Notes
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[1]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
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[2]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 159
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[3]
La Civilisation, le mot et l’idée : première semaine internationale de synthèse (du 10 au 29 mai 1929), Paris, La Renaissance du livre, 1930.
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[4]
Deux questions traduisent cette interrogation : comment la réalité extérieure s’installe-t-elle dans un corps, au point d’en modifier durablement les manières de faire, de voir et de sentir ? Qu’est-ce qui, dans notre corps, doit être considéré comme le produit de l’intériorisation des conditions objectives d’existence ?
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[5]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 8.
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[6]
Dans son ouvrage sur le darwinisme en France, Yvette Conry rappelle que l’introduction d’un auteur se fait toujours à travers des opérations sociales de sélection et de marquage. (Yvette Conry, L’Introduction du darwinisme en France au xixe siècle, Paris, Vrin, 1974)
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[7]
Marcel Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » [1924], in Anthropologie et sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 285-311, p. 288.
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[8]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 86.
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[9]
Ibid., p. 15.
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[10]
Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 256-257. Cette affinité avec la psychologie historique a d’ailleurs été relevée lors de la parution française du livre de Norbert Elias. Cette association peut passer malgré tout comme celle qui entoura l’Histoire de la folie de Michel Foucault en 1961, pour une « sur-lecture » de la part des historiens. Voir « Les historiens et la sociologie de Pierre Bourdieu », Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, 3-4, 1999, p. 18. Pour la référence de Foucault à la tradition de la psychologie historique, voir le compte rendu de Robert Mandrou, « Trois clefs pour comprendre la folie à l’époque classique », Annales ESC, juillet-août 1962, p. 761-773.
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[11]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 13.
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[12]
Norbert Elias est conscient des failles de sa pratique. Il s’interroge à plusieurs reprises sur son positionnement : « L’observateur ne dispose pas de critères infaillibles : tel mouvement participe-t-il du va-et-vient éternel ? Ou bien est-il soumis à une orientation précise ? Est-il rétrograde ? Correspond-il à une évolution déterminée ? Le terme de « civilité » marque-t-il l’acheminement de la société européenne vers une sorte de comportement policé ? […] Il n’est pas facile de rendre visible cette progression, parce qu’elle s’accomplit lentement et pour ainsi dire à petits pas, qu’elle est par surcroît soumise à certaines oscillations, à certaines déviations. » (Ibid., p. 119)
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[13]
Henri Berr, « Avant propos », in La Civilisation, le mot et l’idée, op. cit., p. xi-xv, p. xii.
-
[14]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 65.
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[15]
C’est aussi ce que précise Émile Tonnelat, un autre participant de la Semaine de synthèse, en revenant sur les travaux de Wilhelm von Humbolt : « Par civilisation il faut entendre tout ce qui, dans l’ordre matériel, dans le développement des mœurs et dans l’organisation sociale, tend à adoucir le sort des hommes, à “l’humaniser” et à faire naître par la suite entre les individus ou les peuples des sentiments de bienveillance réciproque, voire d’amitié. Le mot Kultur ajoute à cette première idée une nuance de raffinement : il indique que les hommes ont su s’élever au-dessus des simples considérations d’utilité sociale et qu’ils ont entrepris l’étude désintéressée des sciences et des arts. » (Émile Tonnelat, « Kultur : histoire du mot, évolution du sens », in La Civilisation, le mot et l’idée, op. cit., p. 61-74, p. 71)
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[16]
Lucien Febvre, « Civilisation, évolution d’un mot et d’une idée », in Civilisation, le mot et l’idée, op. cit.
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[17]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 14-15.
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[18]
Ibid., p. 17.
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[19]
De la « Revue de synthèse » aux « Annales » : lettres à Henri Berr, 1911-1954 / Lucien Febvre, établissement du texte, présentation et notes par Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin, Paris, Fayard, 1997, lettre 167 du 12 avril 1929.
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[20]
Rappelons simplement ce passage révélateur : « Des hommes qui mangeaient comme les hommes au Moyen Âge […] entretenaient entre eux des rapports différents des nôtres. […] Ces différences n’affectaient pas seulement leur conscience claire et raisonnée mais aussi leur vie émotionnelle, dont la structure et le caractère étaient différents des nôtres. » (Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 99-100)
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[21]
Lucien Febvre, « La première Renaissance française » [1925], Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, p. 529-603.
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[22]
Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle : la religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1942.
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[23]
Pour l’historien, les manières de penser dépendent autant des techniques et des sciences que de la langue ou de l’affectif. Une civilisation est « mentale » aussi bien que « matérielle ». L’introduction du système de calcul du temps rationalisé en est un bon exemple, puisque le fait qu’il n’y ait eu que peu d’horloges dans la France du 16e siècle donne lieu à des habitudes qui étaient celles, encore, « d’une société de paysans, qui acceptent de ne savoir jamais l’heure exacte, sinon quand la cloche sonne et qui pour le reste s’en rapportent aux plantes, aux bêtes, au vol de tel oiseau ou au chant de tel autre ». (Ibid., p. 366-370)
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[24]
C’est en 1902 que L’Année sociologique consacre une rubrique « Civilisation en général et types de civilisation » aux ouvrages abordant ce problème de la ou des civilisations.
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[25]
Jean-François Bert, « Marcel Mauss et la notion de “civilisation” : un mot, une idée, mais aussi une direction de recherche pour l’ethnologie française d’après guerre », Cahiers de recherche sociologique, 47, 2009, p. 123-143.
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[26]
Malgré ses grandes qualités d’ethnographe, Adolf Bastian (1826-1905) est toujours resté à la marge de la tradition anthropologique allemande. Son idée centrale des pensées élémentaires était en complète contradiction avec le modèle diffusionniste alors en vogue. Comme Marcel Mauss, Bastian partage un intérêt pour l’histoire des religions, notamment pour celle du bouddhisme, et pour la psychologie.
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[27]
Voir, par exemple, la critique de Marcel Mauss dans le compte rendu de « Man and Culture, Wissler », L’Année sociologique, 2, 1925, p. 295-300.
