Notes
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Davic Blackburn et Geoffrey Eley, The Peculiarities of German History : Bourgeois Society and Politics in Nineteenth-Century Germany, Oxford, Oxford University Press, 1984.
L??uvre et son commentaire
Lartillot Françoise (dir.), Norbert Elias : Études sur les Allemands. Lecture d?une ?uvre, Paris, L?Harmattan, 2009, 224 p., 22,50 €
1Le 10e anniversaire de la première édition du livre de Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert (Surhkamp, 1989), a donné lieu en février 2009 à un colloque à la Maison Heinrich Heine à Paris, dont voici la publication des actes. Les différents auteurs, sociologues, germanistes, historiens, français et allemands, s?attachent tour à tour à expliciter la pensée d?Elias et à la critiquer. Après une partie introductive situant les réflexions d?Elias dans l'histoire des idées, la deuxième partie aborde la question de la voie particulière (Sonderweg) allemande. La troisième partie traite de la comparaison entre Norbert Elias et Helmut Plessner, son contemporain et auteur du célèbre livre Die verspätete Nation (1982). La dernière partie interroge les influences décelables dans la pensée d?Elias, qu?il s?agisse de la psychanalyse freudienne ou de la littérature conservatrice.
2Studien über die Deutschen intéresse les historiens dans la mesure où Norbert Elias y applique la théorie du processus de civilisation au cas allemand : la barbarie nazie représente une rupture dans la civilisation qu?Elias veut élucider en faisant retour sur le 19e siècle. Comme l'explique de manière très claire Nathalie Heinich dans sa contribution, l'irruption du nazisme n?infirme pas la théorie éliassienne. Ce « malentendu normatif » procède d?une lecture trop rapide consistant à voir le processus de civilisation comme une avancée, un progrès. Or le modèle éliassien intègre des moments de régression. Par ailleurs, Elias n?a jamais parlé d?élimination de la violence mais de déplacement, du fait de sa monopolisation par l'État et de son intériorisation.
3Or l'État, qu?il s?agisse de l'Empire allemand ou ensuite de la république de Weimar, n?a pas réussi à monopoliser la violence présente dans les pratiques sociales des élites allemandes. La bourgeoisie est au c?ur du raisonnement d?Elias. Comme l'explicite Gérard Raulet, Elias ne voit pas le 19e siècle comme un siècle bourgeois en Allemagne, car les valeurs aristocratiques sont loin d?avoir été supplantées. La bourgeoisie, affaiblie par plusieurs défaites politiques depuis 1848, n?est pas assez puissante pour imposer ses conceptions démocratiques. Confrontée à un prolétariat de plus en plus menaçant, elle cherche, dans la noblesse, des alliés et des valeurs intégratives. Elle normalise ainsi à l'extrême les codes de conduite nobiliaires issus de la tradition militaire prussienne (soumission à l'autorité, code de l'honneur, etc.) et se trouve finalement en porte-à-faux par rapport à sa propre tradition humaniste. Ce problème devient dramatique en 1918, lorsque advient la démocratie parlementaire, à laquelle cette bourgeoisie ne peut pas s?identifier.
4Au centre de l'analyse de Norbert Elias se trouve donc l'Empire allemand comme moment historique où les valeurs aristocratiques se répandent et se fondent dans une sorte de caractère national allemand. Tous les auteurs s?accordent à trouver que le passage le plus convaincant du livre d?Elias est celui où il évoque les corporations étudiantes duellantes (schlagende Verbindungen) qui diffusent un nationalisme de plus en plus agressif. C?est aussi l'institution par laquelle le canon aristocratique s?impose à la jeunesse universitaire issue de la bourgeoisie, le duel devenant le symbole d?appartenance à la bonne société appelée « satifsfaktionsfähige Gesellschaft » (littéralement, capable de donner réparation par les armes). En sont exclus les juifs, une grande partie des classes moyennes, les ouvriers, les paysans et les démocrates. La culture de la violence se banalise ensuite sous la république de Weimar à travers les corps francs, qui recrutent des déclassés dans un contexte d?humiliation nationale : ils restent soumis à l'idéal élitiste de la satisfaktionsfähige Gesellschaft tout en le vulgarisant. Elias établit par là une sorte de continuité entre la fin du 19e siècle et le nazisme.
5Or cette thèse est critiquée par de nombreux auteurs. Plusieurs soulignent le manque d?études empiriques étayant la démonstration éliassienne, hormis le passage sur le duel. Gérard Raulet pointe l'absence d?une définition claire des contours de la bourgeoisie responsable de cette évolution : il s?agit en réalité plutôt de la bourgeoisie cultivée. Manfred Gangl souligne que Norbert Elias ne donne pas de réponse claire à la genèse de cet habitus allemand particulier. Daniel Azuélos regrette les prédictions peu pertinentes sur l'avenir de la République fédérale et la condamnation par Elias du mouvement étudiant. Mais c?est surtout la vision téléologique de l'histoire qui est dénoncée, car elle occulte toute la complexité de la république de Weimar. L?historiographie récente a montré que celle-ci ne se réduit pas à une préhistoire du nazisme. Certes les structures mentales des couches bourgeoises ont pesé lourd dans l'échec de la démocratie, mais la responsabilité des acteurs politiques dans l'avènement de Hitler au gouvernement (les intrigues de von Schleicher, von Papen, Hindenburg) n?est, entre autres, pas prise en compte par le sociologue. Enfin, toute l'historiographie récente, notamment l'histoire sociale allemande de l'école de Bielefeld, relativise beaucoup l'idée même de voie particulière et nie la prétendue « féodalisation » de la bourgeoisie allemande. Comme l'explique Rainer Marcowitz, Elias écrit en fait dans la perspective typique de l'historiographie ouest-allemande de l'après-guerre. Et c?est peut-être dans cette posture de témoin que réside l'apport de son livre pour les générations à venir. La publication aborde donc, par plusieurs biais, les grandes questions de l'histoire allemande contemporaine, ce qui fait son intérêt. On regrettera cependant que la rapidité de sa parution, très louable au demeurant, n?ait pas pu éviter les négligences dans la présentation formelle.
Marie-Bénédicte Vincent
Elias Norbert, « Études sur la genèse de la profession de marin », Les Champs de Mars, 13, 1er sem. 2003, p. 5-34, 15,20 ?
6L?article de Norbert Elias proposé dans ce numéro de la revue Les Champs de Mars, aux côtés de textes portant, entre autres, sur le sens de l'honneur, sur la peur au combat ou sur le terme de « guerre propre » au 20e siècle, revêt un double intérêt : c?est d?abord le dernier article de Norbert Elias traduit en français ; c?est ensuite un texte de 1950, qui renvoie à une période moins connue du parcours d?Elias, celle où il s?installe en Angleterre et travaille plus particulièrement sur la question des professions. Comme souvent, il choisit pour cela de traiter un cas particulier, celui de la « genèse de la profession de marin », à partir d?un matériau documentaire défini.
7L?ambition de l'étude est affichée d?emblée. Il s?agit bel et bien, à travers cet exemple, d?étudier « ces ensembles institutionnalisés de relations humaines » que sont les professions. Pour cela, il faut considérer le mouvement d?ensemble d?une collectivité et son réseau de relations sociales, et non un seul individu reconstruit a posteriori comme « inventeur ». De plus, cette étude doit intégrer la longue durée, selon une configuration où s?articulent, sans que l'un soit l'origine de l'autre, les besoins de la société, les inventions techniques et les institutions professionnelles. Trois points sont ajoutés : l'adaptation des professions, des techniques et des besoins n?est jamais achevée et produit toujours des frictions ; les individus sont des acteurs à part entière de ce processus, mais s?approprient, en embrassant une carrière, le réseau de relations sociales héritées qui va avec ; il faut se méfier des reconstructions a posteriori évoquant un « progrès continu et régulier vers la ?perfection? ». Il convient au contraire de comprendre comment les individus du passé ont considéré leurs besoins et se sont arrangés avec les problèmes insolubles auxquels ils se confrontaient. « Sous cet angle, les hommes du passé sont à égalité avec nous ; ou plutôt nous le sommes avec eux » (p. 10).
8L?officier de marine anglais des 16e-18e siècles constitue dans cette perspective, pour Norbert Elias, un objet d?étude très riche. Sa problématique est simple : dans le cadre de la marine à voile, être marin suppose un long apprentissage, physique et largement informel. Pourtant, l'officier militaire est également un gentilhomme et, pour être considéré comme tel, il est impensable qu?il travaille de ses mains. La réunion, à bord, de deux fonctions incompatibles à terre, n?avait donc rien d?évident.
9Pour comprendre celle-ci, il faut remonter aux grandes découvertes du 16e siècle. L?émergence d?une concurrence autour de l'espace atlantique a alors entraîné puis imposé en Europe la constitution de flottes militaires spécialisées. La différenciation des fonctions de marin et d?officier s?est donc accrue dans ce cadre, a abouti à une compétition et, en Angleterre, à une intégration originale. La situation française ou espagnole fut en effet différente. Les autorités, plus centralisées, ont pu étouffer les conflits et imposer la différenciation des statuts : les officiers restent des gentilshommes socialement éloignés du reste de l'équipage.
