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Article de revue

Dynamique de champ et « événements »

Le projet intellectuel de Norbert Elias (1930-1945)

Pages 81 à 95

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [2]
    Pour citer le jugement expéditif d’Edmund Leach, « Violence », London Review of Books, 23 octobre 1986, p. 13-14, p. 13.
  • [3]
    Le présent article, qui ne prétend pas être autre chose qu’une esquisse provisoire, est principalement le résultat d’une recherche menée pendant plusieurs mois dans les archives Norbert Elias à Marbach (au Deustches Literaturarchiv-DLA), grâce à deux bourses attribuées par le Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) et la Fondation Norbert Elias (conjointement avec le DLA), que nous remercions. Nos remerciements s’adressent également à Dominique Schnapper, qui nous a autorisé l’accès aux archives Raymond Aron (conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France), et à la Wellcome Library. L’ensemble des documents cités ont été traduits de l’allemand et de l’anglais par nos soins.
  • [4]
    Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, « Documents », 1984, p. 117.
  • [5]
    Cf. Franz Schultheis, « Un inconscient universitaire fait homme : le Privatdozent », Actes de la recherche en sciences sociales, 135, 2000, p. 58-62.
  • [6]
    DLA, Elias, I, 40, lettre de Norbert Elias à René König, 1er novembre 1961.
  • [7]
    En vue d’une tournée de conférences de trois semaines dans les universités de Stockholm, Uppsala et Oslo, qui eut lieu au printemps 1938.
  • [8]
    Comme il le confia notamment à Raymond Aron. (BnF-manuscrits, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939)
  • [9]
    DLA, Elias, II, 364, CV de 1938 (complété à la main en 1941).
  • [10]
    Johan Heilbron, « Interview with Norbert Elias », Amsterdam, 1983-1984, p. 21. (Entretien aimablement communiqué par l’auteur.)
  • [11]
    Voir, pour une première approche, Erich Fromm, « Méthode et tâches d’une psychosociologie analytique » [1932], Hermès, 5-6, 1989, p. 301-313.
  • [12]
    Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut de recherche sociale » [1931], Théorie critique : essais, Paris, Payot, 2009, p. 63.
  • [13]
    Rupture dont il y a tout lieu de penser qu’elle coïncida avec une blessure amoureuse que Norbert Elias, visiblement victime des savantes tergiversations d’une jeune fille plus expérimentée que lui, ne put guérir qu’en quittant Breslau pour Heidelberg, en 1925, comme il le confia à son amie Renate Rubinstein. (DLA, Elias, I, 45, lettre de Norbert Elias à Renate Rubinstein, 27 octobre 1973)
  • [14]
    Voir Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch : Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die Heidelberger Sozialwissenschaften der Zwischenkriegzeit, Munich, Carl Hanser, 1999.
  • [15]
    Voir Ilse Seglow, « Work at a Research Programme », in Peter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte (dir.), Human Figurations : Essays for/Aufsätze für Norbert Elias, Amsterdam, Stichting Amsterdams Sociologish Tijdschrift, 1977, p. 16-21. Dans son texte, l’ancienne élève de Norbert Elias à Francfort prend un soin tout particulier à le placer au même niveau que Karl Mannheim, insiste sur leur complémentarité et relève que le premier était libre de tout engagement politique et travaillait à une théorie de la société moins abstraite (sous-entendu : il était mieux à même de faire avancer la cause de l’autonomie de la sociologie). Ajoutant : « Et il semblait sûr de ce qu’il voulait faire – trop sûr au goût de nombreuses personnes. » Il se peut, Seglow et Elias ayant travaillé ensemble sur ce texte, que le portrait de Seglow constituât surtout un autoportrait d’Elias ; ce qui confirmerait que ce dernier, à Francfort, était bel et bien dans la disposition de faire école. Cf. DLA, Elias, I, 45, lettre d’Ilse Seglow à Norbert Elias, 18 mai 1976. Pour une bonne analyse des rapports intellectuels entre Mannheim et Elias, mettant l’accent sur la réciprocité relative de leurs échanges et retraçant le processus d’autonomisation du second par rapport au premier, voir Richard Kilminster, « Norbert Elias and Karl Mannheim : Closeness and Distance », Theory, Culture & Society, 10, 1993, p. 81-114.
  • [16]
    DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Alessandro Cavalli », p. 15.
  • [17]
    Ceci apparaît nettement à la lecture de l’avant-propos et de l’introduction de La Société de cour, par exemple quand Norbert Elias reproche à Max Weber de ne pas avoir fait figurer la « cour », étudiée seulement du point de vue de l’administration et du mode de gouvernement, « parmi les types de socialisation qu’il cite expressément ». (Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf. de Roger Chartier, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, « Champs », 1985, p. 13)
  • [18]
    Norbert Elias, ayant en vue la construction d’un modèle d’interprétation sociologique innovant, avait évidemment comme interlocuteur principal Max Weber, comme l’explique bien Roger Chartier dans « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation » (ibid., p. vii). Karl Mannheim était lui-même fasciné par Max Weber, jusqu’à entrer dans une sorte de « compétition intergénérationnelle » avec lui : David Kettler, Colin Loader et Volker Meja, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber : Retrieving a Research Programme, Londres, Ashgate, 2008, p. 9.
  • [19]
    Il s’agit, dit autrement, d’un « moment inaugural, où l’on a plus de chances de saisir les principes historiques de la genèse de l’œuvre qui, une fois inventée et affirmée sa différence, se développera, selon sa logique interne, plus indépendante des circonstances ». (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, « Liber », 1997, p. 105)
  • [20]
    Grâce à sa découverte des traités de civilité, lui semblait-il, il avait en effet pu faire quelque chose que « les sociologues et les psychologues sociaux n’avaient jamais fait auparavant : montrer comment les normes de comportement des êtres humains changent ». (DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Alessandro Cavalli », p. 16)
  • [21]
    Le livre avait aussi été chroniqué aux Pays-Bas, par exemple par le critique littéraire Menno ter Braak. Voir Johan Goudsblom, « Responses to Norbert Elias’s Work in England, Germany, the Netherlands and France », in Peter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte, op. cit., p. 37-97, p. 38 et 44.
  • [22]
    Comme il le déclara par exemple à Gregor Hahn, « Interview with Norbert Elias », West European Centre Newsletter, 1982, p. 7-16, http://elias-i.nfshost.com/elias/intv2.htm.
  • [23]
    Sur cet échange, voir Detlev Schöttker, « Norbert Elias und Walter Benjamin : ein unbekannter Briefwechsel und sein Zusammenhang », Merkur, 42 (473), 1988, p. 582-595.
  • [24]
    Voir Martin Jay, The Dialectical Imagination : A History of the Frankfurt School and the Institute of Social Research, 1923-1950, Berkeley, University of California Press, 1996.
  • [25]
    Franz Borkenau, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (4), 1939, p. 450-452, p. 451.
  • [26]
    Franz Borkenau, recension du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (3), 1939, p. 308-311, p. 308 et 309.
  • [27]
    Ibid., p. 311.
  • [28]
    Franz Borkenau, recension de Über den Prozess der Zivilisation, vol. 2, in op. cit., p. 452.
  • [29]
    Wellcome Library, PP/SHF/B7, lettre d’E. Jones à S. H. Foulkes, 21 octobre 1939.
  • [30]
    S. H. Foulkes, recension de Über den Prozess der Zivilisation, vol. 1, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 24, 1939, p. 179-181, p. 180.
  • [31]
    S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 26, 1941, p. 316-319, p. 318.
  • [32]
    Sur la question de la structuration disciplinaire des connaissances, voir Johan Heilbron, « A Regime of Discipline : Toward an Historical Sociology of Disciplinary Knowledge », in Charles Camic et Hans Joas (dir.), The Dialogical Turn : New Roles for Sociology in the Postdisciplinary Age, Chicago, Chicago University Press, 2003, p. 23-42.
  • [33]
    S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans op. cit., p. 318.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    DLA, Elias, I, 54, lettre d’Edward Shils à Norbert Elias, 1er mars 1939.
  • [36]
    DLA, Elias, I, 32, lettre de Raymond Aron à Norbert Elias, 10 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98.
  • [37]
    Raymond Aron, recension du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans Annales sociologiques, série A, 1941, p. 55. Le compte rendu est reproduit dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98-99.
  • [38]
    NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 99-101.
  • [39]
    Howard P. Becker, recension des deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation, dans The American Historical Review, 46 (1), 1940, p. 89-91, p. 90.
  • [40]
    Comme l’indique clairement une lettre écrite par l’un de ses amis de Paris : « Poursuis-tu la réalisation de cette œuvre sociologique dont il fut si souvent question entre nous ? » (DLA, Elias, I, 49, lettre de T. à Norbert Elias, 10 juillet 1936) Il y a aussi, bien sûr, qu’il était trop âgé pour reprendre des études mais encore suffisamment jeune pour consacrer quelques années à l’écriture d’un livre « important » susceptible de relancer sa carrière.
  • [41]
    Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », in Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 31-51, p. 44.
  • [42]
    DLA, Elias, I, 66, lettre d’A. J. Makover à Mr. Loewe, 18 décembre 1935.
  • [43]
    DLA, Elias, I, 49, lettre de Norbert Elias à Kurt, 15 mars 1954.
  • [44]
    DLA, Elias, I, 35, lettre de Norbert Elias à Sophie et Hermann Elias, 6 janvier 1941.
  • [45]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 juillet 1939.
  • [46]
    Norbert Elias et Patrick Gordon-Walker n’étaient pas étroitement liés. Selon Stephen Mennell, c’est par l’intermédiaire d’un des meilleurs amis d’Elias, l’historien Francis L. Carsten, qu’ils se seraient connus. Francis L. Carsten (1911-1998), issu d’une famille de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie juives de Berlin, avait été dans les années 1930 un socialiste actif, par révolte contre son milieu familial, militant notamment dans les rangs de la Fédération des jeunes communistes d’Allemagne et, sous l’influence de Richard Löwenthal, dans l’organisation Neu Beginnen. Voir S. H. J. Cohn, « F. L. Carsten 1911-1998 », German History, 17 (1), 1999, p. 95-101. Vers 1934, Carsten aurait servi de guide à Gordon-Walker dans le maquis de la résistance antinazie berlinoise ; milieu que ce dernier a beaucoup fréquenté, dans l’exil, à Londres. Voir Stephen Mennell, Norbert Elias : An Introduction, Dublin, University College Dublin Press, 1998, p. 288. Après-guerre, la femme de S. H. Foulkes, prénommée Kilmeny, s’était efforcée d’arranger des rencontres entre Elias et Gordon-Walker : « Nous sommes vraiment désolé de ne pas vous avoir vu pendant les vacances, Mr. Gordon-Walker ayant exprimé le vif souhait de vous revoir. Si vous pouvez trouver du temps avant que la Chambre [des Communes] ne se rassemble. J’espère que nous pourrons toujours arranger cela. » (DLA, Elias, IV, 983, lettre de Kilmeny Foulkes à Norbert Elias, 8 janvier 1948)
  • [47]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 4 avril 1939.
  • [48]
    Les deux volumes pouvant être considérés comme deux livres différents, la traduction et la publication du second tome devaient suivre un peu plus tard. Brian W. Fagan avait d’abord songé à condenser les deux volumes en un seul livre, sur les conseils de Patrick Gordon-Walker. Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 13 avril, 8 mai et 26 mai 1939.
  • [49]
    Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 21 et 30 juin 1939 ; lettres de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 et 11 juillet 1939 (brouillons).
  • [50]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 11 septembre et 10 octobre 1939.
  • [51]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 19 septembre 1941.
  • [52]
    Voir David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52 (2), 2005, p. 148-168.
  • [53]
    DLA, Elias, IV, 982, lettre de Norbert Elias à S. H. Foulkes, 2 septembre 1941.
  • [54]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 27 septembre 1941 (brouillon).
  • [55]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 6 octobre 1941.
  • [56]
    Il avait juste eu le temps d’apprendre la mort de son père, survenue le 22 novembre 1940. (DLA, Elias, I, 36, lettre de Gusti et Arthur Elias à Norbert Elias, décembre 1940 et 2 janvier 1941)
  • [57]
    Voir DLA, Elias, I, 36, lettre de Norbert Elias à Gusti et Arthur Elias, 14 novembre 1940.
  • [58]
    Leurs liens se sont distendus par la suite. Asik Radomysler s’est apparemment suicidé en 1952. Voir DLA, Elias, I, 49, lettre de « Ben » à Norbert Elias, 3 novembre 1952.
  • [59]
    DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias, 29 janvier 1943.
  • [60]
    Alexander Farquarson était l’éditeur de The Sociological Review. Un grand merci à Stephen Mennell pour cette information.
  • [61]
    DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias, n. d.
  • [62]
    Bernard Lacroix l’a bien senti, lorsqu’il dépeint Norbert Elias comme quelqu’un n’étant « jamais tout à fait ce qu’il faut, au bon moment, pour devenir ce qu’il faudrait qu’[il soit] ». (Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », op. cit., p. 33)
  • [63]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 5 décembre 1951.

