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Article de revue

Norbert Elias et l'expérience oubliée de la Première Guerre mondiale

Pages 104 à 114

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991. Ces sept entretiens ont été réalisés en 1984.
  • [2]
    C’est de la critique interne du texte et de la confrontation de celui-ci avec la chronologie et la cartographie de la bataille de la Somme en 1916 que l’on peut inférer les éléments que nous indiquons. Faute de sources plus précises, on gardera en tête qu’il ne peut s’agir ici que d’une forme de reconstitution de cet épisode de la biographie militaire de Norbert Elias.
  • [3]
    Norbert Elias, op. cit., p. 37.
  • [4]
    Il faut comprendre : sortie des tranchées pour réparation des fils de téléphone en zone exposée au feu.
  • [5]
    Ibid., p. 37-38.
  • [6]
    Ibid., p. 38-39.
  • [7]
    On relèvera toutefois des interprétations de la carrière militaire de Norbert Elias diamétralement opposées à ce que le sociologue allemand a lui-même laissé entendre, comme celle de Hermann Korte, absurdement convaincu que Norbert Elias était revenu en quelque sorte « renforcé » de son expérience du front. (Hermann Korte, Über Norbert Elias : das Werden eines Menschenwissenschaftlers, Opladen, Leske & Budrich, 1997, p. 74-75).
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Norbert Elias, op. cit., p. 113.
  • [10]
    Cette précision biographique se trouve dans Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989 ; trad. angl., id., The Germans : Power Struggle and the Development of Habitus in the Nineteeth and Twentieth Centuries, Michael Schröter (éd.), préf. et trad. de l’all. par Eric Dunning et Stephen Mennell, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 186.
  • [11]
    Ibid., p. 39-40.
  • [12]
    Dans le même entretien, Norbert Elias s’étend assez longuement sur l’aspect très étonnant de cette publication par un auteur juif dans l’Allemagne nazie. Ces deux tomes, republiés en allemand en 1969, ont été traduits en français : Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [13]
    Voir à ce sujet David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52 (2), avril-juin 2005, p. 148-167. Nous partageons entièrement le point de vue de l’auteur sur l’utilité d’un « travail sociobiographique sur le sociologue » (p. 167) et sur « l’importance fondamentale pour Elias de la distanciation et de l’autocontrôle » comme « unique moyen de surmonter les tourments de l’expérience répétée de la marginalisation » (p. 166).
  • [14]
    Norbert Elias, op. cit., p. 99.
  • [15]
    Les années d’après-guerre, au cours desquelles le sociologue entame une psychanalyse, ont été très difficiles. Celui-ci ne renoue avec la carrière académique qu’en 1954, à l’Université de Leicester. Il part au Ghana en 1962 (où il assiste volontairement à des sacrifices d’animaux, ibid., p. 87), avant de revenir en Grande-Bretagne où il séjourne jusqu’en 1975. Il termine sa vie de travail en Allemagne, à Bielefeld, où il meurt en 1990.
  • [16]
    Ibid., p. 323-324.
  • [17]
    David Rotman, op. cit., p. 149.
  • [18]
    Ibid. On notera qu’au Ghana, où il part enseigner en 1962, il appliqua de nouveau au milieu local, qu’il ne connaissait que très superficiellement, sa théorie du procès de civilisation, au lieu de songer à l’infléchir grâce à cette expérience nouvelle (Jack Goody, « The “Civilizing Process” in Ghana », Archives européennes de sociologie, 44 (1), 2003, p. 61-73).
  • [19]
    André Burguière, table ronde avec Michel Wieviorka, André Burguière, Roger Chartier, Arlette Farge, Georges Vigarello, Cahiers internationaux de sociologie, « L’œuvre d’Elias, son contenu, sa réception », 99, juillet 1995, p. 233.
  • [20]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 178.
  • [21]
    Cité par Roger Chartier, « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation », préface à Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Flammarion, « Champs », 1985, p. 19. Le politologue Jacques Defrance souligne lui aussi à juste titre le caractère « réversible » du processus de civilisation aux yeux de son promoteur (Jacques Defrance, « Le goût de la violence », in Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias : la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997, p. 290-301, p. 296). Stephen Mennell a lui aussi souligné que Norbert Elias n’avait jamais défendu une théorie du « progrès » et que les « conduites civilisées » « [pouvaient] être détruites rapidement. » (Stephen Mennell, « L’envers de la médaille : les processus de décivilisation », in ibid., p. 213-236, p. 216-217). Le même a également souligné que cette question de la maîtrise des affects devait s’entendre à l’intérieur des sociétés, sans nécessaire rapport avec les affrontements entre États. Ce type de distinction, visant à combler la brèche qui s’ouvre ici dans la pensée d’Elias, ne résout pas la question capitale de l’adaptation à la guerre extérieure de la part des membres des sociétés-États.
  • [22]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 245.
  • [23]
    Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994, p. 78.
  • [24]
    Norbert Elias, La Solitude des mourants, trad. de l’all. par Sybille Muller et, pour la postf. et les corrections apportées par l’auteur dans l’édition anglaise, par Claire Nancy, Paris, Christian Bourgois, 1982, 1998, p. 69.
  • [25]
    Ibid., p. 69-70.
  • [26]
    Il s’agit d’un texte titré « The Breakdown of Civilization », rédigé en 1961-1962 mais non publié à cette date, et réuni dans l’ouvrage posthume Norbert Elias, The Germans…, op. cit., p. 301.
  • [27]
    Ibid., p. 309.
  • [28]
    Ibid., en particulier dans les chapitres 3 (« Civilisation and Violence ») et 4 (« The Breakdown of Civilization »). Sur cette notion de décivilisation et aussi d’enclaves, plusieurs spécialistes des sciences sociales ont proposé des prolongements et des raffinements particulièrement intéressants des théories éliassiennes. Voir, en particulier, sous la direction de deux politistes, Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), op. cit. ; et dans une perspective plus sociologique, Yves Bonny, Jean-Manuel De Queiroz et Erik Neveu (dir.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation : lectures et critiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. On signalera en particulier dans ce dernier volume l’apport d’Abram de Swaan autour de la notion clé de dyscivilisation.
  • [29]
    Norbert Elias, The Germans…, op. cit., p. 196.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 210. Il s’agit en fait d’un appendice consacré à Ernst Jünger.
  • [32]
    Ernst Jünger, Orages d’acier : journal de guerre, Paris, Gallimard, 1920, 1974, p. 347.
  • [33]
    Ibid., p. 351.
  • [34]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 280.
  • [35]
    Ibid., p. 293-294.
  • [36]
    John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven, Yale University Press, 2002 ; trad. fr., id., 1914 : atrocités allemandes, trad. de l’angl. par Hervé-Marie Benoît, Paris, Tallandier, 2005.

