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Article de revue

De l'étrange lucarne à la télévision

Histoire d'une banalisation (1949-1984)

Pages 9 à 23

Notes

  • [1]
    Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France, Paris, Seuil, 1998, t. IV, p. 234.
  • [2]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision, essai d’identification d’un objet, recherche sur des stratégies d’avenir, compte rendu de fin d’étude financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et Thomson grand public, décembre 1986, p. 18.
  • [3]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, op. cit., p. 31.
  • [4]
    Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation xviiie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 15.
  • [5]
    Annuaire statistique de la France 1985, résultats de 1984, Paris, Insee, 1985.
  • [6]
    Terme utilisé dans une étude sur le cinéma français, citée dans Gabriel Thoveron, Radio et télévision dans la vie quotidienne, Centre d’étude des techniques de diffusion directe, Bruxelles, Institut de sociologie, université libre de Bruxelles, 1971, p. 174.
  • [7]
    Éditorial de Marcel Leclerc, Télé magazine, semaine du 20 au 26 novembre 1955.
  • [8]
    Entretien avec René Besson, directeur technique chez Thomson, 13 décembre 2002.
  • [9]
    Centre d’étude des revenus et des coûts, Les Circuits de distribution des appareils électrodomestiques, Paris, La Documentation française, 1984, p. 37.
  • [10]
    Jean Fourastié, Prix de vente et prix de revient. Recherche sur l’évolution des prix en période de progrès technique, EPHE, Cnam, 11e série, Paris, Montchrestien, 1961, p. 197.
  • [11]
    Jean Fourastié, op. cit., p. 197.
  • [12]
    Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174.
  • [13]
    Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [14]
    Chiffres élaborés à partir d’Olivier Marchand, Claude Thélot, Alain Bayet et alii., Le Travail en France 1800-2000, Paris, Nathan, 1997, annexe « salaire nominal, prix, salaire réel ouvrier, coût du travail ouvrier de 1821 à 1995 », p. 241 ; et Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [15]
    Insee, « Quelques données statistiques sur l’équipement des ménages en avril 1963 », Bulletin hebdomadaire de statistique, 815, 8 février 1964.
  • [16]
    5 à 20 % du prix du téléviseur selon les antennes.
  • [17]
    Jacqueline Joubert, Lettre à Emma, Paris, Hachette Littératures, 1980, p. 42.
  • [18]
    André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1975, p. 155.
  • [19]
    Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174.
  • [20]
    Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
  • [21]
    Ibid., p. 37.
  • [22]
    Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, t. II : 1944-1974, Paris, La Documentation française, 1994, p. 426.
  • [23]
    Joffre Dumazedier et Aline Ripert, Loisir et Culture, Paris, Seuil, 1966, p. 11-12, cités par Gabriel Thoveron, op. cit., p. 271.
  • [24]
    Marie-Françoise Lévy, « La création des télé-clubs, l’expérience de l’Aisne », in Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République. Les années 50, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 107-131.
  • [25]
    Marie-Françoise Lévy, op. cit., p. 114.
  • [26]
    Unimarel, La « Démocratisation » de l’équipement ménager, 1957, p. 3 (archives Cetelem).
  • [27]
    Le coefficient d’élasticité au revenu permet de mesurer la sensibilité de telle ou telle consommation à un changement du montant du revenu. E =C/R (où E est le coefficient d’élasticité au revenu, C la variation en pourcentage de la consommation et R la variation en pourcentage du revenu).
  • [28]
    Unimarel, op. cit., p. 4.
  • [29]
    Ibid., p. 10.
  • [30]
    Les chiffres après la virgule sont très peu précis. Il faut prendre ces données comme des ordres de grandeur.
  • [31]
    Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 18, 1re éd. 1957.
  • [32]
    Évelyne Cohen, « Télévision, pouvoir et citoyenneté », in Marie-Françoise Lévy (dir.), op. cit., p. 31.
  • [33]
    Exemple cité dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 40.
  • [34]
    Michel Souchon, Petit écran, grand public, Paris, La Documentation française, 1980, p. 20.
  • [35]
    Il faut rappeler son implication dans la mise en place des télé-clubs de la Confédération nationale des familles rurales.
  • [36]
    Paul Benoist, Télévision, un monde qui s’ouvre, Paris, Fasquelle, 1953, p. 53.
  • [37]
    Le Monde, 3 décembre 1953.
  • [38]
    Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne, espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997, p. 200.
  • [39]
    Jacques Mousseau et Christian Brochand, L’Aventure de la télévision, des pionniers à aujourd’hui, Paris, Nathan, p. 75.
  • [40]
    Chiffres de la redevance fournis par Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris, Anthropos/INA, 1990, tableau p. 306. Prix du récepteur issu de Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [41]
    Jacques Krier, « Le service public, une valeur absolue », in La Grande Aventure du petit écran, la télévision française 1935-1975, Paris, BDIC/INA, 1997, p. 158.
  • [42]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran. Sur quelques transformations de la consommation », Le Débat, 52, novembre-décembre 1988, p. 111.
  • [43]
    Le Crédit électrique et gazier et le Cetelem mettent en place leur crédit à la télévision avec l’aide d’une société spécialement créée à cet effet, qui réunit des banques, des compagnies d’assurance et des constructeurs : la Société pour le développement de la télévision.
  • [44]
    « La construction électrique, les raisons d’un mouvement ascensionnel », Entreprise, 15 novembre 1954, p. 26.
  • [45]
    Archives Cetelem, hors classement.
  • [46]
    Évolution de l’activité Cetelem 1953-1958 (archives Cetelem 8-3-15).
  • [47]
    Chiffres tirés de Claude Mercier, « Les mutations de la télévision française », Bulletin du comité d’histoire de la télévision, 16, juin-juillet 1987, tableau p. 32.
  • [48]
    Christian Brochand, op. cit., p. 408.
  • [49]
    SCREM revue, 1, juillet 1963.
  • [50]
    Olivier Marchand, Claude Thélot, Alain Bayet et alii., op. cit., p. 241.
  • [51]
    « Dossier TV 1974 », archives Cetelem, hors classement.
  • [52]
    « L’équipement des Français en biens durables à la fin de 1968 », Économie et Statistique, 3, juillet-août 1969, p. 65.
  • [53]
    Ibid., p. 66.
  • [54]
    Robert Rochefort, La Société des consommateurs, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 55.
  • [55]
    Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 337.
  • [56]
    Centre d’étude des supports de publicités, organisme privé né en 1957.
  • [57]
    Jacques Durand, « L’évolution des audiences de la radio et de la télévision au cours des quarante dernières années », Médiaspouvoirs, 21, janvier-mars 1991, tableau p. 138.
  • [58]
    Gisèle Bertrand et Pierre-Alain Mercier (dir.), Temporalités de la télévision, temporalités domestiques, Paris, INA/CNRS éditions, 1994, p. 7.
  • [59]
    Claude Javeau cité dans Gabriel Thoveron, op. cit., p. 306.
  • [60]
    Laurent Gervereau, « De l’objet à l’image. Les représentations de “l’étrange lucarne” », in La Grande Aventure du petit écran…, op. cit., p. 287.
  • [61]
    Sempé dans un album de 1962, cité dans ibid., p. 294.
  • [62]
    Emmanuelle Loyer, « Les intellectuels et la télévision », in La Grande Aventure du petit écran…, op. cit., p. 280.
  • [63]
    Laurent Gervereau, op. cit., p. 301.
  • [64]
    Jean Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1983, p. 60, 1re éd. 1970.
  • [65]
    Michel Rdyé, Jacques Mougenot et Jacques Royer, La Télé des allumés, Paris, Aubier, 1988, p. 66.
  • [66]
    Séance du Comité de programmes de l’ORTF, 12 janvier 1967 (archives ORTF).
  • [67]
    Caroline Roy et Daniel Verger, « Le point sur la télévision », Économie et Statistiques, 143, avril 1982, p. 79-86.
  • [68]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 112.
  • [69]
    Ibid., p. 111.
  • [70]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 80.
  • [71]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit., p. 30.
  • [72]
    Chiffres provenant de Philips.
  • [73]
    Statistiques provenant de Simavelec.
  • [74]
    Chiffres calculés à partir de Olivier Marchand et Claude Thélot, op. cit., p. 241 ; et des chiffres Philips sur le prix moyen des téléviseurs couleur de 1967 à 1992 (archives Philips).
  • [75]
    Alain Teugeron, « La percée de la télé couleur », Économie et Statistiques, 110, avril 1979, p. 38.
  • [76]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 81.
  • [77]
    Patrick Miler, Patrick Mahé et Richard Cannavo, Les Français tels qu’ils sont, Paris, Fayard, 1975, p. 69.
  • [78]
    Ministère de la Culture et de la Communication, Service des études et des recherches, Des chiffres pour la culture, Paris, 1980, p. 289.
  • [79]
    Patrick Florenson, Maryse Brugière et Daniel Martinet, Douze ans de télévision 1974-1986, Paris, La Documentation française, « Les études de la CNCL », 1987, p. 91.
  • [80]
    Ibid., p. 93.
  • [81]
    Danielle Bahu-Leyser, « Histoire des équipements TV », Médiaspouvoirs, 31-32, 4e trim. 1993, p. 297-302.
  • [82]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 82.
  • [83]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les Pratiques culturelles des Français 1973-1989, Paris, La Documentation française, 1990.
  • [84]
    Rémy le Poittevin, « Après l’attentat de Trédudon, la vie changée pour un million de Bretons », Télé 7 Jours, 23 février-16 mars 1974, p. 102-103.
  • [85]
    Rémy le Poittevin, « C’est comme si on nous avait coupé l’eau ou l’électricité », Télé 7 Jours, 2-8 mars 1974, p. 100-102.
  • [86]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 112.
  • [87]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit., p. 30.
  • [88]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42.
  • [89]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, Usages et usagers des magnétoscopes « grand public », Paris, INA, 1981.
  • [90]
    Ibid., publicité de JVC citée p. 105.
  • [91]
    Ibid., p. 186. Dans les années 1950, on laissait plutôt la télévision allumée pour les amis.
  • [92]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42.
  • [93]
    Syndicat des industries de matériels audiovisuels électroniques, L’Électronique grand public française, 1993-1994, p. 15. Monographie remise par le Simavelec.
  • [94]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, op. cit., p. 20.
  • [95]
    Jean-Pierre Corbeau, Le Village à l’heure de la télé, Paris, Stock, 1978, p. 84.
  • [96]
    Ibid., p. 94.
  • [97]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, op. cit., p. 361.
  • [98]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 12.
  • [99]
    Michel Souchon, Les Usages de la télévision, Paris, INA, 1978, p. 10.
  • [100]
    BIPE, Le Comportement des ménages en matière de radio, de télévision et de téléphone 1972-1982, avril 1984, p. 32, document de Jacques Durand.
  • [101]
    Jean-Charles Paracuellos, La Télévision, clefs d’une économie invisible, Paris, La Documentation française, 1993, p. 69.
  • [102]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 113.
  • [*]
    Agrégée d’histoire, Isabelle Gaillard est attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université Grenoble-II – Pierre Mendès France. Associée au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LAHRA) et à l’UMR Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE), elle réalise actuellement une thèse sous la direction de Jacques Marseille sur la télévision comme objet de consommation des années 1950 au milieu des années 1980.(gaillard_isabelle@hotmail.com)