1En quoi la position particulière de Norbert Elias dans le milieu universitaire de Francfort avant 1933, au carrefour de la sociologie, de l’histoire et de la psychologie, l’a-t-elle conduit aux thèses originales développées dans Über den Prozess der Zivilisation[1] ? Et dans quelle mesure la fragilité de son assise professionnelle en Grande-Bretagne a-t-elle empêché la traduction de ce livre pourtant reconnu comme majeur par ses pairs ? Marc Joly propose ni plus ni moins de revenir sur les conditions sociales dans lesquelles s’est joué le projet intellectuel d’Elias entre 1930 et 1945.

2Le parcours de Norbert Elias, parce qu’il est aussi exceptionnel que mal connu, a suscité des jugements très contrastés, parfois excessivement admiratifs (sur le mode de la success story), souvent injustement critiques, fondés la plupart du temps sur un mixte hâtif de notations psychologisantes et de tentatives approximatives de contextualisation focalisées, jusqu’à l’anachronisme, sur le souvenir des événements dramatiques de la Seconde Guerre mondiale et de tout ce qui les a précédés. Au principe de ces jugements antinomiques déhistoricisés, il y a d’abord la question de savoir ce que furent les intentions exactes de l’auteur de Über den Prozess der Zivilisation, livre publié en 1939 dont la thèse apparente (la pacification des sociétés européennes) paraît si mal résister à la réfutation que lui aurait apportée Hitler « sur une grande échelle [2] » ; il y a ensuite le fait, qui intrigue, agace ou fascine, que l’assurance subjective dont n’a jamais cessé de faire preuve le sociologue ait juré, une grande partie de sa vie, avec la faiblesse de son autorité scientifique objective.

3L’objet de cet article est de tenter de contourner, par l’enquête empirique, des débats dont la tonalité polémique, les a priori idéologiques et le penchant scolastique sont d’autant plus prononcés, nous semble-t-il, qu’est méconnu l’univers social dans lequel se trouvait Norbert Elias lorsqu’il fut contraint de s’exiler en 1933 [3]. L’arrivée au pouvoir des nazis l’a incontestablement empêché de poursuivre une carrière normale de professeur d’université. Mais, voudrait-on convaincre, ce sont moins les événements en eux-mêmes qui sont significatifs que le moment où ils surprennent les individus en tant qu’ils appartiennent à des espaces structurés de positions – sachant que les modalités d’adaptation aux circonstances « imprévues » sont précisément déterminées par le type de position occupé. Il ne pouvait pas être indifférent, ainsi, que l’exil frappât Elias au moment précis où devait lui être attribué à l’Université de Francfort une position institutionnelle allant de pair avec un projet intellectuel aussi ambitieux que (trop) bien engagé. Toute sa trajectoire ultérieure, suggérera-t-on dans cette étude, porte la marque du hiatus ainsi créé entre un projet théorique livré en quelque sorte à sa dynamique interne et la perte d’une assise institutionnelle favorable.
On tâchera, dans un premier temps, de préciser les conditions sociales ayant permis l’émergence, entre 1930 et 1933, d’un vaste projet de refondation sociologique, dont Über den Prozess der Zivilisation constitue une sorte d’aboutissement partiel et provisoire dans les conditions de l’exil. En s’intéressant, dans un second temps, à la réception de ce livre au lendemain de sa parution, on s’efforcera de mettre en lumière les enjeux proprement académiques qu’il revêtait en regard d’un espace de positions particulier et d’un horizon du pensable pluridisciplinaire. On verra, enfin, que Norbert Elias avait signé en juillet 1939 un contrat pour une traduction anglaise de son opus magnum et l’on essayera d’éclaircir les raisons pour lesquelles l’entreprise a échoué, par-delà les circonstances implacables de la guerre, en insistant sur les spécificités de la trajectoire du sociologue. Ainsi, il ne s’agira pas moins que de penser la dynamique de champ (au sens où Pierre Bourdieu parlait d’« effet de champ [4] ») d’un projet intellectuel à travers les événements politiques.

La matrice d’un projet intellectuel

4Un premier élément à prendre en considération est que Norbert Elias, en 1933, avait été tout près de franchir avec succès une étape cruciale de sa carrière universitaire en devenant Privatdozent : statut financièrement aléatoire mais garantissant néanmoins, au terme d’une longue attente préservée des clameurs du monde et justifiée par un idéal d’engagement scientifique absolu, l’accès au poste de professeur et constituant, par là même, le cœur du système de reproduction universitaire allemand par l’inculcation conjuguée de l’assurance et de la patience [5]. Au début de l’année 1933, il avait en effet accompli toutes les procédures requises (à commencer par l’écriture d’une thèse d’habilitation intitulée « L’Homme de cour : une contribution à la sociologie de la cour, de la société de cour et de la monarchie absolue »), exception faite de l’indispensable leçon inaugurale [6]. Contraint de quitter l’Allemagne nanti d’un statut officieux de presque-Privatdozent ou de pas-encore-Privatdozent prometteur dans son pays mais sans portée ailleurs, faute d’attestation institutionnelle, il se trouvait pour ainsi dire condamné à radicaliser une propension à l’autonomie créatrice socialement construite, en même temps qu’il était préparé à faire preuve de persévérance.