1Les traumatismes liés aux guerres du 20e siècle ont longtemps échappé aux analyses de Norbert Elias. Comment expliquer cette occultation, alors même qu’il vécut l’expérience combattante de la Guerre Guerre, puis fut directement concerné par les violences de la sortie de guerre, comme par celles qui marquèrent les années 1930 et la décennie 1940 ? Partant du « récit de trauma » dans lequel Elias évoqua, à la fin de sa vie et à demi-mot, ce passé douloureux, Stéphane Audoin-Rouzeau montre combien sa connaissance s’avère fondamentale pour comprendre son œuvre et, au-delà, la longue exclusion du phénomène guerrier du champ d’investigation des sciences sociales.

2De l’œuvre immense de Norbert Elias, on peut tout lire ou presque, sans se douter que son auteur avait eu une expérience directe de la guerre de 1914-1918 et de ses combats. Or, cette expérience combattante ne constitue pas une simple parenthèse militaire intervenue dans la jeunesse du sociologue, et qui, à ce titre, ne mériterait pas de retenir l’attention. Tout au contraire, pour avoir été bien cachée par Elias, trop bien cachée peut-être, l’expérience de la guerre et du combat qui fut la sienne en 1914-1918 revêt une importance fondamentale pour la compréhension de son œuvre : telle sera notre hypothèse dans le cadre de cet article.

Un entretien, et un choc

3En 1984, six ans seulement avant la mort de Norbert Elias, fut publiée aux Pays-Bas une série de sept entretiens réalisés en anglais, et ultérieurement traduits en français sous le titre Norbert Elias par lui-même[1]. Cette série d’interviews constitue à notre connaissance le seul document important dont on dispose sur l’expérience de guerre d’Elias, dont on soulignera – c’est important pour le sujet qui nous occupe – que la lucidité intellectuelle et la discipline sont restées intactes jusqu’à ses derniers jours. Précisons aussi le contexte, qui transparaît dans ses propos : celui d’une forte tension américano-soviétique, liée en particulier à l’installation de fusées Pershing sur le territoire de la RFA, en réponse au déploiement des SS20 soviétiques.

4Alors que Norbert Elias était âgé de 87 ans, vingt-trois questions, souvent très directes, sinon intrusives, lui sont donc posées sur son expérience de la Première Guerre mondiale. Le passage le plus instructif de ses réponses a trait à sa montée en ligne sur le front ouest, dans la Somme, plus exactement à Péronne (écrit « Peron » dans l’interview). On se situe probablement en septembre 1916, au cours de ce que l’on a appelé la « seconde bataille de la Somme [2] », phase finale d’une des plus grandes « batailles de matériel » du conflit. Cette montée au front, nous dit Elias, s’est effectuée au milieu des cadavres d’hommes et de chevaux, dans un paysage d’habitations détruites par l’artillerie : à la date présumée de cet épisode, en raison de l’avance effectuée par les troupes anglo-françaises depuis le 1er juillet, les premières lignes n’étaient plus qu’à deux mille ou deux mille cinq cents mètres de Péronne, principale ville de l’arrière-front allemand dans ce secteur. Cette précision permet de mieux comprendre l’impression ressentie par Elias lors de la traversée de la cité picarde.

5L’expérience des jours suivants semble avoir été à l’origine d’un traumatisme profond, lié sans doute à la mort ou la blessure de camarades. Au titre de soldat des transmissions, la mission de Norbert Elias était alors l’une des pires qui soit, car si elle dispensait de toute participation aux assauts, elle exigeait en revanche de sortir sous les bombardements pour réparer les fils téléphoniques coupés par les impacts d’obus. Or, faisant référence à l’une de ces sorties de réparation, Elias dit avoir vécu là-bas « une sorte de choc [3] ». Mais sur la nature même de ce choc intervenu soixante-dix ans plus tôt et mentionné pour la première fois pendant l’entretien, il se tait : « Oui, au cours de l’une de ces sorties de réparation [long silence]. Je ne m’en souviens plus, j’ai vraiment oublié tout cela [4]. » Indirectement pourtant, il se peut qu’il en évoque l’intensité, lorsque sans attendre il mentionne le mutisme d’un de ses amis de lycée, parti plus tôt que lui à la guerre, et revenu chez ses parents « complètement muet », incapable de répondre à la moindre question. Après quoi, Elias tente de reprendre le fil de sa propre histoire :

6

« Les choses n’ont jamais été aussi terribles pour moi. J’ai probablement eu un choc mais… je suis incapable de vous dire autre chose à ce sujet pour le moment. Je garde un souvenir très précis de trajet vers le front – les carcasses de chevaux, quelques cadavres de soldats et l’abri de la tranchée… Et j’ai l’impression d’avoir subi une sorte de choc important, mais là, ma mémoire me fait défaut. Je ne sais même plus comment je suis revenu [5]. »

7Plus loin, il tente d’y revenir pourtant, mais sans plus de succès :

8

« Le peu de choses que je viens de vous dire, j’ai dû les déterrer très lentement. J’avais oublié jusqu’à mon inscription à la faculté, en 1918. La guerre a donc peut-être été un choc beaucoup plus fort que je ne [6]… »
Le propos reste ainsi suspendu. Cette incomplétude est-elle pour quelque chose dans le fait que tant de commentateurs et de biographes de Norbert Elias aient si souvent méconnu l’importance capitale d’un tel récit, où le sociologue hésite entre l’oubli pur et simple et l’incapacité à placer l’expérience sous le contrôle du langage ? Tout semble indiquer pourtant, à commencer par ce « trou de mémoire » évoqué par Norbert Elias lui-même, que celui-ci aurait subi sur le front un traumatisme majeur. À nos yeux, c’est bien au titre de « récit de trauma » – récit manqué, évidemment – qu’un tel texte doit être lu [7].