1Comment la télévision est-elle devenue un objet de consommation courant ? Isabelle Gaillard répond doublement à cette question. En décrivant, nombreuses études à l’appui, les étapes de la banalisation du petit écran. En interrogeant aussi et surtout les usages socialement différenciés du récepteur noir et blanc puis couleur, battant en brèche l’idée trop souvent reçue d’une uniformisation de la réception télévisuelle.

2En 1949, Sondages, la revue de la Sofres établit que plus de neuf Français sur dix n’ont jamais regardé la télévision, avec un pourcentage de 98 % atteint chez les agriculteurs [1]. En 1984, 92 % des ménages français en possèdent une. Cette diffusion massive semble avoir été accompagnée d’une certaine banalisation de l’objet. Cette « étrange lucarne », ainsi que la nommait Le Canard enchaîné au début des années 1960, est devenue si familière qu’elle semble avoir perdu tout signe distinctif. Une étude sociologique au milieu des années 1980 en vient même à stigmatiser cette « évidence » d’un « bien d’équipement de loisir à usage familial dans l’espace domestique [2] ».

3Démonter les mécanismes et les rythmes de cette banalisation est le projet auquel cette étude aimerait se consacrer. On peut légitimement se demander si cette « banalisation [ne] participe [pas aussi] d’un imaginaire de la consommation dans une société de masse [3] », qui masque la réalité de l’objet et sa construction comme « objet social ». Comme le fait remarquer Daniel Roche, « la morale, les principes distinctifs, les choix personnels interviennent pour la part du budget à consacrer à un objet. Le mode d’utilisation […], le mode de possession est également intéressant [4] ». Bien durable, la possession d’un téléviseur engage sur une dizaine d’années. Bien culturel et de loisir, cette possession obéit à d’autres logiques que celles simplement utilitaires.

4Trois temps scanderaient l’évolution de la télévision du statut d’objet de laboratoire qu’elle a encore en 1949, date de sa naissance officielle, à celui d’objet courant, consommé massivement par la population française au milieu des années 1980. Les années 1950 marqueraient ainsi l’entrée en scène de l’« étrange lucarne » dans la vie des Français, et le passage d’un objet de laboratoire à un objet de plus en plus convoité. Les années 1960 seraient celles de son irrésistible ascension et de sa transformation en véritable objet de consommation, possédé par une majorité de Français. Enfin, les années 1970 seraient celles où l’objet se banalise avec le passage du noir et blanc à la couleur. Cette période a été choisie pour sa relative unité. L’essentiel du réseau se met en place. Un mouvement quasi linéaire conduit à une France équipée à plus de 90 % en téléviseurs et près de 70 % en téléviseurs couleur [5].

Équipement pour « innovateurs aisés [6] » ?

5Au cours des années 1950, technicité et coût de l’objet semblent réserver le téléviseur à une clientèle de riches pionniers. Pourtant de multiples indices tendent à montrer que la télévision est beaucoup plus populaire qu’il n’y paraît. Il semble qu’un terreau favorable l’y ait préparée. Les premiers téléviseurs sont apparus en France dans les années 1930. Ils n’ont été diffusés qu’à quelques centaines d’exemplaires. Pour la grande majorité des Français de l’après-guerre, le téléviseur est un bien inconnu. Pour ceux qui le connaissent, il faut, en 1955 encore, « détruire une légende tenace, la télévision est au point [7] » : les hésitations sur les normes d’émission, la multiplicité des pannes – une à deux par an dans le meilleur des cas [8]–, la nécessité de faire procéder à des réglages incitent à la prudence. Le choix d’un système de concession pour distribuer les téléviseurs « correspond à l’image qu’on se fait de la télévision dans le public [9] ». Plus qu’un vendeur, le « distributeur officiel » est un technicien, choisi pour ses compétences en service après-vente. Organisé selon une logique de marque, le système rassure sur la qualité des produits. Pourtant, « des améliorations importantes […] se manifestent continuellement [10] ». Le récepteur devient moins encombrant. Le passage des tubes 70° aux tubes 90° à la fin des années 1950 le fait diminuer de volume. De forme ronde, l’écran devient rectangulaire. Les minuscules vingt-deux centimètres du début laissent place aux cinquante-quatre, voire cinquante-neuf centimètres de diagonale. La qualité de l’image s’améliore. Surtout, à la fin des années 1950, les téléviseurs « ont cessé d’être des appareils délicats fréquemment en panne comme ils l’étaient à leurs débuts [11] ». En dépit de ces améliorations, le téléviseur apparaît encore comme un objet technique sur lequel pèsent beaucoup d’incertitudes. Se munir d’une télévision exige d’être un « innovateur [12] », mais également d’avoir des moyens. Certes, avec un indice cent en 1949 sur un modèle courant Radiola [13], les prix des téléviseurs passent à l’indice quarante en 1958. Mais en 1949, pour s’offrir un téléviseur « modèle courant », un ouvrier doit travailler sept mois environ [14]. Il lui faut encore plus de deux mois de travail à la fin des années 1950. Au-delà, le développement du réseau réduit considérablement le marché de la télévision. La totalité de la France n’est couverte par la première chaîne qu’à partir de 1961. Si le parc de récepteurs passe de quelques centaines de postes en 1949 à près de deux millions en 1960, les niveaux d’équipement restent confidentiels. De 1 % environ en 1954, on passe à 9,5 % à peine en avril 1959. En décembre 1954, ce sont les professions libérales et les cadres supérieurs qui arrivent en tête avec près de 5 % d’équipement en téléviseurs contre 1 % en moyenne pour l’ensemble de la France, devant les cadres moyens et les patrons [15]. La hiérarchie reste la même à la fin des années 1950.