10En Angleterre (le fait est également lié à son long passé marchand), a ainsi eu lieu une lutte entre deux groupes : les « commandants issus du rang » et les « commandants gentilshommes ». Tous deux sont très différents, aux 16e-17e siècles, en termes de formation, de traitement, d?origine sociale (l'analyse remontant parfois le fil des générations), de positionnement dans la société et de relations avec le reste de l'équipage. Socialement incompatibles, ils refusent donc de se mêler. Cependant, étant de force égale, dans le contexte politique anglais, ils ont, au fil du temps, empruntés des traits à l'un et à l'autre. Ils ont ainsi produit un résultat original : l'officier de marine de la Royal Navy, celui qui s?impose au 18e siècle, à la fois gentilhomme et homme de terrain proche de son équipage, dont le profil reste également singulier ensuite, au 19e et au 20e siècles.
11Dans sa conclusion, Norbert Elias estime que cette étude sur les officiers de marine peut servir plus largement de modèle pour l'analyse des professions et même celle de la « genèse des institutions » : cette étude souligne en effet le rôle fondamental de la lutte entre groupes, replacés dans leurs contextes relationnels, dans la compréhension des formes finalement instituées. Conformément à ses remarques de départ, il rappelle pour finir que ce résultat original ne constituait, même après son institutionnalisation, qu?une solution de compromis dans laquelle chacun dut constamment s?arranger en fonction de son origine, de son parcours et de ses besoins.
12Bien qu?il ne soit pas fait référence à ses travaux antérieurs, l'article propose donc une analyse proprement éliassienne sur un objet original, les professions et, au-delà, sur les institutions. On y retrouve certaines des grandes caractéristiques mises en ?uvre dans Über den Prozess der Zivilisation (1939) : l'étude empirique, le temps long, les interdépendance, les formes de structurations intermédiaires ou l'incorporation, par les individus, du social. D?autres éléments s?y ajoutent, anticipant d?ailleurs certaines des critiques postérieures : la compétition ou le conflit comme l'un des moteurs expliquant la solidité et l'inachèvement des formes instituées ; l'exigence compréhensive, plus fortement exprimée peut-être que dans les textes antérieurs ; le rejet du progrès et de l'évolutionnisme, enfin. Fidèle à son habitude, Norbert Elias cite peu les auteurs dont il s?inspire. De plus, et bien que les sources soient citées et discutées, bien des aspects de ces officiers de marines sembleraient insuffisamment documentés aujourd?hui dans le cadre d?une histoire sociale. La comparaison avec la France et l'Espagne, ou la constitution du compromis au 18e siècle semblent également trop peu développées. Mais il faut rappeler que cet article est une esquisse dont l'objectif était de souligner un aspect précis d?une analyse à venir. Surtout, il offre un cadre de raisonnement toujours pertinent pour une histoire ou une sociologie des professions parfois hésitante, oscillant entre une approche normative (il faut un certain nombre de traits pour parler de professions), structurale (les pesanteurs de longue durée propres à chaque groupe doivent être prises en compte dans la structuration des professions) et processuelle (les professions, au sens moderne, naissent d?une conjonction de mutations sociales, culturelles et administratives à la fin du 19e siècle). Cette analyse d?espaces sociaux en mouvement, dans lesquels les actions des individus, orientées selon leur environnement, ont toute leur place propose des pistes, sinon pleinement neuves, du moins toujours très stimulantes pour une histoire sociale ? ou une sociologie historique ? des professions.
Quentin Deluermoz
Loyal Steven et Quilley Stephen (dir.), The Sociology of Norbert Elias, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, 289 p., 36,40 $
13La sociologie est-elle condamnée à être divisée en une multitude infinie de spécialités (et de sous-spécialités) et en une pluralité anarchique de paradigmes ? Y a-t-il place pour une investigation scientifique des processus sociaux au-delà du relativisme épistémologique inhérent aux théories postmodernes ou poststructuralistes et du réductionnisme biologique qui caractérisent la remise au goût du jour de l'idée de nature humaine via les sciences cognitives ?
14La conviction des deux maîtres d??uvre du livre collectif sobrement intitulé The Sociology of Norbert Elias, Steven Loyal et Stephen Quilley, de l'Université de Dublin, est que la sociologie, s?érigeant en authentique science cumulative, peut sortir de la crise qui la frappe depuis des décennies et qu?il y a précisément « dans les écrits de Norbert Elias [?] les linéaments d?un paradigme qui établit (I) un raisonnement cohérent en faveur de l'autonomie de la sociologie comme discipline à l'intérieur de la famille des sciences humaines, et (II) l'objet spécifique de l'investigation sociologique : les transformations sur le long terme des relations d?interdépendances entre individus et groupes » (p. 2).
15Sur cette base, Steven Loyal et Stephen Quilley, qui incarnent en quelque sorte la relève de l'école éliassienne (rendue célèbre par les travaux d?Eric Dunning, Johan Goudsblom, Richard Kilminster, Stephen Mennell ou Cas Wouters), plaident ni plus ni moins pour la constitution progressive (sous l'égide de la « tradition figurationnelle ») d?un « stock de connaissance social-scientifique synthétisant le meilleur des traditions les plus productives qui ont périodiquement animé la discipline : spécifiquement, la sociologie historique marxiste et wébérienne du (des) capitalisme(s) ; la tradition de l'interactionnisme symbolique [?] ; et, en France, la tradition qui a abouti au travail de Pierre Bourdieu et de son école » (p. 2-3).
16L?ambition risque de ne pas échapper au soupçon d?« impérialisme éliassien ». Elle n?en est pas moins habilement défendue. Le grand mérite des auteurs, en effet, est de ne pas contourner la difficulté qu?il y a à penser la notion de nature humaine d?un point de vue sociologique et de viser par conséquent l'articulation du constructivisme social avec les réalités de l'évolution biologique et du développement physiologique individuel. Il s?agit non seulement de justifier l'autonomie relative de la discipline sociologique, mais aussi, corrélativement, de permettre à l'ensemble des praticiens des sciences humaines ou sociales, des biologistes aux économistes, de se référer à une plateforme interdisciplinaire cohérente sur un plan épistémologique.
17À cet égard, l'article de Stephen Quilley, intitulé « Écologie, ?nature humaine? et processus civilisateurs : biologie et sociologie dans le travail de Norbert Elias », est certainement le plus novateur, en raison de la capacité de l'auteur à relier la sociologie éliassienne de la connaissance aux avancées les plus récentes des sciences biologiques. On aurait certes pu s?attendre à ce qu?il confronte de manière approfondie la pensée d?Elias au travail d?un Steven Pinker, lequel propose ? notamment dans L?Instinct du langage (1994) et Comprendre la nature humaine (2002) ? une conciliation de la linguistique chomskienne et de la biologie évolutionnaire aussi spectaculaire et brillante que désinvolte à l'endroit des perspectives sociologiques et psychanalytiques. « Les conceptualisations éliassiennes d?une ?seconde? et d?une ?troisième? nature » ne sont-elles pas présentées en introduction comme la « riposte la plus durable » aux thèses de Pinker ? Mais Stephen Quilley préfère établir des passerelles avec la théorie des systèmes complexes élaborée par le biologiste américain Stuart Kauffman et le résultat est stimulant.
18De manière générale, il faut d?ailleurs souligner que The Sociology of Norbert Elias s?adresse avant tout à un lectorat savant nord-américain. Le problème du « statut anormal » d?Elias dans la sociologie internationale et de la faiblesse de sa réception aux États-Unis sous-tend quasiment tous les textes du volume. Ceci lui confère inévitablement un aspect un peu scolastique. En témoigne par exemple le souci des directeurs de hiérarchiser les ouvrages d?Elias et de les classer dans des catégories bien définies (voir, en particulier, p. 16-17 et p. 56). En témoigne également la tendance obsessionnelle des différents contributeurs à situer le sociologue par rapport à tous les « grands noms » qui comptent outre-Atlantique, jusqu?à tomber dans le piège de la déhistoricisation.
19Mais c?est aussi ce qui fait l'intérêt d?un livre riche et cohérent qui, à partir de Norbert Elias, permet d?aborder de manière originale les grands courants de pensée du 20e siècle ainsi que les principaux défis intellectuels du nouveau siècle.
Marc Joly
Chevalier Sophie et Privât Jean-Marie, Norbert Elias et l'anthropologie : « Nous sommes tous si étranges? », Paris, CNRS éditions, 2005, 260 p., 25 ?
20Norbert Elias est un auteur qu?il est difficile d?enfermer dans une langue ou une pratique disciplinaire exclusive. La réception de ses travaux par les historiens de l'école des Annales, au début des années 1970, illustre la manière dont ses outils théoriques, bien que pour la plupart forgés dans les années 1930, ont été réinvestis et actualisés dans d?autres horizons intellectuels et pour répondre à d?autres problématiques. Sans en systématiser les usages, les nombreux auteurs de ce collectif (vingt-trois au total) ont très habilement tenté de cerner la manière dont Elias peut encore aujourd?hui nous aider à penser notre culture sous ses différentes formes.
