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Article de revue

Termes clés de la sociologie de Norbert Elias

Pages 29 à 36

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Lors de sa première publication, l’ouvrage passe inaperçu. C’est sa réédition en 1969 aux Éditions Suhrkamp qui offre à Norbert Elias une reconnaissance qui s’est longtemps fait attendre. Les deux volumes sont partiellement traduits en français par Pierre Kamnitzer et publiés aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous des titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [2]
    Ainsi, dans Norbert Elias, Du temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997 ; id., « Humana Conditio », Le Genre humain, 24-25, 1992.
  • [3]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 183.
  • [4]
    Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994.
  • [5]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 1991, p. 156-158.
  • [6]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
  • [7]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 85-86.
  • [8]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkampf, 1989.
  • [9]
    Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, avant-propos de Michel Wieviorka, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.
  • [10]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 216.
  • [11]
    Ibid., p. 10.
  • [12]
    Norbert Elias, « Le repli des sociologues dans le présent », prés. de Florence Weber, trad. de l’angl. par Sébastien Chauvin, Genèses, 52, 2003, p. 133-151.
  • [13]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen, op. cit.
  • [14]
    Norbert Elias, La Société des individus, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Fayard, 1991, p. 205-301.
  • [15]
    Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, trad. de l’all. par Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 1991, p. 54.
  • [16]
    Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993.
  • [17]
    Ibid., p. 22.
  • [18]
    Cf. ibid., p. 20.
English version

Processus de civilisation, civilisation et autocontrôle

1S’il est un terme équivoque auquel la sociologie de Norbert Elias se voit associée, c’est celui de civilisation. Il est vrai que le geste de l’ouvrage majeur de la sociologie historique d’Elias, Über den Prozess der Zivilisation[1], résume celui de l’œuvre dans son ensemble : penser ensemble, et dans le temps long de l’histoire, l’évolution des structures psychiques, mentales et affectives des individus et celle des structures sociales et politiques des groupes qu’ils forment. Au-delà, l’expression de procès de civilisation pose effectivement un certain nombre de problèmes, auxquels se heurte toute tentative de définition. Mais on lèvera sans doute la plupart des ambiguïtés en rappelant ici ce que la civilisation n’est pas, au sens d’Elias.

2Il va de soi pour tout lecteur de Norbert Elias que le mot procès doit ici s’entendre au sens, vieilli ou littéraire, de processus ; autrement dit, il ne s’agit pas d’intenter à l’histoire un procès à l’aune d’une conception préconçue de la civilisation, ni de faire le procès de la civilisation, ou d’une civilisation, celle de l’Occident moderne, mais bien d’étudier un processus. Ensuite et surtout, les analyses d’Elias contestent essentiellement le postulat commun selon lequel la civilisation est un stade définitivement atteint ou la marque distinctive de certains groupes humains. Sa sociologie historique s’érige aussi, plus largement, contre toute conception substantialiste de la notion telle qu’on la trouve par exemple dans les théories d’Oswald Spengler ou d’Arnold Toynbee. Selon Elias, la civilisation est clairement irréductible à un ensemble de nations ou de peuples, ainsi qu’à la somme des réalisations ou des caractéristiques de cet ensemble, de même qu’elle ne peut être considérée comme une étape franchie par certaines sociétés et non par d’autres. Que, dans l’ouvrage éponyme, le processus de civilisation concerne à l’origine l’Europe ou l’Occident moderne ne change rien à cette idée force. La civilisation n’est ni un bien ni un mal, elle est conçue comme un processus sans début, ni fin ni but – un processus « aveugle », « non planifié », dans les termes d’Elias. Quant à savoir plus précisément ce que ce processus concerne, l’œuvre elle-même ouvre plusieurs pistes, tantôt en tension, tantôt complémentaires.