6Cette diffusion privilégiée vers les classes aisées semble faire (provisoirement) de la télévision un symbole social. Selon Jacqueline Joubert, au début des années 1940, « de mauvaises langues [lui] certifièrent que chez certains “épate-voisin” dont les moyens financiers ne dépassaient pas l’achat d’une antenne [16] […] celle-ci était livrée en grande pompe car elle représentait pour son propriétaire un signe incontestable de richesse [17] ». Ce sont les notables qui, dans les communautés rurales, s’équipent et donnent l’exemple. Edgar Morin le montre pour Plozévet, petite commune rurale bretonne de trois mille huit cents habitants, au début des années 1960 [18]. On retrouve une diffusion assez classique fondée sur la tactique distinction/imitation. Pour autant, ces « innovateurs aisés », qui font de la télévision « un luxe supplémentaire », n’entendent pas « la substituer totalement aux autres spectacles [19] » et semblent prendre leurs distances par rapport au nouveau média. Un tel constat appelle des réserves. Le sociologue Bernard Lahire [20] s’attache à montrer que les catégorisations qui nous sont proposées n’explicitent qu’imparfaitement les pratiques culturelles. Pour lui, « la mise en genres ou en catégories, contribue ainsi inévitablement à gommer les variations intra-individuelles en matière de légitimité culturelle […]. Dès lors que l’on entre dans le détail des pratiques individuelles et de leurs contextes, on voit apparaître leur diversité, alors que la logique des genres et des catégories peut contribuer à stéréotyper les cultures au niveau du groupe [21] ». Une analyse plus fine des données nuance cette première approche qui tend à faire du téléviseur un symbole social. La distinction faite par les constructeurs entre modèles de luxe et modèles courants, mise en avant par Jean Fourastié, nous met sur la voie. La diffusion sociale et l’enracinement du téléviseur sont déjà importants.

Démocratisation et enracinement

7La télévision à ses débuts dépasse largement le cadre du foyer. En ces temps volontiers considérés comme héroïques, l’écoute collective, le plus souvent occasionnelle, est la plus répandue. Difficile à évaluer, elle prend des formes très variées, de l’écoute dans les cafés aux « télé parties » chez les voisins. L’investissement dans un téléviseur constitue, dans les premiers temps, un moyen pour les cafés d’accroître leur clientèle. Christian Brochand relate ainsi la publicité faite par les patrons des cafés qui engagent dès 1949 à « venir assister gratuitement au Tour de France [22] ». En 1957, une étude du sociologue Joffre Dumazedier sur la ville d’Annecy, indique que 51 % des clients des cafés préfèrent aller dans un café avec télévision, alors que 2 % seulement des foyers de la ville sont équipés en téléviseurs [23]. Le phénomène des télé-clubs a été davantage étudié [24]. Spécifiquement français, il s’inscrit dans les logiques de l’éducation populaire de l’entre-deux-guerres. Les spectateurs sont groupés en coopératives pour l’achat collectif d’un récepteur. Les séances, payantes, ont souvent lieu dans une salle de classe. À la fin des programmes, une discussion s’engage, généralement animée par l’instituteur. Dès 1949, le révérend père Pichard fonde dans la région parisienne, le télé-club catholique de Saint-Louis-en-l’Île. Mais c’est avec la Fédération des œuvres laïques de l’Aisne en décembre 1950, que le mouvement prend son essor, notamment dans les communes rurales du Nord de la France. En 1955, le journaliste Paul Benoist initie à son tour le service de télé-clubs de la Confédération nationale des familles rurales. Le succès des télé-clubs est manifeste. Au début de 1952, on compte quarante-trois clubs fonctionnant régulièrement. En 1959, on en dénombre plus de six cents, issus de l’Union française des œuvres laïques par l’image et le son (Ufoleis), et près de deux cent cinquante groupés dans des communes de quatre cents à huit cents habitants, sous l’égide de la Confédération nationale des familles rurales. Grâce aux télé-clubs, la télévision s’ouvre à un milieu principalement rural et populaire qui n’a jamais entendu parler de la télévision : en 1950, nous dit Marie-Françoise Lévy, 97 % des Nogentellois ignorent jusqu’à son existence [25]. Si le phénomène s’essouffle à la fin des années 1950, les télé-clubs contribuent à faire connaître la télévision. Leur succès témoigne de l’engouement qu’elle suscite dans les milieux populaires, un engouement que l’on peut également lire dans les rythmes rapides d’équipement de certaines catégories sociales.

8En 1957, une étude menée par l’Union pour l’étude du marché de l’électricité met en avant le caractère démocratique du téléviseur. Certes, « l’équipement ménager est lié au revenu [26] ». Mais la faiblesse du coefficient d’élasticité [27] du niveau d’équipement au revenu pour la télévision en 1957 (1,5) étonne : « Ainsi, le téléviseur dont le taux de diffusion général n’est que de 6 % est cependant un appareil plus “populaire” que le réfrigérateur, dont le taux de diffusion est 3 fois plus élevé […]. On retrouve ici le fait que la “fonction d’utilité” de chaque appareil et par suite son taux de diffusion, dépend de bien d’autres facteurs que le prix et le revenu [28]. » La comparaison avec le taux d’élasticité de 1954 (2,8) illustre la rapidité de cette démocratisation. L’accroissement du parc de téléviseurs « a bénéficié pour une large part aux catégories modestes […] : la proportion d’ouvriers et d’employés dans la clientèle des acheteurs au cours des trois années considérées est presque toujours supérieure à la fraction de la population qu’ils représentent [29] ». Les employés représentent 7,6 % de la population. Ils détiennent 10 % du parc des téléviseurs. Les « autres ouvriers » distingués des manœuvres représentent 24 % de la population et 25,5 % du parc [30]. C’est principalement l’élite ouvrière qui s’est équipée. La rapidité de cet équipement peut surprendre. Mais, comme le suggère l’anthropologue Richard Hoggart, « dans les classes populaires, la préférence va toujours, quelle que soit l’exiguïté du budget, aux biens dont l’utilisation collective peut servir de support au rassemblement […] le repli sur la privauté ou même la promiscuité du foyer constituant le seul rempart contre une condition qui serait autrement invivable [31] ».

9La démocratisation du téléviseur se fait donc plus rapidement que ne l’indiquent les taux d’équipement. Et une fois le citoyen devenu téléspectateur, son assiduité est exceptionnelle et montre qu’au-delà ou en raison de la fascination qu’il exerce, le petit écran prend rapidement pied dans les temps quotidiens. La fascination, voire la vénération, pour l’objet, se poursuit, une fois celui-ci acquis. Évelyne Cohen rend ainsi compte d’un courrier reçu le 12 mars 1957 par Guy Mollet de Mme et M. Y habitant à Chancel : « Monsieur le président, c’est du fond d’une ferme du Cantal que je m’adresse à vous pour vous apporter toute la sympathie d’une famille de paysans. Hier soir, nous nous mettons à table, mon mari, nos ouvriers et moi, lorsque votre image nous est apparue derrière l’écran de télévision. Nous avons alors interrompu notre repas et nous vous avons écouté respectueusement et avec beaucoup d’étonnement […]. Nos filles, Nicole (10 ans) et Brigitte (3 ans) sur le conseil de leur frère vous ont embrassé à tour de rôle sur l’image [32]. » La magie persiste.

10L’enracinement est cependant rapide. En dépit de l’absence d’une grille des programmes et de la faiblesse de leur volume – une seule chaîne diffuse une soixantaine d’heures à la fin des années 1950 –, l’assiduité à la télévision semble exceptionnelle. Après la catastrophe du barrage de Malpasset à Fréjus en décembre 1959, les survivants des flots « précisèrent l’heure du drame en ces termes “Achille Zavatta entrait en scène” [33] ». Il est fait référence ici à La piste aux étoiles, une des émissions phares de la télévision française. Le petit écran est à ce point ancré dans le quotidien des gens qui le possèdent qu’il devient un véritable repère chronologique, illustrant bien l’affirmation de Michel Souchon, ancien directeur des sondages à la télévision, selon laquelle « assez vite, sans doute, des habitudes se sont établies [34] ».

11Deux traits distinctifs de l’inscription de la télévision dans la société sont donc perceptibles dès les années 1950 : sa démocratisation rapide et son ancrage dans la vie quotidienne. De nombreux éléments se conjuguent dans l’après-guerre pour aider à cette intégration.