21En effet, si les dimensions anthropologiques du travail de Norbert Elias ne peuvent plus être niées, en particulier pour sa compréhension de nos façons de vivre en interdépendance et dans un jeu constant entre le singulier et le collectif, l'ensemble des relations de cet auteur avec l'anthropologie méritait un éclaircissement que l'introduction de l'ouvrage rédigée par Jean-Marie Privat et Sophie Chevallier met en perspective : peut-on lire les textes d?Elias comme ceux d?un ethnologue qui cherche à se situer à l'extérieur de la culture à laquelle il appartient ?
22L?ouvrage, surtout, fait le point sur la double disqualification que subissent encore les écrits de Norbert Elias en anthropologie. Si la première critique vise le fait qu?Elias ne se soit jamais intéressé aux sociétés extra-européennes, la seconde disqualification vient d?une critique de sa notion de processus de civilisation à la fois dans son exactitude historique et dans sa possible généralisation. Une remise en cause, rappelle Nathalie Heinich en conclusion, qui ne peut s?effectuer réellement que dans la multiplication « de recherches empiriques fondées sur des descriptions contextualisées » (p. 222).
23Les grands concepts éliassiens d?habitus, de configuration, d?homo clausus, d?autocontrainte et d?intériorisation, de civilisation, utilisés largement dans les sciences sociales sont recontextualisés dans leur production et dans leur réception, en France notamment (par exemple André Burguière dans le cas du processus de civilisation ou encore Wolfgang Kaschuba dans celui des notions de culture et de civilisation), mais aussi exportés pour être vigoureusement discutés dans des disciplines telles que la sociologie de l'art, l'ethnocritique des textes littéraires, ou encore les sciences de l'éducation.
24D?autres textes s?intéressent à la question du corps, de la violence et du quotidien qui forment, dans le système de Norbert Elias, un deuxième cercle de notions qui permet de déplacer les lignes de clivages dont souffre encore la généralité du processus de civilisation. Ce dernier semble en effet de plus en plus incompatible avec l'attention accordée aujourd?hui aux diversités des modes de changements plutôt qu?à la compréhension des continuités.
25Ses thèses en matière de violence sont elles aussi analysées. Dans sa réponse à Daniel Gordon, Roger Chartier note très justement que le processus de civilisation ne peut se comprendre sans la prise en compte de certains textes tardifs de Norbert Elias, dont son Studien über die Deutschen (1989), dans lequel il propose une explication du processus de décivilisation qu?une partie du peuple allemand a connu durant la Seconde Guerre mondiale. La distanciation continue qui est à la base de sa posture, transposition de l'expérience quotidienne de l'ethnographe aux prises avec des sociétés dont il n?est pas familier, implique qu?Elias travaille par sauts, démentis, reprises, « travail en cours ». Dans ce cas précis, la notion de violence entre en rupture avec la linéarité même du processus de civilisation. L?abaissement réel du degré de violence, signe d?un changement de structure politique et sociale mais aussi de changements des individus, ce que rappelle très bien Jean-Paul Callède dans son intervention, va aussi de pair avec la possible décivilisation qui, comme le notent encore Freddy Raphaël et Geneviève Herberich-Marx, « est un processus qui est lui aussi toujours possiblement à l'?uvre, en tension avec la tendance inverse » (p. 136).
26Il reste à remarquer comment est analysée la conception très personnelle que Norbert Elias s?était faite de la recherche empirique en sociologie. Outre le fait qu?il savait se mettre dans la peau de l'étranger et s?immerger dans un univers inconnu en utilisant le regard de quelqu?un pour qui les fondations de cet univers seraient devenues complètement étrangères, Elias accordait de l'importance au jeu du lacet défait. Cette façon de provoquer les réactions était pour lui bien plus qu?une méthode peu orthodoxe de sociologue, mais le seul moyen pour rendre manifeste à quel point l'étrange, qui circule discrètement dans les rues, est enraciné dans l'épaisseur d?une société comme dans ses façons de faire.
27Comme Michel Foucault ou Michel Certeau, même si ce dernier insiste davantage sur la poïetique de nos pratiques quotidiennes, Norbert Elias a su revaloriser la force du quotidien en repérant dans le silence des gestes et des pratiques que nous répétons sans plus y penser la possibilité d?une perspective historique et anthropologique pour appréhender notre culture. En prenant sa propre culture au piège, Elias nous oblige à faire un effort pour rendre douteuses ces évidences comme ces pratiques qui se sont formées depuis des décennies.
Jean-François Bert
Le corps : le sport, la violence, les rapports entre les sexes
Callède Jean-Paul, La Sociologie française et la pratique sportive (1875-2005). Essai sur le sport. Forme et raison de l'échange sportif dans les sociétés modernes, Pessac, Maison des sciences de l'Homme d?Aquitaine, 2007, 607 p., 31 ?
28D?où peut bien venir la sociologie française du fait sportif ? Comment a-t-elle pu prendre racine dans le monde universitaire, et se constituer en discipline légitime, dotée de modèles d?analyse, d?auteurs canoniques et d?objets bien à elle ? Voilà résumé le propos de Jean-Paul Callède, spécialiste de théories sociologiques et de politiques sportives. Outre qu?il permet de saisir, par le petit bout de la lorgnette académique, le spectaculaire essor des sports, ce livre apporte sa contribution à l'histoire des sciences sociales. Jean-Paul Callède entend rendre la sociologie du sport à ses origines ignorées, pour mieux faire (re)surgir des possibilités scientifiques reléguées hors du fonds commun de la discipline. Devant l'immensité du territoire (sport, loisir sportif, éducation physique, etc.), il réserve l'étude aux seules pratiques sportives associatives ; celles qui, précisément, relèvent du programme initial de la sociologie française, durkheimienne surtout, attachée à élucider la forme des groupes sociaux et des échanges qui les animent.
29Il s?agit d?histoire intellectuelle. Rien sur la sociologie des sociologues du sport, rien sur les logiques académiques de légitimation de l'objet ni sur les procédures d?institution de cette sociologie, à part dans les départements de sciences et techniques des activités physiques et sportives (STAPS). Pour dresser son état des lieux, Jean-Paul Callède examine plus d?un siècle de publications sociologiques, il retrace la circulation des théories et décortique leurs ressorts analytiques. Au gré de belles trouvailles documentaires, on découvre que, loin de s?être désintéressée des « questions sportives », la sociologie française en a tôt fait un lieu de travail. Autour de 1890, à la suite des travaux de Herbert Spencer, une multitude de « sociologues » (Gabriel Compayré, Alfred Espinas, Gaston Richard, etc.) examinent ainsi la place des jeux physiques dans les formes d?éducation et de socialisation (apprentissage des règles, discipline collective, coopération, compétition). Avec les années 1960, le sport gagne le répertoire des objets dignes d?une sociologie américanisée : Joffre Dumazedier étudie les loisirs sportifs ; Georges Magnane publie la première Sociologie du sport (1964), Michel Bouet décortique les « motivations des sportifs » (1969). Et dans cet espace académique, aiguillonné par la critique du sport de Jean-Marie Brohm, s?organisent des pôles de spécialistes qui, comme Pierre Parlebas (tendance Raymond Boudon) ou Jacques Defrance (tendance Pierre Bourdieu), consacrent leur thèse de doctorat au sport. Depuis 1990, enfin, installée comme discipline spécialisée dans les UFR de STAPS, et dotée d?un troisième cycle, s?ouvre pour la sociologie du sport le temps de la reconnaissance institutionnelle et scientifique, avec la mise en place de groupes de recherche au sein du CNRS ; le temps aussi de la multiplication des objets d?étude (geste sportif, sociabilité, hooliganisme, etc.).
30De cette chronologie détaillée, qui tourne parfois au catalogue érudit, Jean-Paul Callède détache les contributions de deux sociologues qui ont pesé dans l'avènement de la sociologie du sport. Celle de Norbert Elias, d?une part, dont l'influence, ébauchée en 1976, culmine en France avec la publication de Sport et civilisation (1994), cosigné avec son élève Eric Dunning ; celle de Pierre Bourdieu, d?autre part, qui, avec ses conférences de l'INSEP, a fécondé un domaine qu?ont fait fructifier des sociologues du sport comme Jacques Defrance, Christian Pociello ou Jean-Paul Clément. Prenons ici le cas d?Elias. Sa sociologie explique l'apparition du sport moderne, dans l'Angleterre du 18e siècle, par l'articulation d?une « avancée de civilisation » et d?une transformation des structures du pouvoir. Pour Elias, le sport est né d?une « sportisation » des passe-temps, qui abolit le recours à la violence, et du partage d?un idéal de compétition pacifique, porté alors par les élites anglaises et placé au c?ur du parlementarisme. Promouvant un objet de recherche et une méthode d?analyse, la sociologie éliassienne du sport, incarnée depuis par l'école de Leicester, et dont Alain Garrigou figure, en France, la pérennité, connaît un rayonnement international. Discutant l'influence de Herbert Spencer et de Johan Huizinga sur Elias, Jean-Paul Callède scrute aussi la portée d?une ?uvre, prolongée, éprouvée, critiquée, notamment au sujet de la violence des stades. Il montre que les études menées sur l'émergence du sport en France, celles qui, par exemple, restituent les rapports conflictuels entre les sports athlétiques (promus vers 1890 par les élites au sein de sociétés privées) et la gymnastique (dont la République fait le socle de l'éducation physique), comme celles qui explorent les luttes au gré desquelles se constituent les différents sports, sont venues écorner le modèle théorique d?Elias. D?une part, elles établissent que l'intériorisation des contraintes, laissée en suspens par Elias, s?appuie sur l'organisation de groupements intermédiaires et, d?autre part, elles entourent de nuances la relation à établir entre pratiques sportives et construction de l'État.