3À lire les derniers textes de Norbert Elias, on peut avoir l’impression que le processus de civilisation désigne tout simplement l’évolution historique au sens le plus large, mais toujours sans connotation positive ni péjorative, rejoignant l’ambition d’une sociologie généraliste qui aurait l’humanité comme cadre de référence [2]. Un de ses traits distinctifs réside en effet dans la progression constante des interdépendances (économiques, politiques, militaires, culturelles, etc.) entre les groupes humains, et la recomposition conséquente des entités politiques en unités sans cesse plus englobantes, intégration croissante déjà évoquée à la fin du texte de 1939.

4Cela dit, la civilisation s’entend souvent de manière plus restrictive. Elle concerne alors avant tout les changements observables au niveau de ce que Norbert Elias appelle l’économie psychique, pulsionnelle, affective ou encore émotionnelle. Les transformations des manières de se comporter, de ressentir et de se représenter le monde induiraient une évolution de cet ordre et seraient elles-mêmes rendues nécessaires ou possibles par l’ensemble des restructurations qui affectent, sur différents plans, les entités sociales, et qui transforment les rapports sociaux au sein de ces entités. À cet égard, la genèse de l’État occupe dans la « dynamique de l’Occident » une place centrale, en favorisant la pacification des relations interpersonnelles à l’intérieur de territoires aux frontières plus stables. Par la monopolisation de la violence légitime, l’État renforce les contraintes d’abord imposées aux pulsions agressives par le développement des interdépendances fonctionnelles – par la division accrue du travail, mais aussi, plus largement, par la croissance démographique, la monétarisation de l’économie, le développement des villes, des échanges, de l’économie marchande puis de l’industrie.

5En cette matière (la répression des pulsions d’agression) comme en d’autres (les relations sexuelles ou les manières de table par exemple), la contrainte se mue au fil des générations en autocontrôle, sorte de surmoi au sens freudien, mais variable selon les sociétés et les époques. C’est pourquoi Norbert Elias parle, quoique avec précaution, des « lois » de la sociogenèse et de la psychogenèse. Selon cette idée, de nouvelles normes se propagent sous l’action d’instances éducatives ou religieuses et se fixent rituellement de telle manière qu’elles se reproduiront automatiquement tant que n’interviennent pas de profondes modifications de la structure des rapports sociaux. La contrainte, devenue automatique, est de moins en moins perçue comme la « politesse » que l’on doit à autrui. Les parents, qui ont accepté comme « naturels » et allant de soi certains standards, poussent leurs enfants à réfréner leurs penchants devenus intolérables au regard d’un niveau de sensibilité d’abord défini par le contexte social : « Ainsi s’accomplit dans chaque individu, en raccourci, un processus qui, dans l’évolution historique et sociale, a duré des siècles et dont l’aboutissement est la modification des normes de la pudeur et du déplaisir [3]. »

6Ainsi, le processus de civilisation se voit parfois identifié non seulement à l’évolution des structures psychiques en tant que telle, mais plus encore à la direction générale que cette évolution aurait suivie sur le long terme. À l’échelle des siècles, l’expression désigne alors le développement croissant et la complexification, parfois paradoxale, des autocontraintes : en d’autres termes, la tendance à une maîtrise sans cesse plus raffinée et nuancée de soi-même, que confirmeraient au lieu de contredire le « relâchement maîtrisé » évoqué dans les écrits sur le sport [4] et l’« informalisation » typique de la « société permissive ». C’est précisément parce que nous avons appris à nous maîtriser très efficacement que nous pouvons nous dévêtir sur une plage sans offenser la pudeur ou nous battre sur un ring sans nous entre-tuer.
La pensée de Norbert Elias, si elle renoue avec l’étude de l’histoire sur la longue durée et avec l’idée de changement structuré, et même orienté, est irréductible aux théories primairement évolutionnistes du progrès, foisonnantes au 19e siècle. Plus exactement, Elias tente de sauver leur héritage sans répéter leurs erreurs. Ainsi, la croissance des interdépendances jusqu’au niveau planétaire, pour constante, inéluctable et déterminante qu’elle soit, ne porte en rien une promesse d’émancipation et de bonheur collectifs. Plus encore, les processus civilisateurs et « décivilisateurs » peuvent aller de pair et les seconds peuvent à tout moment supplanter les premiers. La civilisation ne signifie nullement, par exemple, la disparition de la violence, mais bien son déplacement et parfois son expansion – violence refoulée de l’individu contre lui-même d’une part, violence décuplée entre les États d’autre part.
Pour autant, la théorie de Norbert Elias ne participe pas des philosophies du déclin ou du soupçon qui marquèrent le 20e siècle. Loin d’en faire l’apologie, Elias vise d’abord à déconstruire de manière critique l’acception courante de la civilisation occidentale et à traiter celle-ci comme un objet sociologique. Sans s’interdire tout à fait d’apprécier ses progrès, tels que l’extension de la capacité de se mettre à la place de l’autre, de s’identifier aux malheurs et aux souffrances d’autrui. Sans s’interdire non plus de mettre en garde contre les régressions qui les menacent sans cesse.