« Économie des loisirs » et « droit à la télévision »

12Fascinante sans doute, la télévision n’est peut-être pas si neuve et, par bien des aspects, elle rappelle d’autres loisirs. Dès le départ, la télévision est ainsi présentée, du moins par ceux qui la défendent, comme une « économie de loisirs ». Paul Benoist [35] écrit dès 1953 que la télévision doit permettre « l’économie de loisirs toujours plus coûteux hors du foyer [36] ». Un article de Michel Droit, la même année, assure que « la télévision est et sera sans doute de plus en plus le spectacle de ceux pour qui le théâtre ou le cinéma sont inaccessibles pour des raisons économiques, géographiques ou autres [37]… » La télévision permet, selon les contemporains, un accès démocratique aux loisirs (comme à la culture), et c’est là son objet principal. Elle est la « radio à images », le « cinéma à domicile ». Dès les années 1920, l’Anglais John Logie Baird imagine l’usage de la télévision en prenant pour modèle la radio. Alors qu’aucun service de télévision ne fonctionne en 1925, il crée Television Limited pour fabriquer des récepteurs. Il fait immédiatement campagne sur le thème « la télévision pour tous », « la télévision dans le foyer ». Comme l’indique Patrice Flichy, « il est incontestablement celui qui a compris qu’une des caractéristiques médiatiques de la télévision est de pouvoir, comme la radio, retransmettre en direct un événement [38] ». La télévision doit effectivement son premier succès à la retransmission en direct du couronnement de la reine d’Angleterre en 1953. Puis le sport la lance définitivement. En 1958, le boom de la coupe du monde de football aurait augmenté la vente de récepteurs de 20 % [39]. La télévision apparaît donc comme un prolongement de loisirs déjà populaires et connus. Elle n’est pas encore un loisir domestique pour tous. Elle est en passe de le devenir. L’existence d’un service public de télévision, qui laisse penser que l’accès aux programmes est une sorte de droit, est un excellent moyen de persuasion.

13Les ordonnances du 9 août 1944 et du 23 mars 1945 font de la Radiodiffusion française un monopole d’État. La télévision est intégrée dans ce monopole. L’État fabrique les programmes. Il équipe le pays pour les recevoir. Récusant le modèle américain d’une télévision commerciale, l’essentiel du financement de la télévision est obtenu grâce à l’instauration d’une redevance. C’est une sorte d’impôt donnant droit à l’usage de la télévision pour le consommateur contribuable, mais absolument pas proportionnel aux coûts du marché. La redevance ne représente en 1959 que 6 % environ du coût du récepteur [40]. La logique qui guide les programmes comme le réseau de télévision est une logique de service public. Tout le monde, en tout point de la France a le droit, moyennant un prix identique, d’accéder aux programmes. Eu égard à la modicité du forfait, l’offre est quasi gratuite et dépend de la vente des téléviseurs pour se développer. Ce droit à la télévision apparaît essentiellement dans les années 1950 comme un droit à la culture et à l’éducation. Sur ces logiques de service public, se greffent en effet des logiques éducatives et culturelles. Les hommes de télévision ont des rêves. Leur figure de téléspectateur privilégiée est le mineur du Nord. Jacques Krier explique ainsi que « dès son démarrage la télévision était très populaire. Nos meilleurs clients c’était les paysans et ces mineurs du Nord qui se saignaient aux quatre veines pour avoir la télévision [41] ». Pour Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « on prolongeait sur la télévision les valeurs antérieures de l’éducation populaire qui ont tellement marqué les politiques culturelles […]. Dans cette perspective, l’image était destinée à frapper l’esprit des gens ne maîtrisant pas bien l’écrit [42] ». Dès l’origine ou presque, s’esquisse l’idée d’une télévision destinée à tous, en même temps que celle d’un « droit » à la télévision. Cette idée contraste avec la politique de taxation et de crédit des téléviseurs, qui les désigne clairement comme des biens somptuaires. De fait, la diffusion des téléviseurs se heurte aux restrictions à la consommation qui frappent les biens jugés non utilitaires. Le téléviseur est taxé comme un produit de luxe. L’État ne se contente d’ailleurs pas d’appliquer une TVA de luxe au téléviseur. Il restreint les conditions de crédit. Il joue sur deux éléments, la quotité et la durée. Alors qu’au début des années 1950, la durée des crédits en télévision est de dix-huit mois et le versement comptant de 20 %, on passe en juin 1957 à douze mois et 35 %. Réprimer le crédit à la consommation, c’est montrer que ce dernier joue un rôle important. Ce rôle, les constructeurs l’ont compris dès les années 1930, comme en témoigne l’attitude de Philips et Thomson mettant en place la Radiofiduciaire ainsi que le Crédit électrique et gazier pour financer l’achat de postes de radio et de biens électroménagers. Ces organismes se tournent naturellement vers la télévision dans l’après-guerre. Signe d’un marché prometteur, le Cetelem, organisme de crédit spécialisé dans l’électroménager né d’une union de banques en décembre 1953, s’engage dans la télévision dès 1954 [43]. La progression des achats à crédit est forte. Selon Entreprise, au milieu des années 1950, près de 50 % des appareils de radio et de télévision seraient vendus à crédit [44]. Une étude de Cetelem en 1962 explique que les ventes à crédit ont amené près de cinq fois plus d’acheteurs de téléviseurs [45]. Parmi les plus gros acheteurs à crédit, il n’est pas étonnant de trouver des clients sûrs, c’est-à-dire des salariés aux revenus plus moyens que faibles. Dans un bilan à la fin de la décennie [46], le Cetelem montre que ce sont les employés et les ouvriers qui font le plus appel au crédit. Alors qu’ils achètent 11 % des téléviseurs, ils ont recours au crédit dans 31,4 % des cas.

14Le téléviseur est encore un bien dont la diffusion est faible et restreinte géographiquement et socialement. La partie ouest du pays ignore encore largement de quoi il s’agit. Pourtant, l’engouement populaire qu’elle suscite et son enracinement rapide tendent à illustrer sa spécificité. Avec les années 1960 et le coup de fouet donné à son développement, le téléviseur entre massivement dans le débat public et dans le foyer.

De l’objet désiré à l’objet consommé

15Dans les années 1960, de nouvelles dynamiques se mettent en place. L’État avec de Gaulle accorde une attention toute particulière au petit écran. L’objet devient de plus en plus accessible et sa montée en puissance est impressionnante. Alors que 10 % à peine des foyers sont équipés en téléviseurs à la fin des années 1950, 62 % le sont en 1968. Cette massification de l’équipement jointe à celle de l’écoute construisent peu à peu un loisir domestique familial et quotidien. Pour autant, son ancrage reste imparfait. Délégitimé par les intellectuels, le téléviseur reste encore inégalement réparti au sein des foyers français.

16Avec la Cinquième République, les efforts en direction de l’équipement et des programmes sont amplifiés. Le gouvernement réserve alors une attention toute particulière à ce nouveau média. « J’ai la télévision, je la garde », aurait dit Charles de Gaulle qui s’estimait lésé par les autres moyens d’information. La télévision n’est plus un simple enjeu culturel, elle devient un enjeu politique. Certes, l’achèvement de la couverture du territoire en émetteurs pour la première chaîne dépend pour beaucoup des efforts de la décennie précédente. Mais ces efforts sont accrus. La deuxième chaîne fait son apparition en 1964 et double l’offre des programmes. La nécessité de la faire émettre dans une norme différente de la première chaîne oblige cependant à constituer un réseau distinct et donc à retarder l’équipement du pays. Elle dessert 80 % du territoire à la fin des années 1960. La composition de son public (majoritairement urbain durant la décennie) s’en ressent. Le volume des programmes s’étoffe. On passe de 2 950 heures de programmes en 1963, à 5 207 heures de programmes en 1967 [47]. L’offre se veut plus attractive. Le service des relations avec les auditeurs et les téléspectateurs qui existe depuis 1954 est rebaptisé en service des études de marché. L’appellation n’est sans doute pas anodine… Si le triptyque « informer, éduquer, distraire » n’est pas abandonné, il faut désormais « faire la télévision que demandent les téléspectateurs [48] ». Mais la dynamique vient aussi des constructeurs. Le téléviseur devient alors un objet accessible à toutes les bourses.

17Indice du dynamisme d’une industrie de plus en plus concentrée pour faire face au Marché commun, la baisse du prix des téléviseurs est spectaculaire durant la décennie. Sur l’ensemble des prix de détail de l’électroménager, les prix de la radio-télévision sont ceux qui ont effectué la plus forte chute au cours des années 1960. Ils passent de l’indice 100 en 1959 à l’indice 55 environ en 1967. L’indice des prix de l’électroménager tourne autour de 70. En 1963, le prix d’un récepteur de télévision noir et blanc s’élève à 1 500 francs de l’époque [49]. Il faut donc 2 mois de travail environ à un ouvrier pour espérer en acquérir un. Au début des années 1970, 27 jours de travail environ sont nécessaires [50], et le prix médian d’un récepteur noir et blanc se situe autour de 1 300 francs [51]. L’allongement de la durée des crédits (encore le quart des achats de téléviseurs noir et blanc durant la période) de 18 à 21 mois au cours des années 1960 et la baisse de la TVA de 33 % à 23 % en juillet 1970 facilitent également l’accessibilité à un produit qui ne cesse d’évoluer. L’apparition du tube 110 au début de la décennie permet une taille d’écran plus grande et un encombrement moindre. Les écrans atteignent pour les plus grands 77 centimètres. Avec le transistor, qui apparaît au milieu des années 1960, le téléviseur devient plus fiable, parfois portable. La conjonction de ces facteurs accélère le développement du marché, ce dernier contribuant également à soutenir l’offre financièrement et à l’étoffer. Cette envolée de l’équipement est un trait distinctif de la décennie 1960 qui s’accompagne d’un important mouvement de démocratisation et contribue à faire du téléviseur un loisir domestique, quotidien et familial.