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[28]
Le sens du progrès peut être modifié selon Émile Durkheim. Il précise, comme Norbert Elias quelques années plus tard, qu’existent des phénomènes de décivilisation dont il faut tenir compte dans une analyse sociologique des civilisations. Il existe des sociétés stagnantes et des sociétés qui, en pleine progression, peuvent disparaître. Toutes les sociétés ne passent donc pas par les mêmes stades de développement : « Rien n’autorise à croire que les différents types de peuples vont tous dans le même sens ; il en est qui suivent les voies les plus diverses. Le développement humain doit être figuré, non sous la forme d’une ligne où les sociétés viendraient se disposer les unes derrière les autres comme si les plus avancées n’étaient que la suite et la continuation des plus rudimentaires, mais comme un arbre aux rameaux multiples et divergents. Rien ne nous dit que la civilisation de demain ne sera que le prolongement de celle qui passe aujourd’hui pour la plus élevée ; peut-être, au contraire, aura-t-elle pour agents des peuples que nous jugeons inférieurs, comme la Chine par exemple, et qui lui imprimeront une direction nouvelle et inattendue » (Émile Durkheim, « W. Wundt, Elemente der Voelkerpsychologie », Année sociologique, 1909-1912, p. 50-52).
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[29]
Marcel Mauss, « Les civilisations, éléments et formes », in La Civilisation, le mot, l’idée, op. cit., p. 81-107, repris dans id., Essais de scoiologie, Paris, Gallimard, 1969, p. 244.
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[30]
Conférence donnée par Marcel Mauss le 17 mai 1934 au siège de la Société française de psychologie à Paris à l’invitation d’Ignace Meyerson. (Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1934], Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 365-386)
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[31]
Comme le rappelle Marcel Mauss, si « chaque société a ses habitudes bien à elle », nos comportements les plus quotidiens évoluent selon les générations. Lui-même, par exemple, affirme avoir assisté au changement des techniques de la nage, de son vivant : « Nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et à tête hors de l’eau. De plus, on a perdu l’usage d’avaler de l’eau et de la cracher. » (Marcel Mauss, « Les techniques du corps », op. cit., p. 367)
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[32]
« Les grandes épreuves de stoïcisme, etc., qui constituent l’initiation de la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l’abîme. » (Ibid., p. 386)
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[33]
Une autre convergence aurait pu venir du rôle que le sociologue allemand fait jouer à la morphologie sociale dans son hypothèse centrale du processus de civilisation. À plusieurs reprises, il rappelle que l’isolement plus ou moins important d’une partie de la noblesse allemande et que l’existence de barrières de classes moins élevées en France ont pu rendre difficiles ou, au contraire, favoriser les « contacts sociaux et mondains » qui sont, rappelons-le, à la base de sa théorie de l’interdépendance. Voir, par exemple, Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 35 et 55.
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[34]
L’une des seules références faites par Norbert Elias à un auteur français contemporain concerne le travail linguistique de François Brunot connu comme un dialectologue attentif aux diverses variantes phonétiques des traditions orales et des langues régionales.
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[35]
Comme le désigne Éric Brian et Marie Jaisson dans le numéro de la Revue de synthèse « Civilisations retour sur les mots et les idées », 129, 6 (1), 2008, p. 147.
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[36]
L’importance des disputes peut nous permettre de repenser le cadre de l’histoire des idées : « Il convient simplement, comme le précise Jean-Louis Fabiani, de rappeler que toute forme de dispute doit les plus intéressantes de ses propriétés à son inscription dans un moment particulier de l’état d’avancement du savoir ou d’une forme de sociabilité intellectuelle. » (Jean-Louis Fabiani, « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels : vers une sociologie historique des formes de débat agonistique », La Société d’études sorélienes, 25, 2007, p. 45-60, p. 48)
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[37]
Le compte rendu est reproduit dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102.
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[38]
À l’université du Wisconsin, au début des années 1930, Howard P. Becker écrit un compte rendu de l’ouvrage, en insistant sur la manière dont Norbert Elias cherche à inscrire les notions de culture et de civilisation dans une histoire politique et sociale remontant aux rivalités qui ont accompagné la constitution des États-nations modernes. Voir Howard P. Becker, recension des deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation dans The American Historical Review, 46 (1), octobre 1940, p. 89-91.
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[39]
On peut s’étonner qu’aucun anthropologue n’ait jugé bon, à l’occasion du colloque « Norbert Elias et l’anthropologie », de proposer un panorama des recherches anthropologiques en France lors de la réception des ouvrages de Norbert Elias.
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[40]
« Les historiens annalistes étaient à la recherche d’un nouveau modèle d’interprétation du changement. […] Au début des années 1970, les historiens des Annales ne s’intéressent pas encore au processus de civilisation mais au processus de modernisation. Penser le changement, c’est pour eux penser la transformation modernisatrice de la société […]. Les historiens ont mis progressivement en cause dans leurs travaux l’unité vectorisée du changement historique tel que le concevaient la pensée marxiste et peu ou prou l’enseignement de Labrousse qui régnait alors sur l’histoire sociale. » (André Burguière, « Le concept d’autocontrainte et son usage historique », Norbert Elias et l’anthropologie, Paris, PUF, 2004, p. 71-81, p. 72-73.
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[41]
Il définit ainsi la civilisation : « expression historique et géographique concrète d’un mode de production donnée » (Institut Mémoires de l’édition contemporaint, fonds Haudricourt, Jean Chesneaux, « Quelques brèves remarques sur la notion de civilisation », tapuscrit inédit). Pour plus de détails sur cette discussion, voir Antoine Pelletier et Jean-Jacques Goblot, Matérialisme historique et histoire des civilisations, Paris, Éd. sociales, 1969.
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[42]
Le texte de Norbert Elias est immergé dans un espace discursif et idéologique marqué à la fois par la rhétorique académique de la philosophe allemande du 19e siècle (Nietzsche et dans une certaine mesure Marx) et par les grandes convictions des fondateurs de la sociologie allemande dont il s’était rendu familier à Heidelberg (Ferdinand Tonnies, Werner Sombart, Ernst Troetschl et Georg Simmel).
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[43]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 14-15.
1Jean-François Bert retrace l’histoire d’un rendez-vous manqué. Norbert Elias, au début de son livre maître sur le processus de civilisation, reprend et déplace la distinction entre culture et civilisation. Or cette distinction intéresse les sciences sociales en France, et notamment Lucien Febvre et Marcel Mauss. Paru en 1939, l’ouvrage d’Elias, ne rencontre pourtant guère d’écho, y compris dans l’après-guerre. Cet article aborde ainsi une question majeure : comment expliquer qu’un auteur ne soit pas lu ou mal lu ?
2Pour celui qui porte son attention à l’histoire des sciences humaines durant le premier tiers du 20e siècle, le silence relatif qui entoure en France la publication en 1939 du premier livre de Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation [1], est d’autant plus étrange que, par les méthodes utilisées et la force suggestive de sa théorie, l’ouvrage aurait dû donner lieu à un écho dans des disciplines très différentes qui, depuis la fin des années 1920, ont amorcé des analyses similaires sur le corps, l’histoire de la culture européenne ou la réglementation plus stricte de l’exercice de la violence physique.