Interdépendance et configuration

7Dépasser l’opposition entre l’individu et la société : telle est l’une des ambitions fondamentales de Norbert Elias, parmi les plus explicites et les plus reconnues à travers le concept de « configuration », dont on cherchera pourtant en vain une définition précise. Dans Qu’est-ce que la sociologie ?, Elias se borne à concevoir le concept comme un « outil conceptuel maniable », qui « s’applique aussi bien aux groupes relativement restreints qu’aux sociétés formées par des milliers ou des millions d’êtres interdépendants » et « à l’aide duquel on peut desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à penser et à parler comme si “l’individu” et “la société” étaient deux figures différentes et de surcroît antagonistes » [5].

8Du point de vue méthodologique, Norbert Elias refuse ainsi l’alternative entre individualisme wébérien et holisme durkheimien, alternative dominante voire fondatrice pour les sciences humaines en général et pour la sociologie en particulier. Il entend montrer que, pour tout observateur tant soit peu « réaliste », cette antithèse est un leurre qui plonge ses racines dans l’individualisme moderne. Cette séparation est ainsi le produit d’une histoire particulière, celle de l’Occident moderne, ayant donné naissance à des idéologies rivales mais complémentaires, en politique comme en science. Une fois celles-ci déconstruites, on s’apercevrait mieux que parler de la société ou de l’individu revient en définitive à parler de la même chose mais sous deux angles différents, deux points de vue complémentaires. D’un côté, tout individu « dépend » dès avant sa naissance de ses relations à de nombreux autres individus. De l’autre, la société, ses structures et ses institutions « dépendent » des actes imbriqués d’individus socialisés, le plus souvent de générations successives de tels individus. L’objet de la sociologie est donc les configurations, au sens des réseaux tissés par les relations de divers types existant entre les individus, ou encore « les hommes ensemble ».

9Dans le même mouvement, Norbert Elias récuse les conceptions traditionnelles du pouvoir et de la causalité. L’antithèse individu/société véhiculerait en effet l’idée fausse qu’il faut, là aussi, choisir entre deux extrêmes : la liberté (individuelle) d’un côté, le déterminisme (social) de l’autre. Or, en réalité, rien ni personne n’est jamais totalement libre ni déterminé, ni par une force extérieure, ni par la société dans son ensemble, ni par l’action, la volonté, la raison, les intérêts, les passions ou les instincts des hommes perçus comme des forces indépendantes. Seules comptent les relations et les situations d’interdépendance qu’elles définissent ; seules comptent les interactions – non nécessairement volontaires, ni conscientes, ni même concrètement interpersonnelles et moins encore égalitaires –, qui relient les hommes à ceux qui les entourent, de près ou de loin, à ceux qui les ont précédés, à ceux qui les suivront. Cela implique par exemple que ce ne sont pas de hauts personnages, nés puissants ou capables, qui font l’histoire : c’est l’histoire qui fait les grands hommes. En d’autres mots, la succession enchevêtrée de configurations relationnelles particulières produit des marges de manœuvre différenciées et permet à certains de jouer un rôle qu’on tiendra a posteriori pour particulièrement important, comme celui de Louis XIV dans La Société de cour[6].