C?est dire que le livre de Jean-Paul Callède, s?il n?évite pas toujours les travers de la quête des origines, et s?il participe sans doute à constituer un domaine en le décrivant, est d?une grande richesse exégétique. C?est dire aussi que, dans la rencontre encore à construire entre l'histoire et les sciences sociales du sport, il constituera à coup sûr un précieux compagnon.
Christophe Granger
Mucchielli Laurent et Spierenburg Pieter (dir.), Histoire de l'homicide en Europe, de la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, La Découverte, 2009, 336 p., 27 ?
31Depuis une vingtaine d?année, la question de la hausse des homicides dans les sociétés occidentales agite les débats politiques et médiatiques. Mais elle a également fait l'objet de nombreux travaux scientifiques, qu?ils soient historiques, sociologiques ou anthropologiques. Issu d?un séminaire européen organisé en 2007 à Rotterdam, cet ouvrage entend proposer un bilan des nombreuses recherches, réparties sur plusieurs pays et abordant des périodes variées, qui ont traité ce sujet. Pour faciliter le croisement des informations et des réflexions, les coordinateurs avaient demandé aux différents contributeurs de répondre à une liste de huit questions concernant, entre autres, les sources, les chronologies, les acteurs, les scènes, les conflits sous-jacents et les interprétations possibles. Il devenait de cette manière envisageable de proposer une analyse européenne de longue durée du phénomène. L?analyse du processus de civilisation de Norbert Elias, décrivant, à partir du 16e siècle, une baisse tendancielle de la violence sur la longue durée, était enfin explicitement convoquée, en arrière-plan.
32Les articles dressent d?une manière générale un profil convergent. En dépit des problèmes posés par la documentation, éparse et n?identifiant pas toujours les mêmes réalités, on observe une baisse tendancielle des homicides à la fin du 15e siècle, qui se prolonge aux 18e-20e siècles, tout en étant marquée par des phases d?inversions, certaine conséquentes, comme celle des années 1960-1990 qui a touché toute l'Europe.
33Les communications apportent toutefois de nombreux correctifs à cette tendance de longue durée. Les basculements varient beaucoup selon les espaces, qu?il s?agisse de la Castille du 18e siècle, qui connaît une baisse des homicides alors qu?elle est située dans une région où ils restent importants (Tomas Mantecon), ou du « miracle anglais » des 18e-19e siècles (James Sharpe). En revanche, les processus s?inversent pour la France de la fin du 19e siècle ; ou sont beaucoup moins nets pour l'Italie du second 20e siècle, malmenée par les mafias et le terrorisme (Raffaella Sette) ; et pour la Grèce de la même période, où les crimes d?honneur persistent longtemps (Efi Avdela). Xavier Rousseau, Bernard Dauven et Aude Musin remettent surtout en cause, dans une analyse sur une très longue durée, la chronologie conventionnelle inspirée d?Elias pour montrer que la baisse des homicides s?observe dès le 13e siècle dans les villes médiévales. Trop longtemps associé à l'affirmation de l'État moderne, ces auteurs suggèrent de réévaluer le rôle des centres urbains dans l'interprétation du phénomène.
34D?une manière plus générale, les contributeurs soulignent surtout la difficulté à comparer des faits de violence sur la longue durée, puisque ceux-ci dépendent largement des seuils de tolérance, des normes, des formes d?expression et de perception propres à chaque société. Le risque est grand d?amalgamer sur une même échelle de référence des expressions sociales très différentes. François Ploux montre ainsi tout l'apport d?une lecture compréhensive attentive à la complexité des ressorts de la violence villageoise : inscrite dans les formes de la conflictuosité rurale, elle est en même temps modérée par cette dernière. La dislocation de cet ordre coutumier par l'affirmation de l'État de droit explique ainsi peut-être, paradoxalement, la hausse des homicides en France à la fin du 19e siècle.
35Les auteurs tâchent également de proposer des interprétations de ce phénomène et de ses ressauts. Ils soulignent ainsi l'ambiguïté de la baisse tendancielle de longue durée, qui traduit à la fois une intériorisation des contrôles et une disciplinarisation du corps social, et qui s?avère d?impulsion d?abord religieuse pour la période des 17e-18e siècles. Parallèlement, les phases de hausse des violences interpersonnelles peuvent être liées à des périodes de transition, qu?il s?agisse de l'affirmation de l'État au 19e siècle, ou au contraire du basculement dans les années 1960-1990 d?un État providence marqué par « l'individualisme coopératif » vers un État plus libéral et policier marqué par un « individualisme désintégratif ». Pour cette dernière période, la thèse plus éliassienne d?un moindre monopole public de la violence demeure également intéressante (Christoph Birkel). Ni « échecs », ni données à l'avance, ces phases semblent plutôt appartenir aux configurations sociales, politiques, économiques et culturelles qui modèlent de manière complexe l'histoire des sociétés étudiées.
36À l'issue de l'ouvrage, le lecteur garde l'impression d?une profonde mutation du rapport à la violence dans l'Europe des 13e-20e siècles, dont l'interprétation générale demeure délicate. Au citoyen soucieux de clarté dans un débat public souvent passionné, cette synthèse apporte ainsi d?utiles éléments de réflexion et de contextualisation. (Les textes traitant plus spécifiquement de la fin du 20e siècle rappellent ainsi, contre les discours stéréotypés, la fréquente proximité entre la victime et le meurtrier ou l'absence d?un abaissement de l'âge des agresseurs.) Au chercheur en sciences sociales intéressé par l'étude des normes et de la violence, elle dégage une question historique de grande ampleur et un véritable défi à l'analyse. À celui qui s?intéresse aux usages possibles de l'?uvre de Norbert Elias, elle rappelle la pertinence du problème initial posé par son examen, et, pour ce sujet du moins, la toujours grande fécondité de son approche.
Quentin Deluermoz
Muchembled Robert, Une Histoire de la violence, Paris, Seuil, « L?univers historique », 2008, 499 p., 21,50 ?
37C?est tout naturellement, semble-t-il, que Robert Muchembled, après une quarantaine d?années de recherches dans le domaine, s?est décidé à prendre du recul et à produire cet ambitieux essai de synthèse sur l'histoire de la violence. De fait, l'ouvrage embrasse large, tant géographiquement que chronologiquement, puisque l'auteur s?attache non moins qu?à rendre compte des permanences et des transformations de la violence dans l'aire occidentale du 18e siècle jusqu?à nos jours. Pour ce faire, il s?appuie, outre sur sa connaissance de l'Artois (son laboratoire initial, véritable révélateur ici), sur un grand nombre de données françaises, ainsi que sur quantité d?ouvrages étrangers mobilisés à dessein. Aussi, grâce à ce riche travail d?histoire comparée, l'auteur évite-t-il d?emblée les risques de myopie et la prison du national. Ajoutons que, loin de se cantonner aux seuls travaux historiens, Robert Muchembled fait constamment appel aux autres sciences humaines et n?hésite pas, si besoin, à se confronter aux discours de la psychanalyse ou de l'éthologie. C?est d?ailleurs dans le cadre de cette précieuse interlocution entre disciplines que l'auteur poursuit sa longue fréquentation de l'?uvre de Norbert Elias, avec laquelle il a toujours entretenu une profonde intimité.
38Or, l'intéressant ici est justement la manière dont, tout en continuant à s?appuyer sur la théorie du processus de civilisation, l'historien français en souligne peut-être plus fortement qu?autrefois les manques et autres angles morts. S?il partage avec le sociologue allemand la thèse d?un long et constant déclin de la violence en Occident depuis la fin du Moyen Âge, du moins avance-t-il un élément d?explication majeur qui n?a pas selon lui suffisamment retenu l'attention d?Elias. Tout part d?un constat simple, caché derrière l'écran de cette décrue multiséculaire : celui de la forte permanence des structures de la violence homicide en Europe occidentale. En effet, la part des femmes dans la comptabilité des actes meurtriers est restée particulièrement faible et constante sur toute la période, autour de 10 % environ, tandis que, dans le même temps, l'essentiel des crimes de sang est demeuré l'?uvre d?une jeunesse masculine âgée de 20 à 30 ans. En ce sens, l'émergence en Occident d?un modèle de gestion efficace de l'agressivité est selon lui profondément lié au renforcement de l'encadrement d?une violence juvénile et masculine restée constamment menaçante, quoique plus encore en période de croissance démographique, quand s?aiguise le conflit symbolique entre des générations montantes, maintenues contre leur gré à la marge du monde social (du marché matrimonial notamment), et des adultes établis, peu enclins à perdre de leur pouvoir. D?ailleurs, ne faut-il pas voir dans « l'invention de l'adolescence » un moyen supplémentaire qu?utilise l'Occident « pour encadrer plus étroitement un âge qui paraît particulièrement turbulent, insoumis et dangereux aux yeux des pouvoirs et des gens établis » ?