18De fait, le marché s’envole. On passe de deux millions de récepteurs en 1960 à onze millions environ en 1970 soit une multiplication par près de cinq. D’après l’Insee, de 1958 à 1968, le nombre de récepteurs de télévision a été multiplié par neuf [52]. C’est la plus forte évolution parmi tous les biens durables puisque, dans le même temps, le nombre de récepteurs radio a été multiplié par sept, le nombre de machines à laver par quatre, le nombre de réfrigérateurs par six. La croissance du taux d’équipement des ménages confirme cette évolution. Plus de la moitié des foyers français possède au moins un récepteur de télévision à la fin des années 1960 [53]. Cette diffusion massive accélère la démocratisation de l’objet. Le fort équipement ouvrier en fin de période en témoigne. Comme l’indique Robert Rochefort, la télévision est un cas « tout à fait atypique […]. L’indice de retard pour la moyenne de la population n’est que de trois ans et, fait très spécifique, les taux d’équipement des cadres supérieurs et professions libérales sont en 1970 presque identiques à ceux des cadres moyens, employés et ouvriers [54] ». Marc Martin relate ainsi une enquête de La Marseillaise de l’Essonne en 1968 qui s’étonne, en pénétrant dans un foyer, de voir que « ce que l’on aperçoit du premier coup d’œil, en entrant dans la modeste cuisine […] c’est le petit écran. Il a en effet conquis droit de cité même chez les humbles [55] ». Le téléviseur y passe avant bien des dépenses considérées comme utiles.

19Au fur et à mesure que l’objet pénètre dans les foyers, se construisent les usages et la place de la télévision, qui se meut en loisir domestique, quotidien et familial. Les statistiques de l’Insee montrent d’abord qu’on a affaire à une télévision familiale, à une « télévision de papa ». Ce sont les ménages de plus de 40 ans qui ont la plus grande partie du parc de téléviseurs. Les 50 à 54 ans sont les plus équipés en 1969 avec 78,6 %. À l’inverse, les plus âgés et les plus jeunes restent les moins équipés. La répartition par nombre d’enfants laisse clairement apparaître que le petit écran est un bien familial. Dès 1965, les familles ayant cinq enfants ou plus sont les plus équipées ; 59,4 % pour une moyenne de 45,6 %. Inscrit dans les familles, le téléviseur s’ancre dans leurs temps quotidiens. Les chiffres des durées d’écoute l’illustrent. Dès 1964, les Français de 15 ans et plus (catégorie restrictive, il est vrai) qui possèdent un téléviseur ont une durée d’écoute de plus de deux heures par jour [56]. Cette durée atteint près de deux heures et demie en 1969 [57] alors que, pour la grande majorité de ces nouveaux propriétaires, cet objet ne s’inscrivait pas dans leur calendrier quotidien au début de la décennie. Ces nouveaux temps pris par le petit écran s’inscrivent dans des cadres précis. Selon Gisèle Bertrand et Pierre-Alain Mercier, il existe « une relation quasi mécanique entre l’usage de la télévision et le temps que l’on passe globalement chez soi […] [58] ». « Ponctuation de fin de journée », comme l’indique Gabriel Thoveron, « le temps “télévision” se situe en dehors des horaires normaux de travail salarié [59] ». Il est en ce sens fortement conditionné par le temps disponible hors de son travail. Cette diffusion et cette écoute massives ne transforment pas pour autant le téléviseur en un objet parfaitement intégré et uniformément diffusé au sein de la société française.

Un ancrage imparfait

20Au fur et à mesure de son expansion, la télévision est peu à peu englobée dans la critique de la culture de masse, tandis que sa prise en main par le pouvoir la disqualifie aux yeux de certains. La télévision est un divertissement, mais aussi un bien culturel et éducatif. C’est sur cette dimension, nous l’avons vu, que les pionniers des années 1950 insistent. Pourtant, déjà dans ces années, le « huitième art » ne suscite que désintérêt. Avec sa diffusion dans les masses, le désintérêt se meut en critique féroce. Dans un article consacré à « l’objet » télévision [60], Laurent Gervereau montre que le discours change à l’orée des années 1960. La dimension politique marquée en ces années de gaullisme transforme le discours en un discours négatif. C’est bien l’idée d’une télévision instrument de propagande du pouvoir qui suscite les résistances des intellectuels, et plus particulièrement des intellectuels de gauche. La télévision est attaquée comme spectacle mais surtout dans ses effets, dans la « fascination imbécile face aux images [61] » qu’elle susciterait. Emmanuelle Loyer indique qu’« à travers la TV, c’est aussi toute la culture de masse qui se trouve mise en procès [62] ». Les intellectuels se montrent « rétifs à une culture de masse exportée des États-Unis ». Mais selon elle, des « raisons historiques, propres à la France en expliquent le rejet initial ». La télévision éducative rêvée par les pionniers des années 1950 « achoppe devant la réalité d’une télévision de divertissement et d’un public délaissant l’émission édifiante pour la variété ». À cette double critique (« critique politique contre l’omniprésence gaullienne, critique sociologique contre l’abêtissement des masses [63] ») s’ajoute celle du bien de consommation de masse. Le sociologue Jean Baudrillard en 1970 stigmatise cette « idéologie égalitaire du bien être », cette « démocratie de la TV, de la voiture et de la chaîne stéréo [64] ».

21Cette triple disqualification pourrait expliquer les réticences de certaines catégories sociales et singulièrement celles des cadres moyens face à l’équipement télévisuel. On peut se demander si le fait que le téléviseur soit à ce point diffusé dans les masses n’engendre pas une logique de dédain pour un bien et un média qui seraient à certains égards trop populaires. Mais au début des années 1970, ces catégories réfractaires sont près de 80 % à être équipées en téléviseurs. Et le moindre équipement n’implique pas nécessairement une résistance face à l’objet, qui indiquerait que le discours antitélévision a été assimilé. Ce déficit de légitimité n’explique pas seulement les principales disparités qui subsistent au sein de l’équipement. À la fin des années 1960, les ménages à bas revenus sont sous-équipés par rapport à la moyenne, tandis que les hauts revenus sont proches des taux de saturation (85 %). En décembre 1969, l’écart des taux d’équipement entre les ménages dont les revenus sont inférieurs à trois mille francs et ceux dont les revenus sont supérieurs à cinquante mille francs atteignent encore soixante-trois points (22,2 % contre 85,5 %). Le revenu joue encore un rôle prépondérant. Les agriculteurs restent en retrait (leurs taux d’équipement demeurent inférieurs à la moyenne sur toute la période), et les régions rurales sont les dernières à avoir été couvertes en émetteurs. Ces inégalités d’équipement se doublent d’inégalités dans le type d’équipement. La possession ou non de la deuxième chaîne devient ainsi un élément de différenciation. Alors que son voisin peut enfin avoir la télévision, un témoin explique que « grâce à la seconde chaîne, nous arborions sur notre toit une antenne d’un type nouveau, autrement plus moderne que le rustre râteau qui faisait sa fierté [65] ». La deuxième chaîne exige en effet un deuxième poste capable de la recevoir. La posséder n’implique cependant pas nécessairement de la regarder. En 1967, selon certains dirigeants de la télévision, « la première chaîne reste aux yeux du public la chaîne fondamentale […] pour des raisons techniques, pour ne pas risquer de le dérégler, peu de gens laissent le poste réglé en permanence sur la deuxième chaîne [66] ». Le téléviseur reste donc à la fois un symbole social et un objet technique. Le portable qui fait son apparition dès les années 1960 autorise timidement une nouvelle distinction par l’usage. Outre qu’il permet une utilisation plus individuelle, il peut être apporté en vacances, dans une résidence secondaire ou dissimulé discrètement dans une chambre. C’est peut-être ce qui explique qu’il soit encore désigné en 1982 comme « un bien de classes » réservé aux cadres [67].