5C’est ce qui explique, sans doute, qu’en dépit de la précarité de sa vie à Londres, avant-guerre, il ait pu poursuivre la réalisation d’un projet intellectuel bien plus ambitieux que ce qui fut effectivement publié en 1939 sous le titre Über den Prozess der Zivilisation (livre probablement commencé à Paris en 1934-1935 et achevé au début de l’année 1938), puisque, outre sa thèse sur la société de cour rédigée à Francfort et deux articles préparés à Paris, il avait écrit en 1937-1938 un texte théorique intitulé « La société des individus : une étude des relations individu-société [7] », disposait d’une large matière pour analyser l’évolution de la structure de la famille et la question générale des rapports entre les sexes dans les sociétés européennes [8], et envisageait enfin de travailler sur « les changements dans les pratiques d’éducation et les institutions d’éducation de la fin du Moyen Âge au début du 18e siècle et leur contexte social [9] ».

6En bonne méthode, il faut donc intégrer l’écriture de Über den Prozess der Zivilisation dans la dynamique d’un projet intellectuel plus vaste qui, lui-même, ne se comprend qu’à partir de la position réellement occupée par Elias dans le champ universitaire allemand juste avant son départ forcé.

7Âgé d’une trentaine d’années, rattaché à l’Université de Francfort par l’entremise de Karl Mannheim qui y avait été nommé professeur de sociologie en 1929, Norbert Elias était situé dans ce qui constituait peut-être le pôle principal de l’innovation en science sociale (potentiellement postphilosophique, c’est-à-dire plus ou moins indépendant du néokantisme) en Allemagne à partir de la fin des années 1920 et, par là, un lieu d’observation privilégié du profond mouvement de recomposition interdisciplinaire qui travaillait tout l’espace intellectuel européen à cette époque. « À Francfort, se souvint Elias, la psychanalyse faisait presque partie du décor et il y avait une relation très étroite avec la sociologie [10]. » Le marxisme faisait tout autant partie des meubles. En sorte qu’à l’enseigne de la pluridisciplinarité (ou de la transdisciplinarité) s’opposaient implicitement au sein d’une configuration concurrentielle triangulaire le déjà célèbre Institut für Sozialforschung, l’Institut für Psychoanalyse (fondé en 1929 par Karl Landauer et qu’avait rejoint Erich Fromm) et un département de sociologie dont Elias était l’administrateur de facto : c’est lui qui était au contact des étudiants, supervisait les travaux de thèse, pilotait les séminaires restreints, etc. Il était donc institutionnellement porté à définir une troisième voie spécifiquement sociologique entre la psychosociologie analytique esquissée par Fromm [11] et la théorie générale de la société d’inspiration hégéliano-marxiste dont Max Horkheimer avait jeté les fondations en proposant de « dépasser le chaos de la spécialisation » et de « poursuivre au moyen des méthodes scientifiques les plus fines les grandes questions philosophiques » [12], pour n’évoquer que ces deux options théoriques.

8Certes, Norbert Elias était le subordonné de Karl Mannheim – qui s’en tenait strictement à son rôle de professeur de sociologie et s’efforçait de légitimer la chaire qu’il détenait et la discipline qu’il avait vocation à dominer – et lui devait tout. Mais, en même temps, il était peut-être en mesure de percevoir mieux que lui, notamment du fait de la radicalité de sa rupture « existentielle » avec la philosophie [13], la possibilité d’innovation théorique induite par une position institutionnelle à mi-chemin entre une variante originale du marxisme universitaire et une tentative d’adaptation psychosociologique de la pensée freudienne, prolongeant ainsi, ou plutôt renouvelant, une aspiration à l’autonomie sociologique forgée à Heidelberg sur le modèle prestigieux de Max Weber [14]. Il était donc objectivement dans la situation de pouvoir faire école indépendamment, si ce n’est au détriment, de celui dont dépendait néanmoins la réussite de son projet [15]. Et cela, faut-il préciser, à la faveur d’un subtil coup de force qui apparaît a posteriori comme un coup de génie : partir d’un objet empirique délaissé pour proposer une nouvelle solution théorique au problème de la connexion entre la structure psychique et la structure sociale.

9Karl Mannheim aurait voulu que son principal assistant choisît comme sujet d’habilitation pour devenir Privatdozent le libéralisme français du 19e siècle, tout comme lui avait travaillé, à cette fin, sur le conservatisme allemand du 19e siècle. Sauf que Norbert Elias préféra remonter jusqu’au 17e siècle et se pencher sur une formation sociale jamais étudiée en tant que telle : la société de cour, c’est-à-dire le vrai centre du pouvoir et de la culture de l’époque. En quoi il ne se dissociait pas seulement de Mannheim (lequel, engagé dans la sociologie de la connaissance, s’était enfermé à ses yeux dans une posture relativiste plus sophistiquée que le marxisme traditionnel mais néanmoins aporétique) ; il affirmait également, dès le début des années 1930, une sorte de supériorité d’autodistanciation à l’égard de tous ses prédécesseurs sociologues qui, parce qu’ils étaient de trop « bons bourgeois », avaient été incapables de s’intéresser aux choses de la cour :

10

« Je devins conscient que les sociologues ne s’intéressaient pas à la société de cour pour une très bonne raison : c’est qu’ils étaient de bons bourgeois et que les bourgeois ne sont pas vraiment intéressés par les aristocrates et par la cour. […] Et je me suis dit : “Je ne suis pas lié par le fait d’être un bourgeois, je vais étudier la société de cour” [16]. »

11Il associait ainsi l’autonomie de son projet de réorientation théorique à l’autonomie de son objet de recherche [17].
En étudiant une formation sociale comme la cour, non seulement Norbert Elias se dotait d’une bonne vue d’ensemble de l’ordre de succession des formations sociales (la société de cour étant une sorte de maillon ignoré entre la société féodale et la société bourgeoise-industrielle), mais, de surcroît, il se donnait les moyens de penser à nouveaux frais le lien intrinsèque entre la structure des sociétés et l’économie psychique de leurs membres. Par quoi il échappait en particulier à la problématique marxiste infrastructure économique / superstructure idéologique qui avait surdéterminé très largement, jusqu’ici, le traitement de la relation entre le social et l’individuel et qui, intégrée à une perspective psychanalytique (selon une logique de subordination de fait la plupart du temps), avait par exemple conduit à réduire la famille au rôle d’agent psychologique de la société de classes (version Erich Fromm) ou à amarrer au mouvement révolutionnaire du prolétariat une exigence de satisfaction universelle des besoins sexuels (version Wilhelm Reich). Grâce à un objet empirique étranger à la société bourgeoise mais néanmoins suffisamment proche d’elle, dans le temps, pour lui permettre d’établir une ligne de continuité historique, Elias pouvait tirer parti des deux grands modèles interprétatifs de la société bourgeoise-industrielle, à savoir le marxisme et le freudisme, qui tenaient une place prédominante dans l’univers intellectuel germanique et plus précisément dans le microcosme francfortois du début des années 1930, mais en fuyant la tentation d’épouser l’exclusivité d’un possible théorique ou de céder aux charmes des différentes versions bi-orthodoxes du freudo-marxisme, pour poser, via un dialogue privilégié avec Max Weber [18], les bases scientifiques d’une sociologie psychologique et historique. Et il s’épargnait la peine d’entrer dans le débat sans fin sur la meilleure manière d’accorder les réquisits de la méthode analytique et de la conception matérialiste de l’histoire.
On tient ici la matrice d’un projet intellectuel ayant suivi dans les premières années de l’exil une logique propre, indépendante des événements politiques et indissociable des objets empiriques investis (la société de cour en tout premier lieu) [19] ; et dont on peut expliquer la radicalisation spécifique par le fait que Norbert Elias, en tant que presque-Privatdozent ayant été si près de toucher le but, était en quelque sorte dans l’obligation d’approfondir l’aspect purement scientifique d’un statut qui n’en était plus vraiment un dans l’espoir, sans doute vain, que la valeur intrinsèque de son travail compensât le plus rapidement possible la perte de la position institutionnelle porteuse d’avenir qui aurait dû être la sienne dans l’univers protégé de l’Université de Francfort. Telle est la psycho-socio-genèse singulière d’un livre comme Über den Prozess der Zivilisation.