Biographie militaire

9Avant de tenter de mesurer l’impact d’une expérience aussi essentielle sur l’œuvre future du sociologue, revenons un instant sur la biographie du soldat, grâce à cet entretien déjà cité, mais aussi aux informations tirées d’un curriculum vitae rédigé en février 1933 pour l’Université de Francfort [8]. Lors de l’été 1914, le jeune homme alors âgé de 17 ans, issu d’une famille de la bourgeoisie juive de Breslau (aujourd’hui Wroclav) en Basse-Silésie, ne semble pas avoir éprouvé des sentiments distincts de ceux de la quasi-totalité de l’opinion allemande : il dit avoir vivement ressenti l’existence d’une menace « slave », et d’autant plus fortement qu’à Breslau, le péril de l’invasion pouvait être perçu comme particulièrement pressant. Quoi qu’il en soit, un an après le début de la guerre et alors qu’il vient d’achever ses études secondaires, il s’engage comme volontaire le 1er juillet 1915.

10Il est alors intégré dans les transmissions, un choix dont il rend compte en affirmant s’être engagé pour pouvoir choisir une unité « moins dangereuse », donnant ainsi l’image d’un départ en guerre négocié plutôt que réellement choisi. Une notation qui se veut disculpatrice, mais qui sonne étrangement si l’on songe qu’à l’été 1915, un Allemand de 18 ans n’était pas sous la menace d’être appelé immédiatement au service actif : c’est à la fin de la guerre seulement que la crise des effectifs a obligé l’Allemagne à enrégimenter des hommes aussi jeunes.

11Quoi qu’il en soit des motivations de ce volontariat de guerre, sitôt enrégimenté, le très jeune homme subit une période d’instruction très dure à l’issue de laquelle il passe six mois sur le front oriental, dans la partie polonaise de l’Empire russe alors occupée par les Allemands. Ce séjour à l’Est s’étant probablement achevé vers la mi-1916, il est envoyé ensuite sur le front occidental, où l’intensité de la violence de guerre était infiniment plus grande que sur le front est : c’est à ce premier contact, dans la Somme, que fait référence le passage de l’entretien de 1984 évoqué plus haut.

12La durée de séjour au front de Norbert Elias resta selon lui inférieure à un an, après quoi, dit-il, il « se retrouve » à Breslau « à la fin de la guerre » (plus probablement dès la fin 1917 ?), au titre d’aide-infirmier dans une batterie de convalescents d’un bataillon de réserve du 6e régiment d’artillerie de place. Il assiste alors à des amputations de soldats blessés, opérations dont on sait l’aspect hautement traumatisant. Il commence également des études médicales qui, bien que jamais achevées, joueront un grand rôle dans sa pensée sociologique ultérieure. Une chose est sûre : Norbert Elias ne reverra jamais le front. Après une brève participation à un conseil de soldats en 1918 [9], il est démobilisé le 4 février 1919.

13Pour autant, on peut estimer que ce dernier était assez loin d’en avoir fini avec la Grande Guerre. Après l’armistice, la ville de Breslau, où il réside, se trouve en effet au cœur du processus de « brutalisation » de la société allemande induit par les conséquences du conflit, la défaite et l’humiliation du traité de Versailles. La cité natale de Norbert Elias est une ville de ces confins germano-polonais où la tension est extrême (la Pologne revendique la Haute-Silésie) et où règnent en maître les corps francs à partir de 1919. C’est d’ailleurs dans ce contexte de défaite refusée, de cristallisation de la légende du « coup de poignard dans le dos » et d’imaginaire de fin de l’Allemagne qu’un ancien camarade de lycée de Norbert Elias, du nom de Bernhard Schottländer, devenu communiste, est assassiné à Breslau par les corps francs en 1919 ou 1920. Son corps, ligoté dans du fil de fer barbelé, est ensuite jeté dans les fossés de la ville [10]. On notera la signification symbolique que revêt ici l’emploi meurtrier du barbelé (objet de guerre caractéristique du no man’s land en 1914-1918) par ces continuateurs des soldats du front qu’étaient alors les membres des corps francs allemands.

14Norbert Elias a donc côtoyé de près cette guerre civile allemande que mènent, dans l’ombre de la défaite refusée, ces guerriers idéologiques prétendant poursuivre contre l’adversaire intérieur la lutte entamée en 1914 contre les ennemis de l’Allemagne. Pourtant, dans l’entretien que donne Elias en 1984, cette sortie de guerre paraît à la fois oubliée et déréalisée :

15

« La difficulté, dit-il, c’est que je n’arrive pas à me souvenir par exemple de ma réaction face à l’assassinat de Rathenau [assassiné par l’extrême droite en 1922] ou d’Erzberger [assassiné en 1921], ou à toute l’agitation politique autour de moi. On dirait vraiment qu’un rideau est tombé sur toutes ces choses. J’ai oublié ce que je ressentais à cette époque. Oui, c’est étrange… Mes sentiments et mes pensées d’alors se sont transformés en tache blanche [11]. »

