Couverture de VIN_089

Article de revue

Librairie

Pages 135 à 169

Notes

  • [1]
    Voir Heide Fehrenbach, Cinema in Democratizing Germany : Reconstructing National Identity after Hitler , Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995.
  • [2]
    Georges-Henri Luquet, Les Dessins d’un enfant, Paris, Alcan, 1913.
  • [3]
    À ce sujet voir aussi : Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall, « Opa war kein Nazi » : Nationalsozialismus und Holocaust im Familiengedächtnis, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2002.
  • [4]
    Cf. Peter C. Caldwell, « Controversies over Carl Schmitt : A Review of Recent Literature », The Journal of Modern History, 77, juin 2005, p. 357-387.
  • [5]
    Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Paris, ENS éditions, 1998.
English version

Tenir ! Les soldats dans la Grande Guerre

Cochet François, Survivre au front 1914-1918. Les Poilus entre contrainte et consentement, s. l., 14-18 Éditions, 2005, 267 p., 25 €

1 François Cochet, professeur à l’université de Metz, a déjà publié plusieurs ouvrages sur la Grande Guerre, dont un gros livre sur la captivité. Alors que certains voudraient que les historiens prennent parti entre la théorie de la contrainte et celle du consentement, il met au centre de son interrogation cette opposition même et sa validité. Son intervention indépendante, soucieuse des contextes et critique des sources – il n’utilise pratiquement pas de témoignage postérieur à la guerre – cherche à aller au fond du débat avec rigueur. Son ton n’est jamais polémique, même s’il relève au passage les affirmations manifestement excessives des tenants de l’une et l’autre thèse.

2 Pour lui, contrainte et consentement se combinent plus qu’ils ne s’opposent. Dans ses premiers chapitres, qui ont le mérite de replacer la guerre dans une société dont il souligne la violence latente, et parfois ouverte, il montre comment l’école et le service militaire ont constitué un apprentissage du consentement et une intériorisation de la contrainte. Il décrit ensuite le consentement patriotique des premiers combats, puis la désillusion, l’essoufflement du consentement auquel le commandement réagit par un appel à la contrainte bien analysé par le général Bach dont il reprend la démonstration. Puis c’est l’enfouissement des soldats et celui du consentement. Cette approche chronologique des fluctuations de la contrainte et du consentement s’interrompt pourtant trop tôt. La thèse de Bruno Cabanes, absente de sa bibliographie, lui aurait permis de relever la remontée du consentement et de la haine des Allemands à partir de l’été 1918.

3 François Cochet entreprend alors une analyse fine des raisons pour lesquelles les « poilus » – le terme est attesté avant la guerre et ne vient pas du système pileux des soldats (p. 157) – ont tenu. Il souligne d’abord que « le monde du front n’est pas un » (p. 95). Dans l’espace, il distingue un front proprement dit, le « monde du feu », une bande de deux à cinq kilomètres, un « front-arrière » où l’on rencontre les batteries d’artillerie et la logistique du front, et un « arrière-front » densément peuplé de troupes non combattantes : artilleurs de la lourde, états-majors divisionnaires, gendarmes, cavaliers en attente de percée qui mènent une vie militaire souvent routinière. Dans le temps, il s’efforce de dégager les rythmes qui font alterner coups durs ou grands coups et périodes calmes. Cela lui permet de donner à la question « pourquoi les poilus ont-ils tenu ? » une première réponse, implicite : parce que les PCDF (pauvres couillons du front) n’étaient pas toujours en ligne. Il y avait des répits dans cette tension épuisante.

4 L’analyse se centre alors sur les tranchées, lieu à la fois de contraintes, de solidarités et de micro-consentements. L’auteur souligne l’importance des solidarités du groupe primaire, le rôle des officiers, souvent de réserve, qui encadrent les troupes au combat. « Une manière de “féodalité démocratique” se construit entre hommes et chefs de contact » (p. 154). Le consentement est le fait d’un groupe. Il se consolide par une résignation à la fatalité et une professionnalisation qui fait de la guerre un métier et s’appuie sur une « culture matérielle de l’univers des tranchées » (p. 190) lourde de savoir-faire quotidiens. Qu’étayent aussi des « béquilles » : médailles, courrier, religion, permissions.

5 Tout n’emporte pas l’adhésion dans cette analyse. L’acceptation de la guerre repose aussi sur l’évidence que la France est envahie et son existence menacée : une défaite serait un grand malheur collectif. Il y a là une forme de patriotisme, certes très éloignée des bravades de l’arrière-front et de l’arrière, mais qui a été intériorisée depuis très longtemps par toutes les classes de la société, et même par les ouvriers internationalistes. Mais, sur ses deux points centraux, l’argumentation de François Cochet est solide. D’une part, l’idée d’une « culture de guerre » qui unirait l’arrière et le front est contredite par d’innombrables témoignages : la « dichotomie entre la culture du front et celle de l’arrière constitue une dimension essentielle du vécu de la Grande Guerre » (p. 223). D’autre part, « il faut cesser d’opposer la contrainte et le consentement, parmi les soldats qui connaissent réellement le feu. Les deux sentiments sont intimement mêlés et participent de la cohésion d’ensemble du front. […] La contrainte, très réelle, peut connaître de multiples formes d’adaptation sur le terrain, en fonction de l’attitude des chefs de contact. Le consentement n’est jamais quelque chose d’abstrait et d’éthéré. Il est d’abord micro-consentement à un homme, à celui qui commande » (p. 163). On voit que notre auteur peut légitimement conclure sur un éloge de la complexité. Débat à suivre. Débat qui appelle, en tout cas, une argumentation de même niveau.

6 Antoine Prost

Enfants et guerres

Fehrenbach Heide, Race after Hitler. Black Occupation Children in Postwar Germany and America, Princeton, Princeton University Press, 2005, 263 p., prix non communiqué

7 Modèle exemplaire de la nouvelle vague d’histoire transnationale, le nouveau livre d’Heide Fehrenbach, historienne reconnue outre-Atlantique dans le domaine de l’histoire sociale et culturelle de l’Allemagne, ouvre une nouvelle perspective dans la façon d’étudier les concepts de race, genre et identité nationale dans l’après-guerre. Race after Hitler raconte l’histoire de quelques milliers d’enfants nés après 1945 de mères allemandes et de soldats noirs de l’armée américaine d’occupation dans un pays en pleine transition politique et culturelle. La dénazification de l’Allemagne de l’Ouest se déroulait alors sous le contrôle d’une armée américaine investie d’une mission de démocratisation bien qu’imprégnée de pratiques ségrégationnistes évidentes qui ne devaient pas échapper à une partie au moins de la société qu’elle était censée rééduquer.

8 Quatre années d’occupation américaine engendrèrent entres autres quatre-vingt-quatorze mille enfants issus de l’union de femmes allemandes et de soldats américains dont trois mille seulement à la peau noire. Heide Fehrenbach soutient que l’existence même de cette petite mais très visible minorité posa un vrai défi à la définition historique de la notion de nationalité et d’appartenance à la « race » allemande, définition qui donna lieu à des débats intenses à propos des effets de l’occupation sur le tissu social du pays. Elle montre comment les unions entre soldats noirs américains et femmes allemandes étaient ressenties et interprétées comme une véritable humiliation sexuelle de la société allemande tout entière. Ces unions représentaient un danger pour l’intégrité même de cette nation car la notion de « race » en Allemagne était alors très étroitement liée à la définition du rôle de la femme allemande en tant que mère et épouse. L’occupation et la dénazification de l’Allemagne de l’Ouest par l’armée américaine se déroulent en même temps qu’une forte pression outre-Atlantique pour obtenir une véritable démocratisation de la société et des institutions américaines. Étudier le cas de ces enfants amène à analyser de manière plus générale et fort intéressante les reformulations des notions de race et d’identité nationale pendant l’après-guerre des deux côtés de l’Atlantique.

9 S’appuyant sur une vaste collection de documents, officiels et privés, allemands et américains, dont une grande quantité de rapports et mémorandums gardés par les archives de l’assistance sociale de la bibliothèque de l’université du Minnesota et sur la filmographie allemande qu’elle connaît en experte [1], Heide Fehrenbach a réalisé un travail rigoureux et très novateur. Il ressort, d’une part, que la perception généralisée et dominante encore aujourd’hui en Allemagne d’une politique sociale d’après-guerre ayant abandonné complètement tout critère racial est fausse et, d’autre part, que la reformulation du concept de race après 1945 au sein de la société allemande ne fut point un travail purement national mais plutôt le résultat d’une interaction entre plusieurs pays. Cette reformulation a eu comme résultat un véritable déplacement du concept de race de la communauté juive vers la communauté noire, ce qui permettait un certain éloignement de ce concept des faits de l’Holocauste.

10 Bien que le terrain de recherche et l’approche comparative adoptés par Heide Fehrenbach soient aussi stimulants que fascinants, un doute subsiste sur le fait qu’à partir d’un nombre aussi réduit d’enfants puissent être formulées des conclusions quelque peu générales sur la « reconstruction raciale » de la société ouest-allemande d’après-guerre.

Francesca Trabacca

Schulz Hermann, Radebold Hartmut et Reulecke Jürgen, Söhne ohne Väter. Erfahrungen der Kriegsgeneration , Berlin, Ch. Links, 2004, 176 p., prix non communiqué. Bode Sabine, Die vergessene Generation. Die Kriegskinder brechen ihr Schweigen, Stuttgart, Klett-Cotta, 2004, 288 p., prix non communiqué

11 Les livres de Gunther Grass, En crabe, et de Jörg Friedrich, L’Incendie, ont-ils libéré une parole sur les souffrances des Allemands de la génération de la guerre, parole jusque-là interdite ? Cela n’est pas sûr, mais la question est posée dans ces deux livres, qui traitent chacun des enfants de la seconde guerre mondiale, c’est-à-dire ceux nés entre 1933 et 1945. Le premier, au titre évocateur de Söhne ohne Väter (Des fils sans pères), a été rédigé par trois hommes de cette génération précisément, qui prennent soin de dire d’emblée « d’où ils parlent » c’est-à-dire de raconter qu’eux-mêmes sont des orphelins de la guerre. Les trois auteurs viennent d’horizons différents : l’un est écrivain et éditeur, l’autre psychologue, le troisième enfin historien de l’Allemagne. Leur livre est le résultat de trois ateliers organisés entre 2001 et 2003 dans le cadre de l’Église évangélique de Westphalie. Des dizaines d’hommes ont pris la parole et raconté leur expérience personnelle, celle d’enfants de la guerre qui ont grandi sans père. Leur récit est reconstitué par thème ; les hommes interrogés ont été nombreux à ne permettre qu’un prénom pour les identifier. Les situations familiales ont été très diverses : certains ont connu leur père, ont des souvenirs de celui-ci, d’autres étaient trop jeunes, voire pas nés lorsqu’il a disparu. Ils racontent les souvenirs de la présence paternelle, la recherche de la tombe, lorsqu’elle a été possible, la fuite de l’est. Pour certains, le père est mort au cours de cette fuite, l’enfant a assisté à sa disparition. Pour d’autres, il reste un portrait dans le séjour. Ces hommes racontent avec pudeur et retenue l’absence, le manque, la recherche d’une figure masculine, à travers les animateurs de mouvement de jeunesse, un oncle, un grand-père, voire un prêtre. Ils parlent longuement de leur relation à leur mère (ils ont été interrogés à ce sujet). Deux schémas psychologiques se dessinent : celui de la mère qui remplace son mari par le fils, lui faisant remplir un rôle qui n’aurait pas dû être le sien ; celui de la mère forte, qui tente par sa force de prendre la place du père. C’est d’ailleurs ce deuxième schéma qui domine largement, et l’entrée dans le monde adulte en a été rendue difficile, représentant une réelle rupture. Ces hommes parlent de leur difficulté avec les femmes, de leurs choix professionnels, de la difficulté à être père à leur tour. C’est souvent banal, tant la petite histoire vue sous un aspect psychologisant parfois lourd remplace la grande histoire. Ces témoins ont grandi dans une Allemagne en guerre, puis détruite, puis occupée, puis adenauerienne, conservatrice et pleine de bonne conscience. Peu osent, encore aujourd’hui, affronter la question cruciale, celle qui a empêché justement (relativement) la prise de parole de leur génération : comment être orphelin d’hommes considérés comme criminels, qui ont combattu sous l’uniforme nazi, ont peut-être fait partie de la SS, commis des crimes sans nom ? Ils appartiennent clairement à la génération d’avant 1968, celle qui ne s’est pas vraiment posée de questions sur la responsabilité allemande. L’antisémitisme et son héritage, la culpabilité de pères reportée sur les fils, n’apparaissent qu’à travers la pudeur des récits, dans lesquels ils évitent résolument de se présenter comme victimes. Leurs cadets de quelques années seulement, ceux nés après la guerre justement, ont embrassé le passé de leurs pères, se sont montrés souvent des procureurs. Pas ces orphelins. Un chapitre final présente utilement les statistiques sur les orphelins de guerre allemands, qui furent deux millions et demi.

12 Le deuxième livre a été écrit par une journaliste, Sabine Bode, qui elle-même s’identifie à la génération de la guerre. Il procède d’une petite recherche, en particulier sur les manuels d’éducation à destination des mères publiés dans les années 1930 et 1940, et de nombreux entretiens. Le livre est à la fois plus anecdotique et plus large dans son questionnement. Il ne fait pas l’impasse, par exemple, sur les conséquences d’une éducation commencée sous le nazisme, et qui n’a pas été critiquée après la guerre. Il conclut que le silence des enfants de la guerre sur leur enfance n’a pas été dû à un sentiment de culpabilité ou à une impossible « concurrence des victimes » mais par la nécessité de se concentrer sur la survie. Seule la vieillesse a pu permettre de libérer cette parole.

13 Jean-Marc Dreyfus

Pernoud Emmanuel, L’Invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes, Paris, Hazan, 2003, 327 p., 14 €

14 Le dessin comme lieu d’observation de l’enfance – observation clinique, observation historique – semble être aujourd’hui une évidence couramment reconnue. Le livre d’Emmanuel Pernoud montre qu’il n’en est rien et que l’appréhension du dessin d’enfant est bien une construction qui a pris plus d’un siècle. Tiré de sa thèse d’habilitation, cet ouvrage dépasse très largement le domaine de l’histoire de l’art : derrière l’étude de discours picturaux qui cherchent « dans l’expression graphique de l’enfant un indice tangible de la perception brute », les remarques d’Emmanuel Pernoud intéressent aussi l’historien qui voit dans le dessin d’enfant la possibilité d’un renouvellement archivistique pour l’historiographie de l’enfance.