Les enjeux d’une réception

12Il est certain, en effet, que la découverte d’une « mentalité de cour » différente de la « mentalité bourgeoise » et concordant avec une structure compréhensible d’interdépendances sociales avait lancé Norbert Elias sur la piste de ce qui formera l’axe central de son chef-d’œuvre écrit dans l’exil entre 1935 et 1938 : la mise en évidence, à partir d’un matériel indiquant une modification séculaire des normes de comportement et de pudeur, que l’économie psychique des individus n’est pas quelque chose de statique et d’inchangeable mais évolue corrélativement à un ensemble de processus sociaux concrets. Penser de la sorte la malléabilité du psychisme humain, en ne privilégiant a priori aucun processus social déterminé et en allant à l’encontre des conceptions dominantes de la psychologie, c’était prétendre, ni plus ni moins, occuper une position d’avant-garde [20].

13Le projet d’innovation théorique de Norbert Elias avait pu s’affirmer dans le milieu favorable de l’Université de Francfort. Il était indissolublement lié à la perspective de carrière ouverte en ce lieu grâce à Karl Mannheim non moins qu’à la possibilité d’y faire école malgré Karl Mannheim. Il prenait sens par rapport à un espace de positions balisé par trois grands noms (Weber, Freud et Marx) et était inséré, par là, dans un horizon d’attente pluridisciplinaire transnational. Il avait été radicalisé, enfin, dans le contexte encore incertain des premiers temps de l’exil.

14Les premiers comptes rendus de Über den Prozess der Zivilisation confirment que ce livre s’inscrivait tout à la fois dans la dynamique d’un champ particulier et – sous la bannière de l’interdisciplinarité – dans un horizon du pensable trans-champ.

15On pourrait considérer a posteriori qu’il y eut un nombre très réduit de recensions ; mais ce serait oublier que l’on ne comptait, avant-guerre, que peu de revues académiques dans le domaine des sciences humaines et sociales. Si l’on dit que Über den Prozess der Zivilisation fit l’objet de lectures critiques dans les premières revues de sociologie créées en France (les Annales sociologiques, publiées entre 1935 et 1942 à l’instigation de Célestin Bouglé, dans la continuité de L’Année sociologique) et en Grande-Bretagne (The Sociological Review, fondée en 1908), alors les seules existantes dans ces deux pays, dans la revue officielle de l’Association américaine d’histoire (The American Historical Review) ou encore dans la plus importante revue de psychanalyse de l’époque (Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, tout juste refondée à Londres sous l’égide glorieuse de Freud, peu de temps avant sa mort), pour ne donner que ces exemples [21], il est assez évident que l’on induit des jugements et appréciations tout autres que si l’on s’était contenté de livrer un chiffre brut, agrémenté d’une citation de Norbert Elias se plaignant du faible écho rencontré par son opus magnum avant-guerre, hormis « un ou deux comptes rendus, tous écrits par des amis ou des connaissances [22] ». Aurait pu s’y ajouter la revue de l’Institut für Sozialforschung (Zeitschrift für Sozialforschung), publiée à Paris à partir de 1934. Mais Walter Benjamin, sollicité par Elias pour rédiger une recension, ne donna pas suite, plutôt sèchement d’ailleurs, au prétexte qu’il n’y avait guère de place, selon lui, entre une conception idéaliste de l’histoire et le matérialisme dialectique qui avait sa faveur [23]. C’est dire si la posture avant-gardiste d’Elias était susceptible de contrarier bien des orthodoxies instituées et souffrait de ne pas disposer d’une assise institutionnelle qui, à Francfort, avait à peine été ébauchée. Sa reconnaissance n’en dépendait pas moins prioritairement de l’espace des positions qui l’avait générée. L’absence de réponse des membres de l’Institut für Sozialforschung reflétait ainsi, indubitablement, la position dominante que cette institution professant un marxisme distingué avait tenue dans l’univers francfortois – et ce n’est pas un hasard, bien sûr, si l’Institut s’était perpétué dans l’exil sous l’étiquette « école de Francfort » [24]. C’est donc sur son versant psychanalytique que Über den Prozess der Zivilisation fut discuté, de manière précise et engagée (les intentions et la position de l’auteur étant bien cernées), par ceux qui provenaient du même espace qu’Elias.

16C’était le cas, tout d’abord, de Franz Borkenau (1900-1957), essayiste d’origine autrichienne célèbre pour ses analyses du totalitarisme, qui avait été associé à l’Institut für Sozialforschung au début des années 1930 et s’intéressait de très près à la psychanalyse. Reconnaître à Norbert Elias le « mérite durable » d’avoir réussi à démontrer empiriquement le lien évolutif entre les structures sociales et la structure de la personnalité n’avait donc rien d’anodin de sa part :

17

« La complexité croissante de la vie sociale, et l’émergence d’une police puissante contrôlant les impulsions de l’individu, ont joué un rôle considérable dans l’apparition de ces habitudes d’autocontrôle rigide qui sont si caractéristiques des nôtres, à l’instar de toutes les civilisations vieillissantes. Ce sera le mérite durable d’Elias d’avoir établi cette connexion. » [25]

18Et tout en soulignant la qualité de la recherche empirique et des analyses théoriques, rappelant « le meilleur de la tradition wébérienne », il insistait de manière révélatrice sur l’influence freudienne :

19

« Objectivement, les vues d’Elias ont beaucoup en commun avec la psychanalyse et ont été profondément influencées par Freud. […] Ceux des psychanalystes qui ne considèrent pas que les confusions mentales de l’individu moderne appartiennent à l’essence même de l’humanité n’ont aucune raison d’être en désaccord avec les conclusions d’Elias, mais verront plutôt dans ses résultats une adaptation originale et extrêmement importante des perspectives psychanalytiques à l’étude de l’histoire des civilisations. » [26]

20Pour conclure :

21

« Aucun étudiant intéressé par les relations entre la psychologie et la structure sociale ne peut se permettre d’ignorer ce livre [27]. »

22Cette lecture élogieuse, fortement influencée par le contexte francfortois et les enjeux de classement propres au champ intellectuel allemand, était cependant atténuée par deux critiques : Borkenau se demanda ainsi si Elias n’avait pas moins décrit le mécanisme à l’origine du surmoi qu’un des mécanismes – et pas forcément le plus important – modifiant sa forme et si, d’autre part, le poids du christianisme comme facteur explicatif de l’émergence de l’autocontrôle n’avait pas été sous-estimé [28].

23Les recensions de S. H. Foulkes nous offrent un aperçu encore plus précis de l’espace des positions où avait été situé Norbert Elias avant son exil, et dont il restait dépendant. À Francfort, les deux hommes s’étaient liés d’amitié. Foulkes, qui s’appelait alors Fuchs, y occupait la fonction de directeur médical de l’Institut für Psychoanalyse, après avoir achevé sa formation d’analyste à Vienne. En Angleterre, il ne s’était pas encore fait un nom dans la psychothérapie de groupe et pouvait compter sur le soutien d’Ernest Jones, qui lui avait permis d’intégrer la British Psychoanalytical Society en 1937 et louait sa « dévotion inébranlable » à la « cause » [29]. Certes, Foulkes était séduit par la qualité de l’étude d’Elias ainsi que par sa capacité, rare parmi les sociologues et les historiens, à « comprendre et reconnaître la position clé de la psychanalyse [30] ». Il n’empêche : c’est le principe même d’un projet synthétique psycho-socio-historique n’admettant pas in fine la primauté absolue du savoir psychanalytique pour tout ce qui concerne l’individu qui devait être condamné au nom de l’orthodoxie freudienne. Car Elias avait apparemment défini pour les besoins de sa démonstration une sorte de « psychologie autochtone [31] » inacceptable pour un analyste professionnel. On voit bien avec quelles difficultés le projet de psychosociologie processuelle envisagé par Elias avait déjà dû se frayer un chemin, à Francfort, entre d’autres projets synthétiques, naturellement convaincus du bien fondé de leurs prétentions postdisciplinaires (à l’instar de la théorie critique de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer) ou de la pertinence du nouveau champ disciplinaire constitué à leur faveur [32] ; et l’on peut conjecturer qu’il n’aurait pas manqué de s’attirer une hostilité croissante. Il est révélateur, à cet égard, que faisant directement référence aux nombreuses discussions « animées et amicales » qu’il avait eues avec Elias, Foulkes avoua tout de go son regret de ne pas avoir su le convaincre « qu’il faut laisser à l’Analyse le soin de fournir les compléments nécessaires d’une approche de l’individu [33] ». La liberté avec laquelle Elias prétendait utiliser les concepts de la psychanalyse, leur faisant subir, en les historicisant, la pire relativisation qui fût, paraissait d’autant plus intolérable qu’il faisait preuve, à leur endroit, d’une « compréhension et [d’une] précision » très supérieure à la moyenne : « Ce qui est, d’une certaine manière, d’autant plus dangereux [34]. » Tout était dit des limites d’une confrontation interdisciplinaire qui n’était vivable, pour Foulkes (dont la carrière professionnelle s’inscrivait alors dans un cadre éminemment orthodoxe), qu’à condition de ne pas remettre en cause le principe d’une répartition « naturelle » des fonctions entre les « spécialistes » de l’individu (les psychanalystes) et de la société (les sociologues).