3Les exemples sont nombreux. Ainsi, la psychologie des peuples de Georges Hardy ou du Dr Martial bénéficie, à la fin des années 1920, d’une reconnaissance institutionnelle importante, y compris dans la Revue de synthèse. La linguistique d’Antoine Meillet et de Marcel Cohen, elle, cherche, à partir du langage, du lexique et de l’expression, à évaluer les grandes différences qui séparent les sociétés urbaines des sociétés rurales ou traditionnelles. L’indissociabilité, alors incontestable pour ces linguistes, entre « faits de langage » et « faits sociaux » leur permet d’expliquer le compartimentage social par le langage. Norbert Elias aborde également cette question dans le dernier tiers de son ouvrage, en tentant de donner au langage un statut équivalent au maintien à table et à l’étiquette. La langue « permet de vérifier par des exemples isolés et concrets de quelle manière s’élaborent les particularités nationales en fonction de certaines formations sociales déterminées [2] ».
4Le long chapitre introductif de l’ouvrage de Norbert Elias qui traite de l’histoire sociale des notions de culture et de civilisation, notions fortement marquées par la fragilité des différents contextes historiques dans lesquels elles s’inscrivent, ne peut être compris aujourd’hui sans rappeler à la fois les recherches françaises qui entourent, au même moment, leur emploi, et, plus particulièrement, la tentative de Henri Berr et du Centre international de synthèse fréquenté en 1929 par Marcel Mauss et Lucien Febvre [3].
5S’inspirant d’Erasme, Norbert Elias propose l’exploration historique de la formation des habitudes et des raisons de leurs évolutions [4], c’est-à-dire « du changement de comportement effectif tel qu’il s’est produit en Occident [5] ». Cette exploration ne pouvait manquer d’intéresser tant l’anthropologue que l’historien, qui essayaient au même moment de comprendre pourquoi, et surtout comment, la civilisation occidentale avait pu se différencier définitivement des autres. La notion de civilisation constituait alors une clé grâce à laquelle l’Europe ne cessait de penser et de se penser. Marcel Mauss et Lucien Febvre ont été, dans leurs disciplines respectives, eux aussi à l’origine de profonds renouvellements épistémologiques. Si la revue des Annales, dont le premier numéro paraît en 1929, symbolise le changement historiographique voulu par Lucien Febvre et Marc Bloch, Marcel Mauss organise depuis 1925 le champ de la sociologie, en tentant de redéfinir les catégories durkheimiennes de L’Année sociologique et, surtout, en les ouvrant à l’ethnologie, la psychologie ou encore la linguistique.
6D’autres convergences de ces travaux et des hypothèses soutenues par Norbert Elias sur la régulation toujours plus importante des pulsions et des émotions existent. L’histoire si particulière voulue par Lucien Febvre attache de l’importance à la question du biologique, à la description de la vie matérielle et des comportements, mais aussi à l’histoire de l’alimentation, des habitudes physiques, gestuelles et mentales. Cette histoire a ouvert la possibilité d’une réflexion plus dense sur les questions de l’autodiscipline, de la progression de la pudeur et du rejet progressif des manifestations corporelles. L’« introduction [6] » des travaux de Norbert Elias en sociologie paraît elle aussi facilitée, si l’on pense à la manière dont Marcel Mauss entend démontrer que « derrière tout fait social, il y a de l’histoire, de la tradition, du langage et des habitudes [7] ». Dépassant le dualisme de la nature humaine produit par la sociologie durkheimienne et l’opposition entre corps, âme et activité morale, en partie héritée de la philosophie cartésienne, Marcel Mauss inaugure une anthropologie du corps, qui joue avec les systèmes de valeur et les seuils de sensibilité, en nous révélant la lente montée de nos intolérances. Pour le sociologue, ce sont d’abord les attitudes individuelles (cris, rires, pleurs) qui renseignent sur les rapports de pouvoir en place autant que sur l’ensemble des normes conditionnant le contrôle des émotions humaines. Norbert Elias soutient lui aussi une telle idée en 1939, lorsqu’il indique que l’évolution des structures humaines de l’intériorité répondent aux « besoins » intérieurs des individus, qui procèdent à leur tour des nécessités sociales.
Partant du fait que la réflexion sociologique et historique de Norbert Elias est faite d’une association d’éléments, de termes, de concepts, de références souvent disparates et empruntés à diverses traditions de pensée, il nous paraît également possible de faire de nouvelles propositions concernant sa réception au début des années 1970 dans le domaine de la sociologie et de l’anthropologie. Cette réception fut controversée, puisque Norbert Elias est à l’époque critiqué par les spécialistes de ces deux disciplines pour son rapport ambigu à l’évolutionnisme, son héritage philosophique et, finalement, son peu d’intérêt pour les phénomènes extra-occidentaux. Il est alors considéré comme un auteur héritier des diverses traditions allemandes de recherche sur la culture. L’une de ces propositions relatives à la réception de l’œuvre de Norbert Elias devrait nous permettre de la penser comme un miroir des préoccupations commandant alors ces deux disciplines et, plus particulièrement, parmi ces préoccupations, celle qui concerne le devenir, dans le discours scientifique, des notions de culture et de civilisation.
Elias et le problème de la civilisation
7L’analyse sémantique poussée de la dichotomie Kultur / civilisation sur laquelle s’ouvre Über den Prozess der Zivilisation tient d’abord à une profonde hésitation de Norbert Elias. Quel terme peut le mieux désigner les processus d’évolutions sociogénétiques et philogénétiques qui ont fait passer la société occidentale « d’un état affectif à un autre [8] » ? Pour autant, il s’agit aussi d’une hypothèse philologique et historique forte, dans laquelle il paraît tout à fait possible de reconstituer une « mentalité » en partant du sens donné aux mots aux diverses époques : « Les notions de ce genre […] sont l’aboutissement d’expériences communes. Elles se répandent et se transforment avec le groupe dont elles sont l’expression. C’est sa situation, son histoire qui se reflètent en elles [9]. » Elias regrette par ailleurs la trop nette séparation entre les psychologues et les historiens, plaidant pour une « psychologie sociale de l’histoire [10] », mais surtout pour que l’historien se rapproche du sensible qu’une époque éprouve et que ses archives expriment.