15 L’auteur rappelle tout d’abord les liens entre dessin et école, en revenant sur la prise en compte progressive du dessin d’enfant sous la Troisième République. Le dessin fait son entrée à l’école primaire en 1882 ; enseignement désormais obligatoire dont l’objectif tient tout entier dans la « méthode géométrique » théorisée par Eugène Guillaume. C’est contre cet « art au pupitre », cette « philosophie redresseuse » que se rebelle, dans les années 1900, la Société de l’Art à l’école en prônant la libération du dessin selon une méthode « intuitive », formulée par Gaston Quénioux, qui substitue à l’assimilation d’un code le développement des facultés. Emmanuel Pernoud montre bien les liens que cette méthode entretient avec la pédagogie et la psychologie expérimentales, alors en plein essor en Europe, symbolisées notamment par l’invention du jardin d’enfants – Kindergarten – de Friedrich Fröbel. L’auteur situe en 1905 le tournant véritable dans l’appréhension psychopédagogique du dessin d’enfant ; il est tout à fait frappant de constater que c’est la même année qu’apparaît la nouvelle génération de journaux pour enfants, comme La Semaine de Suzette ou L’Épatant . Tournant pédagogique, psychologique, éditorial, 1905 semble donc constituer une année charnière dans l’histoire de l’enfance moderne. Dès lors se multiplient les ouvrages d’observation directe : on étudie le dessin d’enfant en temps réel, au moment même de sa réalisation. On lui reconnaît surtout son caractère « sérieux » : avec Georges-Henri Luquet [2], le dessin d’enfant est enfin pris/compris comme « interprétation du monde » (p. 73). Bien plus, à travers ses dessins, c’est l’enfant lui-même qui est reconnu, non pas comme un être en gestation, mais comme un individu en tant que tel. Ici encore les remarques d’Emmanuel Pernoud ont une utilité tout historiographique : l’enfant peut être un acteur et un témoin à part entière, et non plus seulement un adulte miniature et passif.

16 Enfin, l’auteur interroge les liens entre le dessin d’enfant et l’avant-garde de l’art contemporain : « on peut se demander dans quelle mesure l’exemple enfantin n’a pas joué un rôle dans l’émergence d’une conception radicalement nouvelle du dessin et, inversement, quel fut l’impact du nouveau discours artistique sur l’attitude psychopédagogique à l’égard du dessin d’enfant » (p. 90). Après avoir évoqué le « bonhomme Ubu » de Jarry ou « l’enfant et les sortilèges » de Ravel, Emmanuel Pernoud s’attache plus profondément aux Fauves, « enfants terribles » du Salon de 1905. Il cite ainsi Derain, dans une lettre de 1902 : « Je voudrais étudier des dessins de gosses. La vérité y est, sans doute. » Mais c’est plus particulièrement à Matisse et à Picasso qu’il se consacre dans le dernier chapitre, en montrant, par exemple, le parallélisme entre Les Demoiselles d’Avignon et le dessin d’enfant : « Le “nez de travers dans un visage de face” est l’un des aspects les plus voyants du “bonhomme enfantin” et Picasso n’avait pas besoin de consulter des traités savants pour s’en apercevoir » (p. 205). De nombreuses reproductions illustrent heureusement l’excellente analyse d’Emmanuel Pernoud qui, quoique minutieuse et érudite, n’en est pas moins parfaitement accessible aux non-spécialistes d’histoire de l’art.

17 Manon Pignot

Lorenz Hilke, Kriegskinder : Das Schicksal einer Generation, Berlin, Ullstein, 2003, 301 p., 7,95 €. Botz Gerhard (éd.), Schweigen und Reden einer Generation : Erinnerungsgespräche mit Opfern, Tätern und Mitläufern des Nationalsozialismus, Vienne, Mandelbaum, 2005, 161 p., 19,90 €

18 Un enfant allemand qui traverse les épreuves de la deuxième guerre mondiale, que devient-il ensuite ? Quel souvenir garde-t-il de cette époque, si souvent synonyme de la perte d’un parent, du foyer, tout comme de l’illusion d’un monde intact et de sa sécurité personnelle ? À quoi ressemble sa vie pendant la guerre et quel regard portera-t-il en tant qu’adulte sur ces années perdues, passées entre abris antiaériens et séjours forcés à la campagne, avec souvent au bout du compte expulsion, migration et perte du père, sinon des deux parents ?

19 Pour citer Hilke Lorenz, auteur d’un livre à succès outre-Rhin consacré à ces questions, ces années sont devenues des « corps étrangers » dans la vie des personnes concernées ; leurs propres enfants et petits-enfants restent ainsi généralement très peu informés sur leurs biographies. Pourtant, le phénomène n’est pas marginal : la génération née entre 1930 et 1945 compte aujourd’hui 14,8 millions de femmes et d’hommes ; contre approximativement 74000 qui n’ont pas survécu à la guerre des bombes. Survivants, et donc devant s’estimer heureux, les enfants sont élevés selon la formule « banaliser, affaiblir, oublier consciemment et refouler », mais aussi : « Sois courageux, tu dois aider ta mère ! » C’est sous un silence complet concernant le passé récent qu’ils grandissent et contribuent au miracle économique allemand des années 1950. Silence qui est rompu dix ans plus tard, lorsque leurs propres enfants s’interrogent sur le passé de la société allemande, se focalisant sans empathie aucune sur le rôle des parents au sein de la Jeunesse hitlérienne ou du Bund Deutscher Mädchen (BDM) [3].

20 Malgré ce silence accablant, la nette amélioration des conditions économiques et le regard souvent très accusateur de la génération suivante, les cicatrices restent profondes : selon une enquête menée par l’université de Leipzig auprès de ces « enfants de guerre », une femme sur cinq et un homme sur dix connaissent aujourd’hui des crises d’angoisse, effet tardif des traumatismes causés par les bombardements alliés. Tous souffrent de nervosité et de déprime ; ceux qui ont dû quitter leur patrie pâtissent de dépressions : visiblement, la guerre laisse ses traces auprès des combattants actifs et des adultes en général.

21 Se fondant sur des récits recueillis au cours d’entretiens personnalisés, Hilke Lorenz retrace le sort des enfants dans la deuxième guerre mondiale et la gestion de ce passé dans les années qui suivent. Si l’ouvrage procure une lecture intéressante, ouvrant le champ sur un sujet relativement peu abordé – notamment concernant les traumatismes suscités par ces expériences –, il restera néanmoins d’une utilité limitée pour les chercheurs souhaitant se pencher sur le sujet : on regrette ainsi l’absence de toute présentation de la démarche initiale, de la méthodologie employée, de la façon dont les témoignages ont été utilisés et soupesés dans le récit. Peu nombreuses sont les citations directes des témoins : où s’arrête le simple témoignage, où commence l’interprétation de l’auteur ?

22 Le recueil de témoignages édité par Gerhard Botz, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Vienne, est bien plus clair de ce point de vue : partant du constat qu’en Autriche et en Allemagne le national-socialisme et la Shoah relèvent de « l’histoire de famille » et que le souvenir en reste fermement ancré dans la mémoire des familles concernées, il a invité ses étudiants petits-enfants – véritables ou « symboliques » – de la génération de la guerre, à se lancer dans des « entretiens de souvenir ». Leur regard « compréhensif et comprenant » (verständnisvoll und verstehend), combiné avec des approches critiques et nuancées, doit permettre de réduire la tension inhérente à toute « relation d’entretien ». Ces jeunes, majoritairement originaires d’Autriche, suivent les itinéraires de quatorze hommes et femmes, victimes, suiveurs ou acteurs : pour ne citer que peu d’exemples, des survivants des camps de concentration (parmi eux Anise Postel-Vinay), un ancien membre de la Wehrmacht ayant persécuté des partisans dans les Balkans, ou encore cette grand-mère qui estime toujours que le « système » du régime nazi « aurait été le bon » et qui avait accueilli des SS à sa table pendant la guerre. La consternation des étudiants vis-à-vis de la génération de leurs grands-parents transparaît dans le texte. Dans son épilogue consacré à son propre père, Gerhard Botz (né en 1941) rejoint l’une des conclusions de Hilke Lorenz. Il souligne le silence également nourri par les enfants de la génération de la guerre eux-mêmes : en s’opposant à leurs parents, ils se sont certes engagés contre toute guerre, toute violence, et contre le silence des « passés nazis et de guerre », mais cet engagement s’est généralement fait au détriment d’un véritable travail sur le passé de leurs propres familles.

23 Barbara Lambauer

Le nazisme et ses auxiliaires

Cumin David, Carl Schmitt. Biographique politique et intellectuelle, Paris, Cerf, « Passages », 2005, 244 p., 30 €

24 Au cours de ces dix dernières années, Carl Schmitt (1888-1985) a suscité un vif intérêt parmi les scientifiques [4]. David Cumin, maître de conférences en droit public à l’université de Lyon-III, proposant ici une version remaniée de sa thèse, tente de retracer son parcours politique et intellectuel pour un public français. Cela cependant en n’indiquant qu’avec extrême parcimonie l’origine de ses sources (la bibliographie se limite aux publications parues en langue française) et, visiblement, non sans difficultés concernant une position claire vis-à-vis de son objet d’étude. Un petit préambule dénonce ainsi les « discussions, souvent polémiques » sur le personnage : « Entre les accapareurs et censeurs, l’espace est réduit pour ceux qui n’ont d’autre ambition que de connaître et de faire connaître. » Mais faire connaître un cas aussi complexe que celui de Carl Schmitt sur deux cent vingt pages relève d’une véritable gageure, surtout lorsque le lecteur reste sur sa faim quant à la problématique, quand l’ouvrage se termine sans réelle conclusion. Apparemment, l’objectif poursuivi est de démontrer que le « Kronjurist du système présidentiel » de Weimar n’est pas forcément « l’annonciateur du Führerstaat » (p. 128) : « Malgré les ajustements, [Schmitt] reste cohérent de bout en bout. » (p. 144)

25 Se dégage néanmoins, au cours des chapitres (extrêmement saccadés, sinon parfois répétitifs), l’image d’un intellectuel surtout opportuniste. Pour Cumin il s’agit d’un scientifique, « critique de droite du libéralisme » (p. 23), doté d’un « dévouement absolu à l’institution militaire » (p. 37), « exaltant le fascisme italien » (p. 44), inspiré par sa culture catholique mais faisant néanmoins partie des « néo-conservateurs » allemands (p. 71) tel Ernst Jünger, à qui il se trouve souvent comparé. En 1932 encore, Schmitt, conseiller juridique des derniers gouvernements de Weimar, est « hostile, réticent ou hésitant » vis-à-vis du nazisme. Ce qui n’empêche aucunement une adaptation à très grande vitesse à la nouvelle donne dès janvier 1933 : membre du parti nazi en mai, il est nommé conseiller d’État prussien par Göring en juillet de la même année. Grâce à ses appuis bien placés (notamment Hans Frank), d’autres nominations se succèdent en quelques mois : à l’Académie du droit allemand, à la Commission pour la réforme de l’enseignement supérieur, à la direction de la Ligue nationale-socialiste des professeurs de droit et à la direction d’une grande revue de droit allemand, la Deutsche Juristen-Zeitung ; sans parler de la chaire de droit public de l’université de Berlin, « nomination la plus prestigieuse de sa carrière » et à laquelle il accède grâce aux épurations frappant ses collègues/rivaux d’origine juive. Ainsi, « le voici donc à la tête du droit allemand » (p. 135). Schmitt s’enthousiasme pour Hitler qui aurait dépassé l’affaiblissement de l’Allemagne prévalant depuis 1648 « par la collusion de la domination occidentale et des dissensions intérieures » (p. 143). Il n’hésite pas à justifier les purges de juillet 1934 contre la SA dans un article très remarqué du Völkischer Beobachter , concluant : « Le droit et la volonté du Führer ne font qu’un » (p. 151).

26 Sa montée se trouve subitement stoppée en 1936, lorsque Frank, futur ministre de la Justice, manifeste son intention de le nommer secrétaire d’État, attirant ainsi l’attention du Service central de sécurité du Reich (Reichssicherheitshauptamt, RSHA) dirigé par Himmler sur le personnage. Malgré une manifestation éclatante de loyauté lorsqu’il participe, en tant que président, au congrès d’octobre 1936 sur le judaïsme et le droit (décriant une fois de plus l’influence juive dans la science du droit), l’enquête du RSHA met fin à sa carrière politique en raison de son inspiration catholique passée, sans nuire à son parcours scientifique, bien entendu. Schmitt se concentre désormais sur le droit international, fournissant ainsi, en 1937, des textes justifiant le droit à la guerre comme droit souverain d’une nation et réfutant violemment la distinction entre guerre juste et injuste… Pendant la guerre, il profite de ses bons contacts avec Ribbentrop pour se faire inviter à des conférences données à l’étranger, par exemple à l’Institut allemand de Paris. Peut-on alors affirmer, comme le fait Cumin, que « Carl Schmitt n’a été ni reconnu ni honoré par le régime national-socialiste » (p. 195) ? Question de définition de « régime » : entend-il sous ce terme le RSHA ; quid alors des cercles dont Schmitt était proche : Goebbels, Göring, Ribbentrop ou Frank (lui seul à l’origine des dizaines des milliers de victimes dans le Gouvernement général) ? Le présent ouvrage ne parvient pas à appuyer l’affirmation – par trop simpliste et réductrice – de l’auteur, selon laquelle Schmitt « était l’un des professeurs de droit public les plus connus en Allemagne et en Europe, mais une telle position ne saurait être “décisive” au plan politique, ni faire de lui l’un des “décideurs” du Reich » (p. 205)… Et pourquoi l’ouvrage fait-il l’impasse sur l’antisémitisme prononcé (et subsistant après 1945) du personnage, en renvoyant les lecteurs à la thèse dont le livre est issu ? Une dernière remarque technique enfin : tout au long de l’ouvrage il faut regretter la rareté de citations allemandes correctement orthographiées ou grammaticalement exactes.

27 Barbara Lambauer

Hamon Kristian, Le Bezen Perrot. 1944 : des nationalistes bretons sous l’uniforme allemand, Fouesnant, Yoran Embanner, 2004, 176 p., 15 €

28 En 2001, Kristian Hamon publiait une étude très documentée sur le parti national breton, racontant comment celui-ci s’était coupé du mouvement politique et culturel breton, l’Emsav, particulièrement vivace dans les années 1930, sous l’influence de ses dirigeants extrémistes et activement engagés dans la collaboration. Hamon poursuit ses investigations en revenant sur un épisode particulièrement sinistre de la collaboration en Bretagne, les exactions commises par une poignée de nationalistes portant l’uniforme SS, le Bezen Perrot. Curé de Scrignac, militant breton violemment anticommuniste, Jean-Marie Perrot est assassiné le 12 décembre 1943 dans des conditions encore mal élucidées. Par un vote à main levée unanime, les premiers volontaires de la Bretonische Waffenverband der SS, formée quelques semaines plus tôt, se baptisent Bezen Perrot.

29 Composée d’une soixantaine d’hommes, cette formation militaire rattachée au Sicherheitsdienst (SD, service de renseignement et de sécurité des SS) ne se mélange pas avec les autres groupes collaborationnistes – miliciens, groupe d’action du parti populaire français – qui travaillent au service du Reich. En s’appuyant sur des données biographiques inédites, Hamon tente de cerner le « profil » des jeunes gens qui s’engagent sous les ordres de Célestin Lainé et Ange Peresse. Proches des branches militarisées du nationalisme breton, les gour (soldats) se transforment en tueurs redoutés. Particulièrement actifs dans le centre de la Bretagne d’après la carte des « opérations » menées à partir de janvier 1944, les hommes du Bezen combattent les maquis et torturent des résistants avec une férocité qui n’échappa pas aux tribunaux de la Libération.

30 Vincent Guigueno

Auschwitz : histoire et mémoire

Cardon-Hamet Claudine, Triangles rouges à Auschwitz. Le convoi du 6 juillet 1942, Paris, Autrement, « Mémoires », 2005, 427 p., 22,95 €

31 Ce livre met à la portée du grand public, suivant un vœu de Marie-Claude Vaillant-Couturier, le résultat des recherches menées par l’auteur pour sa thèse de doctorat, publiée en 1997. Il s’ouvre par la belle préface que François Bédarida avait écrite pour cette thèse.