24Mais la réception de Über den Prozess der Zivilisation déborda les frontières de son champ d’origine dispersé dans l’exil, transcendant les rivalités personnelles qui s’y étaient aiguisées. Un tel ouvrage répondait en effet à un besoin profond d’articulation transdisciplinaire généré par les progrès immenses de la compréhension du fonctionnement du psychisme humain et des structures sociales qui avaient marqué les premières décennies du 20e siècle. La réconciliation des perspectives de la sociologie, de la psychanalyse, de l’histoire, de l’anthropologie ou encore de la science politique constituait assurément, dans les années 1930, une sorte de réquisit scientifique fondamental réunissant les différents champs intellectuels nationaux et exprimant une commune réaction au mouvement de spécialisation disciplinaire qui s’était opéré en France, en Allemagne, aux États-Unis ou en Angleterre.

25Dans ce cadre, un livre démontrant que le comportement et donc l’économie psychique des individus changent à travers le développement de la société pouvait difficilement passer inaperçu, d’autant moins qu’il était porté par la dynamique d’un champ intellectuel particulièrement prestigieux et influent. Edward Shils, alors jeune sociologue de l’Université de Chicago impressionné par les pensées de Weber et Mannheim, fit ainsi savoir à Elias que ce livre « important » et « digne d’éloges » avait attiré l’attention de nombre de ses collègues confrontés depuis longtemps à un problème qu’ils avaient tenté de résoudre d’une autre manière que lui et en utilisant d’autres données [35]. De même, Raymond Aron, autre fin connaisseur de la sociologie allemande, manifesta son intérêt pour une étude qui « pose aussi bien par son contenu que par ses méthodes des problèmes intéressants [36] ». Ces réactions, témoignant d’un intérêt indéniable, n’en étaient pas moins passablement distantes, sans doute parce que l’enjeu des rapports entre la sociologie et la psychanalyse (qui tenait une place centrale à l’Université de Francfort) ne pouvait pas être pleinement saisi. Dans sa recension du premier volume, Raymond Aron avait bien noté que Norbert Elias, « manifestement influencé par la psychanalyse », était « désireux de marquer le conditionnement social des névroses, du refoulement, du surmoi », et se proposait donc d’étudier « simultanément l’origine psychique et sociale des mœurs civilisées » :

« C’est la société qui réprime certaines conduites en leur attachant un sentiment de peine ou de honte, c’est elle qui modèle le système des pulsions et les manifestations de celles-ci. Mais la société à son tour n’est faite que de ces relations humaines, de ces conduites et de ces mentalités qu’elle exige et produit. Manifestement, Norbert Elias se propose de démontrer par l’exemple la solidarité des explications et des phénomènes sociologiques et psychologiques. » [37]
Mais la répétition de l’adverbe « manifestement » trahissait peut-être un certain manque d’assurance sur le chapitre de la psychanalyse, ce qui n’avait pas échappé à Elias qui écrivit une longue lettre à Aron pour justifier son incursion dans le domaine naissant de la « psychologie historique », « pour lequel il n’existe encore ni science, ni méthode, ni outil de pensée », et auquel il souhaitait donner un véritable contenu en y associant notamment un « mode de pensée processuel, une sociologie historique » [38].
La corrélation entre un horizon d’attente pluridisciplinaire et la réception de Über den Prozess der Zivilisation apparaît encore plus nettement, pour citer un dernier exemple, dans le compte rendu écrit par un sociologue américain, Howard P. Becker (qu’il ne faut pas confondre avec Howard S. Becker). La façon dont Norbert Elias traite de l’absolutisme en tant que développement du monopole de la force physique, releva-t-il, était particulièrement instructive et « devait attirer l’attention des historiens et des politistes aussi bien que celle des sociologues ». Il jugea aussi, de manière significative, à propos de la dernière partie théorique de l’ouvrage :
« L’analyse passe du niveau sociologique au niveau psychosociologique, et un grand usage est fait des conceptions freudiennes du ça, du moi et du surmoi. Il faut porter au crédit d’Elias qu’il ne tombe pas dans l’instinctivisme naïf qui caractérise parfois la doctrine freudienne. La plupart de ce qu’il dit est parfaitement en résonance avec les travaux récents de Kardiner, Linton, Mekeel, et Bain. Les façons extraordinairement différentes dont les manifestations du ça apparaissent dans des sociétés opposées sont dûment prises en compte et le développement progressif des caractéristiques du moi et du surmoi est documenté avec minutie. Le grand mérite de ce traité semble être la démonstration du fait qu’il est fréquemment possible d’utiliser les sources historiques pour compléter les matériaux ethnographiques et psychographiques de base. » [39]

Une occasion manquée

26Norbert Elias avait quitté l’Allemagne porté par un projet de refondation sociologique d’une ampleur considérable [40]. C’est à l’Université de Francfort qu’un tel projet avait pris forme. C’est là, en effet, qu’Elias décida de privilégier, en travaillant sur la société de cour, un objet historique lui permettant de faire le lien entre la configuration féodale et la configuration national-industrielle et, donc, de penser la dynamique des processus sociaux. C’est en ce lieu que la psychanalyse se présenta à lui comme un défi à relever. C’est dans cette configuration institutionnelle qu’il fut incité à esquisser les contours d’une psychosociologie historique autonome par rapport à l’orthodoxie freudienne et au matérialisme historique. C’est en son sein, enfin, qu’il aurait dû faire école.

27Dans la solitude de l’exil, la réalisation du corrélat institutionnel de son projet intellectuel lui était interdite. L’impossibilité de faire vivre dans l’exil l’école sociologique de Francfort qu’il avait plus ou moins consciemment projeté de fonder en s’appuyant sur Karl Mannheim, un peu à l’insu de ce dernier, est facile à comprendre. La relation entre les deux hommes, formellement hiérarchique mais subordonnée en réalité à l’accomplissement d’un projet d’autonomie sociologique dont l’assistant officieux était sans doute mieux à même de percevoir la structure et la finalité mais moins bien placé pour en proclamer publiquement la nécessité, n’avait en effet aucune chance de se maintenir dans le contexte anglais, ne serait-ce que parce qu’elle était grosse de conflits inévitables. Le fait que Mannheim et Elias aient choisi de s’installer en Grande-Bretagne, où n’existait aucune tradition de recherche sociologique, ne pouvait être qu’un mauvais choix (si l’on peut se permettre de parler de « choix ») considéré à l’aune du projet ayant scellé leur entente et sous-tendu leur collaboration dès Heidelberg.

28Karl Mannheim s’était vu offrir en 1933 un poste de lecturer à la London School of Economics (LSE) et avait rapidement pris soin d’adapter son profil intellectuel au nouvel environnement qui était le sien, expurgeant par exemple la traduction anglaise d’Idéologie et utopie des concepts les plus caractéristiques du champ universitaire allemand ou tâchant, après avoir délaissé la sociologie de la connaissance, de se reconvertir en essayiste prophète de la planification démocratique et en sociologue de l’éducation. Il ne s’était pas départi pour autant de la haute idée qu’il se faisait de lui-même. Et il faut peut-être interpréter la violence qu’il mit dans le conflit l’opposant au seul professeur de sociologie en poste dans l’Angleterre des années 1930, Morris Ginsberg – lequel perpétuait à la LSE l’enseignement de L. T. Hobhouse et rendit au centuple son hostilité à Mannheim –, comme une façon de demeurer fidèle à une image valorisée de soi, en dépit des sacrifices intellectuels imposés par un exil qui lui sera fatal.

29Norbert Elias était naturellement dans une disposition d’esprit différente. Du fait qu’il ne détenait aucun titre officiel susceptible de lui ouvrir automatiquement les portes d’une carrière universitaire en Angleterre, il se trouvait à bien des égards contraint de rester fidèle à l’idéal pur de la science au nom duquel les aspirants professeurs, dans l’espace universitaire allemand, étaient astreints à un régime d’attente et de précarité extrêmement sévère ; il était préparé, par conséquent, à développer la face spirituelle d’un plan de carrière académique dont la face temporelle s’était évanouie, c’est-à-dire à radicaliser (notamment en se confrontant pour de bon aux découvertes de la psychanalyse) un projet intellectuel novateur. C’est en ce sens, peut-être, qu’il fit de nécessité vertu [41]. Mais cette fidélité de champ n’avait pas d’autre soutien que la volonté personnelle d’Elias. Sa situation était d’autant moins confortable que Morris Ginsberg était l’unique interlocuteur qui lui était offert dans la sociologie anglaise ; peu après son arrivée sur le sol britannique, il fit ainsi valoir auprès du Comité professionnel pour les juifs allemands réfugiés, qui lui allouait une aide financière, le soutien matériel de la LSE et de Ginsberg [42]. Mais celui-ci ne pouvait pas oublier qu’il avait été l’assistant de Mannheim et cela lui valut nombre de « revers [43] », selon ses propres mots. Tiraillé entre deux « patrons » à l’ego chatouilleux, il devait naviguer avec subtilité, dressant pour ses parents (dans la dernière lettre qu’il leur écrivit, en janvier 1941) un tableau rassurant de la situation, où perce un mélange incertain d’ironie et de naïveté :