8Si la notion de civilisation est normative et largement connotée, servant jusqu’alors à définir des comportements en les hiérarchisant, elle a l’avantage, face à la notion allemande de Kultur, de « désigner un processus ou du moins l’aboutissement d’un processus. Elle [la civilisation] se rapporte a quelque chose de fluctuant, en “progression constante” [11] ». Elle est le fil conducteur qui permet de suivre ce que l’on appellerait en langage sociologique la socialisation, tout en référant entièrement ce processus aux fragilités historiques du contexte. Cette précaution n’est pas seulement rhétorique pour Norbert Elias. Rétrospectivement, elle rend surprenantes les critiques de Hans Peter Duerr qui, par exemple, taxe son travail d’évolutionniste, parfois même au sens le plus trivial de la méthode [12]. L’un des éléments paradoxaux du processus de civilisation tient au fait qu’il s’agit d’établir des connexions dynamiques entre, d’un côté, la formation de l’État et la monopolisation de la violence et, de l’autre, la trans-formation de l’habitus et des relations sociales.
9Cette réflexion sur le mot et l’idée de civilisation n’est a priori pas très différente de celle que développe Lucien Febvre en 1929 lors de la Semaine internationale de synthèse qui, comme le rappelle Henri Berr, a justement pour but de vider le mot “civilisation” des idées normatives qu’il contient dans le langage ordinaire et de chercher « à savoir quand était né le mot, sous la pression de quelles circonstances et de quels besoins ; quel sort il avait eu depuis son apparition [13] ».
10Civilisation est un mot d’usage récent qui a connu de nombreuses mutations, en partie explicables par les contextes sociopolitique ayant agi sur son sens. Si, pour le chef de file de l’école des Annales, la première apparition signifiante du mot, en recouvrant ceux de « police » et de « policé », date de la parution en 1766 de L’Antiquité dévoilée par ses usages de Nicolas-Antoine Boulanger, c’est Mirabeau père qui le premier, rappelle Elias, semble utiliser le terme pour désigner l’affinement des mœurs. Cette différence tient au fait que le sociologue accorde alors plus d’importance au contexte politique et, plus particulièrement pour le cas de la France, à l’action des physiocrates dans le développement du sentiment que « le fait d’être civilisé est également [et comme l’économie] soumis à un cycle [14] ».
11Les différences entre les deux termes sont importantes. En effet, le mot civilisation permet, en France, de définir l’ensemble des éléments d’activité et de progrès (matériels, intellectuels, sociaux) de l’humanité, tandis que celui de culture se réfère à son développement mental et moral. Au contraire, le terme de Kultur, dans l’Allemagne du 18e siècle, sert à caractériser la distinction et la finesse des manières ou des façons de vivre et de penser collectives qu’un peuple s’est formé en rapport avec son milieu, alors que celui de Zivilisation renvoie à un sens moral se rapportant à la maîtrise que l’homme acquiert sur lui-même et à l’organisation correspondante de ses rapports avec ses semblables [15].
12Norbert Elias dans son introduction, comme Lucien Febvre lors de la Semaine internationale de synthèse, tente d’expliquer le fond de l’antagonisme entre les deux notions. Elias cherche à montrer comment le mot allemand Kultur a eu une existence indépendante, un développement autonome et divergent, et comment, à son point d’aboutissement, celui-ci est venu décrire les formes supérieures, les plus précieuses, les plus nobles du patrimoine social ; de son côté, Lucien Febvre décrit avec minutie l’apparition de deux usages différents de la notion de civilisation : un usage scientifique aboutissant à l’idée que tout groupement humain possède sa civilisation et un usage plus pragmatique renvoyant à « la vieille conception d’une civilisation supérieure, portée, véhiculée par les peuples blancs de l’Europe occidentale et de l’Amérique septentrionale [16] », celle de l’homme civilisé.
13Norbert Elias et Lucien Febvre s’intéressent aussi à la « charge émotionnelle » qui investit les deux notions et leurs principaux usages dans les sociétés occidentales modernes. Ce caractère idéologique découle de l’enchaînement spécifique de situations historiques et, surtout, des nombreux conflits qui ont fini par entourer les deux notions « d’une aura émotionnelle et traditionnelle difficile à définir [17] ». 1919 est l’une de ces situations qui, précise Elias, a « ranimé l’aspect antithétique du concept allemand de culture [18] ». Comme Lucien Febvre l’écrit à Henri Berr dans l’une de ses lettres préparatoires à son exposé, 1919 « reflète des différences profondément instructives et dans l’organisation du travail scientifique, et dans les conceptions directrices de ce travail de part et d’autres du Rhin ». Il poursuit : « Comment ignorer, ou faire semblant d’ignorer, que depuis la guerre, elle s’est encore enflée d’éléments sinon nouveaux du moins rajeunis et revigorés par les événements et les passions de l’heure ? » [19]
Pourtant, l’opposition entre culture et civilisation ne se construit pas seulement dans le rapport entre spirituel et matériel, mais d’abord entre vie individuelle et milieu collectif, d’où cet intérêt partagé pour la question des mœurs et de leur évolution constante en Occident.
Alors que Norbert Elias s’attarde, s’appuyant sur Erasme et son De civilitate morum puerilium (1530), sur la lente transformation de l’économie psychique des individus [20], Lucien Febvre aborde cette question une première fois en 1925, dans « La première Renaissance française [21] », en précisant que l’homme n’a pas été toujours le même à travers le temps et l’espace. C’est d’ailleurs cette « originalité » que l’historien doit chercher à comprendre, en repérant en quoi les hommes du 16e siècle différent de nous. Grâce à l’œuvre de Rabelais, l’historien saisit, par un puissant effort d’érudition et d’imagination (tient-il à préciser), comment les hommes du siècle ont pu entendre et comprendre Rabelais, et comment ces mêmes hommes n’ont pu, certainement, ni l’entendre, ni le comprendre [22]. Lucien Febvre s’intéresse non seulement à l’ambiance religieuse du 16e siècle, mais également à l’« homme » du 16e siècle. Cet homme de « plein-vent », avec ses sens affectifs en éveil, lui permet d’appréhender un monde certes devenu de plus en plus complexe, mais qui continue encore de disposer d’un « outillage mental » primitif [23].