32 1175 hommes quittent le camp de Compiègne à destination d’Auschwitz le 6 juillet 1942 ; en mai 1945, 119 survivants rentrent en France. L’histoire de ce convoi, dit des 45 000 par référence au matricule affecté aux déportés, est retracée minutieusement au long de trois cent trente pages à l’écriture dense et sobre.

33 Après un prologue qui raconte brièvement le « voyage » de Compiègne à Auschwitz, Claudine Cardon-Hamet rappelle les grandes lignes idéologiques de la lutte menée par l’Allemagne nazie contre le « judéo-bolchevisme », et les difficultés auxquelles fut confrontée très vite la politique répressive des occupants, particulièrement la pratique des otages. Les actes de résistance se manifestèrent très tôt, et l’insécurité s’installa.

34 Le convoi des 45 000 est un convoi d’otages. Pour la plupart, ce sont des militants communistes ou syndicalistes, ou des hommes plus ou moins proches d’eux. Claudine Cardon-Hamet dégage fermement quelques caractéristiques essentielles. La majorité sont des ouvriers, des hommes jeunes, dont la volonté de résistance n’est pas le fait seul de la défaite et de l’occupation : elle s’inscrit dans la continuité logique de leur lutte contre le fascisme, dès le début des années 1930. Cette mise en perspective est nécessaire pour comprendre l’originalité de ce convoi et de son histoire à Auschwitz.

35 Sans doute l’horreur domine dans l’évocation de cette descente aux enfers. Mais les pages les plus intéressantes analysent l’organisation de la résistance et de la solidarité, les difficiles rapports entre Français et Polonais, les changements de la vie au camp selon l’évolution de la guerre, la signification historique de ce convoi qui, mêlant politiques (triangles rouges), juifs (triangles jaunes) et droits communs (triangles verts), se situe à la jonction entre la politique des otages et l’amorce de la Solution finale.

36 Au terme de son travail, l’auteur revient sur les problèmes méthodologiques rencontrés. Elle a pris le relais de Roger Arnould, ancien déporté à Buchenwald, qui ne put mener à bien son projet d’écrire l’histoire des 45 000. Un « contrat éthique » fut passé entre le déporté et l’historienne professionnelle, la liant aussi aux rescapés d’Auschwitz qui acceptèrent de témoigner et de travailler avec elle. Les témoignages des survivants, chacun reconstruisant son passé dans un écart plus ou moins grand à la « vérité », furent passés au crible des méthodes critiques de l’Université. Il ne fallut pas seulement de la science, mais aussi beaucoup de tact. Le traitement des archives n’alla pas non plus sans difficultés. Au silence des bourreaux répond le caractère fragmentaire des archives nazies, en grande partie égarées ou détruites.

37 La bibliographie, très soignée, montre à partir de quels matériaux l’auteur a pu entreprendre un travail de reconstruction historique qui offre les meilleures garanties scientifiques. Les listes des 45 000 constituent un dossier utile pour le lecteur soucieux d’une approche sociologique de la Résistance. Enfin on ne négligera pas les documents iconographiques, rares mais d’autant plus émouvants.

38 Guy Bruit

Zertal Idith, La Nation et la Mort, Paris, La Découverte, 2004, 288 p., 20 €

39 Sur fond de commémoration des soixante ans de la libération des camps de concentration et d’extermination, marquée, à juste titre, par un fort caractère émotionnel, paraît en français l’étude d’Idith Zertal sur les récurrences en Israël de la destruction des Juifs d’Europe. Sujet sensible, la Shoah y est progressivement devenue un véritable « lieu de mémoire », partie intégrante de la construction nationale et de son identité. Revenant sur des débats observés de manière plus globale par Tom Segev ou par Ilan Greilsammer entre autres, l’auteur se concentre sur une problématique fondamentale, dont l’actualité demeure très forte, lorsque les colons juifs de la bande de Gaza, pour marquer leur opposition au plan de retrait d’Ariel Sharon, n’hésitent pas à arborer une « étoile orange », signifiant en cela que leur évacuation ne serait qu’un nouvel avatar des déportations dont furent victimes les juifs d’Europe.

40 Comme le montre Zertal, il n’a pas fallu attendre la constitution de l’État pour que soit constitué un « panthéon » fondé sur la célébration et l’insertion de la mort dans la conscience collective. Un phénomène aussi ancien que l’épisode de Tel Haï, lorsqu’en 1920 un petit groupe de pionniers juifs meurt au combat contre des Arabes de Palestine, constitue le moment fondateur : tandis que, dans l’Europe de l’après-première guerre mondiale, sont édifiés de nombreux monuments aux morts, les anciens Européens que sont les sionistes s’en inspirent pour édifier leur culte des morts. L’auteur analyse ensuite deux autres épisodes : l’insurrection du ghetto de Varsovie, en 1943, et l’épopée de l’Exodus, en 1946. Alors que ces deux moments sont pour le moins des « non-victoires » (la révolte ne conduisant à aucun bouleversement dans le processus de la « Solution finale », et les errements du navire illustrant l’impossibilité de faire parvenir en Palestine des Juifs issus des camps de concentration même après la Shoah), ils sont transformés par les sionistes en pierres de touche de leur propre geste.

41 Progressivement, l’imaginaire national israélien « parle de la mémoire, de la culture et de la politique de la mort, toutes trois mises au service de la nation ». Si l’on revient souvent sur l’équation « sans Shoah, pas d’Israël », l’usage de la Shoah ne s’impose toutefois que progressivement : certes une juridiction condamnant les crimes nazis et la collaboration est rapidement édictée (1950), de même que la ritualisation s’impose très rapidement (1953, avec l’institution très officielle du Yom ha Shoah et de Yad Vashem par le ministre et historien Benzion Dinour), mais c’est un décalage qui l’emporte : les premiers procès concernent seulement les collaborateurs juifs des nazis ; tandis que la mémoire de la Shoah, selon certains aboutissements inéluctables de la déroute juive en diaspora, ne prend sens que par les six millions de morts qui en sont le synonyme ; les survivants, témoins de l’indicible, n’ont alors, comme partout, aucun droit à la parole (« C’était le temps des héros, non pas des victimes »).

42 Comme le rappelle Idith Zertal, dans la lignée de nombreuses analyses, c’est le procès Eichmann qui révèle l’ampleur de la destruction des Juifs d’Europe et lui donne tout son poids. Pour l’État d’Israël, c’est l’aboutissement de la juridiction portant sur les crimes contre le peuple juif, avec pour la première fois la présence, devant un tribunal israélien, d’un véritable criminel nazi. Le thème de la Shoah devient alors un leitmotiv du vocabulaire politique. Il fait passer Israël « d’une société collectiviste et laïque en état de mobilisation nationale à une communauté ethnique dotée de caractéristiques religieuses et messianiques ». Il justifie la défense de territoires acquis par l’« homme juif nouveau » lors de la guerre des Six Jours. Il est partagé enfin par toutes ses composantes : introduit par les travaillistes, il est repris par le Likoud dans l’opposition comme au pouvoir.

43 Par cette banalisation (lorsque un relâchement de la loi sur la judéité fait redouter aux partis religieux le risque d’un « nouvel holocauste » du peuple juif) s’opère enfin un glissement : comme le rappellent les développements actuels, ce sont désormais les franges les plus à droite qui se revendiquent de l’héritage de la Shoah. N’est-ce pas parce que certains rabbins avaient condamné la « politique destructrice » d’Itzhak Rabin que le jeune Yigal Amir, le 4 novembre 1995, a assassiné ce Premier ministre qui semblait conduire le pays à une nouvelle Shoah ? Un autre glissement s’impose, concernant cette fois l’autre camp du conflit moyen-oriental : les Palestiniens ne se réclament-ils pas désormais eux aussi de leur catastrophe (« Shoah » en hébreu) originelle, à savoir la « nakba » (« catastrophe » en arabe) ?

44 Remarquable synthèse, on peut cependant reprocher à Idith Zertal un ton parfois trop systématiquement incisif, comme un (trop) long développement sur la controverse entre Hannah Arendt et Gershom Sholem suivant la publication de Eichmann à Jérusalem. Par ailleurs, si l’on sait gré à l’éditeur d’avoir rapidement mis ce texte à la disposition du lecteur français, il faut regretter certaines inconséquences ou négligences liées à une traduction rapide.

45 Dominique Trimbur

L’Allemagne de l’après-guerre

Kössler Till, Abschied von der Revolution. Kommunisten und Gesellschaft in Westdeutschland 1945-1968, Düsseldorf, Droste, 2005, 499 p., prix non communiqué

46 La thèse de Till Kössler montre que l’histoire des débuts de la République fédérale d’Allemagne est loin d’être épuisée et comment elle peut être renouvelée. Écrire une Gesellschaftsgeschichte (histoire sociale) de la guerre froide, c’est-à-dire décrypter l’impact de l’affrontement Est-Ouest sur deux sociétés allemandes au cœur de la concurrence idéologique entre deux systèmes, est un des chantiers fertiles et indispensables de l’historiographie allemande après l’unification. Or, l’auteur explique bien comment les mutations du communisme ouest-allemand de 1945 à 1968 sont aussi celles de ses relations et interactions avec la société ouest-allemande. Partant d’une monographie régionale – les communistes de la Ruhr –, toujours replacée dans une perspective d’ensemble, Till Kössler décortique la complexité de l’érosion spectaculaire du parti communiste allemand (KPD) dans l’après-guerre. La multiplication des perspectives et des échelles d’analyse (notamment régionale et locale) lui permet d’en donner une image plus nuancée que jusqu’alors.

47 Une approche sociale du parti montre en effet que le KPD fut loin d’être à l’image du bloc monolithique et soudé que ses adversaires ont voulu voir en lui, et que lui-même a tenté de transmettre. Il fut plutôt porté par un amalgame fragile de buts et des représentations très différentes du communisme. En outre, le livre montre que l’implosion du KPD n’est pas dû à la seule guerre froide et à la séparation des deux Allemagnes. Les phénomènes générationnels, les héritages de la culture politique communiste de Weimar tout comme le national-socialisme et la guerre sont au moins aussi importants. Ces facteurs ont irrémédiablement fragmenté un milieu pourtant relativement homogène. L’enthousiasme, la reconstruction du parti et la stratégie d’intégration des premières années d’après-guerre avaient seulement masqué cette implosion en cours. Mais Till Kössler montre aussi comment le farouche anticommunisme des années 1950-1951 ainsi que la prétention du SED, le parti communiste est-allemand, à régir son frère occidental et à en faire un simple instrument de sa politique occidentale, ont tout autant renforcé et accéléré cette désintégration en imposant un carcan étroit à toute évolution. Face à cette crise, beaucoup de militants ont soit été exclus, soit quitté le parti, soit sont entrés dans une sorte d’émigration intérieure. Toutefois l’auteur montre bien qu’à l’inverse il y eut une tendance croissante à l’intégration des communistes au sein de la société allemande et qu’elle s’est accompagnée d’une dé-radicalisation du mouvement.

48 Une thèse intéressante et séduisante donc – de surcroît agréable à lire – même si les relectures ont laissé passer un 20e congrès du parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) en 1955 et non 1956, Goebbels avec le portefeuille de l’Intérieur et non celui de la propagande du Troisième Reich ou encore un E. Taubert secrétaire d’État alors qu’il ne fut au mieux que chef d’un département. Par ailleurs, les conséquences de certains événements internationaux (premier et second blocus de Berlin, 17 juin 1953, 20e congrès, construction du mur de Berlin…) sur le mouvement communiste auraient mérité une analyse plus fouillée.

49 Bernard Ludwig

Miard-Delacroix Hélène, Question nationale allemande et nationalisme. Perceptions françaises d’une problématique allemande au début des années 1950, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2004, 460 p., 22 €

50 Ce livre, qui dresse un panorama très clair des problèmes politiques que connaît la RFA de sa création en 1949 à la fin du statut d’occupation en 1955, traite de l’histoire des représentations dans les relations internationales. Dans la perception qu’ont les Français d’un danger nationaliste en Allemagne de l’Ouest, l’auteur distingue ce qui relève de la réalité, de peurs irrationnelles en France ou d’une question nationale qui se pose en Allemagne en termes nouveaux. Les revendications de certains réfugiés face aux territoires perdus à l’Est renvoient à la première catégorie. Leur volonté de retrouver les frontières allemandes de 1939 et non de 1937 (conformément à la proclamation quadripartite de 1945) alarme les Français, qui s’inquiètent par ailleurs de l’agitation de groupes et partis d’extrême droite reprenant le ton et les valeurs du national-socialisme (tel le Sozialistische Reichspartei interdit en 1952) ou du national-conservatisme (tel le Stahlhelm reconstitué en 1950). La seconde catégorie regroupe les phénomènes qualifiés de nationalistes mais renvoyant à des peurs françaises. C’est le cas des réactions à la politique sarroise de la France, jugée injuste et arbitraire par la RFA, qui cherche par ses critiques à se positionner face à ses tuteurs, mais pas à remettre en cause la démocratie parlementaire ni l’ancrage occidental. De manière analogue, la France ressent comme une menace le refus par la RFA de la division de la nation allemande, alors qu’il s’agit d’un discours assez théorique (les Allemands ne disposant pas de réels moyens pour la surmonter). Apparaissent enfin des phénomènes qui s’avèrent a posteriori des manifestations d’une conscience nationale allemande difficile à forger après le nazisme, tels le refus catégorique de reconnaître la RDA ou les critiques adressées aux Alliés sur le maintien du statut d’occupation. Ainsi l’opiniâtreté avec laquelle Adenauer veut obtenir l’égalité des droits pour la RFA est mal vue en France, alors que le chancelier cherche, via l’intégration européenne, une solution postnationale au problème de l’État nation.

51 Cette typologie fait ressortir toute l’ambiguïté des représentations de l’Allemagne chez les diplomates français moins de dix ans après le nazisme : la crainte d’une résurgence du passé pose un « filtre interprétatif » sur les réalités, comme l’illustre André François-Poncet, haut-commissaire de la République française en Allemagne de 1949 à 1955. Le livre s’inscrit ici dans la suite de l’ouvrage récent de Claus Schäfer (André François-Poncet als Botschafter in Berlin 1931-1938, Munich, Oldenburg, 2004). François-Poncet, qui a dépassé la soixantaine en 1949, a pour système référentiel la République de Weimar et raisonne en fonction de schémas hérités de l’histoire. On le voit appliquer aux années 1950 sa théorie des deux Allemagnes forgée avant 1914 et développer une « caractérologie » de l’âme allemande encombrée de nombreux stéréotypes. Ainsi dans l’affaire de la Sarre, il ne réussit pas à décrypter l’attitude d’Adenauer en fonction de la politique intérieure allemande, notamment de l’opposition social-démocrate. Par ailleurs, il craint sans cesse un nouveau « Rapallo » entre la RFA et les Soviétiques, malgré l’anticommunisme du chancelier. Le soupçon de nationalisme se cristallise autour de l’éventuel rétablissement d’un État national allemand : en témoigne la traduction tendancieuse du terme gesamtdeutsch (qui renvoie aux deux Allemagnes) en pangermanisme ! La surestimation du danger illustre l’attitude du Quai d’Orsay qui, sous la pression anglo-saxonne, accepte la création de la RFA, mais reste réticent à lui accorder sa souveraineté. D’où l’engagement d’André François-Poncet en faveur d’une intégration européenne qui maintiendrait l’Allemagne sous contrôle.