30

« Je travaille aussi tranquillement que possible, préparant un nouveau livre que j’espère écrire avec Ginsberg, qui est très gentil avec moi et qui, je crois, à sa manière hésitante, m’aime plutôt bien. Oncle Karl [Mannheim] est là, également. Il n’est pas dans les meilleurs termes avec Ginsberg et, globalement, pas très heureux. Mais depuis que je lui ai dédicacé mon dernier livre sur “le processus de civilisation”, lui aussi est charmant avec moi [44]. »

31Il n’empêche que le conflit entre Morris Ginsberg et Karl Mannheim le plaçait dans un porte-à-faux impossible. Il payait le prix, en la circonstance, de sa trajectoire passée, c’est-à-dire de sa proximité avec Karl Mannheim qui, marquée du sceau de l’ambivalence, ne lui était d’aucun secours hors du contexte de Francfort. Une telle situation, nous semble-t-il, a probablement empêché que Über den Prozess der Zivilisation bénéficiât d’une traduction rapide en Angleterre. Car, outre que Mannheim et Ginsberg auraient largement eu les moyens, l’un ou l’autre, de pousser en ce sens, il était comme attesté par avance qu’Elias ne trouverait aucun point d’ancrage sûr dans son pays d’accueil. Son livre était la « seule chose [qu’il possédait] sur terre [45] », ce qui le rendait d’autant plus dépendant d’un idéal de perfection créatrice incompatible avec les contraintes de la production éditoriale et, surtout, les logiques d’un placement intellectuel opportun. Aucune des personnes désireuses de l’aider, et il s’en compta un certain nombre, ne pouvait vraiment percevoir le piège dans lequel le tenait prisonnier sa trajectoire clivée.

32Un jeune historien et homme politique, Patrick Gordon-Walker, avait par exemple été enthousiasmé par Über den Prozess der Zivilisation. À la fin des années 1930, il se partageait encore entre une carrière académique comme enseignant d’histoire au Christ Church College d’Oxford, où il avait fait ses études, et ses activités politiques au parti travailliste. Cet excellent germaniste, qui fréquentait le milieu londonien des Allemands exilés et notamment les membres du groupe socialiste Neu Beginnen, dont Richard Löwenthal, travailla pour le service européen de la BBC pendant la guerre ; élu à la Chambre des Communes en 1945, il se consacra jusqu’à la fin de sa vie à la politique, étant membre à plusieurs reprises de cabinets travaillistes [46]. Quelques notes rédigées par ses soins à propos du premier volume avaient suffit à convaincre un éditeur de ses amis, Brian W. Fagan, codirecteur des Éditions Edward Arnold & Co, de prendre immédiatement contact avec Norbert Elias, en avril 1939 [47]. Ils se virent peu après. Fagan proposa le nom d’une traductrice qui avait toute sa confiance pour travailler sur le premier volume, dans la perspective d’une publication au printemps 1940 [48]. Un contrat fut envoyé à Elias le 7 juillet 1939. Il le signa, non sans avoir exprimé quelque réserve sur la méthode de travail de la traductrice, Mme Lorimer, qui avait pour habitude de procéder seule, et d’une traite, avant de reprendre les points litigieux, le cas échéant avec l’auteur, à la lumière de la traduction dans son ensemble [49]. Une clause stipulait que, dans l’éventualité d’une « guerre européenne » dans laquelle la Grande-Bretagne serait impliquée, l’ajournement de la publication serait à la discrétion de la maison d’édition, Elias ayant obtenu cet ajout : « Étant stipulé que si la publication est reportée au-delà du 31 décembre 1940, l’éditeur doit, si l’auteur en fait la demande, et s’il y a lieu, lui vendre le manuscrit et les droits d’auteur de la traduction anglaise pour un montant identique à celui payé par l’éditeur. »

33Le déclenchement de la guerre compliqua d’autant plus les choses que Norbert Elias s’était mis en tête de réunir une nouvelle matière pour le livre, à partir de sources anglaises. Il avait promis à Mme Lorimer de lui envoyer une note spécifiant les modifications et additions envisagées. Brian W. Fagan n’en espérait pas moins pouvoir toujours publier le livre en mai 1940 et avait demandé à Mme Lorimer de commencer la traduction ; mais celle-ci, enrôlée dans le « département de censure », à Liverpool, devait d’abord s’adapter à ses nouvelles fonctions [50]. Le projet n’était donc pas abandonné. Fagan y tenait tant qu’il relança lui-même Elias, deux ans plus tard, Gordon-Walker lui ayant communiqué la nouvelle adresse du sociologue allemand :

34

« Je suis toujours très intéressé [par le projet] et j’aimerais aussi entrer en contact avec Mme Lorimer, qui doit faire la traduction. […] La révision et la traduction du livre seront sans nul doute une entreprise de longue haleine, et je pense qu’elle serait sans doute ravie de compléter votre travail. La publication de nouveaux livres, en ce moment, est de plus en plus difficile, comme vous le savez probablement, puisqu’il est impossible de prévoir longtemps à l’avance quelle quantité de papier sera disponible, mais j’aimerais vraiment publier votre livre dès que les circonstances le permettront, et par conséquent l’avoir prêt pour l’imprimeur au plus vite [51]. »