39Au fond, le mouvement de l'ouvrage dessine habilement un lent et profond basculement de la culture occidentale de la violence, qui débute au 15e siècle et s?accélère au 17e siècle. Tandis que la violence juvénile, née de ces tensions générationnelles, était jadis relativement tolérée par la justice et souvent même encouragée par les communautés (la défense de l'honneur étant alors un puissant impératif social), celle-ci s?est peu à peu transformée d?un langage collectif positif et socialisant en un tabou majeur, jusqu?à être marqué de nos jours du sceau d?un très puissant interdit social. Or, avant d?être lié à la sociogenèse de l'État, ce procès de pacification paraît avant tout trouver son origine dans l'essor urbain de la fin du Moyen Âge, la concentration des populations nécessitant une plus forte régulation qu?autrefois. De là donc le dessin d?un mouvement d?ensemble qui part des villes vers les campagnes et du Nord de l'Europe vers les provinces méridionales. L?auteur constate ensuite que les années 1550-1650 sont marquées par une centralisation accrue du système judiciaire et un profond changement des pratiques répressives. Tandis que l'homicide et l'infanticide deviennent aux yeux de tous de véritables abominations, l'État s?affaire à la disparition de chaînes vindicatoires archaïques et donc à celle d?une certaine culture de l'honneur viril. Dans cette quête inlassable du monopole de la violence légitime, la monarchie sonne également l'heure du châtiment spectacle, inventant ce faisant « un véritable théâtre sacré » doté d?une grande efficacité, puisqu?il produira en une poignée de générations une sensible réduction des crimes de sang.
40Reste que les résistances à cette pacification furent nombreuses et durables. Les paysans notamment tardèrent à abandonner leurs traditions viriles et le maniement du couteau sur la place du village. Quant aux nobles, ils trouvèrent dans la forme du duel un moyen de conserver leur droit à la violence privée et au lavage de leur honneur. Sans doute, si la résistance des premiers fut sévèrement châtiée, les États trouvaient-ils néanmoins dans celle des seconds les moyens de conserver des officiers aguerris. Plus tard, en tout cas, avec le 19e siècle, la mise en place des grandes armées citoyennes, les conquêtes coloniales, le développement des usines ou encore l'école imposée finissent soit d?apprivoiser, soit de canaliser au profit des États, la violence des populations, en particulier celle des « classes dangereuses ». Ajoutons à cela le rôle de puissant exutoire joué par le développement d?une vaste littérature populaire (des Trois Mousquetaires jusqu?à Fantômas) apte à faire passer le goût du sang de la réalité à l'imaginaire.
41De cette très solide et originale synthèse, on regrettera seulement une analyse plus poussée de la transformation des sensibilités, notamment des seuils de tolérance au spectacle de la violence, et peut-être aussi une trop stricte séparation, quoique loin d?être absolue, entre la violence déployée dans les villes et les campagnes et celle des champs de bataille, locaux ou lointains.
Hervé Mazurel
Muchembled Robert, L?Orgasme et l'Occident : une histoire du plaisir du 16e siècle à nos jours, Paris, Seuil, 2005, 382 p., 23 ?
42La vision européenne du plaisir, liant bonheur et approche épicurienne, interpelle l'historien Robert Muchembled qui s?interroge dans cet ouvrage sur ses origines. L?auteur de L?Invention de l'homme moderne (1988) explore alors les discours et les pratiques du plaisir à partir d?un 16e siècle considéré comme fondateur de notre perception contemporaine de la sexualité. Les discours répressifs sur la sexualité, tels qu?ils apparaissent aux 16e et 17e siècles, auraient donné naissance à un processus de revendication du plaisir résultant d?une dynamique de contrainte et de libéralisation de la sexualité pesant sur les individus.
43Robert Muchembled rejoint en ce sens le sociologue allemand Norbert Elias qui énonçait dans Über den Prozess der Zivilisation (1939) que le dynamisme européen et les nouvelles contraintes imposées par le développement d?États forts étaient à l'origine d?une sublimation de l'individu dont résultait la naissance d?une civilisation des m?urs. Cependant, Robert Muchembled critique Norbert Elias sur les moyens de parvenir à cette démonstration. Selon l'historien, une place insuffisante a été faite à l'individu et à l'étude de ses pratiques concrètes dans les conclusions rendues par le sociologue allemand. Il entend donc combler ce vide et expliquer l'originalité de la vision européenne du plaisir, non seulement à travers l'étude des discours dominants, mais également à travers l'analyse des pratiques individuelles de la sexualité. Elias ne s?est concentré que sur les élites et les modèles normatifs qu?elles ont diffusés, Muchembled entend pour sa part confronter les modèles aux individus. La sublimation des pulsions érotiques qui découle de ce processus de contrainte, Robert Muchembled désire notamment l'étudier à l'aune des théories psychanalytiques sur la sexualité, Freud et « son langage » pesant de tout leur poids dans l'étude menée par l'historien.
44Afin de marquer les étapes historiques menant au processus d?individualisation du plaisir, Robert Muchembled découpe son analyse en trois phases. La première, qui court du 16e au 17e siècle, voit le développement de discours véhiculant une nouvelle vision du plaisir traduite en partie par les artistes de la Renaissance. Le sujet commence alors à devenir individu. Conjointement à ce renouvellement du plaisir, les discours médicaux ou religieux apprennent à l'individu à considérer le plaisir en lien à la douleur. Au contact de la peine, l'individu prend alors conscience de lui-même et peut définir son identité. Robert Muchembled montre que Norbert Elias n?a pas suffisamment pris en compte le décalage existant entre les discours et les pratiques car l'imposition de ces contraintes normatives du plaisir ont loin d?avoir été suivies au quotidien par des populations françaises et anglaises qui ne cessent de transgresser la norme.
45La seconde étape de cette évolution s?étale des années 1700 à 1960. Elle marque une période de laïcisation du corps et d?affirmation du lien conjugal dans un système sexuel qui est entièrement aux mains des hommes et où la sujétion féminine est plus affirmée qu?à la période précédente. C?est également le temps d?une sexualité pensée comme vicieuse ou vertueuse. La définition de l'individu ne repose plus sur un système de peur, comme aux siècles précédents, mais sur une intériorisation des rôles dévolus à l'homme et à la femme. Une distinction des rôles assignés au genre qui a été négligée par Norbert Elias dans son étude de 1939. Or cette phase de contradiction extrême entre la norme et la pratique se révèle productive, puisqu?elle ouvre la voie à la sublimation de l'individu et du plaisir au 20e siècle.
46De 1960 à nos jours, les femmes se libèrent en effet entièrement de la norme pour partir à la conquête de leur plaisir. L?importance prise par la notion de bonheur dans les années 1960 s?associe alors au plaisir. Le pacte sexuel entre l'homme et la femme est renégocié par la jeune génération européenne qui chamboule les définitions anciennes de couple et de plaisir sexuel.
47Robert Muchembled propose donc dans cet ouvrage de comprendre nos nouvelles attitudes face aux plaisirs sexuels par une étude de la dissonance. Norbert Elias, qui ne s?était attaché quant à lui qu?aux seuls modèles et normes imposés par les discours dominants, voit son étude complétée, mais non contredite par l'historien. Alternant les études de cas et l'analyse des discours, oscillant entre individu et société, la démonstration proposée par Robert Muchembled s?avère cependant par moment confuse. Tout d?abord parce que l'individu, tel qu?il l'étudie, n?est montré que comme réagissant à des discours normatifs et non pas comme un sujet d?histoire à part entière. Ensuite, parce que le choix d?une périodisation sur plus de quatre siècles rend difficile sa démonstration en ne lui permettant pas toujours de mener une analyse fine des pratiques individuelles du plaisir. Enfin, l'omniprésence de la psychanalyse questionne parfois la démonstration de l'historien. Objet de débats dans notre discipline depuis plus d?une trentaine d?années, l'utilisation de la science psychanalytique comme clé de lecture opératoire en histoire dérange parfois dans les conclusions proposées par l'auteur. Cependant, les multiples voies ouvertes par Robert Muchembled pour approcher cette sexualité des temps passés font de cet ouvrage un apport majeur dans le champ de l'histoire des sexualités et une aide précieuse pour quiconque entend approcher l'histoire des plaisirs différemment.
Fabienne Giuliani
Wouters Cas, Sex and Manners : Female Emancipation in the West (1890-2000), Londres, Sage, 2004, 181 p., 124 £
48C?est en héritier de la pensée de Norbert Elias que Cas Wouters analyse les transformations des relations entre hommes et femmes depuis la fin du 19e siècle dans quatre pays occidentaux (la Hollande, l'Allemagne, l'Angleterre et les États-Unis). L?auteur de Sex and Manners : Female Emancipation in the West (1890-2000) propose une étude empirique de l'émancipation féminine au 20e siècle, éclairée de façon récurrente par les théories éliassiennes. L?évidence de la dette que doit Cas Wouters à Norbert Elias n?échappera pas au lecteur : le thème étudié, les sources analysées, la démarche proposée, les concepts utilisés et les modalités d?écriture sont largement inspirés par le sociologue allemand.