10Toujours incarné mais jamais absolu, ce que l’on appelle le pouvoir, nous dit encore Norbert Elias, « n’est pas une amulette que l’un possède et l’autre non », mais « une particularité structurelle des relations humaines – de toutes les relations humaines » [7]. Cette idée oblige à ne pas reléguer au second plan les phénomènes de domination. La société des individus d’Elias n’est pas un ensemble homogène, et moins encore harmonieux, et les forces d’intégration n’y prédominent pas forcément. C’est dans cette perspective que sa sociologie s’est intéressée au caractère structurant des relations entre groupes « établis » et groupes « marginaux » dans plusieurs configurations historiques, de l’Allemagne pré-hitlérienne [8] aux banlieues industrielles anglaises [9]. Mieux, les tensions et les conflits de pouvoir occupent une place centrale dans sa sociologie, tant « leur existence même et leur dénouement forment dans beaucoup de cas le noyau central de tout processus d’évolution [10] ».

11À ce point, il convient sans doute de rappeler la conception éliassienne de l’histoire. Indéterminée mais ordonnée et structurée, il faut l’étudier sous ses multiples facettes et sans oublier que les seuls acteurs en sont des individus reliés, et non l’homo clausus conçu comme une monade isolée, comme un être déterminé par sa seule « conscience » et séparé des autres par un gouffre, une sorte de « statue pensante ». On se souviendra ainsi que l’ouvrage Über den Prozess der Zivilisation renvoie dos à dos l’idéologisme, l’économisme et le psychologisme au profit d’une approche radicalement historique et sociologique. Cette approche ne néglige aucun des aspects, même les plus intimes, de la vie des hommes : des convenances de table aux relations sexuelles, des manières de concevoir le temps jusqu’à l’expérience de la mort. À cet égard, Norbert Elias rappelle que l’être humain, l’individu socialisé, est aussi un corps, et que ce corps humain est physiologiquement prédéterminé, plus que celui de tout autre espèce, à l’apprentissage, à la socialité, au langage et à l’histoire.

12Pour récapituler, il est malaisé de qualifier d’un seul adjectif la sociologie de Norbert Elias. On dit communément qu’il s’agit d’une sociologie « des configurations » (de l’allemand Figuration, parfois rendu par « formation ») ou d’une sociologie « réticulaire » (du substantif « réseaux »), puisque c’est ainsi qu’elle appréhende le social : loin de se composer de « formations situées hors du moi, de l’individu », ce que l’on appelle généralement « société » renvoie en réalité à « de nombreux individus qui, de par leur dépendance réciproque [Interdependenz], sont liés entre eux de multiples façons, formant ainsi des associations interdépendantes ou des configurations dans lesquelles l’équilibre des forces [Spannungsgleichgewicht, ailleurs Spannungsbalance] est plus ou moins instable » [11].
Moins souvent on adjoint à la sociologie élassienne l’épithète d’« historique », qui fait pourtant son originalité en un siècle marqué par « le repli des sociologues sur le présent [12] ». Dans l’esprit de Norbert Elias pourtant, une sociologie « des configurations » est forcément une sociologie « des processus » – et ces deux ambitions ne sont d’ailleurs jamais distinguées. En effet, les « institutions », « structures » ou « fonctions » des configurations dont parle Elias, doivent être considérées comme des cristallisations à la fois transgénérationnelles et temporaires de relations de dépendance réciproque. Elles reposent sur des rapports de forces, sur des « équilibres de tensions » qui, s’ils peuvent être plus ou moins stables, n’ont jamais rien de définitif, d’intemporel, d’anhistorique. Comme les hommes qui les forment, les configurations sont donc des processus et non des systèmes. Elles ont une histoire, et souvent une longue histoire, elles sont histoire.
À tout niveau, les configurations présentes sont ainsi issues d’autres configurations, d’autres agrégats relationnels, d’autres réseaux humains qui leur sont antérieurs. Qu’elles semblent plutôt les défaire ou les maintenir, les remplacer ou les perpétuer, les étendre ou les décomposer, elles en sont dans tous les cas le produit et dans tous les cas les transforment. « Macro » ou « micro », tout, dans le monde humain, a un passé relationnel, est une histoire sociale. Celui qui veut « connaître », voire seulement décrire ce qu’il a sous les yeux avec lucidité ne peut définitivement pas ignorer ce passé.

