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Article de revue

Présentation

Pages 4 à 12

Notes

  • [1]
    Une recherche sur Internet croisant « politique de civilisation » et « Elias » ou « choc des civilisations » et « Elias » indique par exemple l’existence de cette référence sur des blogs politiques, de droite comme de gauche, selon des usages très différents.
  • [2]
    Parmi d’autres exemples, pour la science politique, Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997 ; pour la sociologie, Philippe Corcuff, « Un pionnier très actuel : Norbert Elias », in Les Nouvelles Sociologies, Paris, Nathan, 1995, p. 21 (plus récemment, pour ces deux disciplines, Yves Bonny, Jean-Manuel De Queiroz et Erik Neveu (dir.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation : lectures et critiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003) ; pour l’anthropologie, Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias et l’anthropologie : « Nous sommes tous si étranges… », Paris, CNRS éditions, 2005. De manière significative, l’un des centres de recherche de l’École des hautes études en sciences sociales de Marseille (ex-Shadyc) s’appelle, depuis 2010, Centre Norbert Elias, dans le but de souligner le caractère interdisciplinaire des travaux qui y sont menés (histoire, sociologie, anthropologie).
  • [3]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; id., Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975). Afin de ne pas alourdir les notes infrapaginales de ce numéro, seules sont mentionnées les premières éditions des traductions complètes en français lorsqu’elles existent ou les premières éditions des ouvrages non traduits. Pour toute autre référence, nous renvoyons le lecteur à la bibliographie générale établie pour ce numéro.
  • [4]
    Voir, dans ce numéro, Roger Chartier, « Pour un usage libre et respectueux de Norbert Elias », p. 37-52.
  • [5]
    Pour le 19e siècle, voir Alain Corbin, « “Le vertige des foisonnements” : esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39, janvier-mars 1992, p. 103-126 ; pour le 20e siècle, Gérard Noiriel par exemple a fait très tôt de Norbert Elias une référence fondamentale pour son travail. Voir Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre : itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003.
  • [6]
    Débat lancé notamment par la parution, en 1988, du livre de Hans Peter Duerr, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, t. I : Nacktheit und Scham, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988 ; trad. fr., id., Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation, préf. d’André Burguière, trad. de l’all. par Véronique Bodin, avec la participation de Jacqueline Pincemain, Paris, Éd. de la MSH, 1998.
  • [7]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
  • [8]
    Pour les autres références, nous nous permettons de renvoyer à la bibliographie établie pour ce numéro.
  • [9]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
  • [10]
    Les travaux de Norbert Elias sur le temps (Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997), la mort (La Solitude des mourants, trad. de l’all. par Sybille Muller et, pour la postface et les corrections apportées par l’auteur dans l’édition anglaise, par Claire Nancy, Paris, Christian Bourgois, 1987), la sociologie de la connaissance (Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993) ou le génie musical (Mozart : sociologie d’un génie, trad. de l’all. par Jeanne Étoré et Bernard Lotholary, Paris, Seuil, 1991) sont ainsi peu mobilisés. Certaines des pistes mentionnées ont été suggérées : pour l’histoire des sciences, par Richard Kilminster (Norbert Elias : Post-Philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007), pour l’étude du présentisme par François Hartog (Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003), pour l’étude des violences interpersonnelles par Peter Spierenburg (« Violence and the Civilizing Process : Does it Work ? », Crime, histoire & sociétés, 5 (2), 2001, p. 87-105), pour la réévaluation des rôles sociaux, par André Burguière (« Norbert Elias et les historiens français : histoire d’une rencontre », in Norbert Elias, « Un marginal établi ? Ancrage et réception d’une démarche singulière en sciences humaines », Collection Individu et nation, vol. 3, http://revuesshs.u-bourgogne.fr/individu&nation/document.php?id=358 ISSN 1961-9731) et un recueil de textes inédits de Norbert Elias autour de la psychanalyse, dirigé par Marc Joly, paraîtra en septembre 2010 aux Éditions La Découverte.
  • [11]
    Avec nos remerciements à Hélène Bourguignon, Roger Chartier, Jérémie Foa, Marc Joly, Hervé Mazurel et Stephen Mennell.
English version