16L’oubli, une fois de plus.
La suite est mieux connue : ayant abandonné ses études de médecine pour la philosophie (discipline dans laquelle il est reçu docteur en janvier 1924), Norbert Elias devient en 1930 assistant de Karl Mannheim, alors professeur de sociologie à Francfort. Mais, juste après avoir soutenu son habilitation, il se voit, en tant que juif, expulsé de l’Université en 1933. Il s’exile tout d’abord à Paris, où il exerce différents métiers, puis à Londres à partir d’octobre 1935, où une petite bourse accordée au titre de réfugié juif lui est accordée. Ceci lui permit de travailler à Über den Prozess der Zivilisation, dont le premier tome est publié en Allemagne, puis le second à Bâle, en 1939 [12]. Est-il utile d’insister sur le contexte – tellement marqué par la dimension guerrière de la période, là encore – de ce séjour anglais, contexte dont le sociologue allemand ne pouvait évidemment tout à fait s’affranchir ? La guerre d’Éthiopie, la guerre civile espagnole, la guerre sino-japonaise et la « montée des périls » en Europe constituent le cadre d’élaboration de Über den Prozess der Zivilisation ; il serait bon que les exégètes d’Elias s’en souviennent davantage. En outre, la guerre et sa violence se laissent moins oublier encore après la parution de l’ouvrage. En septembre 1939, l’Angleterre étant entrée en guerre, Norbert Elias est évacué à Cambridge, avant de se voir interné dans un camp à Liverpool, puis l’année suivante à l’île de Man, où il passe huit mois en compagnie d’autres ressortissants allemands [13]. Libéré, il reste en Angleterre. Une Angleterre soumise à des bombardements aériens intenses de 1940 à 1945, entraînant la mort de près de cent mille personnes, dont la moitié environ à Londres (capitale où il rentre en 1945, et dont on voit mal comment le sociologue aurait pu échapper au spectacle de ses ruines). Dans le même temps, en Allemagne, sa mère avait été déportée, avant d’être assassinée à Auschwitz. Dans l’entretien qu’il donne en 1984, il évoque en ces termes cette mort intervenue quarante ans plus tôt : « Je n’arrive pas à me libérer de cette image de ma mère dans une chambre à gaz. Je n’arrive pas à surmonter cela [14]. »
Au sortir du second conflit mondial, Norbert Elias est âgé de 45 ans [15] : comment nier que depuis l’âge de 18 ans, sa vie n’ait été traversée, « moulée » en quelque sorte, directement ou indirectement, par la guerre et sa violence ? Comment oublier que les années 1914-1918 se sont inscrites au titre d’une initiation primordiale ? À ce titre, son œuvre, dont le socle est posé à l’avant-veille de la Seconde Guerre mondiale, mérite d’être lue aussi comme l’une des tentatives les plus abouties, et les plus séduisantes sans aucun doute, de refouler le souvenir du premier conflit mondial et la prégnance de sa trace, si profonde dans l’Allemagne et l’Europe de l’entre-deux-guerres.

La Grande Guerre et Über den Prozess der Zivilisation

17La déréalisation de la guerre – et de la Grande Guerre en particulier – est en effet une évidence dans Über den Prozess der Zivilisation tel que décrit et théorisé en 1939. L’ouvrage ne prend que très marginalement en compte le phénomène guerrier en général, et il l’élude même presque complètement pour le 20e siècle, sans voir évidemment que sa présence constitue une objection de taille. Sans résumer ici la pensée de Norbert Elias, contentons-nous d’évoquer la conclusion de l’ensemble de l’ouvrage. Pour un historien du phénomène guerrier au 20e siècle, celle-ci sonne étrangement, dès lors que l’on veut bien se souvenir qu’elle fut rédigée à la veille de l’éclatement du second conflit mondial, dans un contexte de crise internationale grave depuis 1935, aiguë à partir de 1938 (la possibilité même d’échapper à la guerre générale apparaissant comme hors d’atteinte une fois évanouis les espoirs soulevés par la conférence de Munich réunie fin septembre). Sa conclusion, qui fait directement référence au présent et à l’avenir au moment où elle fut écrite par Norbert Elias, mérite d’être longuement citée. On y lit en particulier cette stupéfiante anticipation d’un âge d’or imaginé et imaginaire :

18

« Lorsque les tensions entre États et à l’intérieur même des États auront été désamorcées et surmontées, nous pourrons dire avec quelque droit que nous sommes “civilisés”. […] Les autocontraintes se réduiront à celles dont les hommes auront besoin pour pouvoir vivre, travailler, jouir ensemble, sans trouble et sans peur. Les tensions et contradictions de l’âme humaine ne s’effaceront que lorsque s’effaceront les tensions entre les hommes, les contradictions structurelles du réseau humain. Ce ne sera plus alors l’exception mais la règle que l’individu trouve cet équilibre psychique optimal qu’entendent désigner les mots sublimes de “bonheur” et de “liberté” : à savoir l’équilibre durable ou même l’accord parfait entre ses tâches sociales, l’ensemble des exigences de son existence sociale d’une part et ses penchants et besoins personnels de l’autre. C’est seulement lorsque la structure des interrelations humaines s’inspirera de ce principe, que la coopération entre les hommes, base de l’existence même de tout individu, se fera de telle manière que tous ceux qui, la main dans la main, s’attelleront à la chaîne complexe des tâches communes, aient au moins la possibilité de trouver cet équilibre, c’est alors seulement que les hommes pourront affirmer avec un peu plus de raison qu’ils sont “civilisés”. Jusque-là, ils sont dans la meilleure des hypothèses engagés dans le processus de la civilisation. Jusque-là, force sera de répéter encore souvent : “La civilisation n’est pas encore achevée. Elle est en train de se faire !” [16] »

19On conviendra que la dimension eschatologique de cette parousie entrevue ou espérée par le sociologue ne laisse pas de surprendre. Surprend plus encore le silence des commentateurs à son endroit. En fait, loin d’être « une démarche implicite pour comprendre la situation présente du monde dans lequel il vivait [17] », le procès de civilisation apparaît bien davantage comme un moyen de ne pas la comprendre, de tenter même d’y échapper au prix d’une « autodistanciation [18] » radicale. Comme le relève avec justesse André Burguière, Norbert Elias « semble avoir traversé sans voix les grands phénomènes de son époque alors qu’il en a vécu les drames [19] ».