35Norbert Elias, qui entre-temps avait été détenu pendant cinq mois et demi dans le camp d’internement de l’île de Man [52], ne s’attendait pas à pareille lettre. Il pensait que la publication de son livre en Grande-Bretagne avait été définitivement compromise par le contexte de la guerre et, en conséquence, avait chargé des amis de conduire des négociations avec une maison d’édition américaine. Il se trouvait alors à Cambridge, au Peterhouse College (où la London School of Economics s’était repliée dès le début de la guerre), bénéficiant – « premier pas dans la bonne direction » après des années d’insécurité, comme il l’écrivit à S. H. Foulkes [53] – d’un contrat d’assistant de recherches auprès du département de recherche sociale de la LSE pour travailler sur « la structure et les fonctions des professions » en Grande-Bretagne, sous la direction de Hugh Lancelot Beales, historien de l’économie et auteur d’un ouvrage classique sur la révolution industrielle. Le problème était qu’à Cambridge, il ne pouvait pas avoir accès aux sources nécessaires pour réviser son livre. Il lui fallait se rendre au British Museum. Or, ses obligations au Peterhouse College le lui interdisaient avant la mi-décembre 1941 et, ignorant que l’établissement était de toute façon fermé, il pensait de surcroît que son statut d’étranger représentait un obstacle irréfragable [54]. Aussi extraordinaire que cela puisse paraître a posteriori, en pleine guerre, Londres étant bombardée presque quotidiennement, Fagan trouva tout à fait naturel de lui proposer de l’aider à accéder au British Museum, qui était censé rouvrir sous peu, jusqu’à lui promettre d’obtenir en sa faveur une autorisation spéciale, peut-être même avant l’ouverture générale [55]. Mais leur correspondance s’arrête à cette proposition généreuse et, de prime abord, si insolite. Elle ne reprendra que dix ans plus tard. Elias avait d’autres soucis ; il était en particulier sans nouvelles de sa mère, qui devait périr à Auschwitz [56]. Habité par un profond sentiment de culpabilité, il vivait très difficilement le contraste entre sa vie calme et studieuse au Peterhouse College et la situation dramatique des siens en Allemagne, par rapport à laquelle il se sentait désespérément impuissant [57].
Il existe très peu de traces de la vie de Norbert Elias à Cambridge pendant les dernières années de la guerre, mais celles que l’on a pu retrouver suggèrent que le sort de son livre n’a cependant jamais cessé de le préoccuper et concernait, par ricochet, ses meilleurs amis. Par exemple, Asik Radomysler, un jeune économiste de la London School of Economics d’origine juive-allemande dont il était très proche à l’époque [58], évoque, dans une lettre datée du 29 janvier 1943, un article de Patrick Gordon-Walker sur « l’histoire et la psychologie », et ajoute : « Lance [Beales] a mentionné, incidemment, que tu étais aussi en train de travailler sur ton livre (que Walker cite) et de le faire traduire. Est-ce vrai [59]? » Une lettre non datée, probablement postérieure de peu, est encore plus riche d’enseignements. Revenant sur l’article de Gordon-Walker, « Rado » estime qu’il n’y reconnaît pas assez sa dette (« énorme ») à l’égard du livre d’Elias, dont il ne proposerait qu’un « médiocre et pauvre résumé » ; il encourage son ami à traduire la troisième partie de son livre et à la publier dans The Sociological Review, et s’exclame : « Qu’en-est-il ? Walker a envoyé le manuscrit à Farquarson [60], Farquarson à Ginsberg, Ginsberg à Lance, et ce dernier pense que ton livre est en cours de traduction… Je suis sûr qu’il pourrait faire en sorte qu’il soit publié, de même que Ginsberg bien sûr… » [61] Cet extrait nous éclaire sur l’isolement paradoxal d’Elias, lequel avait beau connaître les « bonnes personnes », aucune n’avait réellement intérêt à l’aider. Il en dit long, aussi, sur l’état d’esprit de ces jeunes chercheurs réfugiés juifs qui, nombreux à Cambridge pendant la guerre après avoir dû subir la dure loi de l’internement (« Rado » avait ainsi eu la malchance d’être transféré dans un camp au Canada), espéraient profiter des maigres opportunités offertes par les circonstances tout en supportant difficilement la domination des professeurs issus de l’élite britannique. Dans ce milieu cosmopolite (la plupart des étudiants et enseignants anglais en âge de combattre s’étaient engagés ou avaient été appelés sous les drapeaux) mais néanmoins régi par les normes hiérarchiques du système académique britannique, quelqu’un comme Elias pouvait obtenir des aides ponctuelles, de l’intérêt, mais guère plus, et ses amis trouvaient cela injuste. Ils doutaient d’autant moins de la valeur scientifique du livre d’Elias sur le processus de civilisation que celui-ci avait l’art d’en faire comprendre tous les apports comme autant de révélations, dégageant un charisme indéniable, suscitant régulièrement des sentiments résolus d’adhésion à sa personne et des réflexes de solidarité fusionnelle tels que ceux exprimés par Asik Radomysler.
On serait tenté de penser que Über den Prozess der Zivilisation aurait pu être publié en anglais avant la fin de la guerre et que Norbert Elias est alors passé à côté d’une occasion qui ne se représentera pas de sitôt. La faute aux terribles circonstances d’un conflit mondial, bien évidemment. La faute aussi au contraste entre la fragilité de ses soutiens institutionnels (reflétant la faiblesse de son autorité objective) et la force de son ambition intellectuelle, qui lui fit perdre tant d’opportunités [62]. Sans compter que la difficulté qu’il éprouva à maîtriser la langue anglaise avait probablement ralenti en amont, si ce n’est bloqué, le travail de révision qu’il avait entrepris, ou qu’il projetait d’entreprendre, dans la mesure où il se sentait tenu d’être à la hauteur des exigences de créativité empirico-théorique et de précision conceptuelle inhérentes à un projet de refondation sociologique pensé en allemand.
Après 1945, Norbert Elias souhaita finalement que son livre parût non révisé : les circonstances l’avaient empêché d’apporter les corrections nécessaires et il avait perdu trop de temps. Mais sa traductrice était morte (après avoir vainement tenté de reprendre contact avec lui) et, surtout, le point de vue de son éditeur avait radicalement changé, conformément au basculement du rapport de force entre l’Europe occidentale et les États-Unis qui venait de s’opérer, dans le domaine intellectuel/scientifique comme en tous domaines, à l’avantage des seconds. Alors qu’en 1939 Brian W. Fagan aurait été disposé à publier telle quelle une traduction anglaise de Über der Prozess der Zivilisation, il lui semblait impossible, une décennie plus tard, que ce livre pût paraître sans une révision substantielle, c’est-à-dire sans être adapté aux goûts du public cultivé anglo-saxon : « Cela me paraît tellement la seule façon correcte de procéder pour une traduction anglaise […] que je dois vous confesser que je ne me sens guère enthousiaste à l’idée d’une simple traduction directe [63]. »
Il ne restait qu’à annuler l’arrangement conclu en juillet 1939 pour un livre que les événements de la Seconde Guerre mondiale avaient renvoyé à une époque révolue, gommant ainsi la dynamique de champ spécifique dont il avait procédé et qui lui avait valu une reconnaissance aussi évidente qu’éphémère.