52 Certes, André François-Poncet, qui se situe « quelque part entre Vincent Auriol et Robert Schuman », reflète bien l’état de l’opinion française face à l’Allemagne dans les années 1950. Mais l’ouvrage embrasse trop exclusivement le point de vue des relations internationales, et se restreint par moments au triangle François-Poncet-Adenauer-Schumacher, même si l’auteur pointe les différences de vues au sein de la diplomatie française, notamment entre les générations. La perspective diplomatique aurait pu être enrichie par la prise en compte d’autres acteurs politiques (comme les partis français) ou par une comparaison plus poussée avec les initiateurs du rapprochement franco-allemand issus de la société civile. Par ailleurs, on se prend à regretter l’absence d’illustrations (par exemple de cartes de géographie « officielles » dans le chapitre sur les frontières) et à sourire, page 409, d’un paragraphe énigmatique sur le village hindou (gag ou interpolation d’un autre manuscrit ?). Reste un ouvrage fort instructif, à prolonger par l’étude d’Édouard Husson, Une autre Allemagne (Gallimard, 2005), consacrée à la perception française de l’Allemagne depuis la réunification.

53 Marie-Bénédicte Vincent

Heurs et malheurs de la puissance américaine

Zimmerman Warren, First Great Triumph : How five Americans Made Their Country a World Power, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2002, 562 p., 30 $

54 Les années 1890 représentent un grand tournant dans la politique étrangère américaine. Au cours des années antérieures, les forces et les intérêts des États-Unis s’étaient presque exclusivement concentrés sur les affaires intérieures, telles que l’expansion continentale, le différend sur l’esclavage, l’intégration de millions d’immigrants européens et la construction d’usines ou de villes. L’absence d’intérêts vitaux outre-mer amena les Américains à s’interroger : avaient-ils besoin d’un service diplomatique ou bien d’une marine plus développée ? Au début du 20e siècle, les États-Unis avaient néanmoins acquis Hawaï, Guam, les Philippines, Puerto Rico, Wake Island et une partie de l’archipel de Samoa, ils exerçaient un protectorat sur Cuba et annonçaient une politique de « porte ouverte » pour préserver l’intégrité territoriale de la Chine. Un programme de constructions navales cherchait à placer la marine américaine au tout premier rang et le canal de Panama était construit dans le but de permettre à la puissance navale américaine de passer facilement de l’Atlantique au Pacifique. En 1907, le président Theodore Roosevelt envoya la flotte nouvellement modernisée en croisière autour du monde pour quatorze mois, afin de faire prendre conscience aux autres nations et, en particulier au Japon, du nouveau rôle international des États-Unis.

55 La plupart des historiens ont attribué cette révolution diplomatique à des facteurs sociaux et économiques généraux, tels que la recherche de marchés et d’opportunités d’investir, la pression exercée par les missionnaires, et un cosmopolitisme nouveau que favorisaient l’urbanisation, l’amélioration des transports et des communications. De ce point de vue, l’impérialisme apparaît presque comme inéluctable, ce que Warren Zimmerman réfute. Dans son histoire vive et captivante du moment impérial américain, il souligne l’influence décisive de cinq individus : Roosevelt, son premier ministre des Affaires étrangères John Hay, le ministre de la Guerre puis ministre des Affaires étrangères pendant l’un puis l’autre mandat de Roosevelt Elihu Root, le sénateur d’esprit impérialiste Henry Cabot Lodge, et Alfred Thayer Mahan, le partisan majeur du développement de la puissance navale des États-Unis et le plus influent de tous les stratèges militaires américains. Selon Zimmerman, ces cinq individus ont, au tournant du siècle, promu l’idée d’un leadership en matière de diplomatie et d’une politique d’intervention outre-mer. Deux d’entre eux (Roosevelt et Root) se virent décerner le prix Nobel de la paix.

56 Historien amateur, mais non moins doué, Zimmerman travailla trente-trois ans au service diplomatique des États-Unis et fut le dernier ambassadeur de Yougoslavie avant que celle-ci ne soit démembrée. L’expérience de la négociation avec des personnes diverses et dans des circonstances difficiles permet peut-être d’expliquer l’hypothèse de Zimmerman selon laquelle l’histoire diplomatique est essentiellement le récit d’interaction entre officiels aux plus hauts niveaux de la hiérarchie. Zimmerman conclut son livre en notant les éléments à la fois positifs et négatifs de cette aventure impérialiste : « l’iniquité que représente le traitement des peuples étrangers comme inférieurs, la folie qu’est l’exagération de la valeur de la guerre, les erreurs commises en assumant l’omniscience américaine », aussi bien que « la confiance dans les principes fondateurs américains, la générosité d’esprit, la conviction que l’Amérique est le leader naturel dans le monde, le sens clair des intérêts américains, et surtout le fait de comprendre que la puissance doit être combinée avec… un but à sa hauteur ».

57 Edward S. Shapiro

Weil François, Histoire de New York, Paris, Fayard, 2005, 1re  éd. 1999, 377 p., 25 €

58 Découvrant Manhattan du haut du cent dixième étage du World Trade Center au milieu des années 1970, le sociologue de la culture Michel de Certeau, futur directeur d’études à l’EHESS, réfléchit au caractère urbain unique de la ville. « À la différence de Rome », écrit-il, « New York n’a jamais appris l’art de vieillir en jouant de tous les passés. Son présent s’invente, d’heure en heure, dans l’acte de jeter l’acquis et de défier l’avenir. » Presque trente ans plus tard, François Weil, un autre directeur d’études à l’EHESS, nous offre une vision similaire d’une ville qui semble à la fois embrasser son rôle de symbole prééminent de la nation américaine et y résister. Comme Weil l’annonce d’emblée dans cette seconde édition, « New York n’est pas l’Amérique : elle en est une potentialité, la plus intense peut-être. »

59 L’ambition de Weil est de percer le symbolisme mythique de New York et sa relation complexe au passé en révélant la longue histoire qui sous-tend la ville d’aujourd’hui. Le résultat est un remarquable travail de synthèse et d’interprétation qui non seulement enrichit notre savoir de cette ville-monde, mais contribue également à notre compréhension de l’histoire sociale et culturelle du capitalisme moderne. Organisé autour de l’idée que l’histoire et l’identité de New York sont nées de la « tension perpétuelle et souvent malaisée entre capitalisme et multiculturalisme », l’Histoire de New York de Weil couvre de manière exhaustive l’évolution de la ville depuis son statut de comptoir commercial hollandais au début du 17e siècle jusqu’à celui de centre de contrôle de l’économie mondiale à la fin du 20e  siècle. L’auteur met en lumière, à chaque pas, les changements économiques, technologiques et démographiques qui ont fait de New York une métropole et l’ont maintenue au centre de l’économie mondiale, les efforts des hommes politiques, réformateurs, planificateurs et patrons pour adapter son infrastructure à ces évolutions, ainsi que la manière dont artistes, écrivains et New-Yorkais en général ont continuellement cherché à redéfinir l’identité de la ville.

60 Histoire de New York représente une histoire totale sur la longue durée, sans jamais, cependant, perdre de vue la manière dont les New-Yorkais ordinaires ont réaffirmé leur autonomie face aux forces très puissantes du commerce, de la politique et de la culture, en développant leurs propres institutions, mouvements et pratiques sociales. Ainsi, Weil montre comment les vagues successives d’immigration ont répondu aux demandes de la conjoncture économique et du marché du travail, mais aussi comment les immigrés, une fois sur place, ont transformé la ville en créant un patchwork de quartiers ethniques, en adhérant à des syndicats et à des groupes politiques radicaux, en participant à des mouvements littéraires et artistiques et en revendiquant de nouvelles formes de loisir et de consommation. Weil prend cependant soin de nous rappeler que de tels processus n’étaient pas toujours exempts de conflits, soulignant comment l’adoption d’idéologies raciales par les New-Yorkais a conduit à la formation de quartiers d’origine européenne et de ghettos noirs et a relégué de nombreux habitants non blancs dans des logements de mauvaise qualité et dans les emplois les moins bien rémunérés du secteur des services en pleine expansion.

61 L’ampleur de ce projet est saisissante, à tout le moins, ce qui rend difficile toute remarque sur les questions d’accent mis ou omis par l’auteur. Cependant, si une nouvelle édition révisée de ce livre est en préparation, ce qui est très probable vu que Histoire de New York a déjà été traduit en trois langues, elle bénéficierait d’un traitement plus approfondi de l’histoire la plus récente de New York. Par exemple, l’édition actuelle contient très peu d’éléments sur les forces de la gentrification qui ont chassé les ouvriers de Manhattan et d’une grande partie de Brooklyn et du Queens, laissant derrière elles un paysage beaucoup plus homogène d’appartements de luxe, de chaînes de magasin et de restaurants chics. De plus, si Weil expose avec force détails l’émergence de New York comme ville mondiale, il reste quelque peu silencieux sur la manière dont ce rôle en tant que centre de contrôle de l’économie mondiale a ensuite contribué à remodeler son ordre social et son économie politique. Après les années 1970, alors que New York connaissait une reprise économique largement célébrée et consolidait sa position de ville véritablement mondiale, elle a connu une forte augmentation du nombre de sans-abri et une baisse spectaculaire du revenu de ses habitants aux revenus les plus bas. Une promenade dans n’importe lequel des quartiers immigrés de New York aujourd’hui révèle rapidement l’existence d’une économie informelle prospère qui, aux côtés de l’emploi à temps partiel, continue de se développer depuis une trentaine d’années. Une explication plus détaillée de cette situation améliorerait encore davantage ce qui est déjà un ouvrage remarquable.

62 Andrew Diamond

Bird Kai et Sherwin Martin J., Americain Prometheus : The Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer, New York, Knopf, 2005, 721 p., 35 $

63 Peu d’Américains furent autant estimés que J. Robert Oppenheimer. En 1945, quand deux bombes atomiques furent lâchées sur le Japon, son nom devint synonyme des merveilles de la recherche nucléaire et sa popularité en tant que scientifique fut uniquement dépassée par celle d’Albert Einstein.

64 Mais rarement tant de tragédies ont frappé un seul individu. Témoignant d’un fort sentiment de culpabilité par rapport au rôle qu’il tint en créant ce qui fut ensuite simplement appelé « la Bombe », il dit au président Harry S. Truman en 1945 : « J’ai du sang sur les mains. » Pendant dix ans, des dirigeants politiques ingrats le soumirent à d’abjectes humiliations, le cataloguant comme un individu dangereux pour la sécurité nationale la veille du jour où son service au gouvernement prenait fin. Tout au long de cette période, sa vie familiale fut si perturbée qu’il proposa même une fois sa fille, encore bébé, en adoption. Oppenheimer pouvait être un homme au charme magnétique un moment, d’une arrogance intolérable l’instant suivant, et malheur à celui qui était le sujet de ses sarcasmes !

65 Une controverse est née autour de cette figure brillante et énigmatique : une petite minorité d’auteurs considèrent encore aujourd’hui Oppenheimer coupable d’espionnage pour les Soviétiques (Pavel et Anatoli Sudoplatov, Special Tasks, 1994 ; Jerrold et Leona Schecter, Sacred Secrets, 2002). Seuls les biographes les plus sensibles et méthodiques peuvent faire justice à un tel sujet. Heureusement nous les avons trouvés en Kai Bird, éditeur à l’hebdomadaire Nation , et Martin J. Sherwin, historien à l’université de Tufts et auteur d’un livre majeur sur la bombe atomique et la Grande Alliance. American Prometheus est l’aboutissement de vingt-cinq ans de recherche ; il est fondé sur plus de cent entretiens et sur l’étude de très nombreux manuscrits incluant ceux d’hommes politiques, de scientifiques, et de membres du FBI. Le résultat de tout ce travail : un livre d’une grande portée intellectuelle, qui est suffisamment bien écrit pour être également considéré comme une œuvre littéraire. Bien qu’ils fassent preuve d’un profond respect pour à la fois l’intelligence et l’intégrité morale d’Oppenheimer, les auteurs ne cachent pas les défauts de l’un des scientifiques les plus doués du 20e siècle.

66 Pas à pas, Bird et Sherwin retracent de façon tout à fait compétente la carrière fulgurante d’Oppenheimer : les félicitations aux prestigieuses écoles privées Ethical Culture et Harvard College, un doctorat de l’université de Göttingen à 23 ans, le charismatique Wunderkind (enfant prodige) de l’université de Californie (Berkeley) et de l’Institut de technologie de Californie (Caltech), le directeur du laboratoire d’armes nucléaires le plus puissant du monde à Los Alamos. Abordant sans détour la question de l’affiliation communiste, les auteurs montrent que, dans les années 1930, il fut un sympathisant par excellence, mais révèlent aussi son amour profond et sa loyauté envers sa nation.

67 Justus D. Doenecke

Prados John et Pratt Porter Margaret (dir.), Inside the Pentagon Papers , Lawrence, University Press of Kansas, 2004, 248 p., prix non communiqué

68 Juin 2001 a marqué le trentième anniversaire de ce qui fut le test institutionnel et politique le plus important pour l’autonomie de la presse américaine en temps de guerre. Et pour commémorer le litige opposant le New York Times au gouvernement des États-Unis (New York Times vs. United States), les anciens combattants du Vietnam (Vietnam Veterans of America) organisaient un colloque revenant sur l’affaire des Pentagon Papers. Inside the Pentagon Papers rassemble les commentaires des juristes, journalistes, historiens, etc. présents à cette réunion. Parmi eux se trouvait Daniel Ellsberg, l’ancien fonctionnaire du ministère de la Défense qui, en 1971, avait rendu public des milliers de pages d’un document top secret sur l’engagement américain au Vietnam, alors même que la guerre faisait rage. Cet excellent ouvrage est complété par des transcriptions d’enregistrements effectués à la Maison Blanche, dans lesquels le président Nixon et ses conseillers mettent au point les démarches publiques et secrètes qu’ils envisagent pour contrer les fuites massives de documents secrets émanant du pouvoir exécutif. En outre, les commentaires de l’éditeur fournissent un excellent éclairage sur le contexte historique.

69 Les Pentagon Papers constituaient un document explosif du fait qu’ils perçaient à jour la duperie sur laquelle avait reposé la poursuite de la guerre, offrant les preuves incontestables du bien-fondé des accusations portées par les militants antiguerre. Les quinze millions de signes du document s’arrêtent en mars 1968, c’est-à-dire dix mois avant que les républicains n’investissent la Maison Blanche. Nixon décida néanmoins d’empêcher les révélations du journal, de manière subreptice et en utilisant des procédés délictueux, ce qui finit de tourner en dérision le principe du « consentement des gouvernés ». Les Pentagon Papers mettaient l’opinion publique et les cours fédérales face à un dilemme : jusqu’où pouvait aller la liberté d’expression alors que la sécurité nationale était en jeu, que la vie de soldats et de pilotes pouvait être mise en péril et que les alliés risquaient de retirer leur soutien diplomatique ? Inside the Pentagon Papers confirme l’opinion générale des historiens selon laquelle il s’agissait en réalité d’un faux dilemme : Nixon ne parvint à arrêter les rotatives que temporairement parce qu’on ne pouvait apporter la preuve des « dommages irréparables » allégués. Les inquiétudes officielles quant à la « sécurité nationale » étaient fallacieuses, comme finit par le reconnaître Erwin W. Griswold lui-même – le défenseur du gouvernement contre le New York Times devant la Cour suprême.