20Raison de plus pour reposer la question de la guerre dans l’œuvre d’Elias. On sent bien tout ce qu’un historien du phénomène guerrier contemporain peut objecter à la théorie du procès de civilisation. Comment intégrer à celle-ci l’activité guerrière inter- et intra-étatique qui a tant marqué la période contemporaine ? Comment faire sa place à la totalisation du phénomène guerrier, acquise dès le premier conflit mondial ? Ce point aveugle que la conflictualité constitue dans son œuvre mérite de retenir notre attention.

21Les deux tomes de Über den Prozess der Zivilisation permettent de constater la surprenante absence de ce que nous appellerons « l’objection guerrière » à la théorie du procès de civilisation, à commencer par celle qu’eût pu constituer la Première Guerre mondiale, achevée vingt ans plus tôt, et que Norbert Elias avait connue de si près. Absence qui n’est pas totale cependant : outre la présence de deux passages de l’ouvrage concernant l’évolution des mœurs depuis la guerre, un troisième, enclavé à titre d’exemple dans un développement sur l’évolution de la « tenue à table », est très directement centré sur le récent conflit, et plus précisément sur les pratiques alimentaires des combattants pendant la guerre de positions :

22

« Des mouvements nettement rétrogrades sont également possibles, explique ainsi Elias. On sait par exemple que le mode de vie de la dernière guerre a entraîné la transgression inévitable de plusieurs tabous plus ou moins impératifs datant de la civilisation de paix. Dans les abris, officiers et soldats se sont souvent vu obligés de manger avec le couteau et même avec les mains. Le seuil de sensibilité s’est rapidement déplacé sous la pression de circonstances inéluctables. Mais abstraction faite de tels incidents qui pourraient, le cas échéant, aboutir à des normes nouvelles, la ligne générale de l’évolution de l’usage du couteau apparaît avec une grande netteté [20]. »

23On trouve là une de ces nuances du texte d’Elias qui poussent à se prémunir contre toute lecture « évolutionniste » du sociologue. Lui-même a mis en garde contre une interprétation du procès de civilisation au titre d’« un simple renforcement, toujours plus sévère, de l’autocontrôle [21] » et a tenu à souligner la fragilité de la « cuirasse du comportement “civilisé” [22] ». C’est d’ailleurs une dimension qu’il développera dans ses écrits tardifs autour des notions de rupture (breakdown) de la civilisation et de décivilisation : nous allons y venir.

24Mais pour nous en tenir pour l’instant au livre de 1939, outre le fait que l’expérience de guerre de l’auteur ne se trouve intégrée qu’à une seule reprise par le sociologue, il demeure frappant que le passage que nous avons cité ait trait aux seules pratiques alimentaires en usage sur le front. Reste ainsi absolument hors-champ toute allusion à la question du combat et de son extrême violence entre 1914 et 1918, dont on ne peut nier pourtant qu’elle ait constitué une rupture spectaculaire du procès de civilisation. Cette rupture vécue par Norbert Elias lui-même, le vétéran de la Grande Guerre ne la voit pas vingt ans plus tard, plus exactement il se refuse à la voir. Or, la clé de cette cécité volontaire ne se trouverait-elle pas dans cet extraordinaire et tardif aveu, trop rarement relevé, qui figure au détour d’un passage de Sport et civilisation :

25

« Eussé-je été libre de choisir mon monde, je n’aurais probablement pas choisi un monde où l’on juge les conflits entre les humains excitants et agréables. […] Éviter tout conflit, tel aurait été mon choix. Vivons tous en paix les uns avec les autres [23]. »
Aveu bouleversant lorsque l’on sait quelle fut la vie de Norbert Elias et de quelle manière celle-ci fut marquée par la dimension tragique du premier 20e siècle.

La Grande Guerre, après 1945

26En fait, il faut attendre les écrits tardifs de Norbert Elias pour que celui-ci se fasse en quelque sorte à lui-même cette objection que constitue la conflictualité occidentale de la période 1914-1945. Un passage décisif à cet égard figure dans un texte de 1982, La Solitude des mourants :

27

« Parmi les problèmes actuels qui méritent peut-être plus de considération, il y a par conséquent celui de la transformation psychologique que subissent les êtres humains qui passent d’une situation où il est interdit de tuer d’autres hommes et où cela est très rigoureusement puni, à une autre situation où il est non seulement socialement permis de le faire – à l’État, à un parti ou à un groupe –, mais où cela est formellement exigé [24]. »

28Après quoi le sociologue précise sa pensée, et l’on se rend compte alors que c’est bien à l’expérience de violence des deux conflits mondiaux qu’il fait allusion :

29

« Quand on parle du processus de civilisation au cours duquel l’agonie et la mort ont été reléguées de façon plus décisive derrière les coulisses de la vie sociale et entourées de sentiments de gêne relativement forts, de tabous verbaux relativement rigoureux, il faut néanmoins faire une réserve : les expériences des deux grandes guerres en Europe, et peut-être plus encore celle des camps de concentration, montrent la fragilité de la conscience qui interdit de tuer, et pousse ensuite à écarter autant que possible les mourants et les morts de la vie sociale normale. Il apparaît que les mécanismes d’autocontrainte qui, dans nos sociétés, sont en jeu dans le refoulement de la mort se défont relativement vite quand le mécanisme de contrainte imposé par l’État – ou, le cas échéant, par des sectes ou des groupes militants –, appuyé sur des doctrines et des croyances collectives convaincantes, change brutalement de cap et commande de tuer des hommes. Pendant les deux guerres mondiales on a vu que chez la plupart des hommes, la sensibilité à l’égard des meurtres, des mourants et des morts a disparu relativement vite [25]. »

30Dans plusieurs écrits antérieurs à celui-ci, souvent non publiés, Norbert Elias avait déjà abordé la question des guerres mondiales, mais moins le conflit de 1914-1918 que la question du nazisme et de la destruction des juifs d’Europe. Ainsi, dans un texte rédigé au début des années 1960, il avait évoqué le procès Eichmann et les deux guerres mondiales comme « une masse croissante d’expériences qui subvertit l’image que nous avons de nos sociétés civilisées [26] ». Plus loin, il ajoutait : « Chacune des deux guerres fut clairement une régression dans la barbarie », là où selon lui, les conflits précédents n’avaient représenté que des « régressions limitées [27] ».