49Comment les femmes ont-elles échappé à leur traditionnel cantonnement au sein du foyer et comment les hommes s?en sont-ils accommodés ? C?est autour de cette question centrale que s?organise l'ouvrage, qui présente quatre modalités de « fuite » féminine : l'indépendance prise par les femmes dans les dancings et les salles de bal, l'affirmation de leur droit de payer pour elles-mêmes lors des rendez-vous, la mise au ban des chaperonnes et le fait de travailler. En filigrane, Cas Wouters analyse l'évolution des modes de rencontre entre les sexes, des façons de se faire la cour et de manière plus large les variations « d?équilibre du désir » (entre sexe et amour).
50Les manuels de manières des quatre pays, généreusement cités, donnent corps à l'étude. L?auteur décrit ainsi les transformations qui s?opèrent au sein des relations de genre ; il décèle des moments de rupture ou d?accélération du phénomène et met en évidence des particularités nationales. Le mouvement général d?émancipation féminine au 20e siècle, tout comme son accélération et sa crispation pendant les années 1960 ne surprendront guère. L?intérêt de l'ouvrage réside ailleurs.
51La perspective comparatiste permet de mettre en valeur l'exception américaine dans le domaine des relations de genre. Cas Wouters met en évidence le retard américain en matière d?émancipation féminine, qu?il explique en partie par le développement précoce (trente ans avant les autres pays étudiés) d?une subculture de la jeunesse qui, en s?affranchissant de l'autorité parentale, organisa très tôt, dès les années 1920, le système du dating, fondé sur une domination cette fois-ci masculine.
52Le relâchement de l'emprise parentale sur les jeunes générations et plus particulièrement sur les jeunes filles, leur indépendance naissante (tant affective qu?économique), l'essor de nouveaux lieux de rencontre, le desserrement des contrôles sociaux externes, le phénomène d?intégration sociale, la densification des réseaux d?interdépendances aboutissent selon l'auteur à l'élargissement de l'horizon des possibles et des normes en matière de comportements et d?émotions. Ce serait donc un processus de déformalisation, entamé à partir de la fin du 19e siècle, qui accompagnerait le mouvement d?émancipation des femmes.
53Enfin, l'auteur consacre un chapitre à l'étude de la libération sexuelle des années 1960 et confirme ainsi le processus de civilisation élaboré par Norbert Elias. En effet, la plus grande permissivité dans le domaine sexuel ne met aucunement en danger la théorie éliassienne. Au contraire, Cas Wouters montre de quelle façon l'émancipation sexuelle est étroitement liée à l'intériorisation des pulsions et au développement de l'autocontrôle, concepts chers au sociologue allemand.
54Tout comme Norbert Elias, Cas Wouters fait voler en éclat les frontières habituelles des disciplines, maniant à la fois histoire, sociologie, psychologie et anthropologie, en s?appliquant à mettre en valeur les interactions concrètes entre le niveau individuel (« je ») et le niveau collectif (« nous »). Il expérimente ainsi, à travers l'étude de l'émancipation féminine, l'extension temporelle possible au c?ur de l'histoire contemporaine de la pensée de Norbert Elias ainsi que sa mise en pratique au sein des sciences sociales. Son ouvrage en montre la fécondité mais se heurte également aux difficultés de sa mise en ?uvre. Peut-être en effet pourra-t-on regretter le poids de cet héritage, lorsque les concepts éliassiens sont placés au rang de preuve, au détriment parfois de la démonstration.
Clémentine Vidal-Naquet
La construction de l'État-nation
Kuzmics Helmut et Axtmann Roland, Authority, State and National Character : The Civilizing Process in Austria and England, 1700-1900, Aldershot, Ashgate, 2007, 363 p., 65 £
55L?ouvrage est le résultat de la collaboration de deux sociologues, l'un britannique et l'autre autrichien. Ses huit chapitres thématiques (sur neuf au total) sont consacrés tour à tour à l'Angleterre et à l'Autriche. Le projet du livre est présenté dans le chapitre introductif : il s?agit d?étudier la psychogenèse comparée de deux habitus nationaux, compris comme deux modèles différents de contrôle des affects. Selon Norbert Elias, dont les auteurs prolongent le travail, l'habitus national résulte d?une intériorisation des contraintes et se manifeste par la manière singulière qu?ont les individus d?une nation de contrôler leurs émotions. Celle-ci reflète des rapports de force entre classes sociales, des institutions politiques et un système juridique, qui sont, en Europe, le produit d?évolutions de longue durée ayant conduit à stabiliser dans chaque pays certaines situations où l'on attend des individus un comportement adéquat.
56À partir d?une synthèse de la littérature secondaire, les deuxième et troisième chapitres s?attachent à relire la formation des États anglais et autrichien sur la longue durée. Les auteurs y repèrent deux modèles distincts d?autorité politique. En Angleterre, la lutte entre l'Église, la couronne et l'aristocratie pour obtenir le contrôle de la fiscalité et le monopole de la violence légitime, entamée au Moyen Âge, aboutit à la fin du 17e siècle à une victoire du Parlement. C?est dans le cadre de cette société parlementaire (plutôt que d?une société de cour) que se construit une figure du gentleman fondée sur une discipline morale et religieuse fortement teintée de puritanisme. La classe moyenne, émergente au 18e et triomphante au 19e siècle, profitant de plus en plus d?un système fiscal qui pèse d?abord sur les classes populaires, continue le travail du puritanisme en imposant un idéal d?autodiscipline et d?indépendance à l'égard du pouvoir central. Le gouvernement indirect (indirect rule) promu par l'État libéral britannique du 19e siècle est donc sous-tendu par une exigence de contrôle de soi valable dans la sphère privée autant que dans la sphère publique, que les auteurs décrivent comme une « moralisation de l'autorité » étatique. En Autriche, au contraire, c?est dans le catholicisme de la Contre-Réforme, dans l'absolutisme et (quoique dans une moindre mesure qu?en France) dans la société de cour que se forge le caractère national. Celui-ci préside à la formation d?un État central lourd et puissant, confronté à des périphéries peu disposées à coopérer. Avec l'affirmation des nationalismes du 19e siècle, cet État absolutiste se réforme afin de pouvoir subsister jusqu?à la formation de l'Autriche-Hongrie en 1867 (composée d?un Empire autrichien amputé de l'Italie et de l'Allemagne, et du royaume de Hongrie), mais ne se libéralise pas. Cette voie autrichienne du processus de civilisation est à l'origine d?un habitus national clivé, entre une figure d?amabilité, de soumission à l'autorité et d?incapacité à décider, et une figure du bureaucrate pédant et soucieux du respect des formes et des procédures. Les six chapitres suivants, enfin, sont consacrés à préciser les principales étapes de cette psychogenèse à partir de romans, du 18e siècle et du 19e siècle. Leur liste complète, qui n?est pas précisée dans l'ouvrage, ne se veut pas représentative, mais elle met notamment en valeur, du côté anglais, les ?uvres de Daniel Defoe, Jane Austen, Charles Dickens et Anthony Trollope et, du côté autrichien, Johann Nestroy, Fritz von Herzmanovsky-Orlando, Charles Sealsfield et Franz Grillparzer. À partir d?une analyse des personnages de ces romans, les auteurs trouvent une confirmation de leurs hypothèses de départ ? confirmation qui se traduit par la brièveté des transitions au début et à la fin de chaque chapitre, et par l'absence de conclusion générale.
57Si l'attachement à une école de pensée permet de placer leur recherche dans un projet collectif et lui donne ainsi une valeur ajoutée, il est aussi la source de deux principales limites. La première tient au choix et à l'utilisation des sources. Le parti pris méthodologique des auteurs est résumé dans une courte discussion introductive d?un article classique de Peter Laslett publié dans le British Journal of Sociology en 1976 (« The Wrong Way Through the Telescope »). Dans ce dernier, l'historien anglais plaidait pour une étude des textes littéraires non comme des représentations « réalistes » du monde social, mais comme des actions codifiées, qu?il s?agissait de remettre en contexte : plutôt que de chercher à comprendre le social à partir du littéraire, il fallait comprendre le littéraire à partir du social. Mais l'invitation à une contextualisation fine des textes littéraire ne conduit pas forcément, comme le suggèrent les auteurs, à renoncer au projet éliassien d?une étude de la psychogenèse d?un habitus national. Depuis les débats méthodologiques des années 1970, beaucoup de travaux ont montré que le « télescope » de Peter Laslett pouvait être utilisé dans les deux sens à la fois, à condition de s?intéresser aux effets en retour du littéraire sur le social. C?est ce que propose notamment l'histoire de la lecture et des diverses opérations de la réception d?un texte, sous l'impulsion notamment de Roger Chartier. C?est aussi, plus généralement, une posture aujourd?hui presque banale de l'histoire sociale et culturelle.
