ensuite peu à peu à l’ensemble du pays. Nous pensons reprendre ces problèmes à l’occasion des prochains tomes annoncés de l’ouvrage.
R.A.

Lettre de Norbert Elias à Raymond Aron (Londres, 22 juillet 1939)

5

Cher Monsieur Aron,
Merci beaucoup pour votre lettre du 10 juillet et pour la copie de votre compte rendu, que j’ai lu avec plaisir. Je suis heureux que l’un ou l’autre des aspects de mon livre vous ait intéressé et je comprends naturellement très bien qu’il soit difficile de se faire une idée plus précise de la méthode et des lignes directrices de mon travail tant que l’on ne connaît pas le second volume. J’espère ne pas avoir à attendre trop longtemps avant de vous l’envoyer. Il est prêt depuis longtemps ; malheureusement, les difficultés auxquelles doit aujourd’hui faire face un livre en langue allemande ont repoussé sa parution. Le petit travail théorique sur « La société des individus », également achevé depuis plusieurs mois, devrait paraître à l’automne si tout va bien. Actuellement, je travaille, suivant la même approche, sur les évolutions de la famille et les relations entre les hommes et les femmes en général qui ont lieu dans les sociétés européennes. Vous avez très justement souligné que le chapitre relatif à cet aspect du processus de civilisation, dans le premier volume de mon livre, est provisoire. J’ai intentionnellement mis de côté les nombreux matériaux sur ce thème que j’avais déjà recueillis (matériaux concernant pour l’essentiel l’histoire française) dans la mesure où ils devenaient trop importants et requéraient un traitement approfondi.
Entre-temps, j’ai demandé à mon éditeur de vous faire parvenir un exemplaire du premier volume pour votre usage personnel, puisque je comprends, à la lecture de votre lettre, que l’exemplaire que vous avez acheté est destiné au Centre de Documentation Sociale.
Je vous remercie d’autant plus pour votre compte rendu qu’il me laisse deviner quels sont vos objections et vos doutes. Vous dites, dans votre lettre, que le processus de civilisation n’est peut-être pas [caractérisé] exclusivement par un accroissement de la « répression et [un] affinement ». Je suis tout à fait de votre avis et je considère qu’il serait insuffisant de définir théoriquement par ces seules deux notions le processus dont j’ai essayé de donner un certain aperçu dans le premier tome. Un observateur américain qui a vu le problème sans parvenir à le surmonter ni à le résoudre de manière satisfaisante, Ch. H. Judd, écrit : « Ce chapitre entend démontrer que les types d’émotion personnelle propres aux hommes civilisés sont le produit d’une évolution au cours de laquelle les émotions ont pris une nouvelle direction… L’effort des individus pour s’adapter aux demandes institutionnelles aboutit à ce qui peut être correctement décrit comme un groupe entièrement nouveau de plaisir et de déplaisirs » (The Psychology of Social Institutions, vous trouverez la citation dans le second volume de mon livre, p. 276). Dans l’ensemble, j’adhère à cette formulation. Pour être plus précis, les répressions – par exemple sous la forme de tabous – sont fréquemment beaucoup plus fortes dans les sociétés primitives que dans notre propre société. Mais elles sont, si je puis m’exprimer ainsi – le deuxième volume le montre sans équivoque –, plus exclusives ou plus partielles et, en même temps, plus diffuses que ne l’indique la direction du processus que je cherche à présenter dans le premier volume – pour le dire à peu près, il s’agit de la direction d’un réglage plus universel et plus régulier du comportement d’ensemble sur une ligne moyenne, autour de la tendance à un amortissement plus général et plus stable de l’envie comme de la crainte.
La difficulté réside notamment dans le fait qu’avec tout cela on effectue les premiers pas hésitants dans un domaine pour lequel il n’existe encore ni science, ni méthode, ni outil de pensée : le domaine d’une psychologie historique qui – comme vous l’avez noté dans votre recension – est bien sûr indissociable d’une manière de pensée processuelle, d’une sociologie historique. Et quand, par exemple, Lévy-Bruhl, pour lequel j’ai un très grand respect en dépit de nombreux désaccords, parle de « mentalité prélogique », il formule ce qu’il observe en partie très justement d’une manière un peu maladroite et équivoque parce qu’il lui manque, en raison de l’état actuel de la science, un matériel documentaire et également bien sûr des méthodes de pensée spécifiques permettant de mettre en évidence le processus par lequel ne cessent de se modifier les formes de vie primitives ainsi que les formes de pensée et de comportement primitifs (à différents endroits de la terre) jusqu’à ce qu’au cours des millénaires, les nôtres apparaissent finalement. Aujourd’hui encore, on pense habituellement de manière statique en termes de sauts de point en point (de manière éléatique si vous voulez) et l’on perd trop facilement de vue la continuité de l’humanité.