Penser ensemble le corps et les civilisations
14Notion anthropologique qui, depuis la fin du 19e siècle, permet de décrire le mode de vie social [24], la « civilisation » rend aussi possible la mise en relation de la sociologie de Norbert Elias, certes nourrie de sources historiques puisqu’elle se fonde sur les manuels de manières et autres traités d’étiquette, avec la façon dont Marcel Mauss indique sa préférence pour cette notion qu’il définit comme l’ensemble des expressions matérielles et non matérielles (idéologiques et spirituelles) d’une société. Cette tentative de Mauss est risquée. Elle présente l’inconvénient majeur de reconduire, implicitement du moins, la discrimination fondatrice en ethnologie entre le civilisé et le non-civilisé. Or Marcel Mauss voulait voir celle-ci disparaître au profit du primat de l’observation systématique et surtout de l’étude comparative, seule base méthodologique valable pour une véritable anthropologie sociale.
15Dans son exposé de 1929, Marcel Mauss revient sur l’aspect international et général des phénomènes de civilisation. Guerres, relations de paix, commerce, absence ou non de grandes routes terrestres et maritimes sont des éléments qui mettent en relation des sociétés entre elles. Alors que les techniques, les arts et la langue ont la capacité de s’étendre à la fois géographiquement et chronologiquement sur des aires plus vastes qu’un territoire, les institutions politiques et juridiques et les phénomènes de morphologie sociale – que Mauss regroupe sous le terme général de « technomorphologie [25] » –, ne peuvent pas s’étendre et sont, pour l’ethnologue, spécifiques à une société ou à un peuple.
16En bon connaisseur de la tradition ethnographique allemande, Marcel Mauss rappelle également les principales recherches qui, depuis le 19e siècle, ont concerné les phénomènes de civilisation. Il fait l’éloge d’Adolf Bastian [26] qui a su, dès ses premiers travaux, poser les bases d’une réflexion nouvelle sachant rendre compte de la nature internationale de tels faits. En cherchant, au début des années 1930, à concevoir la culture comme un modèle qui structure l’ensemble des comportements, l’anthropologie américaine telle que définie par les culturalistes Margaret Mead, Ralph Linton, Abram Kardiner ou par le diffusionniste Clark Wissler [27] n’aurait finalement fait, souligne Mauss, que transférer les remarques de Bastian : le trait de culture (pattern), ne serait qu’une pâle imitation des pensées élémentaires (Elementargedanke) ; la question des aires culturelles et du milieu recouperait la province géographique (geographische Provinz) ; et les phénomènes d’emprunt seraient le prolongement des mixtures (Wanderungen), qui, selon Adolf Bastian, sont fondamentaux pour comprendre l’évolution de chaque culture particulière.
17Bien plus large que la notion de culture, celle de civilisation permet de définir un ensemble de caractères, de composantes typiques et de biens communs. Elle reste aussi représentative de la longue continuité et de la permanence historique et géographique des sociétés. Cependant, la notion continue de sous-entendre un certain niveau de développement du système social et mental. Sur ce point, et suivant les derniers travaux sociologique d’Émile Durkheim [28], Marcel Mauss va adopter une vision plus contrastive de l’évolution sociale.
18L’importance sociologique et anthropologique de la notion est ailleurs. En effet, les phénomènes de civilisation résultent toujours d’un choix, qui s’effectue jusque dans les formes les plus ordinaires du quotidien d’une société :
Ce qui peut paraître comme le plus naturel est le résultat d’un choix fait en fonction des obligations sociales, dont sont traversées la vie des individus et les interrelations humaines. Le processus de civilisation décrit par Norbert Elias désigne lui aussi certaines formes de vie, qui ont été manifestement valorisées parce que traduisant un mieux-être, des rapports sociaux plus courtois ou encore une pacification des rapports interpersonnels grâce au développement des bonnes manières et de la politesse. L’exigence nouvelle d’une « bonne » conduite oblige les individus de la cour à maîtriser toute manifestation intempestive, à surveiller leur langage, leur port du vêtement, etc.« Les gestes mêmes, les nœuds de cravate, le col et le port du cou qui s’ensuit ; la démarche et la part du corps dont les exigences nécessitent le soulier en même temps que celui-ci les comporte – pour ne parler que des choses familières –, tout a une forme à la fois commune à de grands nombres d’hommes et choisie par eux parmi d’autres formes possibles. Et cette forme ne se trouve qu’ici et là, à tel moment ou tel autre [29]. »
Marcel Mauss et Norbert Elias ont su rendre visible l’immense contrainte sociale exercée sur les corps, sous la forme d’une régulation toujours plus fine des pulsions et des émotions. En 1934, dans les « Techniques du corps [30] », conférence que Mauss donne devant un parterre de psychologues, il tente une première explication socio-anthropologique de la variabilité des techniques corporelles, qu’il faut entendre chez lui comme un ensemble cohérent représentatif d’une société. Même si ces techniques ne désignent pas précisément des savoir-faire traditionnels utiles à la vie domestique, professionnelle ou sociale, Mauss, comme Elias, s’attarde sur les fonctions humaines que les hommes ne peuvent éviter de faire (manger, boire, dormir). Il est alors obligé d’associer à l’idée d’un processus de perfectionnement technique de l’usage du corps s’effectuant au fil du temps [31], celle d’un processus de civilisation, dans lequel l’homme, suffisamment libre des déterminismes liés à la nature, a ouvert la possibilité d’un contrôle des émotions humaines. C’est, rappelle Elias, le caractère éminemment modelable et adaptable de la structure relationnelle chez l’homme qui assure à la structure des relations humaines une variabilité beaucoup plus grande que celle de la vie collective animale. La conclusion de la conférence de Mauss, qui porte sur l’acquisition du « sang-froid » comme le résultat accompli d’une « technique d’adaptation du corps à son usage » et comme l’aboutissement d’une « résistance à l’émoi envahissant » [32], est un bon exemple de cette autolimitation du corps, de ses mouvements fondamentaux, de ses fonctions primaires – pour parler ici comme Elias –, mais surtout de ses affects, et ce sous la forme d’une rationalisation toujours plus importante de son comportement [33].
De nouvelles pistes
20Ces quelques airs de famille ne doivent pourtant pas faire illusion. De profondes divergences existent entre Marcel Mauss, Lucien Febvre et Norbert Elias, parmi lesquelles l’influence des idées freudiennes dans la description que propose Elias des normes affectives et mentales. Les divergences les plus profondes concernent l’évolution et le rythme de ce « souci » de civilité, tel qu’il s’est développé en Occident à partir du 16e siècle.