22En tout état de cause, la démocratisation du téléviseur s’accélère au cours de la décennie. Elle se déroule « dans le cadre d’un modèle de consommation de masse centré sur le ménage et la famille [68] ». Pourtant, l’objet n’a encore rien d’ordinaire. Frappé de suspicion et délégitimé aux yeux de certains, il reste encore un bien inégalement partagé. Cette dernière caractéristique tend à s’estomper dans la décennie suivante.

Un objet qui se banalise

23Alors que portable et surtout couleur se substituent peu à peu au noir et blanc, l’équipement se poursuit. La télévision touche au milieu des années 1980 la quasi-totalité des foyers français. Elle s’ancre définitivement dans le paysage quotidien et impose sa nécessité en même temps que sa banalité. Pourtant, la télévision n’est peut-être pas « l’uniformité, l’indifférenciation incarnée [69] » que la généralisation de l’équipement semble indiquer.

24Les années 1970 sont celles où l’objet prend un caractère quasi universel. Au milieu des années 1980, 92 % des gens sont équipés en téléviseurs. Toutes les catégories sociales le sont massivement. Une étude de l’Insee d’avril 1982 n’hésite pas à présenter le téléviseur comme « un équipement à part ». Tout en remarquant le relatif sous-équipement des agriculteurs, puisque 21 % d’entre eux n’ont pas la télévision en 1982, et en notant qu’une part de l’explication réside dans l’équipement tardif des régions rurales en émetteurs, l’auteur de l’étude indique que cette réserve est « moins marquée que pour les autres biens de loisirs de nature voisine [70] ».

25Le téléviseur est désormais un bien courant, dont la possession n’est plus liée au revenu. Il n’est alors « plus digne d’attention » et « sa fabrication n’est plus aussi valorisante que celle des produits de pointe [71] ». Un téléviseur noir et blanc en 1984 ne coûte plus que mille cent cinquante francs courants environ [72], soit une semaine à peine de salaire pour un ouvrier. Le désintérêt des industriels se manifeste par la hausse des importations. L’objet n’a plus besoin d’un réseau de spécialistes pour être vendu. Au début des années 1980, près du quart des téléviseurs noir et blanc sont vendus dans les grandes surfaces alimentaires, 15 % aux spécialistes de l’équipement et de la maison [73], alors qu’au milieu des années 1970, 64 % des téléviseurs noir et blanc étaient distribués par des spécialistes. Cette diffusion en particulier au sein des grandes surfaces alimentaires, dont l’atout est le prix plus que le service, illustre clairement cette banalisation du produit. Sa technicité n’effraie plus.

26Ce n’est pas le cas du téléviseur couleur dont la distribution est encore assurée à 46 % par les réseaux de revendeurs spécialistes au début des années 1980, tandis que les grandes surfaces alimentaires en assurent déjà 13 %. L’objet reste un objet technique, dont on attend encore un important service après-vente. Il reste coûteux. En 1969, il faut encore quatre mois de salaire ouvrier pour acquérir un téléviseur couleur, deux mois en 1976, un peu moins d’un mois de salaire en 1984. À cette date, un téléviseur vaut près de quatre fois le prix d’un téléviseur noir et blanc [74]. Près du tiers des ventes de téléviseurs couleur se font à crédit à la fin des années 1970 [75].

27Mais sa diffusion se fait très largement sur le modèle du noir et blanc. Elle est rapide puisque, dès décembre 1984, 66,4 % des foyers français sont équipés en couleur alors que le marché n’a démarré qu’une quinzaine d’années plus tôt. La démocratisation est également rapide. Une étude d’avril 1982 souligne que, si les catégories les plus aisées sont encore les plus équipées, la télévision couleur séduit « une proportion non négligeable de ménages aux faibles ressources prêts à accepter des sacrifices […] pour en faire l’acquisition [76] ». On retrouve un schéma identique à celui du noir et blanc. Cependant, on ne retrouve pas le fort équipement ouvrier qui caractérise le noir et blanc. L’apparition de la couleur ne modifie pas réellement la place de la télévision au sein du foyer et l’ancre plus profondément dans le quotidien et la nécessité. Dès 1975, France Soir explique que « refuser la télévision en 1975, c’est un coup d’éclat [77] ». Celle qui est devenue « la reine des loisirs domestiques », selon l’expression du sociologue Michel Verret, est massivement regardée chaque jour, à tel point que ce qui était une fête au début des années 1950 est devenu un besoin à l’orée des années 1970.

28Au début des années 1970, la diversification des chaînes devient une réalité. La deuxième chaîne est sur la plupart des récepteurs. La troisième chaîne fait son apparition en 1973. L’offre double en volume. On passe de 5 974 heures de programmes en 1969 [78] à 11 673 heures en 1984 [79]. TF1 et Antenne 2 représentent 80 % du volume horaire des programmes. « D’une diffusion compacte débutant vers 18 heures, s’achevant en général vers 23 heures en 1974 [80] », TF1 et Antenne 2 tendent à couvrir l’ensemble de la journée. Cette occupation de plus en plus importante des temps de la journée n’accentue pourtant pas l’emprise de la télévision. Les durées d’écoute moyennes se stabilisent autour de cent soixante-dix minutes [81]. L’écoute reste massive. L’Insee en 1982 évalue à un tiers le temps occupé par la télévision dans les loisirs des Français [82]. Dans les années 1970, les « générations télé » (celles qui voient le jour après 1958 et qui ont connu la télévision dans leur enfance [83]) arrivent à l’âge adulte. Bercées au son de Bonne nuit les petits, une émission qui fait son apparition en 1962, habituées à l’objet, ces générations contribuent à faire de la télévision un bien de première nécessité dans leur quotidien. Pour elles, la télévision est devenue une chose aussi normale que les autres éléments usuels du foyer. Pour certains, elle est même indispensable.

29L’attentat des autonomistes bretons contre l’émetteur de télévision de Roc’h Trédudon dans le Finistère en 1974 illustre ce caractère impératif que prend la télévision. Ceux qui dépendent de l’émetteur (trois cent cinquante mille foyers) n’ont pas accès à la télévision pendant un mois. Télé 7 Jours n’hésite pas à nous dire : « Après l’attentat de Trédudon, la vie changée pour un million de Bretons. » Un vieux paysan explique : « Ce n’est pas la peine de parler de l’autonomie de la Bretagne si on commence par “bousiller” nos richesses. Vous vous rendez compte ? Qu’allons-nous faire ici de nos soirées ? Elles vont être longues. Nous avions toujours été loin de tout. Avec la télévision, nous avions l’impression que nous avions rejoint les autres. Maintenant tout ça nous semble plus loin encore [84]. » Un nouvel article la semaine suivante titre même : « C’est comme si on nous avait coupé l’eau ou l’électricité [85]. » Le téléviseur est devenu un objet banal, une habitude voire une nécessité. Tout le monde ou presque possède un téléviseur. Pour Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « sa possession répond à un conformisme social si fort que son absence dans le logement ne peut signifier que le dénuement ou, si les autres éléments du train de vie viennent démentir cette interprétation, qu’un choix culturel par ailleurs de plus en plus rare [86] ». Mais pour ces mêmes auteurs, il faut « interroger la banalisation [87] » du téléviseur, en particulier au travers des comportements. En effet, le téléviseur continue de construire des identités distinctes de « consommateurs-téléspectateurs » par un glissement subtil de l’équipement aux usages. Dans un pays où les foyers sont équipés à plus de 90 % en téléviseurs, c’est moins dans le refus de l’équipement que dans la manière de l’utiliser que l’on se distingue des autres, que ce soit par la possession d’outils pour contrôler la télévision, ou par le fait de ne pas la regarder.

Vers une personnalisation de l’objet ?

30De nouveaux équipements font leur apparition à la fin des années 1970 : la télécommande et le magnétoscope. Mais ils ressemblent davantage à des outils pour contrôler la télévision qu’à des équipements distincts. La télécommande fait son apparition en France dès 1961. Pourtant, ce n’est qu’au début des années 1980 qu’elle s’impose réellement et inaugure une nouvelle ère pour le téléspectateur, celle du « zapping ». Pour les auteurs d’une étude sur les pratiques culturelles des Français, c’est elle qui semble donner le choix entre les émissions. Elle autorise une certaine liberté par rapport au calendrier des programmes [88]. Cette liberté apparaît limitée quand on la compare à celle que procure un magnétoscope. Ce dernier fait son apparition en France en 1978. Très vite son usage devient presque exclusivement l’occasion de maîtriser la télévision, comme en témoigne une étude menée en 1981 [89]. Les entretiens livrés par les auteurs – dont le caractère est par conséquent subjectif d’autant que le corpus est limité – semblent faire écho au discours publicitaire selon lequel le magnétoscope permet de « plier la télévision à [ses] horaires [90] ». Une secrétaire explique que, quand « les amis débarquent, par politesse, on éteint la télé mais on l’éteint sans restriction [91] », suggérant par là combien son calendrier quotidien se structurait, avant l’arrivée du magnétoscope, en fonction de la télévision. Pour tous, selon les auteurs, il s’agit d’imposer sa temporalité propre à la télévision, de reconstruire « sa » télévision.