Habitus

13La notion d’habitus est utilisée par Norbert Elias dès les années 1930, très longtemps donc avant sa popularisation par Pierre Bourdieu. Le terme apparaît pour la première fois dans Über den Prozess der Zivilisation et vise à contourner l’essentialisme induit par la notion de caractère national, beaucoup trop statique. Il s’agit, à travers son usage, de rendre compte des différences entre les trajectoires des États européens, où se sont notamment développées des conceptions de la culture et de la civilisation très dissemblables.

14Plus largement, l’habitus désigne chez Norbert Elias le « savoir social incorporé » qui se sédimente au cours du temps et façonne, telle une « seconde nature », l’identité tant individuelle que collective des membres d’un groupe humain qu’il s’agisse d’une famille, d’une entreprise, d’un parti ou d’une nation. Compte tenu de l’appartenance de chaque individu à de multiples réseaux d’intégration sociale à différents niveaux, l’habitus de chacun est forcément multiple lui aussi. Dans Studien über die Deutschen[13], en tentant de mettre au jour un habitus national, Elias vise ainsi à déceler des tendances partagées par une majorité d’Allemands, sans omettre les différences entre strates, classes ou groupes sociaux qui composent la société nationale. En outre, si l’habitus se transmet de génération en génération, il se transforme également : ce concept contient tout à la fois l’idée de continuité et celle de changement et, dans le même temps, révoque l’idée de permanence comme celle de rupture totale. En insistant sur la dimension historique de l’habitus, Norbert Elias veille en effet à ne pas la réifier et souligne que, même lorsqu’on parle d’institutions, ce ne sont que des individus socialisés qui, au cours des siècles, façonnent l’habitus, ce qui explique sa dimension évolutive.

15Lorsque Norbert Elias, à la fin de sa vie, s’interroge sur les obstacles à l’intégration postnationale en Europe, il constate cependant que « les différences d’habitus national entre les États européens entravent la fondation d’une union politique plus étroite entre eux [14] » – comme si les identités, sociopolitiques ou autres, résistaient à la progression des interdépendances et à leur institutionnalisation économique et juridique. Il ne se prononce toutefois pas sur l’issue du processus, même s’il rappelle, suivant en cela Ernest Renan comme Jürgen Habermas, que la nation au sens moderne du terme n’a pas toujours existé et qu’elle disparaîtra probablement un jour.

16Quant à savoir quand et comment, l’épaisseur historique des habitus nationaux (des pratiques et des représentations héritées) semble ici être un facteur clé. D’autres éléments d’explication devraient néanmoins être pris en compte. Suivant Norbert Elias, les identités seraient d’autant plus réactives, sujettes au repli sur soi, au rejet ou à la fermeture à l’autre, qu’elles se sentent menacées, parce qu’elles sont jeunes et mal établies, ou au contraire vieillissantes et en déclin. Cela dit, il ne semble pas que des communautés fortement intégrées soient forcément plus ouvertes et plus tolérantes.
Norbert Elias s’abstient ainsi de toute valorisation positive de l’habitus en soi ; de même, « l’identité », en soi, n’est pas un bien. Sa pensée est, sur ce point comme sur d’autres, profondément imprégnée du double souci de rendre compte, sociologiquement, de l’importance des affects, des sentiments et des émotions et de souligner leurs limites voire leurs dangers pour la collectivité. Ses réflexions sur l’Europe et sur le développement nécessaire d’un sens de la responsabilité à l’échelle de l’humanité, en matière écologique d’abord, rejoignent donc la très forte critique des mythologies nationales – de tous les nationalismes, y compris « démocratiques » – exprimée dans ses études sur les Allemands. « Les hommes ont besoin de mythes, écrit-il dans son autobiographie, mais pas pour régler leur vie sociale [15]. »