Mots-clés éditeurs : récaption, Norbert Elias, sociologie, événements, champ

Date de mise en ligne : 07/04/2010

https://doi.org/10.3917/vin.106.0081

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [2]
    Pour citer le jugement expéditif d’Edmund Leach, « Violence », London Review of Books, 23 octobre 1986, p. 13-14, p. 13.
  • [3]
    Le présent article, qui ne prétend pas être autre chose qu’une esquisse provisoire, est principalement le résultat d’une recherche menée pendant plusieurs mois dans les archives Norbert Elias à Marbach (au Deustches Literaturarchiv-DLA), grâce à deux bourses attribuées par le Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (CIERA) et la Fondation Norbert Elias (conjointement avec le DLA), que nous remercions. Nos remerciements s’adressent également à Dominique Schnapper, qui nous a autorisé l’accès aux archives Raymond Aron (conservées au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France), et à la Wellcome Library. L’ensemble des documents cités ont été traduits de l’allemand et de l’anglais par nos soins.
  • [4]
    Voir, par exemple, Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Minuit, « Documents », 1984, p. 117.
  • [5]
    Cf. Franz Schultheis, « Un inconscient universitaire fait homme : le Privatdozent », Actes de la recherche en sciences sociales, 135, 2000, p. 58-62.
  • [6]
    DLA, Elias, I, 40, lettre de Norbert Elias à René König, 1er novembre 1961.
  • [7]
    En vue d’une tournée de conférences de trois semaines dans les universités de Stockholm, Uppsala et Oslo, qui eut lieu au printemps 1938.
  • [8]
    Comme il le confia notamment à Raymond Aron. (BnF-manuscrits, NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939)
  • [9]
    DLA, Elias, II, 364, CV de 1938 (complété à la main en 1941).
  • [10]
    Johan Heilbron, « Interview with Norbert Elias », Amsterdam, 1983-1984, p. 21. (Entretien aimablement communiqué par l’auteur.)
  • [11]
    Voir, pour une première approche, Erich Fromm, « Méthode et tâches d’une psychosociologie analytique » [1932], Hermès, 5-6, 1989, p. 301-313.
  • [12]
    Max Horkheimer, « La situation actuelle de la philosophie sociale et les tâches d’un Institut de recherche sociale » [1931], Théorie critique : essais, Paris, Payot, 2009, p. 63.
  • [13]
    Rupture dont il y a tout lieu de penser qu’elle coïncida avec une blessure amoureuse que Norbert Elias, visiblement victime des savantes tergiversations d’une jeune fille plus expérimentée que lui, ne put guérir qu’en quittant Breslau pour Heidelberg, en 1925, comme il le confia à son amie Renate Rubinstein. (DLA, Elias, I, 45, lettre de Norbert Elias à Renate Rubinstein, 27 octobre 1973)
  • [14]
    Voir Reinhard Blomert, Intellektuelle im Aufbruch : Karl Mannheim, Alfred Weber, Norbert Elias und die Heidelberger Sozialwissenschaften der Zwischenkriegzeit, Munich, Carl Hanser, 1999.
  • [15]
    Voir Ilse Seglow, « Work at a Research Programme », in Peter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte (dir.), Human Figurations : Essays for/Aufsätze für Norbert Elias, Amsterdam, Stichting Amsterdams Sociologish Tijdschrift, 1977, p. 16-21. Dans son texte, l’ancienne élève de Norbert Elias à Francfort prend un soin tout particulier à le placer au même niveau que Karl Mannheim, insiste sur leur complémentarité et relève que le premier était libre de tout engagement politique et travaillait à une théorie de la société moins abstraite (sous-entendu : il était mieux à même de faire avancer la cause de l’autonomie de la sociologie). Ajoutant : « Et il semblait sûr de ce qu’il voulait faire – trop sûr au goût de nombreuses personnes. » Il se peut, Seglow et Elias ayant travaillé ensemble sur ce texte, que le portrait de Seglow constituât surtout un autoportrait d’Elias ; ce qui confirmerait que ce dernier, à Francfort, était bel et bien dans la disposition de faire école. Cf. DLA, Elias, I, 45, lettre d’Ilse Seglow à Norbert Elias, 18 mai 1976. Pour une bonne analyse des rapports intellectuels entre Mannheim et Elias, mettant l’accent sur la réciprocité relative de leurs échanges et retraçant le processus d’autonomisation du second par rapport au premier, voir Richard Kilminster, « Norbert Elias and Karl Mannheim : Closeness and Distance », Theory, Culture & Society, 10, 1993, p. 81-114.
  • [16]
    DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Alessandro Cavalli », p. 15.
  • [17]
    Ceci apparaît nettement à la lecture de l’avant-propos et de l’introduction de La Société de cour, par exemple quand Norbert Elias reproche à Max Weber de ne pas avoir fait figurer la « cour », étudiée seulement du point de vue de l’administration et du mode de gouvernement, « parmi les types de socialisation qu’il cite expressément ». (Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974, préf. de Roger Chartier, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Paris, Flammarion, « Champs », 1985, p. 13)
  • [18]
    Norbert Elias, ayant en vue la construction d’un modèle d’interprétation sociologique innovant, avait évidemment comme interlocuteur principal Max Weber, comme l’explique bien Roger Chartier dans « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation » (ibid., p. vii). Karl Mannheim était lui-même fasciné par Max Weber, jusqu’à entrer dans une sorte de « compétition intergénérationnelle » avec lui : David Kettler, Colin Loader et Volker Meja, Karl Mannheim and the Legacy of Max Weber : Retrieving a Research Programme, Londres, Ashgate, 2008, p. 9.
  • [19]
    Il s’agit, dit autrement, d’un « moment inaugural, où l’on a plus de chances de saisir les principes historiques de la genèse de l’œuvre qui, une fois inventée et affirmée sa différence, se développera, selon sa logique interne, plus indépendante des circonstances ». (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, « Liber », 1997, p. 105)
  • [20]
    Grâce à sa découverte des traités de civilité, lui semblait-il, il avait en effet pu faire quelque chose que « les sociologues et les psychologues sociaux n’avaient jamais fait auparavant : montrer comment les normes de comportement des êtres humains changent ». (DLA, Elias, V, 1605, « Interview with N. Elias by Alessandro Cavalli », p. 16)
  • [21]
    Le livre avait aussi été chroniqué aux Pays-Bas, par exemple par le critique littéraire Menno ter Braak. Voir Johan Goudsblom, « Responses to Norbert Elias’s Work in England, Germany, the Netherlands and France », in Peter R. Gleichmann, Johan Goudsblom et Hermann Korte, op. cit., p. 37-97, p. 38 et 44.
  • [22]
    Comme il le déclara par exemple à Gregor Hahn, « Interview with Norbert Elias », West European Centre Newsletter, 1982, p. 7-16, http://elias-i.nfshost.com/elias/intv2.htm.
  • [23]
    Sur cet échange, voir Detlev Schöttker, « Norbert Elias und Walter Benjamin : ein unbekannter Briefwechsel und sein Zusammenhang », Merkur, 42 (473), 1988, p. 582-595.
  • [24]
    Voir Martin Jay, The Dialectical Imagination : A History of the Frankfurt School and the Institute of Social Research, 1923-1950, Berkeley, University of California Press, 1996.
  • [25]
    Franz Borkenau, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (4), 1939, p. 450-452, p. 451.
  • [26]
    Franz Borkenau, recension du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans The Sociological Review, 31 (3), 1939, p. 308-311, p. 308 et 309.
  • [27]
    Ibid., p. 311.
  • [28]
    Franz Borkenau, recension de Über den Prozess der Zivilisation, vol. 2, in op. cit., p. 452.
  • [29]
    Wellcome Library, PP/SHF/B7, lettre d’E. Jones à S. H. Foulkes, 21 octobre 1939.
  • [30]
    S. H. Foulkes, recension de Über den Prozess der Zivilisation, vol. 1, Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 24, 1939, p. 179-181, p. 180.
  • [31]
    S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans Internationale Zeitschrift für Psychoanalyse, 26, 1941, p. 316-319, p. 318.
  • [32]
    Sur la question de la structuration disciplinaire des connaissances, voir Johan Heilbron, « A Regime of Discipline : Toward an Historical Sociology of Disciplinary Knowledge », in Charles Camic et Hans Joas (dir.), The Dialogical Turn : New Roles for Sociology in the Postdisciplinary Age, Chicago, Chicago University Press, 2003, p. 23-42.
  • [33]
    S. H. Foulkes, recension du second tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans op. cit., p. 318.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    DLA, Elias, I, 54, lettre d’Edward Shils à Norbert Elias, 1er mars 1939.
  • [36]
    DLA, Elias, I, 32, lettre de Raymond Aron à Norbert Elias, 10 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98.
  • [37]
    Raymond Aron, recension du premier tome de Über den Prozess der Zivilisation, dans Annales sociologiques, série A, 1941, p. 55. Le compte rendu est reproduit dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 98-99.
  • [38]
    NAF 28060 (209), lettre de Norbert Elias à Raymond Aron, 22 juillet 1939. La lettre est reproduite dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102, p. 99-101.
  • [39]
    Howard P. Becker, recension des deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation, dans The American Historical Review, 46 (1), 1940, p. 89-91, p. 90.
  • [40]
    Comme l’indique clairement une lettre écrite par l’un de ses amis de Paris : « Poursuis-tu la réalisation de cette œuvre sociologique dont il fut si souvent question entre nous ? » (DLA, Elias, I, 49, lettre de T. à Norbert Elias, 10 juillet 1936) Il y a aussi, bien sûr, qu’il était trop âgé pour reprendre des études mais encore suffisamment jeune pour consacrer quelques années à l’écriture d’un livre « important » susceptible de relancer sa carrière.
  • [41]
    Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », in Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, 1997, p. 31-51, p. 44.
  • [42]
    DLA, Elias, I, 66, lettre d’A. J. Makover à Mr. Loewe, 18 décembre 1935.
  • [43]
    DLA, Elias, I, 49, lettre de Norbert Elias à Kurt, 15 mars 1954.
  • [44]
    DLA, Elias, I, 35, lettre de Norbert Elias à Sophie et Hermann Elias, 6 janvier 1941.
  • [45]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 juillet 1939.
  • [46]
    Norbert Elias et Patrick Gordon-Walker n’étaient pas étroitement liés. Selon Stephen Mennell, c’est par l’intermédiaire d’un des meilleurs amis d’Elias, l’historien Francis L. Carsten, qu’ils se seraient connus. Francis L. Carsten (1911-1998), issu d’une famille de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie juives de Berlin, avait été dans les années 1930 un socialiste actif, par révolte contre son milieu familial, militant notamment dans les rangs de la Fédération des jeunes communistes d’Allemagne et, sous l’influence de Richard Löwenthal, dans l’organisation Neu Beginnen. Voir S. H. J. Cohn, « F. L. Carsten 1911-1998 », German History, 17 (1), 1999, p. 95-101. Vers 1934, Carsten aurait servi de guide à Gordon-Walker dans le maquis de la résistance antinazie berlinoise ; milieu que ce dernier a beaucoup fréquenté, dans l’exil, à Londres. Voir Stephen Mennell, Norbert Elias : An Introduction, Dublin, University College Dublin Press, 1998, p. 288. Après-guerre, la femme de S. H. Foulkes, prénommée Kilmeny, s’était efforcée d’arranger des rencontres entre Elias et Gordon-Walker : « Nous sommes vraiment désolé de ne pas vous avoir vu pendant les vacances, Mr. Gordon-Walker ayant exprimé le vif souhait de vous revoir. Si vous pouvez trouver du temps avant que la Chambre [des Communes] ne se rassemble. J’espère que nous pourrons toujours arranger cela. » (DLA, Elias, IV, 983, lettre de Kilmeny Foulkes à Norbert Elias, 8 janvier 1948)
  • [47]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 4 avril 1939.
  • [48]
    Les deux volumes pouvant être considérés comme deux livres différents, la traduction et la publication du second tome devaient suivre un peu plus tard. Brian W. Fagan avait d’abord songé à condenser les deux volumes en un seul livre, sur les conseils de Patrick Gordon-Walker. Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 13 avril, 8 mai et 26 mai 1939.
  • [49]
    Voir DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 21 et 30 juin 1939 ; lettres de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 2 et 11 juillet 1939 (brouillons).
  • [50]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettres de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 11 septembre et 10 octobre 1939.
  • [51]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 19 septembre 1941.
  • [52]
    Voir David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52 (2), 2005, p. 148-168.
  • [53]
    DLA, Elias, IV, 982, lettre de Norbert Elias à S. H. Foulkes, 2 septembre 1941.
  • [54]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Norbert Elias à Brian W. Fagan, 27 septembre 1941 (brouillon).
  • [55]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 6 octobre 1941.
  • [56]
    Il avait juste eu le temps d’apprendre la mort de son père, survenue le 22 novembre 1940. (DLA, Elias, I, 36, lettre de Gusti et Arthur Elias à Norbert Elias, décembre 1940 et 2 janvier 1941)
  • [57]
    Voir DLA, Elias, I, 36, lettre de Norbert Elias à Gusti et Arthur Elias, 14 novembre 1940.
  • [58]
    Leurs liens se sont distendus par la suite. Asik Radomysler s’est apparemment suicidé en 1952. Voir DLA, Elias, I, 49, lettre de « Ben » à Norbert Elias, 3 novembre 1952.
  • [59]
    DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias, 29 janvier 1943.
  • [60]
    Alexander Farquarson était l’éditeur de The Sociological Review. Un grand merci à Stephen Mennell pour cette information.
  • [61]
    DLA, Elias, I, 45, lettre d’Asik Radomysler à Norbert Elias, n. d.
  • [62]
    Bernard Lacroix l’a bien senti, lorsqu’il dépeint Norbert Elias comme quelqu’un n’étant « jamais tout à fait ce qu’il faut, au bon moment, pour devenir ce qu’il faudrait qu’[il soit] ». (Bernard Lacroix, « Portrait sociologique de l’auteur », op. cit., p. 33)
  • [63]
    DLA, Elias, IV, 909, Edward Arnold & Co Publishers, lettre de Brian W. Fagan à Norbert Elias, 5 décembre 1951.

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