21Proche d’Alexandre Koyré, qui lui-même était un familier des réunions du Centre international de synthèse, Elias ne semble pas avoir eu connaissance de ses travaux de Febvre et de Mauss [34]. Ce « rendez-vous manqué [35] » est dû à la situation internationale et aux effets des traditions nationales et des cloisonnements inhérents qu’elles supposent. Kultur et civilisation sont des notions soit glorifiées soit dénoncées. Cette attitude, au tournant du 19e siècle et du 20e siècle, n’est pas propre aux intellectuels, puisque l’opposition des deux termes devient récurrente y compris dans la presse populaire. À l’évidence, d’autres comparaisons peuvent être faites et d’autres rencontres manquées relevées. Elles n’ont d’intérêt que parce qu’elles permettent de réfléchir à la réception de l’œuvre de Norbert Elias. Si les travaux d’André Burguière ont éclairé sous un jour nouveau cette réception chez les historiens, la lecture du processus de civilisation est aussi en partie grevée par d’incessantes disputes en sociologie et en anthropologie qui réactualisent, durant les années 1960 et 1970, l’opposition entre culture et civilisation [36].
22À la suite de son voyage en Allemagne entre 1931 et 1934, Raymond Aron a découvert et s’est approprié des œuvres nouvelles, dont celle de Max Weber qu’il introduira dans la sociologie française. Ainsi recense-t-il également le premier tome du livre de Norbert Elias Über den Prozess der Zivilisation dans L’Année sociologique [37]. Pour Raymond Aron, il ne s’agit alors pas de faire d’Elias le représentant d’une position idéologique ou politique, mais de déterminer l’apport de son point de vue méthodologique et épistémologique, de promouvoir une lecture à la fois plus exigeante dans le rapport au texte, plus sereine dans l’interprétation et moins sensible au caractère surannée des débats sémantiques qui entouraient jusqu’alors la notion de civilisation [38].
23Au début des années 1970, la traduction française de Über den Prozess der Zivilisation publiée dans la collection « Archives des sciences sociales » par Jean Baechler, disciple de Raymond Aron, est reçue dans un contexte scientifique et idéologique nouveau qui récuse les affrontements passés et tente d’inaugurer, avec une nouvelle génération de chercheurs, un autre mode de lecture des textes. Pour les sociologues, Norbert Elias devient intéressant méthodologiquement et épistémologiquement, alors que la discipline est dominée au même moment par des recherches liées à l’intervention sociale et qui ont pour principale conséquence la remise en cause des grandes théories sociologiques.
24Du côté de l’anthropologie française, la mort de Marcel Mauss en 1950 ouvre une longue période de débats sur la validité de la notion de civilisation. Certains d’entre eux ressurgissent dans la réception controversée de l’œuvre d’Elias [39]. Si la notion de civilisation est encore privilégiée dans le choix des titres des ouvrages et des revues – démontrant ainsi un net attachement des anthropologues au lexique habituel –, elle réactive l’accusation d’ethnocentrisme et d’évolutionnisme, toujours latente en anthropologie. La notion de culture, elle, permet de désigner un catalogue de croyances, de connaissances ou de techniques, et de renvoyer, sous l’influence américaine et en raison de la légitimité de plus en plus forte du relativisme culturel, à un modèle qui structure les comportements sociaux. À cela, il faut ajouter une réflexion importante autour de la notion de progrès. Entamée par les historiens, comme l’a très bien rappelé André Burguière [40], cette réflexion s’est aussi imposée dans l’anthropologie française, à partir du moment où Claude Lévi-Strauss relativisa la notion dans Race et histoire (1952), montrant que le progrès n’est ni nécessaire ni continu et qu’il peut même procéder par bonds.
25Il faut donner le même sens à l’importante récusation de la notion de civilisation par des anthropologues du Centre d’études et de recherches marxiste (CERM). En 1965, à la suite d’un rapport remis par Antoine Pelletier sur l’enseignement de l’histoire des civilisations à l’école secondaire et sur l’usage de la notion de civilisation qu’imposait la pédagogique, le groupe d’anthropologues et d’historiens du CERM, alors animé par Jean Chesneaux, René Galissot, François Hincker et Jean Boulier Fraissinet (spécialiste de la philosophie indienne), propose une critique de cet usage : la civilisation est-elle une notion qui peut s’intégrer dans le matérialisme historique, alors même que le marxisme l’a répudiée pour son idéalisme et a préféré la notion de mode de production ? Est-il possible de relier le mode de production et la civilisation, comme le soutient Jean Chesneaux [41] ? La conclusion est sans appel pour les membres du CERM : la civilisation est une notion descriptive et nullement explicative, anhistorique et statique. Elle privilégie les superstructures au détriment d’une théorie marxiste de l’histoire qui voit dans les notions de civilisation, nation ou encore de monde non des concepts assignables mais des réalités.
26La question de la réception de Norbert Elias montre combien il importe d’explorer ce terrain des notions, car celles-ci mettent en évidence nombre de clés de compréhension d’œuvres difficiles à aborder.
Certes, les sciences sociales ne travaillent plus aujourd’hui sur les mêmes matériaux ni sur les mêmes échelles temporelles que ceux envisagés par Norbert Elias. En outre, la lecture de l’œuvre du sociologue allemand se trouve de plus en plus incompatible avec une attention donnée aux diversités des modes de changements et non à la compréhension de leur continuité. Pour autant, en soulignant l’importance de la vie quotidienne et en repérant, dans les gestes et les pratiques des dimensions historique et anthropologique, les travaux d’Elias continuent d’être d’une grande pertinence pour l’étude des transformations des comportements et des affects humains.
Norbert Elias a modifié le sens donné à la notion de civilisation. Rétrospectivement, cette redéfinition apparaît comme une stratégie visant à surmonter quelques-uns des handicaps de la tradition allemande de l’étude des cultures [42]. Son usage de la notion lui permet d’exprimer la manière dont les sens et signification des mots s’effacent derrière leur valeur expressive et leur charge émotionnelle. Ce n’est pas un hasard si Norbert Elias rejette la notion de Kultur qui, depuis la fin du 19e siècle est un outil d’exclusion servant à définir non seulement une nation, dans son unité, mais aussi ses ennemis. Kultur était « trop » parfaitement représentatif de l’Esprit allemand et, par là, des particularités nationales. Civilisation, au contraire, « met l’accent sur ce qui, dans la sensibilité de ceux qui s’en servent, est commun à tous les hommes ou du moins devrait l’être [43] ».
Mots-clés éditeurs : ethnologie, corps, histoire, Norbert Elias, civilization
Date de mise en ligne : 07/04/2010
https://doi.org/10.3917/vin.106.0071Notes
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[1]
Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
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[2]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 159
-
[3]
La Civilisation, le mot et l’idée : première semaine internationale de synthèse (du 10 au 29 mai 1929), Paris, La Renaissance du livre, 1930.