58La deuxième limite de l'ouvrage de Helmut Kuzmics et Roland Axtmann, publié dans une collection consacrée à l'étude de la « transition culturelle européenne », tient au projet d?une histoire européenne comparée. Le travail sur les ?uvres littéraires part d?un questionnaire formulé dans les deuxième et troisième chapitres, qui sont un essai de mise à jour bibliographique des hypothèses déjà formulées par Norbert Elias. Cependant, à aucun moment dans ce travail, les auteurs n?évoquent la possibilité que les travaux récents d?histoire européenne puissent conduire à modifier les hypothèses d?Elias. Cela les conduit à ignorer de vastes pans d?un projet historiographique auquel ils s?efforcent pourtant de contribuer. Alors même que les auteurs reprennent et adaptent à l'Autriche la thèse de la voie particulière (Sonderweg) allemande, ils ne la mettent pas en discussion, peut-être parce que cela les aurait conduit à s?éloigner des sources littéraires. Ainsi, l'idée éliassienne que le processus de civilisation, en Allemagne, aurait pris une voie particulière qui serait à l'origine du nazisme, a été mise en cause par Geoffrey Eley et David Blackburn, qui ont notamment montré que la densité des liens associatifs et de la société civile allemande au 19e siècle n?avait rien à envier à la Grande-Bretagne [1]. Plus généralement, les auteurs évitent toute discussion approfondie des travaux qui soulignent, à rebours de la thèse de la voie particulière, l'importance des processus de convergence sociale et politique entre les pays européens aux 19e et 20e siècles, auxquels les ouvrages traduits en français de Hartmut Kaelble offrent une introduction. Enfin, ils ne traitent jamais explicitement d?un courant particulièrement fécond de l'histoire européenne comparée, qui invite à ne pas privilégier l'échelle nationale sur les échelles infra- et supranationales et, sinon à abandonner complètement l'échelle nationale, du moins à jouer sur les échelles. Si le choix de se focaliser sur l'Angleterre et sur l'Autriche se justifie, parce que ce sont les deux centres de ces empires, rien n?est dit de plus sur les possibilités de comparaison qu?offrent ces deux empires composites, et sur leur impact en retour sur l'habitus national anglais ou autrichien. Même si les auteurs préfèrent parler d?habitus nationaux que d?identités, on peine à croire que les études sur les stratégies identitaires complexes qui caractérisent les Empires anglais ou autrichien n?offrent aucune possibilité d?ajustement de la notion éliassienne d?habitus national.
Finalement, cet ouvrage offre une synthèse utile des travaux sur l'histoire des État anglais et autrichien, et de nombreux exemples littéraires anglais et autrichiens permettant de prolonger les travaux de Norbert Elias sur l'habitus national. Mais le souci de poursuivre l'?uvre d?Elias conduit les auteurs à trop négliger les apports de nouveaux courants de la recherche historique qui, tout en rompant en apparence avec Elias sur plusieurs points, en prolongent néanmoins le projet initial.
Julien Vincent
Joly Marc, Le Mythe Jean Monnet : contribution à une sociologie historique de la construction européenne, Paris, CNRS éditions, 2007, 238 p., 15 ?
59Dans la première partie du livre, intitulée « Jean Monnet, le ?civilisateur? : sociogenèse d?un mythe élitaire », l'auteur présente un essai d?histoire sur le parcours européen du père de la CECA. Son propos ne consiste pas à décrire l'action politique de Monnet et encore moins à écrire la biographie de son personnage. Se plaçant résolument sous l'angle d?une histoire critique, il propose de décortiquer la formation du « mythe » Monnet. Celui-ci prend son origine dans les discours tenus par les collaborateurs et par Jean Monnet lui-même. Il se prolonge comme référence obligée de la construction européenne et des acteurs qui l'animent. Le ressort de son efficacité ? Il symbolise l'avènement de la technostructure européenne ; il est la figure même de « l'action publique individuelle affranchie des contraintes de la politique de masses » (p. 111) ; il indique comment la construction de l'Europe, adossée aux principes de rationalité politique et de nécessité historique, s?est faite à côté du contrôle démocratique.
60Retracer l'histoire du mythe Monnet est donc une façon de repérer l'origine du déficit démocratique de l'Union européenne. Cette analyse est proposée dans la deuxième partie du livre. L?auteur y dessine un parallèle entre la pensée de Jean Monnet, exprimée au fil de ses déclarations et l'?uvre du sociologue Norbert Elias. Sans qu?il y ait eu d?influence directe entre eux (et probablement pas de lecture du second par le premier), les deux hommes se rejoignent sur la notion de processus de civilisation. L?un en fait le credo de son action politique, l'autre le concept central de son ?uvre.
61L?ouvrage de Marc Joly a des qualités d?écriture et de vivacité. Sans partager ses conclusions, on apprécie l'essai politique de la deuxième partie (notamment page 160 et suivantes) qui présente avec force les arguments du « nonisme » de gauche (le livre a été rédigé pendant la campagne du référendum européen de 2005 puis complété ensuite). On est moins convaincu par les analyses consacrées à Jean Monnet, principal objet du livre. Au fond, c?est lui faire beaucoup d?honneur que de le hisser au rang de mythe. A-t-il pu vraiment dicter depuis son origine la marche de l'Union ? Qu?il y ait eu une référence fréquente à l'Inspirateur dans les milieux européens, nul ne le contestera. Que Monnet, comme tout un chacun, s?en soit servi et l'ait en partie orchestré, rien de plus normal pour un acteur politique. Mais cette influence s?est arrêtée à des cercles restreints ; elle n?a guère touché les partis politiques et encore moins les électeurs ; elle est loin d?avoir pu atteindre l'ampleur et l'efficacité d?un mythe sauf si l'on prend le terme au sens banal et extensif. Jean Monnet préférait convaincre en personne les gouvernants quitte à mettre à distance le contrôle démocratique ? Certes, mais était-ce si original ? Monnet n?était-il pas le continuateur de la tradition des chancelleries et des négociations diplomatiques dont il était un acteur original depuis la Première Guerre mondiale ?
62L?auteur aurait mieux fait de proposer directement un essai sur la crise européenne actuelle. C?est là où il avait le plus de choses à dire. Sa longue « sociogenèse » aux accents téléologiques échoue à reconstituer la complexité des contextes historiques (oubli presque total de l'héritage de l'idée européenne des années 1920 et 1930). Il tombe finalement dans une version douce de la théorie du complot : la construction européenne est vue comme une série de coups technocratiques avancés hors de l'appui et du soutien des peuples. Il martèle le thème des « élites » comme si elles agissaient en deus ex machina, comme si elles étaient unies. Mais n?étaient-elles pas divisées et concurrentes, ne combattaient-elles pas aussi souvent pour les intérêts de leur État national que pour « l'intérêt général » européen cher à Jean Monnet ?
63La méthode de l'auteur n?échappe donc pas au présentisme. C?est un Monnet gonflé comme une baudruche à l'aune de notre crise actuelle qui est proposé ; ce n?est pas le Monnet inscrit dans la relativité de son histoire. Ce livre n?est pas dénué de talent ni de verve, mais il manque sa cible ; ce n?est ni un livre d?histoire, ni un livre de sociologie (qu?apprend-on sur Elias ?), ni (hélas) un pamphlet politique assumé.
Nicolas Roussellier
Mennell Stephen, The American Civilizing Process, Cambridge, Polity Press, 2007, 388 p., 19,99 £
64Nous sommes tous habités de clichés de l'Amérique et des Américains. Chacun d?entre nous fait constamment usage, sans y penser, des images simplifiées et simplifiantes qui réduisent un pays, en l'espèce les États-Unis, à un « caractère » essentiel, et ses habitants à quelques traits de « personnalité », au gré de la critique ou de la célébration. Ce n?est pas seulement une simplification qu?exige la commodité. C?est aussi et surtout une façon de parler, solidement établie et largement partagée, un sens commun, ignoré le plus souvent comme tel, possédant toute la force de l'apparence face aux secrets cachés d?une culture éloignée. L?un verra ainsi les Américains comme de grands benêts, naïfs et pudibonds, l'optimisme invinciblement chevillé au corps. L?autre, comme ces personnages mal dégrossis, mâchouillant leur chewing-gum même à l'Église, au mépris de toute convenance, grossiers et même violents. Un troisième, comme d?audacieux entrepreneurs, tournés vers la modernité, et ainsi de suite? Ces stéréotypes, qu?on pourrait multiplier à l'infini, alimentent autant d?étonnantes contradictions : comment ces apôtres indéfectibles de la prohibition hier, de l'interdiction de fumer aujourd?hui, peuvent-ils être également les défenseurs les plus acharnés de la possession des armes à feu ? Comment ces fanatiques de la défense égalitaire des droits de chacun peuvent-ils faire aveuglément confiance au marché, le plus injuste et le plus inégalitaire des mécanismes qui soit ? Enfin, et ce n?est pas peu, comment cette hyperpuissance mondiale, pays dominant en matière d?enseignement, de science et de technologie, peut-elle se satisfaire d?un État minimal aux pouvoirs étroitement limités (p. 1) ? Il n?est pas, l'auteur le laisse entendre, jusqu?aux interprétations les plus fréquemment dispensées dans les débats politiques, ici ou là-bas, qui ne s?appuient sur de tels préjugés. Ces Américains, pourquoi le taire, sont des brutes : n?est-ce pas, au Vietnam, l'armée américaine qui a empoisonné à « l'agent orange » et dévasté les forêts au napalm ? Vous n?avez rien compris, ces méchants sont en fait de bons samaritains : ne sont-ils pas l'avant-garde de l'aide humanitaire à Haïti ? Mais Stephen Mennell entend moins recenser les points de vue qui s?opposent ou énumérer les opinions qui s?affrontent, pour trouver la vérité que recèle chacun d?eux, que comprendre l'histoire qui permet aux uns comme aux autres de voir le jour. Bref, comprendre leur genèse et leurs conditions de possibilité. Le titre de l'ouvrage convoque explicitement l'analyse de Norbert Elias connue sous le nom de procès de civilisation. C?est, pour Stephen Mennell, se faire « chasseur de stéréotypes », de la même façon que, selon Elias, le travail de sociologue conduit celui-ci à devenir « chasseur de mythes ».