31La possession de ces outils au début des années 1980 est réservée encore aux cadres supérieurs et professions libérales, et celle de la télécommande croît en fonction du revenu et de la taille de l’agglomération [92]. Elle est loin d’être dans tous les foyers, en 1988 encore. En 1984, seuls 10,3 % des foyers français sont équipés en magnétoscopes [93]. Au début des années 1980, l’usager du magnétoscope aurait un âge moyen de 30-35 ans, un niveau socioprofessionnel nettement supérieur à la moyenne et serait citadin [94].

32Avec ou sans ces équipements, les usages apparaissent différenciés. En 1978, dans une étude consacrée à la télévision en milieu paysan, dans le petit village de Tauxigny, non loin de Tours, le sociologue Jean-Pierre Corbeau distingue à l’Ouest les milieux pauvres des polyculteurs des milieux aisés des gros exploitants. Si tous ont acheté la télévision, leurs attitudes, les usages et la place qu’ils lui accordent diffèrent. L’antenne ici « symbolise une promotion sociale » et, dans certains cas, l’achat d’une télévision est encore « une folie ». C’est le cas d’un Tauxignois qui vivait dans un habitat quasi insalubre et dont le premier geste, après avoir gagné au tiercé, fut d’acheter une télévision [95]. Chez les petits agriculteurs, « on place l’appareil à un endroit qui devient le lieu focalisateur de tous les regards ». Certaines logiques plus proches des années 1960 perdurent dans des milieux plus tardivement équipés. Dans les fermes des polyculteurs, le récepteur se trouve dans la cuisine alors qu’à l’Est, il se situe dans une pièce différente. Chez ceux qu’il nomme les « ruraux défavorisés », le récepteur est allumé en permanence [96] alors que les gros exploitants riches de l’Est choisissent et sélectionnent leur programme. Cette différence d’attitude est peut-être aussi une différence d’acquisition dans le temps. Une étude sur le magnétoscope grand public laisse entendre que parmi ceux qui aiment la télévision, les hommes des catégories sociales les plus populaires sont les plus nombreux [97]. Pour Olivier Donnat, le fait de ne pas regarder la télévision tous les jours est une pratique télévisuelle distinctive [98]. Il différencie les « gros » consommateurs des petits consommateurs de télévision. Si les « gros » consommateurs se retrouvent dans toutes les catégories de la population, la moindre écoute télévisuelle caractériserait plutôt les catégories sociales aisées. Le capital culturel semble jouer un rôle important, tout comme l’offre culturelle environnante. Les Parisiens figurent parmi les petits consommateurs. Michel Souchon souligne de son côté, l’importance de la scolarité et de l’âge [99]. La proportion de non-spectateurs est un peu plus forte au-dessous de 35 ans et dans les groupes à scolarité plus longue. Pourtant, comme le fait remarquer une étude du Bureau d’informations et de prévisions économiques en 1982, « l’image de loisir populaire que l’on donne souvent à la TV […] ne doit pas faire oublier que, chaque soir, 58,3 % des familles de cadres supérieurs, 64 % des étudiants, 68,7 % des petits patrons sont devant leur poste, et que pour eux aussi cette pratique quotidienne vient loin devant toutes les autres, en matière de culture et de communication [100] ».

33Le déplacement subtil de l’équipement aux usages ne doit pas faire oublier que la télévision est tout sauf un objet banal dont les signes distinctifs seraient absents. Le bien inconnu et étrange des années 1950 est devenu un « besoin aussi vital que l’eau et l’électricité [101] » dès les années 1970. Il n’est déjà plus question de remettre en question sa place presque « naturelle », voire automatique, dans les foyers. Diffusé et regardé massivement dans la presque totalité des ménages français au milieu des années 1980, le téléviseur est devenu le symbole de la société de consommation de masse qui naît dans l’après-guerre. Pourtant, massification et banalisation masquent la réalité de la construction de l’objet. Dans le prolongement des pratiques de loisir de l’entre-deux-guerres, le téléviseur s’est démocratisé et enraciné rapidement. Couleur comme noir et blanc, les catégories populaires n’ont pas regardé à la dépense. Bien culturel destiné aux catégories populaires, instrument politique, symbole d’un univers matériel honni, le téléviseur s’est trouvé partiellement délégitimé. Et, en dépit de certaines réticences, toutes les catégories sociales se sont massivement équipées. Mais derrière cette masse des acheteurs de téléviseurs, se dissimulent des individus téléspectateurs pour qui la place et les usages du téléviseur diffèrent et dont les pratiques ont été peu explorées. « Au fond, on ne s’explique pas vraiment pourquoi les téléspectateurs aiment la télévision [102]. »