31L’idée de décivilisation proposée par Norbert Elias dans ses derniers écrits [28], elle-même adossée à l’expérience de violence extrême du premier 20e siècle, venait de fort loin : on a noté d’ailleurs qu’elle était en germe, déjà, dans Über den Prozess der Zivilisation. Pour autant, il faut observer que c’est le nazisme et l’Holocauste qui retiennent véritablement son attention : l’expérience de violence des champs de bataille, traversée par plusieurs dizaines de millions d’Occidentaux – dont lui-même – entre 1914 et 1918, puis entre 1939 et 1945, n’attirent qu’exceptionnellement son regard.

32En outre, là où Norbert Elias affirmait dans ses travaux initiaux que le procès de civilisation était aisément et rapidement réversible, il affirme plutôt l’inverse dans ses développements plus tardifs sur le processus de décivilisation. Ainsi, au sujet du phénomène des corps francs dans l’Allemagne de l’après 1918, du terrorisme politique des années 1920 et du cas d’Ernst Von Salomon – ces phénomènes étroitement liés auxquels il avait été confronté de près dans sa jeunesse –, il a cette phrase caractéristique sur les conditions dans lesquelles les formes civilisées de comportement et de conscience se dissolvent au sein d’une société donnée : « Il s’agit là d’un processus de brutalisation et de déshumanisation qui, dans les sociétés relativement civilisées, requiert toujours un délai considérable [29]. » Il y faut, ajoute-t-il, un « processus social assez long dans lequel la conscience se décompose [30] ».

33Cette vision euphémisée du basculement dans la violence – violence politique ici, et non violence de guerre proprement dite (mais celle-là liée à celle-ci) –, qui permet de protéger le cœur de la théorie du procès de civilisation, conduit Norbert Elias à commettre une complète erreur de lecture d’un passage d’Orages d’acier d’Ernst Jünger, consacré à la grande offensive allemande de mars 1918 : partant du principe qu’il est plus difficile d’entrer dans la bataille « pour les membres des puissantes sociétés-États industrielles imprégnées d’un haut degré d’autocontention civilisatrice face à toutes les inclinations personnelles d’utilisation de la violence physique », que pour des guerriers des sociétés pré-industrielles, Norbert Elias croit discerner dans l’attente des soldats allemands évoqués par Jünger « le travail des hommes pour déborder les barrières intérieures » [31]. Un travail sur eux-mêmes, pense-t-il, alors qu’il s’agit évidemment de tout autre chose : de la transe (le mot n’est pas trop fort) qui saisit les soldats des troupes d’assaut avant le choc, et de leur impossibilité de résister à ce qui, en ce moment précis, et à leur insu, les possède littéralement :

34

« Fantassins et artilleurs, sapeurs et téléphonistes, Prussiens et Bavarois, officiers et hommes de troupes, tous étaient subjugués par la violence élémentaire de cet ouragan igné et brûlaient de monter à l’assaut, à 9 h 40 [32] », écrit on ne peut plus clairement Jünger, avant de poursuivre : « Chacun sentit à ce moment-là fondre tout ce qui en lui était personnel, et que la crainte sortit de lui. L’atmosphère était étrange, brûlante d’une extrême tension. […] Le tonnerre du combat était devenu si terrible que personne n’avait plus l’esprit clair. Il avait une puissance étouffante, qui ne laissait plus de place dans le cœur pour l’angoisse. La mort avait perdu ses épouvantes, la volonté de vivre s’était reportée sur un être plus grand que nous, et cela nous rendait tous aveugles et indifférents à notre sort personnel [33]. »

35Cette erreur d’interprétation sur les modalités de la confrontation à la violence de guerre de la part des soldats issus de « sociétés civilisées » (les soldats décrits par Jünger ne font nul effort sur eux-mêmes pour pouvoir basculer dans le combat, bien au contraire, ils tentent difficilement de se retenir pour ne pas y plonger tête baissée et inconsidérément) était en fait déjà présente dans plusieurs passages comparatifs de Über den Prozess der Zivilisation :

36

« Mesurée à la fureur du combattant abyssinien – fureur impuissante devant l’appareil technique d’une armée civilisée – ou à celle des tribus de l’époque des grandes migrations, l’agressivité des nations les plus belliqueuses du monde civilisé semble modérée », soutient contre toute évidence Norbert Elias, avant d’ajouter un peu plus loin : « Elle a été “affinée” et “civilisée” comme toutes les autres pulsions sources de plaisir : elle ne se manifeste plus dans sa force brutale et déchaînée qu’en rêve et dans quelques éclats que nous qualifions de “pathologiques” [34]. »

37Après cette appréciation simpliste sur la guerre ancienne ou primitive, symétrique d’une déréalisation des capacités des soldats « civilisés » à la violence extrême, Norbert Elias propose cette vision aseptisée et rassurante de la « guerre civilisée » :