1Norbert Elias connaît aujourd’hui un indiscutable regain d’intérêt. Le succès récent de notions telles que « choc des civilisations » ou « politique de civilisation » dans l’espace public a peut-être contribué à cette vogue, en assurant, du moins par association d’idées, le retour dans certains débats du « processus de civilisation » [1]. Mais la présence d’Elias tient surtout à son statut désormais acquis de référence majeure de la pensée allemande (son inscription au programme d’agrégation d’allemand en 2009 le confirme), voire, plus largement, de repère incontournable pour les sciences sociales. La science politique en a ainsi fait depuis longtemps une figure de premier plan et la sociologie, puis l’anthropologie ont proposé encore récemment des bilans critiques sur les apports possibles de son œuvre [2]. Chaque discipline redéfinit sans doute à chaque fois « son » Elias et lui adresse ses propres questions, mais cela ne modifie en rien le constat suivant : son œuvre ne cesse de susciter l’attention, fût-elle teintée de méfiance.

2Cette inscription dans la durée se comprend, si l’on considère l’originalité d’une pensée forgée dans la sociologie allemande des années 1930 ; ce qui explique tant son aspect parfois décalé pour nos contemporains que son ambition intellectuelle. Dans ses deux œuvres pionnières, la Société de cour (1933) et Über den Prozess der Zivilisation (1939) [3], Norbert Elias proposait une interprétation de l’histoire occidentale courant du 12e au 20e siècle, qui se fondait sur le constat d’un accroissement de l’expression de la pudeur et d’un refoulement de la violence sur cette longue durée. Pour l’expliquer, il suggérait d’associer, sans direction préconçue, plusieurs dynamiques dont le mouvement d’ensemble, complexe, formait ce qu’il appelait le processus de civilisation. Celui-ci articulait simultanément le développement de l’État dans sa forme moderne (monopolisation de la violence physique et de l’impôt), l’accroissement des interdépendances (résultant de la différenciation des fonctions sociales), et l’émergence d’une nouvelle économie psychique fondée sur une plus grande intériorisation des contraintes et un contrôle accru des attitudes comme des émotions. Ce processus permettait également de comprendre l’émergence de la notion d’individu – telle qu’utilisée aujourd’hui –, associant, selon ses termes, la « sociogénèse » de l’État à la « psychogénèse » de l’individu. Ce faisant, ce travail propose encore un cadre d’analyse particulièrement stimulant de la transformation des sociétés européennes. Il souligne en outre l’historicité fondamentale des données les plus évidentes de nos sociétés, croise des champs disciplinaires aujourd’hui distincts (histoire, sociologie, anthropologie ou psychologie) et dépasse certaines oppositions qui paraissent alors artificielles (entre individu et société, nature et société, temps court et temps long, approche sociale, politique, économique et culturelle). Après avoir été oublié pendant une trentaine d’années, sa « redécouverte » dans les années 1970 a sans doute également joué un rôle important dans l’attention prêtée à sa pensée : elle explique dans une certaine mesure la relative nouveauté de ce cadre d’analyse, tout en conférant à son auteur une image de génie incompris qui contribue, aujourd’hui encore, à grandir son aura.

3Pourtant concernée au premier chef par les perspectives éliassiennes, l’histoire a entretenu un rapport plus contrasté avec elles. L’histoire des 16e-18e siècles a été pionnière dans la réception hexagonale de Norbert Elias [4], devenu une référence courante, qu’elle soit mobilisée ou critiquée par les modernistes et, par extension, par les médiévistes. Les historiens spécialistes du 19e siècle sont demeurés un peu plus à l’écart de ces propositions, les spécialistes du 20e siècle les ignorant, à quelques exceptions près [5]. Plusieurs raisons expliquent ce manque d’intérêt. Si les débats des années 1980 ont pu jouer un rôle en contestant, sur la question de l’autocontrainte, l’évolutionisme et l’européocentrisme supposés d’Elias [6], les traits apparemment caractéristiques du 20e siècle ont surtout été décisifs : l’« âge des extrêmes », avec ses deux guerres mondiales, le nazisme, les camps, la libération sexuelle des années 1960 ou la hausse des violences interpersonnelles dans les années 1990, semblait infliger un démenti définitif à l’idée d’un processus de civilisation.