Mots-clés éditeurs : consommation, usages, télévision, marché, banalisation

Date de mise en ligne : 01/08/2006

https://doi.org/10.3917/ving.091.09

Notes

  • [1]
    Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France, Paris, Seuil, 1998, t. IV, p. 234.
  • [2]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision, essai d’identification d’un objet, recherche sur des stratégies d’avenir, compte rendu de fin d’étude financé par le ministère de la Recherche et de la Technologie et Thomson grand public, décembre 1986, p. 18.
  • [3]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, op. cit., p. 31.
  • [4]
    Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation xviiie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1997, p. 15.
  • [5]
    Annuaire statistique de la France 1985, résultats de 1984, Paris, Insee, 1985.
  • [6]
    Terme utilisé dans une étude sur le cinéma français, citée dans Gabriel Thoveron, Radio et télévision dans la vie quotidienne, Centre d’étude des techniques de diffusion directe, Bruxelles, Institut de sociologie, université libre de Bruxelles, 1971, p. 174.
  • [7]
    Éditorial de Marcel Leclerc, Télé magazine, semaine du 20 au 26 novembre 1955.
  • [8]
    Entretien avec René Besson, directeur technique chez Thomson, 13 décembre 2002.
  • [9]
    Centre d’étude des revenus et des coûts, Les Circuits de distribution des appareils électrodomestiques, Paris, La Documentation française, 1984, p. 37.
  • [10]
    Jean Fourastié, Prix de vente et prix de revient. Recherche sur l’évolution des prix en période de progrès technique, EPHE, Cnam, 11e série, Paris, Montchrestien, 1961, p. 197.
  • [11]
    Jean Fourastié, op. cit., p. 197.
  • [12]
    Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174.
  • [13]
    Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [14]
    Chiffres élaborés à partir d’Olivier Marchand, Claude Thélot, Alain Bayet et alii., Le Travail en France 1800-2000, Paris, Nathan, 1997, annexe « salaire nominal, prix, salaire réel ouvrier, coût du travail ouvrier de 1821 à 1995 », p. 241 ; et Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [15]
    Insee, « Quelques données statistiques sur l’équipement des ménages en avril 1963 », Bulletin hebdomadaire de statistique, 815, 8 février 1964.
  • [16]
    5 à 20 % du prix du téléviseur selon les antennes.
  • [17]
    Jacqueline Joubert, Lettre à Emma, Paris, Hachette Littératures, 1980, p. 42.
  • [18]
    André Burguière, Bretons de Plozévet, Paris, Flammarion, « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1975, p. 155.
  • [19]
    Gabriel Thoveron, op. cit., p. 174.
  • [20]
    Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
  • [21]
    Ibid., p. 37.
  • [22]
    Christian Brochand, Histoire générale de la radio et de la télévision en France, t. II : 1944-1974, Paris, La Documentation française, 1994, p. 426.
  • [23]
    Joffre Dumazedier et Aline Ripert, Loisir et Culture, Paris, Seuil, 1966, p. 11-12, cités par Gabriel Thoveron, op. cit., p. 271.
  • [24]
    Marie-Françoise Lévy, « La création des télé-clubs, l’expérience de l’Aisne », in Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République. Les années 50, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 107-131.
  • [25]
    Marie-Françoise Lévy, op. cit., p. 114.
  • [26]
    Unimarel, La « Démocratisation » de l’équipement ménager, 1957, p. 3 (archives Cetelem).
  • [27]
    Le coefficient d’élasticité au revenu permet de mesurer la sensibilité de telle ou telle consommation à un changement du montant du revenu. E =C/R (où E est le coefficient d’élasticité au revenu, C la variation en pourcentage de la consommation et R la variation en pourcentage du revenu).
  • [28]
    Unimarel, op. cit., p. 4.
  • [29]
    Ibid., p. 10.
  • [30]
    Les chiffres après la virgule sont très peu précis. Il faut prendre ces données comme des ordres de grandeur.
  • [31]
    Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Éd. de Minuit, 1970, p. 18, 1re éd. 1957.
  • [32]
    Évelyne Cohen, « Télévision, pouvoir et citoyenneté », in Marie-Françoise Lévy (dir.), op. cit., p. 31.
  • [33]
    Exemple cité dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, op. cit., p. 40.
  • [34]
    Michel Souchon, Petit écran, grand public, Paris, La Documentation française, 1980, p. 20.
  • [35]
    Il faut rappeler son implication dans la mise en place des télé-clubs de la Confédération nationale des familles rurales.
  • [36]
    Paul Benoist, Télévision, un monde qui s’ouvre, Paris, Fasquelle, 1953, p. 53.
  • [37]
    Le Monde, 3 décembre 1953.
  • [38]
    Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne, espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1997, p. 200.
  • [39]
    Jacques Mousseau et Christian Brochand, L’Aventure de la télévision, des pionniers à aujourd’hui, Paris, Nathan, p. 75.
  • [40]
    Chiffres de la redevance fournis par Jérôme Bourdon, Histoire de la télévision sous de Gaulle, Paris, Anthropos/INA, 1990, tableau p. 306. Prix du récepteur issu de Jean Fourastié, op. cit., p. 198.
  • [41]
    Jacques Krier, « Le service public, une valeur absolue », in La Grande Aventure du petit écran, la télévision française 1935-1975, Paris, BDIC/INA, 1997, p. 158.
  • [42]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran. Sur quelques transformations de la consommation », Le Débat, 52, novembre-décembre 1988, p. 111.
  • [43]
    Le Crédit électrique et gazier et le Cetelem mettent en place leur crédit à la télévision avec l’aide d’une société spécialement créée à cet effet, qui réunit des banques, des compagnies d’assurance et des constructeurs : la Société pour le développement de la télévision.
  • [44]
    « La construction électrique, les raisons d’un mouvement ascensionnel », Entreprise, 15 novembre 1954, p. 26.
  • [45]
    Archives Cetelem, hors classement.
  • [46]
    Évolution de l’activité Cetelem 1953-1958 (archives Cetelem 8-3-15).
  • [47]
    Chiffres tirés de Claude Mercier, « Les mutations de la télévision française », Bulletin du comité d’histoire de la télévision, 16, juin-juillet 1987, tableau p. 32.
  • [48]
    Christian Brochand, op. cit., p. 408.
  • [49]
    SCREM revue, 1, juillet 1963.
  • [50]
    Olivier Marchand, Claude Thélot, Alain Bayet et alii., op. cit., p. 241.
  • [51]
    « Dossier TV 1974 », archives Cetelem, hors classement.
  • [52]
    « L’équipement des Français en biens durables à la fin de 1968 », Économie et Statistique, 3, juillet-août 1969, p. 65.
  • [53]
    Ibid., p. 66.
  • [54]
    Robert Rochefort, La Société des consommateurs, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 55.
  • [55]
    Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 337.
  • [56]
    Centre d’étude des supports de publicités, organisme privé né en 1957.
  • [57]
    Jacques Durand, « L’évolution des audiences de la radio et de la télévision au cours des quarante dernières années », Médiaspouvoirs, 21, janvier-mars 1991, tableau p. 138.
  • [58]
    Gisèle Bertrand et Pierre-Alain Mercier (dir.), Temporalités de la télévision, temporalités domestiques, Paris, INA/CNRS éditions, 1994, p. 7.
  • [59]
    Claude Javeau cité dans Gabriel Thoveron, op. cit., p. 306.
  • [60]
    Laurent Gervereau, « De l’objet à l’image. Les représentations de “l’étrange lucarne” », in La Grande Aventure du petit écran…, op. cit., p. 287.
  • [61]
    Sempé dans un album de 1962, cité dans ibid., p. 294.
  • [62]
    Emmanuelle Loyer, « Les intellectuels et la télévision », in La Grande Aventure du petit écran…, op. cit., p. 280.
  • [63]
    Laurent Gervereau, op. cit., p. 301.
  • [64]
    Jean Baudrillard, La Société de consommation, ses mythes, ses structures, Paris, Gallimard, 1983, p. 60, 1re éd. 1970.
  • [65]
    Michel Rdyé, Jacques Mougenot et Jacques Royer, La Télé des allumés, Paris, Aubier, 1988, p. 66.
  • [66]
    Séance du Comité de programmes de l’ORTF, 12 janvier 1967 (archives ORTF).
  • [67]
    Caroline Roy et Daniel Verger, « Le point sur la télévision », Économie et Statistiques, 143, avril 1982, p. 79-86.
  • [68]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 112.
  • [69]
    Ibid., p. 111.
  • [70]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 80.
  • [71]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit., p. 30.
  • [72]
    Chiffres provenant de Philips.
  • [73]
    Statistiques provenant de Simavelec.
  • [74]
    Chiffres calculés à partir de Olivier Marchand et Claude Thélot, op. cit., p. 241 ; et des chiffres Philips sur le prix moyen des téléviseurs couleur de 1967 à 1992 (archives Philips).
  • [75]
    Alain Teugeron, « La percée de la télé couleur », Économie et Statistiques, 110, avril 1979, p. 38.
  • [76]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 81.
  • [77]
    Patrick Miler, Patrick Mahé et Richard Cannavo, Les Français tels qu’ils sont, Paris, Fayard, 1975, p. 69.
  • [78]
    Ministère de la Culture et de la Communication, Service des études et des recherches, Des chiffres pour la culture, Paris, 1980, p. 289.
  • [79]
    Patrick Florenson, Maryse Brugière et Daniel Martinet, Douze ans de télévision 1974-1986, Paris, La Documentation française, « Les études de la CNCL », 1987, p. 91.
  • [80]
    Ibid., p. 93.
  • [81]
    Danielle Bahu-Leyser, « Histoire des équipements TV », Médiaspouvoirs, 31-32, 4e trim. 1993, p. 297-302.
  • [82]
    Caroline Roy et Daniel Verger, op. cit., p. 82.
  • [83]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, Les Pratiques culturelles des Français 1973-1989, Paris, La Documentation française, 1990.
  • [84]
    Rémy le Poittevin, « Après l’attentat de Trédudon, la vie changée pour un million de Bretons », Télé 7 Jours, 23 février-16 mars 1974, p. 102-103.
  • [85]
    Rémy le Poittevin, « C’est comme si on nous avait coupé l’eau ou l’électricité », Télé 7 Jours, 2-8 mars 1974, p. 100-102.
  • [86]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 112.
  • [87]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, Télévision…, op. cit., p. 30.
  • [88]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42.
  • [89]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, Usages et usagers des magnétoscopes « grand public », Paris, INA, 1981.
  • [90]
    Ibid., publicité de JVC citée p. 105.
  • [91]
    Ibid., p. 186. Dans les années 1950, on laissait plutôt la télévision allumée pour les amis.
  • [92]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 42.
  • [93]
    Syndicat des industries de matériels audiovisuels électroniques, L’Électronique grand public française, 1993-1994, p. 15. Monographie remise par le Simavelec.
  • [94]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, op. cit., p. 20.
  • [95]
    Jean-Pierre Corbeau, Le Village à l’heure de la télé, Paris, Stock, 1978, p. 84.
  • [96]
    Ibid., p. 94.
  • [97]
    Jean-Claude Baboulin, Jean-Pierre Gaudin et Philippe Mallein, op. cit., p. 361.
  • [98]
    Olivier Donnat et Denis Cogneau, op. cit., p. 12.
  • [99]
    Michel Souchon, Les Usages de la télévision, Paris, INA, 1978, p. 10.
  • [100]
    BIPE, Le Comportement des ménages en matière de radio, de télévision et de téléphone 1972-1982, avril 1984, p. 32, document de Jacques Durand.
  • [101]
    Jean-Charles Paracuellos, La Télévision, clefs d’une économie invisible, Paris, La Documentation française, 1993, p. 69.
  • [102]
    Pierre Chambat et Alain Ehrenberg, « De la télévision à la culture de l’écran… », op. cit., p. 113.
  • [*]
    Agrégée d’histoire, Isabelle Gaillard est attachée temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) à l’université Grenoble-II – Pierre Mendès France. Associée au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LAHRA) et à l’UMR Institutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE), elle réalise actuellement une thèse sous la direction de Jacques Marseille sur la télévision comme objet de consommation des années 1950 au milieu des années 1980.(gaillard_isabelle@hotmail.com)

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