38

« Mais même les enclaves temporelles ou spatiales de la société civilisée dans lesquelles on concède une plus grande liberté à l’agressivité, et plus spécialement les guerres entre nations, se sont “dépersonnalisées” et conduisent de moins en moins à des “décharges affectives” aussi immédiates et puissantes que celles qu’on nous rapporte du Moyen Âge. La modération nécessaire que la société civilisée impose à ses membres et la transformation de leur agressivité ne sauraient, du jour au lendemain, être “annulées” dans les enclaves. Mais cette “annulation” pourrait sans doute être obtenue beaucoup plus rapidement que nous ne le pensons si le corps à corps avec l’adversaire exécré n’avait pas fait place à une mécanisation très poussée du combat, mécanisation qui exige une maîtrise rigoureuse de l’affectivité. Même pendant la guerre, le combattant excité par la vue de l’ennemi ne peut, dans notre monde civilisé, laisser libre cours à son agressivité, mais il doit, indépendamment de son état d’âme, obéir aux ordres d’un chef invisible ou seulement visible par ses effets, pour combattre un ennemi invisible ou visible seulement par ses effets. Il faut des troubles sociaux et une grande misère, il faut surtout une propagande puissamment orchestrée pour éveiller dans l’individu et légitimer en quelque sorte les instincts refoulés, les manifestations pulsionnelles proscrites dans la société civilisée, telles que le plaisir de tuer et de détruire [35]. »

39Norbert Elias se trompe ici sur un point capital : la leçon de l’invasion 1914, et en particulier celle des atrocités qui ont accompagné la poussée en Belgique et en France du corps de bataille allemand, montre avec quelle vitesse pouvait avoir lieu le passage à la violence extrême de la part de ces « membres des puissantes sociétés-États industrielles imprégnées d’un haut degré d’autocontention civilisatrice », avec quelle facilité apparente s’est produit le passage à l’acte qui conduisit au meurtre de civils par milliers (femmes et enfants compris dans certains cas), au viol de masse des femmes, à l’incendie des villages et des villes, au pillage généralisé [36]. Dans ce passage, on reconnaît en outre aisément les traces d’une vulgate trop fréquemment mise en œuvre par les vétérans de la Grande Guerre : celle d’un combat moderne anonyme et dépersonnalisé, permettant d’exonérer les soldats d’une violence déployée en tant qu’acteurs, à commencer par cette violence directe, personnalisée, infligée de près voire de très près, et qui a existé elle aussi, en parallèle avec la mort industrielle. Sur ce point, on ne peut exclure l’hypothèse qu’une entrée en guerre intervenue en 1915 seulement et sur les arrières du front oriental, couplée avec des fonctions de soldat des transmissions (fonctions qui supposaient une exposition au danger extrême en période d’offensive, mais au titre de pures victimes du feu adverse et non comme combattant investi de la fonction de tuer l’adversaire en toute légitimité) ait facilité chez Norbert Elias la construction d’une vision aussi partielle et finalement euphémisée de la guerre moderne.
Au fond, malgré les tentatives tardives de Norbert Elias pour prendre en compte l’immense objection que constituent les deux guerres mondiales pour la théorie du procès de civilisation, peu d’œuvres auront fait autant que la sienne pour exclure le phénomène guerrier du champ d’investigation des sciences sociales. Nul plus qu’Elias n’aura autant agi pour l’élision de la violence de guerre, au profit d’une vision du 20e siècle « occidental » préférant marginaliser, sinon méconnaître sa dimension meurtrière. À ce titre, Elias n’a pas aidé à préparer les sciences humaines et sociales à une prise en compte des violences de guerre pour elles-mêmes, au titre d’une réflexion sur leur rôle fondamental pour toute compréhension des sociétés occidentales contemporaines. Or, le paradoxe est d’autant plus frappant que cette violence de guerre et de combat, Norbert Elias en avait acquis, dès 1915-1916, une connaissance intime. Or, du silence à son endroit, son œuvre immense demeure, à bien des égards, assez largement issue. C’est à ce titre qu’il est permis, peut-être, de parler de déni.


Mots-clés éditeurs : violence de guerre, sciences sociales, Première Guerre mondiale, phénomène guerrier, Norbert Elias