4Ces critiques ne doivent pas conduire à mésestimer l’intérêt des autres sciences sociales, qui ont notamment intégré les travaux postérieurs de Norbert Elias. Ce dernier n’a en effet cessé de préciser son modèle d’analyse au cours d’une carrière qui s’est prolongée bien au-delà des années 1940. Dans les travaux réunis en 1989 sous le titre Studien über die Deutschen[7] (inédits en français), ou dans ceux concernant les relations entre les établis et les exclus, est développée une version plus complexe du processus de civilisation [8]. Il apparaît désormais non linéaire, variable selon les espaces de déploiement, marqué par les luttes entre les groupes sociaux comme par les exclusions, et capable de retournements. En Angleterre, aux États-Unis, en Hollande ou en Allemagne, les chercheurs utilisent depuis une dizaine d’années cette lecture discutée et renouvelée de l’œuvre d’Elias pour analyser le 20e siècle, en l’accompagnant d’aménagements, en soulignant certaines apories et en rappelant dans le même temps, fût-ce a minima, la force de son questionnement. Parallèlement, le développement de la mondialisation, l’affirmation de regroupements transnationaux, l’accroissement du sentiment individuel ou la prise de conscience de la différence entre les sociétés dites pacifiées et les sociétés en situation de guerre civile ont paru, ces dernières années, redonner de la pertinence à ces perspectives éliassiennes.

5L’intérêt de ce cadre d’analyse renouvelé pour l’étude historique des périodes plus contemporaines commence à être connu en France. Mais il s’exprime de manière souvent discrète (incises dans des articles, notes infrapaginales, groupes de travail), comme si les chercheurs ne savaient pas exactement qu’en faire, ou avaient peur de mal saisir les enjeux sous-jacents à cette perspective. Les mentions sont cependant suffisamment récurrentes pour donner l’impression d’une réelle interrogation à ce sujet.
Ce numéro spécial de Vingtième Siècle. Revue d’histoire s’inscrit dans cette perspective : il entend d’abord présenter l’œuvre de Norbert Elias, faire un point sur ces différents travaux et mettre au jour ce cadre d’analyse réévalué. Son ambition vise ensuite, plus précisément, à le tester à partir d’études empiriques portant sur des phénomènes majeurs du 20e siècle (guerres, relâchement des mœurs, politiques pénales, impérialisme américain, débats intellectuels, sport de masse). Il ne s’agit donc pas de faire appel à une figure d’autorité qui serait injustement négligée, mais de mesurer concrètement les gains d’intellection et les limites du recours à ce cadre d’analyse. Ceci posé, les études ici présentées cherchent également, d’une part à confirmer certaines interprétations de ces phénomènes ou à en avancer d’autres, de l’autre à contribuer à la discussion interdisciplinaire et internationale autour du cadre d’analyse éliassien. Subsiste en arrière plan une question délicate, à travers les travaux d’Elias ou en réaction à eux : l’analyse historique de ce qui serait une civilisation occidentale est-elle possible ?
L’organisation du numéro espère répondre à ces ambitions. Un cadrage introductif offre d’abord une présentation générale de Norbert Elias, de son œuvre et des travaux qui l’ont discutée. Il se compose d’une biographie et d’une bibliographie recensant les titres traduits comme ceux qui ne le sont pas : la connaissance française de l’œuvre du sociologue allemand reste partielle. Comme les notions clés forgées par Elias ou inspirées par son travail peuvent paraître difficiles d’accès, nous proposons également quelques définitions sous la forme d’un glossaire. Il présente le mérite de synthétiser des notions souvent dispersées dans plusieurs travaux et à des dates différentes. Il montre notamment la cohérence, non systématique mais globale, d’une pensée constamment en mouvement. Un entretien avec Roger Chartier, l’un des introducteurs de la pensée d’Elias en France, ouvre enfin les pistes générales du numéro. L’historien rappelle les conditions de réception du travail du sociologue en France, puis détaille les usages historiens de ce cadre de questionnement, avant de proposer des pistes méthodologiques pour analyser le 20e siècle ou construire une histoire comparée des processus de civilisation.