Peut-être la plus grande difficulté de toutes les études que j’ai sous les yeux réside-t-elle dans le fait qu’elles exigent, à bien des égards, une révision des habitudes de pensée dominantes et, avant tout, de certaines représentations de causalité traditionnelles (y compris les jugements de valeur implicites qu’elles contiennent).
Il y a là un ensemble vaste de questions et j’espère vivement que nous trouverons une fois le temps et l’occasion d’en discuter. Peut-être puis-je juste me permettre pour l’instant de prendre un exemple issu de votre recension. Vous dites à la fin : « L’opposition nationale de la civilisation et de la culture remontait ainsi à une opposition sociale [8]. » Il est certainement possible d’exprimer ainsi l’état des choses que j’essaie de décrire. Mais, si on l’exprime de la sorte, un malentendu peut facilement apparaître, du fait des habitudes de pensée actuelles, laissant croire que je voulais dire que l’opposition sociale sur laquelle je fonde l’antithèse conceptuelle de la civilisation et de la culture en Allemagne, le plus fort isolement de la bourgeoisie et de la noblesse – par comparaison avec la France –, [est] la cause (et en raison des valeurs actuelles également le point le plus important) de « l’opposition nationale de la civilisation et de la culture ». Le mot « remontait » peut facilement induire le malentendu selon lequel je tiendrais au concept de cause qui, en effet, prédomine largement de nos jours dans les sciences historiques. On croit ainsi « expliquer » le chant d’amour courtois en disant qu’il provient de la poésie lyrique mariale (ou éventuellement aussi du contact avec la culture arabe). Mais l’on ne s’interroge pas sur les raisons du mouvement par lequel la poésie lyrique mariale (ou ce que cela peut bien être) se transforme en poésie lyrique courtoise. Et ainsi risque-t-on peut-être de mal comprendre ma démonstration selon laquelle certains aspects du code de conduite civilisé occidental se sont d’abord développés dans les cercles de la noblesse de cour et ont ensuite été repris, assimilés et retravaillés par les cercles bourgeois – en particulier en France – ; on risque en effet de comprendre que j’estime que la noblesse de cour est la cause ou l’initiatrice de la vague de civilisation bourgeoise qui a succédé.
Outre que ce schéma est trop simple, j’ai déjà eu l’occasion d’indiquer ce que je pense dans le premier volume (p. 156) : « Le processus que nous avons sous les yeux ressemble […] à certains processus chimiques où, dans un liquide en voie de restructuration moléculaire, par exemple de cristallisation, la forme cristalline affecte d’abord un petit noyau central autour duquel s’opère la fixation cristalline. Rien ne serait plus faux que de considérer le noyau comme la cause de la cristallisation [9]. »
Mais j’ai le sentiment que j’abuse depuis trop longtemps de votre temps avec ma lettre. J’espère que nous resterons en contact et que, si vous venez à Londres – comme vous l’indiquez dans vos lettres –, vous ne manquerez pas de me le faire savoir. Cependant, j’ai l’espoir d’aller bientôt aux États-Unis. Mais j’ai récemment appris qu’il y avait peu de contacts entre la sociologie américaine et la sociologie française (on peut actuellement à peine parler d’une sociologie anglaise spécifique). À ce propos, je me suis permis de recommander à votre attention l’un de mes amis, Dr Weintraub de l’université de Cornell, Ithaca, qui durant ses vacances séjournera un moment à Paris. Comme il s’intéresse tout particulièrement au problème de la « stratification », je lui ai conseillé, en passant, l’une des plus récentes publications du « Centre ».
En vous présentant une nouvelle fois mes plus vifs remerciements et en vous priant de me pardonner pour cette lettre trop détaillée,
Bien cordialement,
Norbert Elias