70 Le livre montre aussi l’ingéniosité des partisans de la liberté de la presse. Lorsque les rotatives furent momentanément arrêtées, on transmit des photocopies des archives secrètes à Mike Gravel, un sénateur antiguerre et franc-tireur ; ce dernier demanda aux membres de l’obscur sous-comité qu’il dirigeait leur « consentement unanime » afin que les Pentagon papers soient consignés au journal officiel du Congrès. Il était minuit passé, et Gravel obtint ce consentement parce qu’il n’y avait plus personne au Sénat à part lui-même. Ainsi, même si la Cour suprême avait donné tort au New York Times , l’imprimerie nationale aurait été obligée de diffuser le dossier top secret qui venait souligner un cynisme toujours à l’ordre du jour dans la politique américaine.

71 Stephen Whitfield (trad. Bruno Poncharal)

Races et racisme aux États-Unis

Nadell Martha Jane, Enter the New Negroes. Images of Race in American Culture, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2004, 224 p., prix non communiqué

72 En couverture, on voit l’écrivain Langston Hughes, jeune, très beau, penché sur un carnet à dessins. Il est encadré par un assemblage de lignes et de formes géométriques dynamiques, de gratte-ciel new-yorkais mêlés à des partitions musicales. Cet extraordinaire dessin, dû à l’artiste autrichien Winold Reiss, est une bonne introduction au livre de Martha Jane Nadell, Enter the New Negroes, et il illustre parfaitement son thème principal. En effet, la collaboration entre écrivains et plasticiens fut cruciale pour la représentation de la culture noire américaine en général, en particulier entre 1925 et 1948. Enter the New Negroes trouve parfaitement sa place au sein de la récente série de publications sur la « Harlem Renaissance » qui met en avant la dimension interdisciplinaire, interraciale et intertextuelle du mouvement.

73 Nadell, en partant du concept de New Negro forgé par Alain Locke, étudie les projets lancés conjointement par des écrivains, des poètes et des plasticiens. Elle attire l’attention sur les stratégies de représentation utilisées par ces travaux, et elle en propose une relecture en montrant comment les représentations textuelles et visuelles interagissent et s’éclairent mutuellement. L’auteur insiste sur la façon dont se développe le dialogue entre les deux formes de représentation et leur code esthétique respectif, en dévoilant la diversité des significations qui émerge de cette interaction. Ce faisant, elle nous montre comment écrivains et plasticiens remplissent une fonction esthétique particulière : représenter et faire reconnaître la spécificité de la culture noire américaine, telle qu’elle est résumée par le concept de New Negro. Le choix qu’elle effectue parmi les œuvres – qu’il s’agisse de représentations de la tradition noire du Sud ou d’images de la modernité noire dans un cadre urbain – témoigne des différences existant au sein même de l’identité raciale qui les unit. Puis Martha Jane Nadell dresse une chronologie des projets « interartistiques » qui participèrent à l’établissement d’un discours dominant sur la différence raciale dans l’Amérique de l’entre-deux-guerres, tout en remettant en question ce discours même.

74 Pourtant, elle ne s’en tient pas exclusivement aux « projets interartistiques » africains-américains. Son livre s’intéresse aussi aux relations entre écrivains noirs et blancs, entre les artistes et les mécènes qui participèrent activement à l’inventaire culturel du mouvement. Elle s’arrête tout particulièrement sur la collaboration entre l’anthropologue noire Zora Neale Hurston et le graphiste mexicain Miguel Covarrubias. Ils travaillèrent ensemble sur Mules and Men (1935). Elle insiste sur la façon dont Hurston se défie des codes primitivistes de représentation raciale du discours anthropologique traditionnel. D’autre part, elle montre comment Covarrubias parvient à rejeter le fardeau des stéréotypes racistes associé avec la représentation graphique. Par ailleurs, l’auteur analyse finement la relation entre le texte et l’image dans le recueil de poèmes de Langston Hughes, One-Way Ticket (1948), illustré par Jacob Lawrence.

75 Le livre de Martha Jane Nadell aurait été encore plus passionnant si elle ne s’était pas limitée à la scène américaine. Elle ne nous en dit pas assez non plus sur la réception de ces œuvres, un angle d’approche qui aurait permis d’éclairer le dilemme de la représentation que constituait la vogue primitiviste à l’époque. Son travail pourrait néanmoins promouvoir un dialogue entre les disciplines et relancer le débat intellectuel parmi les spécialistes du modernisme américain.

76 Iris Schmeisser (trad. Bruno Poncharal)

Wormser Richard, The Rise and Fall of Jim Crow, New York, St Martin’s Press, 2003, 203 p., 17,95 $

77 Cet ouvrage vient compléter une série de quatre documentaires (même titre et même auteur) diffusés sur la chaîne américaine PBS. L’auteur a choisi une approche chronologique, ce qui se justifie pleinement dans ce genre d’exercice. Sur un sujet relativement peu traité dans l’historiographie américaine, focalisée très souvent sur l’esclavage ou le mouvement des droits civiques, Wormser réussit à mettre en exergue la dynamique sociale et politique qui a maintenu la communauté afro-américaine dans un état de subordination et de victimisation. Il devient évident à travers cet ouvrage qu’après la fin de l’esclavage tout a été fait dans le Sud pour maintenir le statu quo social et racial, quitte à utiliser l’intimidation, la violence et le lynchage. Les rares moments témoignant d’une évolution des relations raciales n’ont pas résisté à la contre-offensive des racistes et des ségrégationnistes du Sud.

78 Wormser montre avec pertinence à la fois le rôle fondamental des figures historiques de la communauté noire, à savoir Booker T. Washington, William E. DuBois, Walter White, Thurgood Marshall, mais surtout celui des femmes, des enseignants, des travailleurs et bien d’autres. Ce combat a été accueilli avec suspicion, indifférence et rejet par les hommes politiques du Nord. Ce qui ressort de cet ouvrage c’est la détresse et la frustration de la communauté noire, ignorée par le gouvernement fédéral, assujettie par le système judiciaire et politique du Sud et malmenée par la violence quotidienne.

79 The Rise and Fall of Jim Crow est une contribution majeure à la compréhension des dynamiques sociologiques, culturelles et politiques qui ont participé d’abord à l’avènement et puis à l’abolition du système discriminatoire et ségrégationniste du Sud. Cependant, on aurait bien aimé avoir un aperçu du rôle des Blancs qui avaient milité contre la ségrégation dans le Sud. Cela aurait donné une image plus objective et plus équilibrée de la mentalité sudiste. De même, les origines culturelles et religieuses qui ont amené les racistes du Sud à ce combat d’arrière-garde auraient pu être explorées davantage. L’auteur passe en outre sous silence le mouvement eugéniste, très influent en Angleterre mais aussi aux États-Unis pendant la période étudiée. Cela aurait apporté une contextualisation plus pertinente et plus globalisante du mouvement ségrégationniste et raciste du Sud. Les mécanismes politicosociologiques qui sous-tendent la complicité et même l’entente entre républicains et démocrates sur la question raciale demeurent aussi peu élucidés. L’auteur décrit les changements opérés dans les années 1940 mais n’explique pas le revirement des démocrates, sous Truman en particulier. On peut enfin regretter la multitude des sujets abordés, ce qui a obligé l’auteur parfois à survoler des questions historiques fondamentales. Ainsi, voir le documentaire télévisé complèterait utilement la lecture de ce livre.

80 Mis à part ces réserves, les illustrations et les citations abondantes donnent une richesse particulière à cet ouvrage que nous recommandons vivement pour comprendre la brutalité du système ségrégationniste sudiste, la résistance de la communauté noire et surtout l’évolution de la société américaine entre 1865 et 1954.

81 Taoufik Djebali

Migrations : contrôle, échanges, intégration

Cohen James, Spanglish America : les enjeux de la latinisation des États-Unis, Paris, Éditions du Félin, « Questions d’époque », 2005, 248 p., 18,50 €

82 Rares sont les ouvrages publiés en France sur la première minorité des États-Unis, quelque quarante millions de Latinos. Spanglish America : les enjeux de la latinisation des États-Unis est donc un ouvrage précieux à plus d’un titre. En premier lieu, James Cohen apporte une contribution importante à la construction des études sur un phénomène que trop de Français ignorent encore. L’auteur a réalisé là une superbe analyse des problématiques et des thèses qui s’affrontent aux États-Unis sur la place de cette toute récente première minorité, sur son rôle politique, sur les enjeux de l’enseignement bilingue et de l’extension de l’espagnol, en bref, sur le devenir de ce groupe très hétérogène, son insertion dans le tissu états-unien et l’influence qu’il exerce sur lui. Enfin, alors que pour la plupart des auteurs, Latinos rime avec Mexicains-Américains, James Cohen, sans oublier ces derniers, choisit d’ouvrir une plus large fenêtre sur les migrants hispanophones originaires des Caraïbes (Portoricains, Dominicains et Cubains).

83 Ode aux métissages (linguistiques, culturels, raciaux), Spanglish America a le mérite d’aller bien plus loin qu’une simple – mais toujours nécessaire – synthèse, en présentant de passionnantes pistes de réflexion sur l’avenir de la société états-unienne et sur son inéluctable renouvellement. Certes, au-delà de la démonstration universitaire, ouverte, rigoureuse, érudite, bâtie à partir d’un solide appareil théorique, on sent poindre les orientations de l’auteur en faveur de l’enseignement bilingue, d’une lecture socio-économique, et non pas seulement culturelle, des rapports entre Latinos et société dominante, en faveur d’une « décolonisation de la citoyenneté » impliquant une seconde décolonisation des rapports Nord-Sud dans les Amériques, ou bien hostile, enfin, au « fétichisme identitaire » comme aux propos xénophobes et décalés du politologue Samuel Huntington qui ont enflammé la communauté latino en 2004. James Cohen assume pleinement ses positions, les étaye de façon très convaincante, et n’hésite pas à recourir à l’emploi de la première personne pour mieux communiquer avec son lecteur.

84 L’ensemble est clair, efficace, solidement argumenté, militant parfois, et, au bout du compte, propose une lecture lucide mais plutôt optimiste de l’impact à très long terme des Latinos sur les États-Unis. Par la richesse de ses références (Wallenstein, Hollinger, Grosfoguel, Juan Gonzalez, Lao-Montes, mais aussi Huntington, pour n’en citer que quelques-uns), la clarté de ses analyses, et la feuille de route stimulante qu’il propose pour « décoloniser » la société de son pays natal, James Cohen mérite d’être lu très attentivement par tous ceux qui s’intéressent non seulement aux États-Unis, mais également au monde actuel et aux retentissements de la mondialisation et des flux migratoires sur les pays d’accueil.

85 Isabelle Vagnoux

Spire Alexis, Étrangers à la carte. L’administration de l’immigration en France, Paris, Grasset, 2005, 402 p., 21,90 €

86 Cet ouvrage, tiré d’une thèse de sociologie, étudie la mise en œuvre des politiques de l’immigration de 1945 à 1975. Après un rappel des dispositions de 1945 et de leur genèse, il examine les logiques d’action des trois ministères parties prenantes de la gestion des populations immigrées (Intérieur, Travail, Population) au prisme des débats internes à la haute fonction publique et des circulaires émises alors. L’auteur nous entraîne ensuite dans les bureaux de la préfecture de police. Les sources de celle-ci, de nombreux entretiens, permettent de reconstituer l’organisation du travail et les normes des agents. L’auteur examine enfin les dossiers traités en 1956 et en 1975. Nous passons d’enquêtes permettant de statuer sur des cas individuels à une gestion de dossiers constitués de pièces fournies par l’étranger en réponse aux requêtes d’une administration soucieuse de disposer de critères de décision objectivés. Dans les deux cas cependant, l’étude statistique révèle des systèmes de préférences que les textes juridiques ne prévoyaient pas.

87 L’auteur peut alors conclure que l’organisation de l’administration des migrants a des effets pervers. Les Algériens ainsi sont soumis à un régime spécifique, plus avantageux, en termes juridiques, que le régime commun. Les instances administratives cependant parviennent à mettre en place des modes spécifiques de contrôle qui prolongent des formes de gestion des populations coloniales. L’organisation administrative matérialise ici des préférences que la loi ne saurait dire. En conclusion, Alexis Spire insiste sur le fait que l’étude d’une politique publique ne peut se limiter à celle de la sphère politique ou du droit.

88 On ne peut que donner quitus à la démonstration. Ce livre présente sous un jour neuf une période importante de l’histoire de l’immigration et offre de précieux enseignements sur le fonctionnement de l’État durant les Trente Glorieuses. De plus, plusieurs des pistes suggérées sont fécondes, ainsi de la réflexion ébauchée sur les usages bureaucratiques du temps. Certaines conclusions prêtent néanmoins à discussion. Le constat d’une grande uniformité de vue entre hauts fonctionnaires et petits bureaucrates pourrait bien être affaire de point d’observation. De même, si l’étude met en valeur les préférences de la préfecture et des hauts fonctionnaires, les effets de celles-ci paraissent parfois modestes. L’avantage conféré aux Italiens, les plus favorisés au début de la période, semble mince. Peut-être le lecteur souhaitera-t-il que soient plus fermement distinguées les pratiques de classements fondamentales (la distinction entre migrants coloniaux et migrants européens) et celles qui jouent à la marge.

89 Ces remarques n’enlèvent rien à l’intérêt de ce travail dense dont les lecteurs devraient se recruter bien au-delà des rangs des spécialistes de l’histoire de l’immigration.

90 Philippe Rygiel

Colonialisme et nationalisme

« Vichy et les colonies », Outre-mers, numéro spécial 342-343, 1er semestre 2004

91 L’outre-mer français n’est plus le sujet délaissé de l’historiographie de Vichy qu’avait jadis identifié Robert Paxton. Au cours des vingt dernières années (on enregistre une accélération encore plus nette sur les cinq dernières) plusieurs études se sont penchées sur la politique coloniale du régime maréchaliste. Nombre d’entre elles ont pris la forme d’analyses locales, comme celles portant par exemple sur la Guyane, l’Afrique occidentale, l’Indochine ou l’Algérie sous Vichy. Plus récemment, d’autres ont adopté une approche explicitement comparative et thématique, examinant par exemple diverses formes de discrimination coloniales sous Vichy. Les neuf articles regroupés dans ce numéro spécial viennent donc s’ajouter à un champ en pleine effervescence, mais aussi en mutation.

92 Plusieurs contributions particulièrement originales sont à signaler. Dans son article sur le pétainisme en Afrique occidentale française (AOF), Pierre Ramognino se penche sur les plus de six mille trois cents lettres interceptées entre l’armistice et janvier 1941. Il en dégage des conclusions tout à fait intéressantes sur l’opinion, tant métropolitaine que locale. Vincent Joly, pour sa part, fait état des tentatives de remilitarisation de l’AOF. Celles-ci butèrent sur la commission d’armistice de Wiesbaden, jusqu’à ce que Vichy fasse preuve d’une loyauté propre à surprendre même l’Allemagne nazie, en résistant contre des forces gaullistes ou anglaises à travers l’empire – à Dakar, en Syrie, à Madagascar. Joly ne s’y trompe pas : les trois vagues de renforcement militaire de l’AOF correspondent aux lendemains des événements de Dakar et de Syrie. C’est une fausse neutralité coloniale vichyste que révèle l’auteur, notamment à travers une directive qu’il a dénichée aux archives de Bamako, qui stipule : « Une agression contre le groupe de colonies ne peut être que le fait des puissances anglo-saxonnes. » Lucile Rabearimanana retrace quant à elle les conséquences du blocus anglais sur Madagascar (commencé en 1940, renforcé en 1941-1942), et la quasi-autarcie qui en a résulté. Elle met ainsi en lumière la renaissance, voire la réinvention de toute pièce de quelques secteurs dans l’île, comme la sériciculture ou l’industrie du coton. Elle aurait pu ajouter, cependant, que ces redécouvertes ne répondaient pas seulement aux besoins économiques de l’heure ; elles étaient aussi en harmonie totale avec l’esprit de la Révolution nationale et son retour tant à l’artisanat qu’au passé local, prôné à travers l’empire, avec des conséquences souvent insoupçonnées dans l’après-guerre. Enfin, Evelyne Combeau-Mari dresse un bilan mitigé sur l’adoption des institutions de la France nouvelle à la Réunion : certes la cour martiale, la Légion française des combattants, et les mesures d’exception y furent introduites, mais la tentative d’y importer les Chantiers de la jeunesse ou d’y construire une infrastructure sportive se soldèrent par des échecs.