Retour sur l’œuvre et sur l’auteur

6La première partie de ce numéro spécial entend présenter les analyses de Norbert Elias les moins connues et réinscrire son travail dans ses contextes de production et de réception. Florence Delmotte détaille ainsi la démonstration proposée par Elias en 1989 dans Studien über die Deutschen. Elle montre comment le sociologue a tenté d’articuler la Solution finale avec son analyse en termes de processus de civilisation, en suggérant que la Solution finale était, du fait de conditions socio-historiques spécifiques, l’une des potentialités de cette dynamique. Florence Delmotte présente ensuite la manière dont ces pistes, où le concept apparaît bien plus subtil et ambivalent que ce que l’on pouvait croire, ont été ensuite discutées et prolongées par différents auteurs, anglais ou hollandais.

7Deux articles passent de l’œuvre à son contexte, rappelant que Norbert Elias est aussi un homme du 20e siècle et que son œuvre doit être analysée comme telle. Jean-François Bert mentionne la diversité des usages du concept de civilisation dans les années 1930, notamment dans les sciences sociales françaises marquées par les figures de Lucien Febvre et de Marcel Mauss. Ces définitions, à la fois proches et différentes de celle proposée par Norbert Elias, peuvent expliquer, en partie, la faible réception d’Elias en France ; le poids de leur héritage rend également compte des réceptions décalées qui ont suivi.

8Dans une étude plus sociologique, Marc Joly montre, à partir d’archives largement inédites, comment l’exil de Norbert Elias en 1933 a brutalement interrompu sa carrière universitaire, à un moment crucial. Cette fissure et son réseau de relations tissé depuis Francfort-sur-le-Main ont exercé des effets sur son intégration dans l’espace académique du Royaume-Uni. Ils expliquent à la fois la réception internationale plutôt positive de son travail après la guerre et sa difficulté à trouver un poste ou à faire traduire son ouvrage en anglais. Sa « traversée du désert » des années 1930-1960 ne procède donc pas seulement d’une malchance qui semble a posteriori inconcevable. Liée à la guerre, elle reflète aussi les logiques du champ universitaire européen de l’époque. Dès lors, sa « redécouverte » dans les années 1970 répond sans doute également à des mutations précises en ce domaine, qu’il faudrait pouvoir questionner.
Publiée et traduite pour la première fois dans ce numéro, une correspondance entre Raymond Aron et Norbert Elias en 1939 illustre les particularités de cette période. Le sociologue fut en effet l’un des premiers, en France, à signaler l’intérêt des travaux de son collègue allemand, comme le suggère sa recension rédigée la même année mais parue en 1941, et reproduite ici. La réponse d’Elias montre, d’une part, que celui-ci est marqué par les débats intellectuels de son temps et, d’autre part, comment, très tôt, il avait en tête une analyse fluide et relationnelle du processus de civilisation, décalée par rapport aux versions plus cadrées que proposeront ses suiveurs ou ses détracteurs. Présenter cette version affinée du cadre d’interprétation permet de rendre compte de l’enchâssement des temporalités qui ne cesse de marquer cette œuvre, et d’enrichir la réflexion sur la manière d’utiliser ce questionnement.

Usages

9Complété, restitué dans sa dynamique et replacé dans ses contextes, l’utilisation, en histoire, de ce cadre d’analyse peut alors être discutée. Stéphane Audouin-Rouzeau rappelle en premier lieu que, si Norbert Elias a proposé une étude du nazisme et de la Solution finale, il n’a rien dit de la Première Guerre mondiale. Cet « oubli » lui paraît symptomatique du choc traumatique subi par Elias sur le front occidental. Mais il explique surtout comment, même dans sa version retravaillée, le processus de civilisation tend fondamentalement à éviter la question de la violence. L’outil éliassien offre de mauvaises lunettes : il empêcherait de voir la spécificité de la violence guerrière du champ de bataille, spécificité que seul un regard plus anthropologique peut aborder.