Date de mise en ligne : 07/04/2010

https://doi.org/10.3917/vin.106.0104

Notes

  • [1]
    Norbert Elias, entretiens avec Arend-Jan Heerma van Voss et Abram van Stolk, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991. Ces sept entretiens ont été réalisés en 1984.
  • [2]
    C’est de la critique interne du texte et de la confrontation de celui-ci avec la chronologie et la cartographie de la bataille de la Somme en 1916 que l’on peut inférer les éléments que nous indiquons. Faute de sources plus précises, on gardera en tête qu’il ne peut s’agir ici que d’une forme de reconstitution de cet épisode de la biographie militaire de Norbert Elias.
  • [3]
    Norbert Elias, op. cit., p. 37.
  • [4]
    Il faut comprendre : sortie des tranchées pour réparation des fils de téléphone en zone exposée au feu.
  • [5]
    Ibid., p. 37-38.
  • [6]
    Ibid., p. 38-39.
  • [7]
    On relèvera toutefois des interprétations de la carrière militaire de Norbert Elias diamétralement opposées à ce que le sociologue allemand a lui-même laissé entendre, comme celle de Hermann Korte, absurdement convaincu que Norbert Elias était revenu en quelque sorte « renforcé » de son expérience du front. (Hermann Korte, Über Norbert Elias : das Werden eines Menschenwissenschaftlers, Opladen, Leske & Budrich, 1997, p. 74-75).
  • [8]
    Ibid.
  • [9]
    Norbert Elias, op. cit., p. 113.
  • [10]
    Cette précision biographique se trouve dans Norbert Elias, Studien über die Deutschen : Machtkämpfe und Habitusentwicklung im 19. und 20. Jahrhundert, Michael Schröter (éd.), Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989 ; trad. angl., id., The Germans : Power Struggle and the Development of Habitus in the Nineteeth and Twentieth Centuries, Michael Schröter (éd.), préf. et trad. de l’all. par Eric Dunning et Stephen Mennell, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 186.
  • [11]
    Ibid., p. 39-40.
  • [12]
    Dans le même entretien, Norbert Elias s’étend assez longuement sur l’aspect très étonnant de cette publication par un auteur juif dans l’Allemagne nazie. Ces deux tomes, republiés en allemand en 1969, ont été traduits en français : Norbert Elias, Über den Prozess der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, t. I : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, t. II : Wandlungen der Gesellschaft : Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Bâle, Haus zum Falken, 1939. Ce livre a été partiellement traduit en français par Pierre Kamnitzer et publié aux Éditions Calmann-Lévy, dans la collection « Archives des sciences sociales », sous deux titres distincts : La Civilisation des mœurs (1973) et La Dynamique de l’Occident (1975).
  • [13]
    Voir à ce sujet David Rotman, « Trajectoire intellectuelle et expérience du camp : Norbert Elias à l’île de Man », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 52 (2), avril-juin 2005, p. 148-167. Nous partageons entièrement le point de vue de l’auteur sur l’utilité d’un « travail sociobiographique sur le sociologue » (p. 167) et sur « l’importance fondamentale pour Elias de la distanciation et de l’autocontrôle » comme « unique moyen de surmonter les tourments de l’expérience répétée de la marginalisation » (p. 166).
  • [14]
    Norbert Elias, op. cit., p. 99.
  • [15]
    Les années d’après-guerre, au cours desquelles le sociologue entame une psychanalyse, ont été très difficiles. Celui-ci ne renoue avec la carrière académique qu’en 1954, à l’Université de Leicester. Il part au Ghana en 1962 (où il assiste volontairement à des sacrifices d’animaux, ibid., p. 87), avant de revenir en Grande-Bretagne où il séjourne jusqu’en 1975. Il termine sa vie de travail en Allemagne, à Bielefeld, où il meurt en 1990.
  • [16]
    Ibid., p. 323-324.
  • [17]
    David Rotman, op. cit., p. 149.
  • [18]
    Ibid. On notera qu’au Ghana, où il part enseigner en 1962, il appliqua de nouveau au milieu local, qu’il ne connaissait que très superficiellement, sa théorie du procès de civilisation, au lieu de songer à l’infléchir grâce à cette expérience nouvelle (Jack Goody, « The “Civilizing Process” in Ghana », Archives européennes de sociologie, 44 (1), 2003, p. 61-73).
  • [19]
    André Burguière, table ronde avec Michel Wieviorka, André Burguière, Roger Chartier, Arlette Farge, Georges Vigarello, Cahiers internationaux de sociologie, « L’œuvre d’Elias, son contenu, sa réception », 99, juillet 1995, p. 233.
  • [20]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 178.
  • [21]
    Cité par Roger Chartier, « Formation sociale et économie psychique : la société de cour dans le procès de civilisation », préface à Norbert Elias, La Société de cour, trad. de l’all. par Pierre Kamnitzer et Jeanne Étoré, Flammarion, « Champs », 1985, p. 19. Le politologue Jacques Defrance souligne lui aussi à juste titre le caractère « réversible » du processus de civilisation aux yeux de son promoteur (Jacques Defrance, « Le goût de la violence », in Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), Norbert Elias : la politique et l’histoire, Paris, La Découverte, « L’armillaire », 1997, p. 290-301, p. 296). Stephen Mennell a lui aussi souligné que Norbert Elias n’avait jamais défendu une théorie du « progrès » et que les « conduites civilisées » « [pouvaient] être détruites rapidement. » (Stephen Mennell, « L’envers de la médaille : les processus de décivilisation », in ibid., p. 213-236, p. 216-217). Le même a également souligné que cette question de la maîtrise des affects devait s’entendre à l’intérieur des sociétés, sans nécessaire rapport avec les affrontements entre États. Ce type de distinction, visant à combler la brèche qui s’ouvre ici dans la pensée d’Elias, ne résout pas la question capitale de l’adaptation à la guerre extérieure de la part des membres des sociétés-États.
  • [22]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 245.
  • [23]
    Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation : la violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, trad. de l’angl. par Josette Chicheportiche et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994, p. 78.
  • [24]
    Norbert Elias, La Solitude des mourants, trad. de l’all. par Sybille Muller et, pour la postf. et les corrections apportées par l’auteur dans l’édition anglaise, par Claire Nancy, Paris, Christian Bourgois, 1982, 1998, p. 69.
  • [25]
    Ibid., p. 69-70.
  • [26]
    Il s’agit d’un texte titré « The Breakdown of Civilization », rédigé en 1961-1962 mais non publié à cette date, et réuni dans l’ouvrage posthume Norbert Elias, The Germans…, op. cit., p. 301.
  • [27]
    Ibid., p. 309.
  • [28]
    Ibid., en particulier dans les chapitres 3 (« Civilisation and Violence ») et 4 (« The Breakdown of Civilization »). Sur cette notion de décivilisation et aussi d’enclaves, plusieurs spécialistes des sciences sociales ont proposé des prolongements et des raffinements particulièrement intéressants des théories éliassiennes. Voir, en particulier, sous la direction de deux politistes, Alain Garrigou et Bernard Lacroix (dir.), op. cit. ; et dans une perspective plus sociologique, Yves Bonny, Jean-Manuel De Queiroz et Erik Neveu (dir.), Norbert Elias et la théorie de la civilisation : lectures et critiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. On signalera en particulier dans ce dernier volume l’apport d’Abram de Swaan autour de la notion clé de dyscivilisation.
  • [29]
    Norbert Elias, The Germans…, op. cit., p. 196.
  • [30]
    Ibid.
  • [31]
    Ibid., p. 210. Il s’agit en fait d’un appendice consacré à Ernst Jünger.
  • [32]
    Ernst Jünger, Orages d’acier : journal de guerre, Paris, Gallimard, 1920, 1974, p. 347.
  • [33]
    Ibid., p. 351.
  • [34]
    Norbert Elias, La Civilisation des mœurs, op. cit., p. 280.
  • [35]
    Ibid., p. 293-294.
  • [36]
    John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914 : A History of Denial, New Haven, Yale University Press, 2002 ; trad. fr., id., 1914 : atrocités allemandes, trad. de l’angl. par Hervé-Marie Benoît, Paris, Tallandier, 2005.

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