93 Si la majorité des contributions s’appuie sur un travail de recherche sérieux – au Mali (Vincent Joly), dans les archives des loges maçonniques (Jacques Dalloz), ou encore à l’île de la Réunion (Evelyne Combeau-Mari) – certaines exceptions sont à déplorer. Ainsi, le tout premier article de Pierre-Vincent Guéret sur la politique fédéraliste de l’amiral Decoux en Indochine puise ses informations presque exclusivement dans les mémoires – souvent peu lucides – de ce dernier. Même constat en ce qui concerne les travaux d’autres historiens : les travaux fondamentaux de Christopher Goscha sur les ambiguïtés du fédéralisme en Indochine sous Decoux ne sont jamais cités. Quant à l’article de Léo Elisabeth, qui traite en grande partie des tensions internationales autour des Antilles sous Vichy, il ne fait référence ni aux archives des États-Unis ou du Royaume-Uni ni au livre de Fitzroy Baptiste sur les Caraïbes pendant la deuxième guerre mondiale. En conséquence, l’impact de l’entrée en guerre des États-Unis ou encore le rôle de l’opinion américaine (véritable campagne de presse autour d’une Martinique soi-disant « nazie ») se voient occultés. Pareillement, l’article de Driss Abbassi et de Borhane Errais sur les journées Borotra en Afrique du Nord, s’il est intéressant par son application des thèses de Benedict Anderson sur l’Afrique du Nord, ou encore par son analyse du discours maréchaliste au Maghreb, ne fait nulle mention des études pourtant incontournables de Jacques Cantier sur l’Algérie et la Tunisie sous Vichy. Enfin, bien que ce numéro ne prétende nullement à l’exhaustivité, nous relevons toutefois certaines lacunes frappantes. En dehors du bel état présent dans l’introduction de Bernard Droz, on retrouve en fin de compte peu de mention des politiques indigènes de Vichy à travers l’empire, ni de leur rupture ou continuité avec la Troisième République.

94 Eric Jennings

Bertrand Romain, État colonial, noblesse et nationalisme à Java. La Tradition parfaite, Paris, Karthala, « Recherches internationales », 2005, 800 p., 39 €

95 Depuis la constitution du savoir orientaliste, les priyayi ont été l’un des groupes les plus étudiés de la société javanaise. C’est à la constitution de cette caste nobiliaire de service en classe morale, inséparable de la formation de l’État à Java du 17e au 20e siècle, qu’est consacré l’ouvrage de Romain Bertrand, tiré d’une thèse de science politique soutenue en octobre 2000. Mais, bien loin de se limiter à un réexamen utile aux seuls « indonésianistes », l’ouvrage procède d’une démarche résolument comparatiste, apportant les éclairages inédits du cas javanais aux problématiques de la subjectivation politique, de l’historicité de l’État et de la genèse du nationalisme.

96 L’expansion territoriale du royaume de Mataram dans la première moitié du 17e siècle a favorisé l’émergence de la caste d’administrateurs priyayi, choisis par le souverain parmi l’élite martiale roturière. Leur autonomisation politique et sociale passa par la production et l’intériorisation d’un carcan de « règles du (bien) faire ». La « Tradition parfaite », pratique ascétique, idéal de complétude et de déprise de soi, séparait ainsi les « gens de l’esprit » des « gens du corps », disqualifiant tant la rusticité paysanne que les excès princiers ou marchands et imposant sa vision des hiérarchies sociales. Répertoire de la distinction sociale, le pouvoir sur soi était aussi registre d’accumulation du pouvoir sur les autres, y compris pour le souverain. Ainsi serait apparu un régime de « gouvernementalité de l’ascèse ».

97 Celui-ci déclina pourtant à partir de l’insertion des priyayi dans l’appareil administratif colonial émergeant au début du 19e siècle : ils s’occidentalisèrent, s’aventurèrent sur le terrain de l’ostentation. Les excellentes premières pages du dossier iconographique illustrent cette adoption sélective du paraître hollandais, s’efforçant encore au respect des règles de l’étiquette priyayi.

98 Puis l’affirmation à partir des années 1860 d’un projet colonial « éthique », assimilationniste, transforma véritablement les modes de subjectivation des colonisés. Le maillage du territoire et de la population créa « tant l’infrastructure matérielle de la nation que l’infrastructure idéologique du nationalisme ». Au tournant du siècle, les moins élevés des priyayi, bien formés mais confrontés à la raréfaction de l’emploi dans la fonction publique coloniale, fournirent la première critique de la présence coloniale. Ainsi, les priyayi du Budi Otomo, au départ simple groupe de pression corporatiste, posèrent-ils les fondations culturelles du nationalisme, exaltant des spécificités javanaises héritées tant de la « Tradition parfaite » que du récit orientaliste. Ce regard réflexif nouveau mit aussi fin à la possibilité même de « gouvernementalité de l’ascèse ».

99 Mais le projet nationaliste dut surtout aux maîtres de mystique des sectes aristocratiques de méditation. Dans les années 1910, ils furent les passeurs du répertoire ascétique du politique – désormais simple métaphore du combat nationaliste – et de la vision priyayi hiérarchique et inégalitaire de l’ordre social. Ce nationalisme aristocratique, mâtiné d’organicisme européen, ne s’incarna pas dans un parti mais « irradia » tout le mouvement nationaliste indonésien, lui conférant un tropisme antidémocratique. Présent dans la conception incarnative et populiste du leadership chez Sukarno, et encore dans le régime de la Démocratie guidée qu’il présida (1959-1965), il survécut politiquement aux priyayi, dont le lien spécifique avec l’État fut brisé dès l’occupation japonaise en 1942.

100 Juliette Van Wassenhove

Du genre

Downs Laura Lee, Writing Gender History, Londres, Hodder Education, 2004, 209 p., prix non communiqué

101 « En ce début du 21e siècle, il est évident que les universitaires ne conçoivent plus qu’il est possible d’écrire l’histoire, qu’elle soit politique, militaire, sociale économique ou intellectuelle, sans prendre le genre en compte. » Cette affirmation qui vient en conclusion de l’ouvrage de Laura Lee Downs permet de mesurer tout l’écart qui existe à ce sujet entre l’historiographie anglo-américaine et l’historiographie française. En France, le terme de genre, après une longue bataille qui s’est jouée en dehors de la discipline, commence à peine à s’imposer en histoire. C’est pour cela que cet ouvrage est précieux. Il permet d’avoir un panorama complet sur la manière dont s’écrit l’histoire des femmes et des genres sous d’autres cieux et, en l’occurrence, là où ce champ est le plus développé et implanté. Il est, de surcroît, écrit par une historienne anglaise enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales qui connaît le monde de la recherche des deux côtés de l’Atlantique : son livre, qui offre une perspective comparatiste, est ainsi un excellent complément à la somme de Françoise Thébaud qui décrivait le champ français [5]. Mais, au-delà de cet aspect novateur, cet ouvrage a pour principale qualité son efficacité : dans chacun des dix chapitres qu’elle aborde, l’historienne parvient à exposer la construction d’une pensée en l’inscrivant dans son contexte de production (notamment le contexte politique et militant qui est très présent pour l’histoire des femmes) et en développant longuement un ou plusieurs exemples révélateurs.

102 Après les premiers travaux pionniers du début du 20e siècle jusqu’aux années 1960, une proto-histoire qui reste marginalisée, la seconde vague féministe des années 1968-1975 entraîne la redécouverte de l’histoire des femmes et de nombreuses aventures intellectuelles prennent alors vie dans l’élan de cet engagement. C’est le cas des historiennes qui côtoient la « nouvelle histoire sociale » en Angleterre (1968-1995) liée à l’histoire sociale et socialiste : elles ajoutent une dimension sexuée aux études précédentes en se demandant lequel du patriarcat ou du capitalisme constitue la première source d’oppression des travailleuses. Viennent ensuite les études d’anthropologues féministes qui mettent l’accent sur l’existence d’un mode universel de pensée pour conceptualiser la différence des sexes : l’opposition sphère publique/ sphère privée. Il apparaît alors à ces chercheuses que le sexe ne relève pas seulement de la biologie mais aussi d’une construction culturelle : c’est la naissance du concept de genre, de sexe social. Par la suite, ce concept s’étoffe avec la nécessité de dépasser une histoire qui fait porter l’attention sur l’expérience des femmes mais ne questionne pas assez les identités variées qui se construisent autour de cette expérience. Des historiens et historiennes croisent alors la variable du sexe avec d’autres catégories sociales et culturelles. C’est le cas des historiennes noires américaines qui ont remis en cause l’idée selon laquelle la condition d’oppression des femmes était la même quelles que soient les classes sociales et la couleur de la peau. D’autres, des hommes principalement, ont étudié la construction de la masculinité qui était restée jusque-là dans l’ombre des travaux sur le genre féminin. La naissance de ces réflexions sur les genres accompagne l’introduction des théories poststructuralistes et du linguistic turn en histoire et contribuent à la remise en cause de la capacité de l’historien à accéder à une réalité passée à travers les textes. La tendance est alors à un glissement vers une histoire culturelle (au sens d’histoire des représentations) très riche mais parfois trop coupée des réalités politiques et sociales. L’auteur fait une analyse remarquablement claire de ce mouvement de pensée et souligne dans ce débat historiographique ce qui lui paraît essentiel : l’analyse culturelle ne peut être dissociée de l’analyse sociale. Dans les derniers chapitres, elle expose alors trois champs qui ont connu un développement rapide après les années 1990 et qui tentent de s’inscrire dans cette logique : l’histoire coloniale et postcoloniale des genres, la question des genres appliquée au politique et à la citoyenneté, les analyses des genres liées à la subjectivité.

103 Par une démonstration limpide et une bibliographie impressionnante, ce livre expose une évolution en deux temps. Le temps long de l’imposition difficile d’un nouveau champ en histoire, jalonné des luttes d’historiennes féministes, et le temps accéléré de l’explosion des études sur les femmes et sur les genres et de leur intégration dans les universités. Selon Laura Lee Downs, par leur position de penseurs critiques, les historiennes des femmes ont permis un questionnement de la démarche historique et les théories développées, par leur foisonnement, ont enrichi les réflexions historiographiques anglo-américaines depuis trente ans.

104 Bibia Pavard

Forth Christopher, The Dreyfus Affair and the Crisis of French Manhood, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2004, 300 p., prix non communiqué

105 Encore un livre sur l’Affaire Dreyfus ! Cette fois-ci pourtant, le point de vue est nouveau, l’approche intéressante. Forth étudie en effet l’Affaire en se centrant sur l’histoire du genre. Et comme le genre ne renvoie pas de façon univoque aux femmes, cette étude porte sur la masculinité. L’auteur, professeur d’histoire en Australie, argue que l’Affaire donne lieu non seulement aux débats sur la république, la nation, l’armée et l’antisémitisme, mais sur le droit de se représenter comme homme. Qui est vraiment un homme, vraiment masculin, l’intellectuel dreyfusard ou le journaliste nationaliste ?

106 Forth montre que le discours qui entoure de l’Affaire regorge de références à la virilité, l’honneur, la volonté, l’héroïsme, le contrôle des émotions – bref, toutes les qualités emblématiques d’un homme, selon les idées largement reçues à l’époque tant à droite qu’à gauche. Si les anti-dreyfusards accusent leurs ennemis d’être des demi-hommes ou même des femmelettes souffrant de « surmenage intellectuel » et atteints de neurasthénie, les dreyfusards, quant à eux, se présentent comme des héros très masculins, guidés par la raison et le courage. Selon certains dreyfusards, les valeurs militaires ne sont pas l’expression de la masculinité : comme les femmes, hauts militaires et soldats ne se laissent-ils pas séduire par les passions, par les sentiments de loyauté et d’esprit de corps ? Ce sont la Raison et la Vérité qui font l’homme.

107 La séduction joue un rôle important dans ce débat. À droite comme à gauche, écrivains et journalistes critiquent la modernité urbaine et commerciale qui séduit les citoyens pour en faire des consommateurs et qui crée des plaisirs et des spectacles pour rendre les hommes passifs et féminins. Selon les antidreyfusards, les hommes autour de Dreyfus, déjà affaiblis par le travail intellectuel et féminisés par une société devenue molle, sont attirés par l’argent du syndicat juif. Quant aux dreyfusards, ils accusent leurs ennemis d’être séduits par la clameur obscène des démagogues antisémites et par l’écriture émotionnelle de la presse populaire.

108 Dans son analyse de l’antisémitisme, Forth montre que pratiquement tous les hommes politiques et journalistes, y compris certains Juifs, partagent les mêmes stéréotypes et les mêmes préjugés. Dans l’imaginaire des antidreyfusards, les Juifs sont des hommes modernes par excellence – cérébraux, faibles de corps, féminisés et sans honneur. Tout Juif est intellectuel et tout intellectuel devient Juif. Ni l’un ni l’autre n’est vraiment un homme. Pour leur part, les dreyfusards se dissocient des Juifs, affirmant souvent qu’ils ne défendent pas l’israélite Dreyfus, homme peu masculin, mais plutôt les principes et les valeurs que représente son cas. Joseph Reinach lui-même regrette un manque de virilité chez les Juifs, surtout chez ceux récemment venus d’Europe centrale et orientale. Contre le chrétien Esterhazy, Reinach utilise des images et des idées anti-sémites : non seulement cet espion n’est pas un vrai homme, puisque, comme une femme, il lit des romans avec une « imagination fiévreuse », mais encore Reinach représente Esterhazy comme les antisémites représentent les Juifs : il a une « tête massive » sur un corps petit et maigre, un « nez aquilin », des « yeux impénétrables, petits et noirs. » Pire, c’est son sang impur de Hongrois qui explique sa trahison de la France (p. 133).

109 Forth aurait peut-être dû arrêter son texte avant le dernier chapitre, qui dépasse la période de l’Affaire pour couvrir un terrain historique déjà bien exploité : le sport et la culture physique. De façon intéressante pourtant, il y identifie un nouveau culte de la force surgi après l’Affaire et qui prépare la guerre à venir.

110 Edward Berenson

Hommes d’État et Dame de France

Jeanneney Jean-Noël, Clemenceau, portrait d’un homme libre, Paris, Éditions Mengès, 2005, 192 p., prix non communiqué

111 Dans les différente fonctions qu’il a occupées, Jean-Noël Jeanneney n’a jamais oublié qu’il était d’abord un historien et que ses expériences diverses nourrissaient sa pensée historique. Petit-fils d’un des proches collaborateurs de Clemenceau, il allait de soi qu’il s’intéresse à lui en historien. Ce n’est pas la première fois qu’il le fait, puisqu’il y a dix ans il présentait une des œuvres de Clemenceau Le Grand Pan, dans la collection « Acteurs de l’Histoire » de l’Imprimerie nationale. Il a intitulé son nouvel ouvrage, Clemenceau, portrait d’un homme libre. Il aurait pu tout autant choisir comme titre, Pour comprendre Clemenceau.