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[4]
Deux questions traduisent cette interrogation : comment la réalité extérieure s’installe-t-elle dans un corps, au point d’en modifier durablement les manières de faire, de voir et de sentir ? Qu’est-ce qui, dans notre corps, doit être considéré comme le produit de l’intériorisation des conditions objectives d’existence ?
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[5]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 8.
-
[6]
Dans son ouvrage sur le darwinisme en France, Yvette Conry rappelle que l’introduction d’un auteur se fait toujours à travers des opérations sociales de sélection et de marquage. (Yvette Conry, L’Introduction du darwinisme en France au xixe siècle, Paris, Vrin, 1974)
-
[7]
Marcel Mauss, « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » [1924], in Anthropologie et sociologie, Paris, PUF, 1950, p. 285-311, p. 288.
-
[8]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 86.
-
[9]
Ibid., p. 15.
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[10]
Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, op. cit., p. 256-257. Cette affinité avec la psychologie historique a d’ailleurs été relevée lors de la parution française du livre de Norbert Elias. Cette association peut passer malgré tout comme celle qui entoura l’Histoire de la folie de Michel Foucault en 1961, pour une « sur-lecture » de la part des historiens. Voir « Les historiens et la sociologie de Pierre Bourdieu », Bulletin de la Société d’histoire moderne et contemporaine, 3-4, 1999, p. 18. Pour la référence de Foucault à la tradition de la psychologie historique, voir le compte rendu de Robert Mandrou, « Trois clefs pour comprendre la folie à l’époque classique », Annales ESC, juillet-août 1962, p. 761-773.
-
[11]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 13.
-
[12]
Norbert Elias est conscient des failles de sa pratique. Il s’interroge à plusieurs reprises sur son positionnement : « L’observateur ne dispose pas de critères infaillibles : tel mouvement participe-t-il du va-et-vient éternel ? Ou bien est-il soumis à une orientation précise ? Est-il rétrograde ? Correspond-il à une évolution déterminée ? Le terme de « civilité » marque-t-il l’acheminement de la société européenne vers une sorte de comportement policé ? […] Il n’est pas facile de rendre visible cette progression, parce qu’elle s’accomplit lentement et pour ainsi dire à petits pas, qu’elle est par surcroît soumise à certaines oscillations, à certaines déviations. » (Ibid., p. 119)
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[13]
Henri Berr, « Avant propos », in La Civilisation, le mot et l’idée, op. cit., p. xi-xv, p. xii.
-
[14]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 65.
-
[15]
C’est aussi ce que précise Émile Tonnelat, un autre participant de la Semaine de synthèse, en revenant sur les travaux de Wilhelm von Humbolt : « Par civilisation il faut entendre tout ce qui, dans l’ordre matériel, dans le développement des mœurs et dans l’organisation sociale, tend à adoucir le sort des hommes, à “l’humaniser” et à faire naître par la suite entre les individus ou les peuples des sentiments de bienveillance réciproque, voire d’amitié. Le mot Kultur ajoute à cette première idée une nuance de raffinement : il indique que les hommes ont su s’élever au-dessus des simples considérations d’utilité sociale et qu’ils ont entrepris l’étude désintéressée des sciences et des arts. » (Émile Tonnelat, « Kultur : histoire du mot, évolution du sens », in La Civilisation, le mot et l’idée, op. cit., p. 61-74, p. 71)
-
[16]
Lucien Febvre, « Civilisation, évolution d’un mot et d’une idée », in Civilisation, le mot et l’idée, op. cit.
-
[17]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 14-15.
-
[18]
Ibid., p. 17.
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[19]
De la « Revue de synthèse » aux « Annales » : lettres à Henri Berr, 1911-1954 / Lucien Febvre, établissement du texte, présentation et notes par Gilles Candar et Jacqueline Pluet-Despatin, Paris, Fayard, 1997, lettre 167 du 12 avril 1929.
-
[20]
Rappelons simplement ce passage révélateur : « Des hommes qui mangeaient comme les hommes au Moyen Âge […] entretenaient entre eux des rapports différents des nôtres. […] Ces différences n’affectaient pas seulement leur conscience claire et raisonnée mais aussi leur vie émotionnelle, dont la structure et le caractère étaient différents des nôtres. » (Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 99-100)
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[21]
Lucien Febvre, « La première Renaissance française » [1925], Pour une histoire à part entière, Paris, SEVPEN, 1962, p. 529-603.
-
[22]
Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle : la religion de Rabelais, Paris, Albin Michel, « L’évolution de l’humanité », 1942.
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[23]
Pour l’historien, les manières de penser dépendent autant des techniques et des sciences que de la langue ou de l’affectif. Une civilisation est « mentale » aussi bien que « matérielle ». L’introduction du système de calcul du temps rationalisé en est un bon exemple, puisque le fait qu’il n’y ait eu que peu d’horloges dans la France du 16e siècle donne lieu à des habitudes qui étaient celles, encore, « d’une société de paysans, qui acceptent de ne savoir jamais l’heure exacte, sinon quand la cloche sonne et qui pour le reste s’en rapportent aux plantes, aux bêtes, au vol de tel oiseau ou au chant de tel autre ». (Ibid., p. 366-370)
-
[24]
C’est en 1902 que L’Année sociologique consacre une rubrique « Civilisation en général et types de civilisation » aux ouvrages abordant ce problème de la ou des civilisations.
-
[25]
Jean-François Bert, « Marcel Mauss et la notion de “civilisation” : un mot, une idée, mais aussi une direction de recherche pour l’ethnologie française d’après guerre », Cahiers de recherche sociologique, 47, 2009, p. 123-143.
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[26]
Malgré ses grandes qualités d’ethnographe, Adolf Bastian (1826-1905) est toujours resté à la marge de la tradition anthropologique allemande. Son idée centrale des pensées élémentaires était en complète contradiction avec le modèle diffusionniste alors en vogue. Comme Marcel Mauss, Bastian partage un intérêt pour l’histoire des religions, notamment pour celle du bouddhisme, et pour la psychologie.
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[27]
Voir, par exemple, la critique de Marcel Mauss dans le compte rendu de « Man and Culture, Wissler », L’Année sociologique, 2, 1925, p. 295-300.