Engagement et distanciation

17Ces deux termes donnent leur titre à un petit texte souvent cité et au recueil qui le comprend, sous-titré « Contributions à la sociologie de la connaissance » [16]. En dépit de l’aversion de Norbert Elias pour une discipline qui serait déconnectée de la réalité étudiée, ces notions clés de la pensée d’Elias, élaborées très tôt et maintes fois retravaillées par la suite, participent d’une véritable ambition épistémologique. Ces concepts appariés renvoient directement en effet au problème de la possibilité d’une science du social, à la définition de ses méthodes et à l’examen de ses problèmes spécifiques. Ces préoccupations jalonnent même l’œuvre tout entière, qui actualise presque malgré elle l’héritage de la pensée allemande, de Kant à Weber en passant par Dilthey : Elias n’a de cesse de s’interroger, lui aussi, sur la place du savant dans la société et sur le lien entre les sciences sociales ou historiques et celles de la nature.

18Norbert Elias s’intéresse ainsi à la situation particulière du sociologue, pour rappeler un fait évident mais dont on ne mesurerait toujours pas les implications : il ne peut être extérieur à ce qu’il étudie puisqu’il fait lui-même partie de la société. Il s’interroge parallèlement sur la pertinence de la transposition des modèles méthodologiques forgés par les sciences dites exactes. Un double constat est à l’origine de ses réflexions. Il remarque d’abord que, de manière générale, « l’homme de la rue » comprend, s’explique et maîtrise de manière nettement moins satisfaisante les phénomènes sociaux et politiques que les phénomènes naturels. Parallèlement, Elias note que les sciences de la société ne sont pas parvenues à « rationaliser » efficacement leur objet grâce à des règles et des méthodes appropriées.

19C’est donc cela qu’il faut entendre par les termes d’engagement et de distanciation, qui concernent toute relation de connaissance, ou le rapport qu’entretient avec un phénomène, de quelque type ou domaine qu’il ressorte, un individu socialisé quel qu’il soit, chercheur ou pas. Plus précisément, l’engagement désigne l’implication émotionnelle, ce qu’on appelle communément la subjectivité ou encore l’irrationalité. La distanciation correspond, au contraire, à l’objectivité, à la rationalité. C’est la distanciation en tant que maîtrise de soi, en tant qu’apprentissage de la maîtrise de ses propres représentations affectives, qui permet de comprendre un phénomène et donc de mieux le maîtriser.

20Ces deux catégories, précise Norbert Elias, doivent être considérées comme des notions limites déterminant les bornes extrêmes d’un continuum, sorte d’échelle de gradation non figée. Dans la réalité, toute représentation, toute attitude, tout comportement possède toujours un certain degré d’engagement et de distanciation. Certes variable selon les individus, cette proportion dépend surtout de normes socio-historiquement situées. Il importe alors de comprendre comment évolue dans l’histoire, au cours du procès de civilisation, la manière dont les hommes abordent leurs relations à leurs semblables et à leur environnement.

21À ce propos, Norbert Elias avance qu’au 20e siècle, face aux phénomènes de la société comme jadis face aux phénomènes naturels, les hommes se trouvent pris dans une sorte de cercle vicieux de l’engagement. C’est ce qu’il appelle la circularité de la dépendance ou le double lien. Empruntée à la psychologie, cette notion désigne la « relation circulaire entre un faible contrôle des événements et un faible contrôle de soi [17] ». L’idée est la suivante : moins les phénomènes sont maîtrisés, plus l’affectivité des représentations à leur égard est grande ; en retour, cette forte émotivité, en diminuant la faculté d’une appréhension réaliste des événements, empêche l’adaptation des hommes vis-à-vis de ces phénomènes et la résolution des problèmes qu’ils posent.