6*

7Cet échange de lettres inédites entre Norbert Elias et Raymond Aron présente de nombreux intérêts, sur lesquels il nous paraît utile de revenir un instant. Marc Joly a déjà montré comment il illustrait la position de Norbert Elias en 1939 et les réseaux de sociabilité plus ou moins denses qui la soutiennent. Ces lettres éclairent également, nous semble-t-il, l’état à la fois très complet et incertain, dès cette période, de sa réflexion.

8Il s’y montre en effet homme de son temps, évolutionniste comme l’indique la référence à la « continuité de l’humanité », et influencé par les travaux de Lévy-Bruhl sur la « mentalité prélogique ». Notons la prudence avec laquelle il aborde cette référence et son insistance sur l’immaturité des domaines de la psychologie et de la sociologie historiques qu’il entend défricher. Sans doute faut-il se défier de l’anachronisme, salvateur ou dénonciateur : sa pensée apparaît simplement ici se déployer depuis un contexte social et intellectuel donné, celui des sciences sociales européennes des années 1930.

9Un autre intérêt de ces lettres tient, en réponse à la question parfaitement ciblée de Raymond Aron, dans la nuance apportée à l’idée selon laquelle le processus de civilisation se caractériserait par un accroissement continu des autocontraintes. Norbert Elias préfère évoquer ici un état d’équilibre plus régulier et homogène des pulsions et des censures. Il y a là de quoi nourrir le débat lancé par Hans Peter Duerr en 1988 qui critiquait l’idée qu’un comportement dit civilisé se traduise par un autocontrôle plus important et insistait sur la force des régimes de pudeur non écrits dans les sociétés dites primitives. Elias rappelle qu’il a parfaitement conscience de l’existence de tels codes de comportements dans les sociétés éloignées dans le temps ou l’espace : il suggère une « différence de direction ». L’ajustement est à vrai dire connu : il avait été rappelé dans une lettre envoyée par Norbert Elias à Cas Wouters en 1976, régulièrement citée depuis comme exemple d’un affinement de l’analyse initiale [10]. La lettre montre cependant que cette idée est bien présente dans l’esprit du sociologue allemand, dès 1939.

10L’autre idée sur laquelle revient Norbert Elias est le rejet des « habitudes de pensées dominantes » telles que le principe de causalité, pour insister franchement sur une approche processuelle, attentive aux recompositions comme à l’élaboration de différences dans la continuité. Il peut ainsi apporter une précision importante sur sa conception de la société de cour (on pourrait l’élargir à celle de la diffusion sociale des codes de comportement aux 19e-20e siècle), en soulignant qu’elle n’est pas l’origine du phénomène, mais un point de fixation particulièrement décisif, sinon le premier, dans un processus plus ample. La précision offre alors une ouverture permettant de replacer l’analyse de la civilité de cour parmi d’autres processus récemment revalorisés, et parfois mobilisés contre l’hypothèse d’Elias, tels que le rôle des salons au 17e siècle ou des espaces urbains au 13e siècle, l’ensemble dessinant un espace de formalisations plurielles de la « civilisation ».
Ces précisions ne répondent à vrai dire que partiellement aux critiques qui ont été exprimées ensuite, et n’apparaissent pas toujours aussi clairement dans les ouvrages d’Elias finalement produits et lus. Sur bien des points le débat reste ouvert. Mais elles invitent peut-être à mieux affiner les termes des oppositions. Elles permettent également d’insister sur les contextes d’élaboration de l’œuvre et sur ce qui, très tôt, fait la grande souplesse et la plasticité de ce cadre interprétatif. Sans doute est-ce dans ces tensions, délicates à manier, qu’il faut considérer ce modèle théorique pour discuter de ses possibles usages.


Date de mise en ligne : 07/04/2010

https://doi.org/10.3917/vin.106.0097

Notes

  • [1]
    DLA, Elias, I, 34, entretien (non publié) de Jean-Claude Chamboredon avec Norbert Elias (1983).
  • [2]
    Claire Zalc, « L’analyse d’une institution : le Registre du commerce et les étrangers dans l’entre-deux-guerres », Genèses, 31, 1998, p. 99-118, p. 100.
  • [3]
    DLA, Elias, I, 34, entretien (non publié) de Jean-Claude Chamboredon avec Norbert Elias (1983).
  • [4]
    DLA, Elias, I, 40, lettre d’Alexandre Koyré à Norbert Elias, n. d. [probablement fin juin 1939]. Selon le témoignage d’Elias, Koyré est le seul universitaire français qui se fût montré un tant soit peu amical avec lui lorsqu’il vivait à Paris. Voir Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991, p. 67. Ajoutons que la parution du second volume de Über den Prozess der Zivilisation avait été repoussée à septembre 1939, ce qui explique que Raymond Aron n’ait pu en prendre connaissance.
  • [5]
    Les références des documents publiés sont le suivantes : DLA Elias, I. 32, lettre de Raymond Aron à Norbert Elias, 10 juillet 1939 ; Annales sociologiques, A (4), 1941, p. 54-56 ; Bibliothèque nationale de France, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939. Nous remercions respectivement Hermann Korte, Annie Devinant et les PUF, ainsi que Dominique Schnapper d’avoir accepté la publication de ces documents.
  • [6]
    DLA Elias, IV, 910, Haus zum Falken, lettre de Fritz Karger à Norbert Elias, 27 juin 1939. Notons que dans une autre carte écrite en allemand, difficile à déchiffrer (tout comme la première), Alexandre Koyré avait communiqué à Norbert Elias l’adresse de Raymond Aron.
  • [7]
    Les deux volumes de cet ouvrage ont partiellement été traduits en français par Pierre Kamnitzer et publiés aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous des titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [8]
    Raymond Aron a visiblement tenu compte des remarques de Norbert Elias, puisque cette phrase ne figure pas dans le texte de la recension finalement publié dans les Annales sociologiques.
  • [9]
    Citation d’après la traduction française (révisée) : Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 167.
  • [10]
    Cas Wouters, « Ja, ja, ik was nog niet zoo’n beroerde kerel, die zoo’n vrind had (nescio) », in Hasn Israëls, Meke Komen et Abram de Swaan (dir.), Over Elias : herrineringen en anekdotes, Amsterdam, Het Spinhuis, 1993, p. 7-19, cité dans l’avant-propos de Roger Chartier à Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994, p. 21. Cas Wouters y affirme notamment que « l’intégration d’un self-control tempéré (ni faible, ni excessif) est le critère d’identification des niveaux les plus élevés atteints par un procès de civilisation » (traduction de Roger Chartier).

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