10Christophe Granger rappelle pour sa part le rôle essentiel du travail de Norbert Elias dans la réévaluation de sujets d’apparence triviale comme les manières de porter le corps. À partir des pratiques de dénudement sur les plages des années 1930, il démontre notamment que la perspective du sociologue allemand permet de réinscrire ces comportements dans des mutations sociales, politiques ou culturelles de grande ampleur, et d’en proposer une première analyse. L’étude au ras du sable de ces mœurs balnéaires invite néanmoins à réévaluer le poids du contexte de l’après-guerre et à insister, plus que ne le fait Elias, sur les conflits et sur le jeu de la distinction sociale générés par cette mise à nu des corps. Le phénomène apparaît ainsi, paradoxalement, bien inséré dans l’analyse de longue durée que propose Elias, sans pour autant « aller de soi ».
À partir du cas de Java, Romain Bertrand évoque la question coloniale, qui fait actuellement l’objet d’un fort renouveau historiographique. Il a souvent été reproché à Norbert Elias de développer un regard européocentré, opposant les sociétés civilisées aux sociétés non civilisées. C’est peut-être un faux procès. Si l’on considère les travaux plus tardifs sur l’équilibre des pouvoirs et sur les rapports entre établis et exclus, Elias propose des outils pertinents pour penser le fait colonial, outils d’ailleurs utilisés par la recherche anglo-saxonne. Romain Bertrand envisage ici toutefois un recours original à l’analyse du processus de civilisation, qui introduit une brèche dans une étude souvent monolithique des opinions publiques européennes. L’étude de longue durée signale en effet l’émergence, parallèlement à la « bonne conscience » coloniale, d’une « mauvaise conscience » qui ne supporte plus les atrocités commises hors d’Europe, sans pour autant se départir d’une vision racialiste des colonisés. Elle met ainsi l’accent sur les dissonances qui marquent les sensibilités coloniales européennes et montre comment le processus de civilisation s’insère dans des politiques qui semblent le contredire, en des ajustements complexes qui restent à analyser.

Prolongements

11La dernière séquence répond à une autre orientation. Elle regroupe des spécialistes anglais, américains et hollandais de Norbert Elias qui, ces trente dernières années, ont prolongé son cadre de réflexion, contribuant ainsi à l’enrichir ou à l’adapter.

12Stephen Mennell, l’un de ceux qui a le plus œuvré à la reconnaissance internationale d’Elias, propose d’appliquer l’analyse du processus de civilisation au cas américain, pour mieux en saisir la spécificité. Par ce moyen, il montre sous un jour singulier la proximité et les décalages entre les histoires européennes et américaines, qui se trouvent ainsi connectées. Cette lecture particulière, comparée et de longue durée, développe une analyse relationnelle du caractère national américain, tout en avançant une critique raisonnée sur l’impérialisme états-unien aujourd’hui.

13Cas Wouters poursuit depuis plusieurs années la réflexion du sociologue allemand sur l’historicité des comportements et l’expression sociale des sentiments. À partir des livres de manières de six pays, analysés entre le 16e et le 20e siècle, il rappelle ici la montée, au cours du 19e siècle, d’une « seconde nature » centrée sur le contrôle des émotions. Suivant cette analyse, la libération des corps des années 1960 prolonge ce mouvement davantage qu’elle ne le contredit, puisque s’exprime une plus grande intériorisation des codes. Avec l’accroissement continu des interdépendances se profilerait aujourd’hui une « troisième nature », centrée sur l’exigence de naturel et d’authenticité. Cette revendication, actuellement très forte, apparaît ainsi extraordinairement construite et sophistiquée.