112 Il a déjà été beaucoup écrit sur Clemenceau, il suffit de rappeler l’immense biographie que Jean-Baptiste Duroselle lui a consacrée en 1988. Pourtant le personnage Clemenceau a-t-il été vraiment compris, aussi bien de ses contemporains que de la postérité ? C’est à cette question que Jean-Noël Jeanneney a voulu essayer de répondre dans un ouvrage magnifiquement illustré.

113 Au cours de sa longue carrière, Clemenceau a été détesté ou adulé, plus souvent détesté qu’adulé. On pourrait dire que ce fut par sa faute. Non pas qu’il ait peu écrit ou peu parlé, extraordinaire orateur que Léon Blum trouvait « meilleur que Jaurès », extraordinaire journaliste après des débuts un peu difficiles, écrivain abondant. Mais au fond il ne s’est jamais expliqué sur lui-même. Il n’a pas écrit de mémoires. Il s’est au contraire toujours employé à se dissimuler derrière des formules à l’emporte-pièce, derrière des « bons mots » dont il ne pouvait se passer et qui pouvaient être dévastateurs même pour ses amis, derrière son goût du duel. Il y avait, quand on y regarde de près, beaucoup de bonté et d’humanité chez Clemenceau – il suffit de rappeler « le médecin des pauvres du début de sa vie » –, mais il s’est employé, avec succès, à apparaître méchant.

114 Le grand mérite de Jean-Noël Jeanneney est d’avoir su mettre en valeur trois traits essentiels qui éclairent presque tous les actes de sa vie, le respect intransigeant de la démocratie parlementaire, le goût de la liberté individuelle, l’énergie que l’âge semble encore accroître.

115 La France qu’il a voulue était issue de la Révolution française – une Révolution qu’il prenait en entier, même les excès qu’il déplorait en faisaient partie – mais, un siècle plus tard, il rejetait tout ce qui entendait violer la loi et l’ordre issus de la volonté d’un Parlement démocratiquement élu. Il n’est pas nécessaire de chercher plus loin la formidable incompréhension entre cet homme de gauche et la gauche ouvrière quand il fut au pouvoir. Son goût de la liberté individuelle le rendait allergique aux mouvements collectifs et à tout ce qui pouvait ressembler à un embrigadement. On s’étonne toujours que cet inspirateur du radicalisme n’ait pas fait partie – à un court moment près, semble-t-il – du parti radical, mais l’explication en est là. On comprend d’autant mieux que tout au long du 20e siècle où le collectivisme a tenté de se frayer un chemin, Clemenceau, même quand il fut honoré par ses adversaires, comme celui qui avait mené la France à la victoire, resta incompris de tous ceux qui croyaient dans cette action collective et révolutionnaire. Comme le dit très bien Jean-Noël Jeanneney, il a fallu attendre la chute du « collectivisme » pour qu’en la fin du 20e siècle, on puisse de nouveau comprendre, à gauche, Clemenceau.

116 Cette incroyable énergie ne lui a pas toujours été favorable : la vigueur de ses critiques, sa conviction qu’il fallait en faire toujours plus sans trop se soucier du possible, l’ont écarté du pouvoir pendant toute la République « opportuniste » et l’ont conduit à un ministère décevant parce que son programme était largement réalisé quand il fut appelé à gouverner. En revanche cette vigueur fit merveille lors de l’affaire Dreyfus, encore que là aussi il aurait voulu aller plus loin et fut de ceux qui ne croyaient pas qu’on pallie une injustice par une grâce. Mais c’est évidemment en 1917 (il avait alors 76 ans) qu’elle lui permit de donner toute sa mesure. Qui d’autre à ce moment aurait été capable d’éviter la défaite dans cette guerre que, contrairement à ce qui est souvent dit, il n’avait souhaitée d’aucune façon ? C’est sans plaisir que Poincaré s’en convainquit.

117 Jean-Noël Jeanneney a su aussi montrer combien l’homme dont beaucoup ont affirmé qu’il réagissait par foucades, n’a jamais dévié de ce à quoi il croyait, quelles qu’en fussent les conséquences. Profondément laïque, il n’en démord pas même s’il s’intéresse aux religions. Adversaire convaincu de la colonisation, non pas parce qu’elle détournait les forces françaises de l’Europe, mais parce qu’elle était par nature injuste et raciste envers les populations colonisées, il refuse de mettre les pieds dans les territoires coloniaux français même quand il fut retiré de la vie politique. Toujours individualiste, parce qu’il croit que la marche de la civilisation réside dans l’individu.

118 Après tant d’ouvrages qui lui furent consacrés, ce Clemenceau, portrait d’un homme libre, est peut-être celui qui éclaire le mieux ce qu’il fut réellement.

119 Jean-Jacques Becker

Musiedlak Didier, Mussolini, Paris, Presses de Sciences Po, « Facettes », 2005, 436 p., 17 €

120 La traduction en français des études sur le fascisme écrites par Emilio Gentile a introduit l’historiographie française dans les vifs débats qui animent depuis les vingt dernières années les historiens italiens, débats nés avec la parution en 1965 du premier volume de la monumentale biographie de Benito Mussolini par Renzo De Felice.

121 L’ouvrage rédigé par Didier Musiedlak doit être remarqué comme un important signe de la richesse des analyses tirées d’un élargissement de la réflexion à différentes aires nationales. Il s’inscrit davantage dans la catégorie des biographies intellectuelles que des biographies classiques ou des ouvrages à caractère politique comme l’ouvrage de Pierre Milza sur Mussolini paru en 1999 chez Fayard. Didier Musiedlak veut en effet retracer les « éléments organiques originels », essentiellement de nature culturelle, à travers lesquels « le personnage a cherché à recomposer son image, en utilisant tous les registres qui pouvaient servir à son ascension et à la consolidation de son pouvoir » (p. 12). Dans cette perspective, l’auteur a le mérite de brosser un tableau suggestif du parcours intellectuel de Mussolini, de ses premières affirmations politiques autour du socialisme révolutionnaire au combattantismo de la première guerre mondiale, à la fondation des faisceaux de combat après la guerre, jusqu’à la conquête du pouvoir et à la construction de l’État totalitaire. L’auteur s’éloigne ainsi en partie de l’image de « l’homme qui cherche perpétuellement sa route », image construite par De Felice.

122 Avec quelque excès, Musiedlak pense pouvoir conclure que « Mussolini était lui-même porteur d’une culture de guerre dont les fondements avaient été jetés bien avant 1915 » (p. 411), mésestimant ainsi peut-être la cohérence intellectuelle d’un homme qui était surtout un animal politique doté d’un excellent flair tactique mais peu brillant stratège et donc capable d’utiliser la culture conformément aux choix politiques du moment.

123 Cela n’assombrit cependant pas les indubitables mérites de cette biographie et ses résultats souvent innovants, notamment l’analyse de la dimension charismatique de Mussolini. Musieldlak donne un juste relief au rôle de l’orateur comme élément essentiel du charisme mussolinien. Dommage que sur ce point, il ne se soit pas servi des études de Catherine Brice, Fabrice d’Almeida et moi-même, qui insistent sur l’importance du corps, du geste et du langage oral.

124 Alceo Riosa

Neau-Dufour Frédérique, Geneviève de Gaulle Anthonioz, Paris, Cerf, 2004, 240 p., 20 €

125 Voici la première et brève biographie de celle, disparue en 2002 le jour de la Saint-Valentin, qui fut surnommée à Ravensbrück « le petit de Gaulle ». Fille de Xavier de Gaulle, ingénieur en poste dans la Sarre et où la petite Geneviève passa donc son enfance, elle était restée la nièce chérie du Général, un « soldat de la France libre et dont l’exemple m’a servi » lui dira-t-il. Vingt ans en 1940, une foi profonde et inébranlable nourrie aux Béatitudes, un sens familial très… gaullien de l’homme et du service des autres : Geneviève a plongé en Résistance comme tous les proches de l’homme du 18 Juin et joué, en femme ordinaire dont la force d’âme savait impressionner, un rôle important à « Défense de la France ». Arrêtée, emprisonnée puis déportée, elle a sans doute survécu au camp en 1945 parce que Himmler croyait pouvoir faire d’elle une monnaie d’échange avec les Alliés. Comme ses camarades Jacqueline Péry d’Alin court, Anise Postel-Vinay ou Germaine Tillion, elle n’eut de cesse de témoigner après la victoire, inlassable conférencière, témoin majeur au procès Barbie ; d’aider les historiens et les artistes qui affrontaient le Mal nazi, jusqu’à la publication tardive de son inoubliable Secret de l’espérance.

126 Mieux encore, elle a scellé sur son expérience de la déportation tous ses engagements ultérieurs, dont le livre fait le premier récit un peu détaillé : la création dès 1945 de l’Association des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR), le lancement et les premiers combats du RPF, les interventions multiples et jusqu’ici méconnues pendant la guerre d’Algérie, le travail aux Affaires culturelles sous Malraux aux côtés de son époux Bernard Anthonioz. Surtout, elle a découvert avec effroi son « nouveau camp », à Noisy-le-Grand pendant l’hiver 1958, à l’appel de l’abbé Wresinski, un frère ennemi de l’abbé Pierre qui œuvrait dans la boue de ce bidonville. Geneviève arpente l’inacceptable, comme à Ravensbrück, mais cette fois chez les soutiers des Trente Glorieuses ivres de fatigue, chez les femmes immigrées auxquelles la DDASS enlève parfois les enfants, dans la hantise de l’incendie, des rats, des flics, de l’administration préfectorale et même des élus communistes qui rêvent d’abord de solution au bulldozer. Ainsi devint-elle dès 1964 présidente d’ATD quart-monde et œuvra-t-elle jusqu’au vote en 1998 de « sa » loi contre l’exclusion, gaullienne de source se riant du clivage gauche-droite, chrétienne refusant que puisse exister la misère absolue. Et tout ceci en fière épouse, mère et grand-mère gâteau, refusant tout statut de star, en tout intimité jusqu’au bout avec son très cher oncle (tante Yvonne, du coup, ne l’apprécia guère…), sourire aux yeux, humour rosé et propos lestes, inoubliable derrière ses grosses lunettes et cravachant ce corps si frêle marqué là-bas par les SS.

127 Frédérique Neau-Dufour, chercheuse à la fondation Charles-de-Gaulle qui nous a donné en 2001 un important Psichari, n’est pas très prolixe sur l’état, la fiabilité et le détail de ses sources. Elle « meuble » parfois (pourquoi citer in extenso l’appel du 18 Juin ?). Elle juge et tranche avec impétuosité. Elle est gentiment simplette dans l’analyse du deus ex machina qui, selon elle, expliquerait tant d’engagements : les deuils d’enfance qu’il fallut surmonter, celui de la mère puis de la sœur tant aimées. Mais elle « sent » excellemment son personnage et sait faire aimer celle qui fut, vraiment, une très grande Dame de France.

128 Jean-Pierre Rioux

Fratries intellectuelles

Cabanès Jean-Louis, Dufief Pierre-Jean, Kopp Robert, Mollier Jean-Yves, Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, « Histoire et civilisations », 2005, 462 p., 25 €

129 Cet ouvrage rassemble les communications présentées lors de deux colloques qui ont eu lieu au mois de décembre 2003 pour le centenaire du prix Goncourt. La première rencontre, organisée par Robert Kopp à la Bibliothèque nationale, avait pour thème « Les Goncourt dans leur siècle ». Il s’agissait de présenter les frères Goncourt face à l’histoire, à leurs contemporains, aux arts et spectacles de leur époque. Coordonné par Jean-Yves Mollier, Sylvie Ducas-Späes, Jean-Louis Cabanès et Pierre-Jean Dufief, le second colloque se tenait au palais du Luxembourg. Portant sur « Un siècle de Goncourt », il voulait analyser le fonctionnement du prix et l’histoire de l’Académie. L’ensemble des textes a été rassemblé dans un ouvrage riche et cohérent : les analyses de contexte et d’histoire biographique des Goncourt constituent les premiers chapitres et la toile de fond des recherches portant sur les courants littéraires primés et l’histoire de l’institution.

130 L’étude de la « manière » des Goncourt souligne à la fois leur fascination pour le 18e siècle et comment ils participent à sa réhabilitation par leurs talents de conteurs de la vie du temps. Le 19e siècle leur paraît en regard presque étranger : ils comprennent mal les mutations du monde de l’édition et sont raillés par certains contemporains (Léon Bloy). Leur approche des femmes est d’ailleurs emblématique de ce phénomène : admirateurs de la littérature épistolaire féminine du 18e siècle, ils n’accordent que peu de place dans leur Journal aux « écrivaines » du 19e siècle. C’est par leur collection d’œuvres d’art que les frères Goncourt agissent finalement dans leur temps en participant à la diffusion, sinon du japonisme, au moins de l’attrait pour les œuvres d’Extrême-Orient.

131 Et c’est par cette collection qu’ils passent à la postérité puisque la vente et la dispersion des œuvres rassemblées dans leur maison d’Auteuil assurent le financement de l’Académie et du prix Goncourt, depuis un peu plus d’un siècle. L’examen du palmarès du 20e siècle est un intéressant exercice d’histoire littéraire. Il montre par exemple la place de la littérature de guerre après la seconde guerre mondiale ou l’émergence des « romanciers de la francophonie ». Il faut dire que cette Académie, qui refuse d’être une institution, se doit d’être à l’écoute de la nouveauté et du mouvement dans le champ littéraire. La seconde partie de l’ouvrage nous donne un bon aperçu des écueils de sa démarche sans nier l’impact de la formidable publicité que l’attribution du prix engendre chaque année pour le monde des lettres.

132 Claire Blandin

Le Béguec Gilles, Manigand Christine (dir.), Henry, Robert et Bertrand de Jouvenel. Crise et métamorphoses de l’État démocratique (1900-1935), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2004, 172 p., prix non communiqué

133 C’est un modèle de petit ouvrage précis, direct et novateur que nous proposent ici Gilles Le Béguec et Christine Manigand. L’idée initiale peut paraître mince ou même simple prétexte – réunir les deux frères, Henry et Robert, et le fils du premier, Bertrand – mais sa pertinence apparaît très vite à la lecture des neuf communications. Deux éléments démontrent les liens substantiels entre les trois Jouvenel : la similitude des formes de carrière à la jonction du journalisme, de la politique et des idées au risque d’un certain funambulisme (similitude surtout frappante entre Robert et son neveu Bertrand) d’un côté, la communauté des thématiques intellectuelles de l’autre.

134 Malgré une mort accidentelle précoce en 1924, c’est la figure de Robert de Jouvenel qui ressort le mieux de cet ouvrage. Le second livre de l’auteur, après le fameux pamphlet La République des camarades (1914), intitulé Feu l’État (1923), est ici sorti de l’oubli dans lequel il était tombé (le livre, toujours de valeur, a notamment été redécouvert par le travail effectué en Italie, de traduction et de commentaire, par Emanuele Bruzzone de l’université de Turin). Le rôle de mentor ou d’éveilleur assumé par Robert vis-à-vis des jeunes intellectuels de la gauche radicalisante des années 1920 est ici, pour la première fois, projeté en pleine lumière (Gilles Le Béguec). En parallèle, les activités du frère, Henry, qui ne sont pas moins vibrionnantes passent en second car elles ont déjà été retracées dans la biographie de Christine Manigand (Henry de Jouvenel, Presses universitaires de Limoges, 2000).