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[28]
Le sens du progrès peut être modifié selon Émile Durkheim. Il précise, comme Norbert Elias quelques années plus tard, qu’existent des phénomènes de décivilisation dont il faut tenir compte dans une analyse sociologique des civilisations. Il existe des sociétés stagnantes et des sociétés qui, en pleine progression, peuvent disparaître. Toutes les sociétés ne passent donc pas par les mêmes stades de développement : « Rien n’autorise à croire que les différents types de peuples vont tous dans le même sens ; il en est qui suivent les voies les plus diverses. Le développement humain doit être figuré, non sous la forme d’une ligne où les sociétés viendraient se disposer les unes derrière les autres comme si les plus avancées n’étaient que la suite et la continuation des plus rudimentaires, mais comme un arbre aux rameaux multiples et divergents. Rien ne nous dit que la civilisation de demain ne sera que le prolongement de celle qui passe aujourd’hui pour la plus élevée ; peut-être, au contraire, aura-t-elle pour agents des peuples que nous jugeons inférieurs, comme la Chine par exemple, et qui lui imprimeront une direction nouvelle et inattendue » (Émile Durkheim, « W. Wundt, Elemente der Voelkerpsychologie », Année sociologique, 1909-1912, p. 50-52).
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[29]
Marcel Mauss, « Les civilisations, éléments et formes », in La Civilisation, le mot, l’idée, op. cit., p. 81-107, repris dans id., Essais de scoiologie, Paris, Gallimard, 1969, p. 244.
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[30]
Conférence donnée par Marcel Mauss le 17 mai 1934 au siège de la Société française de psychologie à Paris à l’invitation d’Ignace Meyerson. (Marcel Mauss, « Les techniques du corps » [1934], Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 365-386)
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[31]
Comme le rappelle Marcel Mauss, si « chaque société a ses habitudes bien à elle », nos comportements les plus quotidiens évoluent selon les générations. Lui-même, par exemple, affirme avoir assisté au changement des techniques de la nage, de son vivant : « Nous avons vu remplacer par les différentes sortes de crawl la nage à brasse et à tête hors de l’eau. De plus, on a perdu l’usage d’avaler de l’eau et de la cracher. » (Marcel Mauss, « Les techniques du corps », op. cit., p. 367)
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[32]
« Les grandes épreuves de stoïcisme, etc., qui constituent l’initiation de la plus grande partie de l’humanité, ont pour but d’apprendre le sang-froid, la résistance, le sérieux, la présence d’esprit, la dignité, etc. La principale utilité que je vois à mon alpinisme d’autrefois fut cette éducation de mon sang-froid qui me permit de dormir debout sur le moindre replat au bord de l’abîme. » (Ibid., p. 386)
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[33]
Une autre convergence aurait pu venir du rôle que le sociologue allemand fait jouer à la morphologie sociale dans son hypothèse centrale du processus de civilisation. À plusieurs reprises, il rappelle que l’isolement plus ou moins important d’une partie de la noblesse allemande et que l’existence de barrières de classes moins élevées en France ont pu rendre difficiles ou, au contraire, favoriser les « contacts sociaux et mondains » qui sont, rappelons-le, à la base de sa théorie de l’interdépendance. Voir, par exemple, Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 35 et 55.
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[34]
L’une des seules références faites par Norbert Elias à un auteur français contemporain concerne le travail linguistique de François Brunot connu comme un dialectologue attentif aux diverses variantes phonétiques des traditions orales et des langues régionales.
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[35]
Comme le désigne Éric Brian et Marie Jaisson dans le numéro de la Revue de synthèse « Civilisations retour sur les mots et les idées », 129, 6 (1), 2008, p. 147.
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[36]
L’importance des disputes peut nous permettre de repenser le cadre de l’histoire des idées : « Il convient simplement, comme le précise Jean-Louis Fabiani, de rappeler que toute forme de dispute doit les plus intéressantes de ses propriétés à son inscription dans un moment particulier de l’état d’avancement du savoir ou d’une forme de sociabilité intellectuelle. » (Jean-Louis Fabiani, « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels : vers une sociologie historique des formes de débat agonistique », La Société d’études sorélienes, 25, 2007, p. 45-60, p. 48)
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[37]
Le compte rendu est reproduit dans ce numéro : voir « Un échange de lettres entre Raymond Aron et Norbert Elias (juillet 1939) », prés. et trad. par Marc Joly, commenté par Quentin Deluermoz, p. 97-102.
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[38]
À l’université du Wisconsin, au début des années 1930, Howard P. Becker écrit un compte rendu de l’ouvrage, en insistant sur la manière dont Norbert Elias cherche à inscrire les notions de culture et de civilisation dans une histoire politique et sociale remontant aux rivalités qui ont accompagné la constitution des États-nations modernes. Voir Howard P. Becker, recension des deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation dans The American Historical Review, 46 (1), octobre 1940, p. 89-91.
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[39]
On peut s’étonner qu’aucun anthropologue n’ait jugé bon, à l’occasion du colloque « Norbert Elias et l’anthropologie », de proposer un panorama des recherches anthropologiques en France lors de la réception des ouvrages de Norbert Elias.
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[40]
« Les historiens annalistes étaient à la recherche d’un nouveau modèle d’interprétation du changement. […] Au début des années 1970, les historiens des Annales ne s’intéressent pas encore au processus de civilisation mais au processus de modernisation. Penser le changement, c’est pour eux penser la transformation modernisatrice de la société […]. Les historiens ont mis progressivement en cause dans leurs travaux l’unité vectorisée du changement historique tel que le concevaient la pensée marxiste et peu ou prou l’enseignement de Labrousse qui régnait alors sur l’histoire sociale. » (André Burguière, « Le concept d’autocontrainte et son usage historique », Norbert Elias et l’anthropologie, Paris, PUF, 2004, p. 71-81, p. 72-73.
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[41]
Il définit ainsi la civilisation : « expression historique et géographique concrète d’un mode de production donnée » (Institut Mémoires de l’édition contemporaint, fonds Haudricourt, Jean Chesneaux, « Quelques brèves remarques sur la notion de civilisation », tapuscrit inédit). Pour plus de détails sur cette discussion, voir Antoine Pelletier et Jean-Jacques Goblot, Matérialisme historique et histoire des civilisations, Paris, Éd. sociales, 1969.
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[42]
Le texte de Norbert Elias est immergé dans un espace discursif et idéologique marqué à la fois par la rhétorique académique de la philosophe allemande du 19e siècle (Nietzsche et dans une certaine mesure Marx) et par les grandes convictions des fondateurs de la sociologie allemande dont il s’était rendu familier à Heidelberg (Ferdinand Tonnies, Werner Sombart, Ernst Troetschl et Georg Simmel).
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[43]
Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 14-15.