65Le lecteur averti ne sera pas surpris de voir déployer les principes de recherche, dont l'ouvrage originel du sociologue allemand (Über den Prozess der Zivilisation, 1939) et l'enquête poursuivie avec Eric Dunning dans la banlieue de Leicester attestent la fécondité. Les manuels de m?urs demeurent parmi les plus solides témoins de l'affermissement des (bonnes) manières (chapitre 3). La construction de l'État comme autorité étrangère aux parti(e)s et transcendant leurs relations tend à garantir la perpétuation de comportements différenciés. Et les confrontations, voire la lutte entre marginaux et établis (outsiders and established) sont une clé récurrente de l'histoire des vagues d?immigration successives (chapitres 2, 6 et 9). Ce même lecteur ne sera pas étonné non plus de l'observation de la société américaine au prisme de la société européenne : comment peut-on, au-delà des mers, être « civilisé » en l'absence de groupes aristocratiques anciennement constitués qui donnent le ton et la façon (chapitre 4) ? L?obstination méthodologique de Stephen Mennell s?aligne sur celle du solitaire de Leicester : avec la même circonspection, voire le même dédain pour ces explications sommaires qui suintent la fausseté ? comme celle d?un particularisme américain lié à la présence du marché (chapitre 5) ? avec le même entêtement à revenir sur un avènement de l'État qui ne se résume pas à son but supposé.
66Observation liminaire, banale entre toutes : c?est aux « États-Unis » que les Lumières européennes ont revêtu la plus grande portée politique, en servant de terreau à une pléiade d?hommes politiques semblables à nos philosophes éclairés (Franklin, Jefferson, Adams, Hamilton, Jay, Madison). Leurs relations attestent de l'origine d?une conviction qui rassemble, sur la nature humaine, le progrès et l'indépendance individuelle confondue avec le gouvernement minimal (chapitre 1). Mais parallèlement, la « nation » ne se cristallise que dans les heurts ou même l'opposition aux indigènes indiens, aux Noirs « importés » et aux groupes issus des immigrations européennes successives. Les derniers venus sont portés à l'anti-américanisme de principe des prétendants face aux établis (chapitre 2). Le raisonnement se fait ensuite régressif, sur fond de cette matrice d?unité et de diversité ; il touche aux deux épisodes et aux deux enchaînements qui structurent les relations entre groupes en deçà comme au-delà de frontières longtemps repoussées et fluctuantes. La sortie de l'orbite de la Grande-Bretagne de colons anglais rivés sur une étroite bande côtière (chapitre 7) et l'exacerbation de la quête aux subsistances ensuite, prologue au romantisme de « l'appel de l'Ouest », transformant ces colonisés d?hier en colons malgré eux, métamorphosés en bâtisseurs d?empire sans presque s?en apercevoir (chapitre 8). Cela n?exclut nullement les luttes fratricides périodiques (chapitre 9) qui, en recommençant toujours la même histoire, rendent invisible son caractère indépassable (chapitre 10). Elles expliquent par le fait le double mouvement d?implication et de retrait visible dans l'engagement religieux (chapitre 11). Voilà, si l'on y tient, le n?ud et, pour l'analyste, la clé de la vision de soi d?une collectivité qui se croit d?essence supérieure à toute autre, sans cesser de se voir comme une incarnation ordinaire de l'humanité (chapitre 12), en toute incompréhension de l'incompréhension des autres.
67Le premier pari de Stephen Mennell, encourager un public érudit d?outre-Atlantique à lire Elias (comme, cela va de soi, à lire la plupart des recherches conduites depuis par ses élèves et coordonnées par la Fondation Elias), paraît ainsi, d?ores et déjà, gagné. Seul regret : l'auteur semble tenir pour négligeable le destin, ô combien singulier, du premier volume de De la démocratie en Amérique (1835 et 1840), et ne s?arrête pas sur cette découverte (finalement assez paradoxale) de la démocratie par un aristocrate attaché de toutes les fibres de son être à l'Ancien Régime. On comprend pourtant d?autant mieux cette métamorphose de l'ouvrage en livre fondateur qu?elle est consubstantielle ? comme l'indique Anne-Marie Thiesse dans La Création des identités nationales (1999) ? à la construction d?une littérature nationale jusqu?alors inexistante. Et il y a gros à parier que l'inexistence d?une aristocratie locale n?est pas pour rien dans la nostalgie de respectabilité qui pousse ces rustiques à choisir Alexis de Tocqueville, cet étranger de bonne souche cherchant comment diable nommer un régime sans précédent dans le Vieux Monde. L?hypothèse, dans le droit fil du raisonnement d?Elias, aurait sans peine pu être celle de l'auteur allemand. Cela n?empêche nullement l'argument de rester uniformément pédagogique. Quelle qu?ait pu être, en effet, la conception de la civilisation des m?urs pour une génération française d?historiens des années 1970, celle d?Elias dépasse largement l'inventaire de quelques gestes quotidiens comme manger, boire, partager son lit ou dissimuler son corps. La considération collective qu?un groupe a pour lui-même déborde ces comportements et s?adosse toujours aux rapports de pouvoir, jusqu?à en emprunter la forme (comme le savent bien les lecteurs des pages consacrées presque à regret aux Allemands). Et, de la même façon, l'orientation « rationnelle » d?un très grand nombre d?activités ? n?en déplaise à la myopie des visions standard en économie ? ne saurait être assimilée à on ne sait quel « triomphe de la raison » : voilà qui prévient de voir le procès de civilisation comme un développement téléologique et les avancées civilisatrices comme indépendantes de la dynamique processuelle qui les sous-tend, de sorte que les enchaînements spécifiant les lignes d?évolution n?excluent jamais les effets dévastateurs ou, mieux, dans le langage de l'auteur, décivilisateurs.
Ce premier pari conduit à prendre quelques libertés bienvenues avec l'?cuménisme des historiens entre eux ou bien avec la propension à l'héroïsation des linguistes reconvertis dans l'étude des civilisations. L?histoire proposée relève d?un parti pris génétique (la construction des États-Unis) et d?un effort de totalisation qui ne saurait s?arrêter aux frontières. La guerre de Sept Ans, cet épisode oublié de l'imaginaire national français, structure, qu?on le veuille ou non, le partage entre langues impériales au-delà des mers, en Amérique du Nord. Mais cette histoire se détache aussi insensiblement des perspectives et des propos de ceux des dirigeants dans lesquels se reconnaît l'analyste, qui contribuent à perpétuer des erreurs symétriques, comme l'idée que la victoire des États fédérés est la victoire de la raison constitutionnelle et l'effondrement militaire du Sud, la défaite de l'esclavagisme. Conséquence : le droit ne coïncide en rien avec l'idée de droit. Ses prescriptions ne disposent pas pour toujours. Et ses dispositions ne sont pas universelles. Stephen Mennell a beau jeu de rappeler, sans cesser d?être sérieux mais avec l'humour qui se doit, qu?en un siècle la déclaration de Monroe, paraphée en 1823, a fini par se retourner exactement en son contraire. Elle s?efforçait de prévenir toute ingérence européenne sur le continent américain. Elle tend au bout du compte à justifier la légitimité de toute intervention des États-Unis dans leur sphère d?influence (p. 190-191). Changements non voulus et évolutions non concertées (p. 181-183) font d?un tel processus, à égale distance des hasards sans raison et de la ligne de pente univoque par nécessité, les voies d?un cheminement qui n?est pas sans régularités ; et ce, quand les quelques dates qui sont devenues des mythes perpétuent l'illusion de l'identité des États-Unis « devant » l'histoire : depuis la guerre d?Indépendance jusqu?à la guerre de Sécession et depuis la Constitution de 1787 jusqu?aux accords de Bretton Woods. Aux historiens des pratiques sociales à large vue de décider si Stephen Mennell a réussi le tour de force de présenter une synthèse pertinente et, par là, de faire voir ce que le présent doit au passé des États-Unis. Contentons-nous pour l'instant d?expliciter les stéréotypes qui alimentent nos préjugés. Car, rêvons un peu, si nous disposions pour quelques pays majeurs d?essais comparables à The American Civilizing Process, l'analyse politique (et l'analyse en science politique) s?en trouveraient sensiblement transformées.
Bernard Lacroix
Notes
-
[1]
Davic Blackburn et Geoffrey Eley, The Peculiarities of German History : Bourgeois Society and Politics in Nineteenth-Century Germany, Oxford, Oxford University Press, 1984.