14Norbert Elias s’est également intéressé au sport et a œuvré pour qu’il soit considéré comme un objet de recherche. Eric Dunning, l’un de ses premiers étudiants, rappelle cet héritage dans l’actuelle sociologie (dite figurationnelle) du sport, puis revient sur le problème du hooliganisme anglais. Ce phénomène ne remet pas en cause la perspective d’ensemble selon laquelle le sport, en autorisant un relâchement contrôlé des émotions, serait une donnée fondamentale du processus de civilisation. En revanche, le hooliganisme rappelle une fois encore l’ambiguïté de ce processus et souligne le poids, en son sein, des histoires spécifiques de chaque sport, comme ici le football.

15L’article de clôture, dû à David Garland, aborde la question du maintien de la peine de mort dans certains États américains, à l’origine d’un fort débat outre-atlantique. À partir de ses précédents travaux de criminologie historique comparée, il rappelle que les pistes du sociologue allemand décrivent, de façon étonnamment pertinente, l’évolution de la criminalité et des politiques pénales du 18e à nos jours, voire l’expliquent, moyennant quelques aménagements. La persistance de la peine de mort aux États-Unis lui paraît cependant résister au cadre réflexif du processus de civilisation, au point qu’il vaut mieux, suggère-t-il, l’abandonner. Les analyses développées dans La Société de cour[9], davantage centrées sur les luttes entre les groupes sociaux, seraient peut-être mieux adaptée à la question. Cette recommandation rappelle ainsi la diversité des usages potentiels d’une œuvre aux multiples ramifications pour l’analyse de réalités sociales plurielles.
Ce numéro spécial de Vingtième Siècle. Revue d’histoire, on le voit, balaie des sujets de nature très variée. Bien des aspects manquent pourtant, pour lesquels l’utilisation des travaux de Norbert Elias apparaissait évidente ou pertinente. Ainsi en est-il de la mort, de la sexualité, de l’art comme de l’histoire des sciences, notamment des sciences sociales, ou encore du rapport au temps et à ce que l’on appelle aujourd’hui le présentisme. La fonction sociale de l’histoire ou de la sociologie, la question de la démocratisation politique ou fonctionnelle, l’analyse de longue durée de la violence interpersonnelle, la psychanalyse, l’individualisme contemporain, ou la réévaluation des « rôles sociaux », dans leur fonction à la fois répressive et créative, auraient pu nourrir les interrogations de ce numéro [10]. Certaines d’entre elles figurent dans les recensions d’ouvrages récents, évoquant ou utilisant fortement l’œuvre de Norbert Elias. Mais nous ne visions pas l’exhaustivité, préférant nous demander l’intérêt que présentait le recours à ce mode de questionnement pour étudier l’histoire du 20e siècle. Qu’en est-il, à l’issue de cette expérience ? Au lecteur de se forger une opinion. Pour notre part, il semble que, mobilisé avec précaution et lucidité, ce cadre d’analyse offre, au minimum, de très grandes ressources en termes de perspectives et de problématisations. Par ailleurs, et quelle que soit leur conclusion, presque tous les auteurs soulignent l’intérêt, à une période marquée par le morcellement des objets de recherches et la diminution de la profondeur temporelle, d’une démarche qui pense ensemble les phénomènes, les réinscrit dans la longue durée et ose les arrimer à un modèle interprétatif ouvert. Ce simple recours, au-delà de l’élargissement du questionnaire historien, confère à notre situation présente et aux interrogations autour de la notion de civilisation une épaisseur temporelle et sociale qui devrait, au moins, rendre plus prudent l’usage actuel du terme [11].