22Le déploiement du processus de civilisation serait caractérisé par un contrôle croissant des représentations affectives, du moins en ce qui concerne les phénomènes naturels. Norbert Elias suggère même que la conquête de la distanciation sur ce plan, manifestée par le développement des sciences modernes, aurait freiné un progrès parallèle sur le plan de l’appréhension et de la gestion des faits sociaux. La croissance démographique, la spécialisation des fonctions, la naissance et le développement des États sont en effet corrélés à la maîtrise conceptuelle, théorique de la nature (la science) et à son instrumentalisation pratique, technique (l’économie). Et cette évolution s’accompagne d’une complexification croissante des sociétés. Des individus sans cesse plus nombreux dépendent de plus en plus étroitement les uns des autres dans la plupart des domaines de leur vie, le plus souvent sans avoir conscience de l’étendue et des modalités de cette interdépendance [18].
Pour améliorer la connaissance et la gestion quotidienne des faits sociaux et politiques, suffit-il dès lors d’appliquer les recettes qui se sont révélées efficaces pour réduire la complexité du monde naturel ? Pour Norbert Elias, il apparaît clairement que la transposition des modèles forgés par les sciences de la nature, plus précisément par les sciences physiques et chimiques (la quantification, l’acception mécaniste du concept de causalité et surtout la réduction analytique des totalités aux unités composantes), n’aboutit qu’à une pseudodistanciation, un vernis masquant l’engagement voire le renforçant. Sans accréditer l’idée d’une véritable fracture méthodologique entre les sciences exactes et les sciences humaines, Elias avance que l’étude scientifique des sociétés traite de relations beaucoup plus complexes et de processus irréductibles à des états statiques.
D’où l’importance, pour la sociologie et les disciplines voisines, du détour par la distanciation, qui enjoint le chercheur à élucider sa propre position, à mettre au jour les chaînes d’interdépendance de tous ordres dans lesquelles il est pris comme n’importe quel individu, afin de mieux comprendre et de mieux maîtriser son propre engagement. Soit, depuis Max Weber déjà, un principe aussi souvent admis que son application est rare. Toutefois, la réflexion de Norbert Elias laisse pendantes certaines questions, comme celle des conditions d’opérationnalisation de la distanciation : comment la pratiquer concrètement ? Il semble même que l’idéal scientiste d’objectivation radicale continue d’imprégner sa pensée. Chez Norbert Elias, l’extériorité du chercheur par rapport à son objet semble demeurer un horizon, par définition inatteignable, pour les sciences de la société.


Date de mise en ligne : 07/04/2010

https://doi.org/10.3917/vin.106.0029

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Lors de sa première publication, l’ouvrage passe inaperçu. C’est sa réédition en 1969 aux Éditions Suhrkamp qui offre à Norbert Elias une reconnaissance qui s’est longtemps fait attendre. Les deux volumes sont partiellement traduits en français par Pierre Kamnitzer et publiés aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous des titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [2]
    Ainsi, dans Norbert Elias, Du temps, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1997 ; id., « Humana Conditio », Le Genre humain, 24-25, 1992.
  • [3]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 183.
  • [4]
    Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994.
  • [5]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, trad. de l’all. par Yasmin Hoffman, Aix-en-Provence, Pandora, 1981, La Tour-d’Aigues, L’Aube, 1991, p. 156-158.
  • [6]
    Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer, Paris, Calmann-Lévy, 1974.
  • [7]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 85-86.
  • [8]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkampf, 1989.
  • [9]
    Norbert Elias et John L. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, avant-propos de Michel Wieviorka, trad. de l’angl. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Fayard, 1997.
  • [10]
    Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, op. cit., p. 216.
  • [11]
    Ibid., p. 10.
  • [12]
    Norbert Elias, « Le repli des sociologues dans le présent », prés. de Florence Weber, trad. de l’angl. par Sébastien Chauvin, Genèses, 52, 2003, p. 133-151.
  • [13]
    Norbert Elias, Studien über die Deutschen, op. cit.
  • [14]
    Norbert Elias, La Société des individus, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Jeanne Étoré, Paris, Fayard, 1991, p. 205-301.
  • [15]
    Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, trad. de l’all. par Jean-Claude Capèle, Paris, Fayard, 1991, p. 54.
  • [16]
    Norbert Elias, Engagement et distanciation : contributions à la sociologie de la connaissance, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’all. par Michèle Hulin, Paris, Fayard, 1993.
  • [17]
    Ibid., p. 22.
  • [18]
    Cf. ibid., p. 20.

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