Date de mise en ligne : 07/04/2010

https://doi.org/10.3917/vin.106.0004

Notes

  • [1]
    Une recherche sur Internet croisant « politique de civilisation » et « Elias » ou « choc des civilisations » et « Elias » indique par exemple l’existence de cette référence sur des blogs politiques, de droite comme de gauche, selon des usages très différents.
  • [2]
    Parmi d’autres exemples, pour la science politique, Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias, la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997 ; pour la sociologie, Philippe Corcuff, « Un pionnier très actuel : Norbert Elias », in Les Nouvelles Sociologies, Paris, Nathan, 1995, p. 21 (plus récemment, pour ces deux disciplines, Yves Bonny, Jean-Manuel De Queiroz et Erik Neveu (dir.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation : lectures et critiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003) ; pour l’anthropologie, Sophie Chevalier et Jean-Marie Privat (dir.), Norbert Elias et l’anthropologie : « Nous sommes tous si étranges… », Paris, CNRS éditions, 2005. De manière significative, l’un des centres de recherche de l’École des hautes études en sciences sociales de Marseille (ex-Shadyc) s’appelle, depuis 2010, Centre Norbert Elias, dans le but de souligner le caractère interdisciplinaire des travaux qui y sont menés (histoire, sociologie, anthropologie).
  • [3]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974 ; id., Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975). Afin de ne pas alourdir les notes infrapaginales de ce numéro, seules sont mentionnées les premières éditions des traductions complètes en français lorsqu’elles existent ou les premières éditions des ouvrages non traduits. Pour toute autre référence, nous renvoyons le lecteur à la bibliographie générale établie pour ce numéro.
  • [4]
    Voir, dans ce numéro, Roger Chartier, « Pour un usage libre et respectueux de Norbert Elias », p. 37-52.
  • [5]
    Pour le 19e siècle, voir Alain Corbin, « “Le vertige des foisonnements” : esquisse panoramique d’une histoire sans nom », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39, janvier-mars 1992, p. 103-126 ; pour le 20e siècle, Gérard Noiriel par exemple a fait très tôt de Norbert Elias une référence fondamentale pour son travail. Voir Gérard Noiriel, Penser avec, penser contre : itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003.
  • [6]
    Débat lancé notamment par la parution, en 1988, du livre de Hans Peter Duerr, Der Mythos vom Zivilisationsprozess, t. I : Nacktheit und Scham, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1988 ; trad. fr., id., Nudité et pudeur : le mythe du processus de civilisation, préf. d’André Burguière, trad. de l’all. par Véronique Bodin, avec la participation de Jacqueline Pincemain, Paris, Éd. de la MSH, 1998.
  • [7]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989.
  • [8]
    Pour les autres références, nous nous permettons de renvoyer à la bibliographie établie pour ce numéro.
  • [9]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
  • [10]
    Les travaux de Norbert Elias sur le temps (Du Temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997), la mort (La Solitude des mourants, trad. de l’all. par Sybille Muller et, pour la postface et les corrections apportées par l’auteur dans l’édition anglaise, par Claire Nancy, Paris, Christian Bourgois, 1987), la sociologie de la connaissance (Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993) ou le génie musical (Mozart : sociologie d’un génie, trad. de l’all. par Jeanne Étoré et Bernard Lotholary, Paris, Seuil, 1991) sont ainsi peu mobilisés. Certaines des pistes mentionnées ont été suggérées : pour l’histoire des sciences, par Richard Kilminster (Norbert Elias : Post-Philosophical Sociology, Londres, Routledge, 2007), pour l’étude du présentisme par François Hartog (Régimes d’historicité : présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003), pour l’étude des violences interpersonnelles par Peter Spierenburg (« Violence and the Civilizing Process : Does it Work ? », Crime, histoire & sociétés, 5 (2), 2001, p. 87-105), pour la réévaluation des rôles sociaux, par André Burguière (« Norbert Elias et les historiens français : histoire d’une rencontre », in Norbert Elias, « Un marginal établi ? Ancrage et réception d’une démarche singulière en sciences humaines », Collection Individu et nation, vol. 3, http://revuesshs.u-bourgogne.fr/individu&nation/document.php?id=358 ISSN 1961-9731) et un recueil de textes inédits de Norbert Elias autour de la psychanalyse, dirigé par Marc Joly, paraîtra en septembre 2010 aux Éditions La Découverte.
  • [11]
    Avec nos remerciements à Hélène Bourguignon, Roger Chartier, Jérémie Foa, Marc Joly, Hervé Mazurel et Stephen Mennell.

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