135 Restent la formation, l’itinéraire, les multiples écrits et les engagements successifs de Bertrand de Jouvenel. Le colloque a choisi de s’en tenir à la figure de Bertrand de Jouvenel comme poisson-pilote des « jeunes équipes » du côté « réaliste » plutôt que sur le versant « spiritualiste » (Olivier Dard). C’est peut-être le seul regret que l’on peut ici exprimer car il manque une analyse globale de l’itinéraire de Bertrand de Jouvenel, zigzags compris.

136 La lecture des communications permet cependant de comprendre combien les trois Jouvenel ont cherché les voies de la rénovation du régime républicain ; une rénovation pour assumer l’avènement de la société industrielle et la primauté accordée aux questions économiques d’une part (l’idée « syndicaliste » chez Henry étudiée par Christine Manigand, les tâtonnements de Robert en direction d’un parlement économique dans Feu l’État étudiés par Jean-Pierre Morel ou la justification d’un rôle nouveau de l’État dans une « économie dirigée » chez Bertrand étudiée par Alain Chatriot), une rénovation visant à promouvoir de nouveaux cadres et de nouveaux concepts (interdépendance, solidarité, SDN, États-Unis d’Europe) pour les relations internationales (le néo-libéralisme « solidariste » de Bertrand de Jouvenel étudié par Klaus-Peter Sick).

137 Nicolas Roussellier

Gauches et droites en France

Becker Jean-Jacques et Candar Gilles (dir.), Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, « L’espace de l’histoire », 2004, 2 vol., 584 p. et 776 p., 39 € et 45 €

138 Si on la compare avec d’autres grandes entreprises collectives du même genre, l’Histoire des gauches est une incontestable réussite. En privilégiant la formule de l’encyclopédie, les deux maîtres d’œuvre, Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (qui signent, outre les textes généraux d’encadrement introductif et conclusif, plusieurs contributions), ont fait un pari gagnant : les contributions, assez longues (une dizaine de pages chacune) parviennent à faire le « tour de la question » sans tomber dans le côté « zapping » de notices de dictionnaires. Le projet d’ensemble est cohérent par l’unité de ton et par le souci visible d’une information rigoureuse et dense. L’édition est très soignée, les coquilles rarissimes, les bibliographies très à jour.

139 Entre les deux volumes, celui qui porte sur le 19e siècle et celui consacré au 20e siècle, il existe cependant une différence notable. Le premier, où l’on retrouve Maurice Agulhon, Alain Corbin, Michel Vovelle, Philippe Boutry et le trop rare Jacques Rougerie, semble plus maîtrisé, plus cohérent et on pourrait dire plus « historien ». Le second est plus éclaté (il commence par une série en file indienne de treize notices consacrées aux courants et tendances politiques de gauche), plus « gauche plurielle », moins cohérent du point de vue des disciplines (certains politistes ou sociologues, obnubilés par la construction de leur « objet », en oublient le contexte chronologique, doctrinal ou institutionnel).

140 Le second volume se ressent, surtout, des incertitudes qui pèsent sur la définition actuelle d’une identité des gauches françaises, identité tant intellectuelle, sociologique qu’organisationnelle. On relève ici ou là chez plusieurs auteurs des signes de désarroi et d’inquiétude agrémentés de quelques pointes de nostalgie. Certains n’hésitent pas à interpeller, directement ou indirectement, la gauche d’aujourd’hui. Dans son excellente contribution, Patrick Fridenson souligne la mutation quasi copernicienne des conceptions et des politiques économiques tandis que Robert Frank livre presque clefs en main les raisons du désamour entre la gauche et l’Europe, anticipant l’échec du référendum de 2005. Frédéric Sawicki, dans une contribution très dense, conclut sur les difficultés des socialistes à susciter « un réel engouement militant », tandis que la conclusion générale de Jean-Jacques Becker est à la fois très sereine mais aussi très ferme sur le constat d’une obsolescence des anciennes identités de la gauche.

141 Rendre compte d’un ouvrage qui rassemble soixante auteurs, c’est aussi dégager quelques impressions qui font ressortir les traits dominants de l’historiographie de notre époque. La mode n’est plus aux grandes machineries qui articulaient les faits politiques et les faits économiques et sociaux. On redoute tellement le déterminisme qu’on recule devant de simples hypothèses. L’évolution des faits sociaux, des classes, des milieux, des pratiques économiques n’est plus le référent, ni même dans beaucoup de cas le simple cadre dans lequel évoluent les courants, les partis et les acteurs politiques. Les maîtres d’œuvre ont voulu proposer la première histoire des gauches qui ne soit pas une histoire du « mouvement ouvrier ». Le résultat est d’aboutir, pour certains, à une trop grande séparation et si l’on peut dire une trop grande sécession entre histoire politique et histoire sociale. Se méfier de l’identité proclamée entre le peuple et la gauche ne devait pas empêcher des études concrètes consacrées à certains milieux ou certaines professions (l’évolution des idées et pratiques de gauche en matière d’enseignement) et, pourquoi pas, à certains exemples régionaux ou municipaux de manière à faire vivre « par le bas » la gauche et ses métamorphoses. Un risque existe : celui de présenter la politique comme avançant par elle-même, par une sorte d’opération du Saint-Esprit où, d’une génération à l’autre, les « mythes », les « utopies » et surtout les « cultures » planent, se posent un moment et disparaissent dans l’éther. Tout ne peut pas se réduire à des généalogies, à des stratégies, à des représentations ou à de la communication.

142 Une autre impression concerne la place réduite faite aux idées et aux doctrines. Là aussi, de bonnes et notables exceptions sont à relever : l’analyse de l’invention du marxisme français par Christophe Prochasson (volume 1), celle du marxisme au 20e siècle par Daniel Lindenberg très à son affaire en ce domaine, et la notice un peu ardue mais très intéressante de Michel Feher sur « Mai 68 dans la pensée ». Globalement, on est frappé par la distance prise à l’égard d’une présentation au risque d’être « scolaire » ! des idées, des doctrines et des philosophies des gauches françaises. Les deux maîtres d’œuvre dans leur introduction, comme certains auteurs dans leurs notices, invoquent l’effacement de la philosophie de l’Histoire qui avait sous-tendu depuis l’origine l’idéologie des gauches françaises (l’idée du progrès, l’horizon d’un monde meilleur, ce que certains appellent le progressisme et d’autres le constructivisme). Là aussi on peut s’interroger. Du fait que les doctrines politiques ont perdu de leur séduction intrinsèque et n’offrent plus à l’historien un sens général à l’histoire qu’il écrit, elles ont tendance à être rétrogradées en « utopies », « mythes », en credo rituels ou signes d’appartenance à une « culture ». Faut-il renoncer au souci de reconstitution et de restitution de l’histoire ? Faut-il présenter les doctrines de l’extérieur, par leur enveloppe, par leur parcours, par des nomenclatures d’écrivains, de groupes, de revues, de courants, etc. et renoncer à entrer dans leur « boîte noire » comme le faisait la vieille et malheureusement délaissée « histoire des idées » ? Là aussi, nous semble-t-il, un lecteur pourra sortir décontenancé de l’Histoire des gauches : il saura dire que les gauches ont vécu sur des « mythes » et des « cultures », que des partis, des ligues, des syndicats se sont chargés d’en organiser l’orchestration et la ritualisation, mais il ne saura dire quels étaient les principes philosophiques des gauches ni comment reconstituer la logique pédagogique de leurs idées. Lue de bout en bout, cette Histoire des gauches est donc remarquable par son encyclopédisme mais un peu désarmante par son éclectisme.

143 Nicolas Roussellier

Castagnez Noëlline, Socialistes en République. Les parlementaires SFIO de la IVe République, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, 409 p., prix non communiqué

144 Cet ouvrage est un exemple réussi de prosopographie historique. On imagine pourtant bien l’auteur aux prises avec un monceau de données statistiques, jonglant entre fiches et logiciels. Le livre aurait pu s’en ressentir et se présenter comme certains puddings préparés à l’approche de Noël : riches, denses, mais vite indigestes. Il n’en est rien. La transformation de la prosopographie en récit historique est pleinement accomplie. L’auteur a su mettre ses statistiques au service d’une problématique centrée sur l’incapacité des socialistes à se renouveler entre l’époque du Front populaire et les lendemains de la guerre : à la Libération, ni les femmes, ni les jeunes, ni les socialisants issus de la Résistance n’ont eu la possibilité de former les nouveaux viviers destinés au recrutement des cadres et des candidats. La vieille SFIO continue de faire jouer son circuit de promotion « endogène » par l’entremise des toutes puissantes fédérations. Près de 90 % des trois cent un parlementaires socialistes de la Quatrième République sont des novices au sein des assemblées mais, parmi eux, plus des quatre cinquième étaient déjà militants SFIO avant 1940 (p. 55).

145 Pour répondre à la question du « comment devient-on socialiste ? », Noëlline Castagnez entremêle avec finesse les facteurs collectifs qui dessinent les traits communs aux trois cent un membres du corpus (leurs origines populaires plus qu’ouvrières, le rôle de la promotion sociale par l’école de la République, l’engagement résistant pour 70 % d’entre eux, etc. ) avec des parcours plus minoritaires et plus individualisés (les différents types de résistances, les différents types de socialisation politique par le syndicat, le réseau laïque, l’organisation de jeunesse, la franc-maçonnerie). Son essai de portrait de groupe échappe ainsi à toute caricature, à tout point de vue sociologique surplombant.

146 Enfin, l’auteur a su nourrir l’ensemble de ses analyses d’une connaissance très fine du milieu socialiste, non sans une évidente empathie pour ces personnalités aux itinéraires parfois zigzagants (Depreux par exemple). Cette capacité de restitution d’un « esprit » SFIO précisément ce qui échappe à la mise en fiches, fonctionne particulièrement bien dans la troisième partie du livre consacrée à cette génération socialiste formée dès la première guerre mondiale (un bon tiers d’anciens poilus parmi les trois cent un) et les années 1920. Trois grands marqueurs générationnels ont été retenus par l’auteur : le « solide fond de rancune » (p. 240) qui caractérise la relation avec le parti communiste, les déchirements du pacifisme et enfin les impasses du socialisme gouvernemental face à la guerre d’Algérie.

147 Sur le tripartisme, la Troisième Force, la division face à la CED, le gouvernement Mollet, on pourra penser que les principaux faits sont déjà connus, mais l’intérêt de l’ouvrage consiste à faire comprendre, à côté des histoires chronologiques classiques du parti socialiste, la pluralité des comportements et des choix des parlementaires socialistes (à l’aide notamment des archives du groupe parlementaire). La discipline de vote est une façade aux briques souvent disjointes. On peut regretter au fil des pages que les aspects purement doctrinaux du socialisme soient un peu sacrifiés au profit d’une « culture politique » au statut trop élastique. On notera aussi que ces socialistes parlementaires sont plus socialistes que parlementaires ; on ne les voit pas ou peu délibérer et travailler dans leur assemblée respective. Mais, au total, en suivant un fil argumentatif clair, en gardant la maîtrise de son érudition, sans verser dans des longueurs inutiles, l’étude offerte par Noëlline Castagnez fait connaître des aspects méconnus du socialisme français. Elle les fait connaître d’une manière différente, sensible et originale.

148 Nicolas Roussellier

Pourcher Yves, Votez tous pour moi ! Les campagnes électorales de Jacques Blanc en Languedoc-Roussillon (1986-2004), Paris, Presses de Sciences Po, 2004, 212 p., 20 €

149 Yves Pourcher est un ethnologue qui a rendu de fiers services aux historiens et aux politologues avec ses travaux et ses rassemblements de sources superbement écrits, toujours excitants et toujours discutés, sur les notables de Lozère depuis le 18e siècle (Les Maîtres de granit, Orban, 1987 : un grand livre !), la Grande Guerre le nez dans la boue et au ras des souvenirs (notamment Les Jours de guerre, Hachette Pluriel, 1995), ou Pierre Laval vu par sa fille (Le Cherche Midi, 2002). Cette fois, il nous instruit à domicile, depuis sa Lozère avec La Canourgue à l’épicentre – presque au pays d’un autre Lozérien, sociologue lui, qui a rendu aussi de grands services aux historiens : Henri Mendras, hélas récemment disparu. Il a suivi là-bas pendant dix-huit ans, en reporter un peu particulier, le député UDF et UMP puis président de région Jacques Blanc. De proche en proche, au fil de six campagnes pour les législatives ou les sénatoriales (la conquête municipale de La Canourgue, en 1971 n’est pas évoquée, mais elle avait relevé des mêmes registres) et de quatre affrontements pour les régionales, le candidat Blanc a sillonné, du Gard aux Pyrénées-Orientales, tout cet ensemble languedocien que son vainqueur de 2004, Georges Frêche, a rêvé un moment de nommer « Septimanie ». Et Yves Pourcher a pris des notes et fait tourner magnétophones et caméras, en bon ethnographe. Il nous dit le meilleur du « terrain », sous forme d’un carnet de route plus subtilement composé qu’il n’en a l’air.

150 Le résultat est plus que plaisant : instructif. Car derrière le pittoresque des innombrables embrassades et tapes dans le dos en toutes circonstances, des réunions squelettiques aux sonos exécrables mais des permanences assiégées, des repas de fête (parfois monotones) et d’enterrements (toujours gais), le livre dit excellemment ce qu’est la politique au ras des cantons et des communes : au « cul des vaches » si l’on veut, mais des vaches d’aujourd’hui, fouettées au grand air européen pour régions escarpées ou surproductions chroniques. Il laisse entrevoir pourquoi, collée à ses granits et ses calcaires, à ses morts innombrables et à ses bistrots menacés, elle aime encore autant prospérer et prendre ses aises loin des médias nationaux. Il permet, surtout, de comprendre comment se construit à main nue, sans rites d’institutions ni habitus ou positionnements à la Bourdieu, dans la bousculade, le coup de fil complice et le service rendu, la carrière politique d’un médecin de campagne de souche aveyronnaise devenu un notable de cette France dite « profonde » pratiquement comme au temps de Balzac (on pense, naturellement, dans des écosystèmes comparables, à ce qu’on pourrait tirer d’une étude comparée sur Jacques Chirac en Haute-Corrèze, François Bayrou en Béarn ou Henri Emmanuelli dans les Landes ; et l’on se rappelle combien Jaurès lui aussi aimait là-bas parler patois et nouer la serviette au cou). On expose joliment comment une élection se gagne ou se perd au quotidien, kilomètre après kilomètre sur des routes impossibles, et pourquoi l’électeur a au bout du compte si démocratiquement le dernier mot, y compris lorsque le « populo » Front national arbitre.

151 Il ne faudra plus oublier des témoignages comme celui-ci. Yves Pourcher, sans nostalgie mais avec encore de beaux éclats de bonheur, laisse entendre que cette catégorie du politique, la campagne à l’ancienne où l’on arrache le vote avec les dents, dans l’odeur de colle forte et de pastis, n’est sans doute pas condamnée à l’heure de la « télé » prétendument reine, des « face à face » entre grands sachems et des guignolades variées. Ajoutons qu’au chapitre de la publication des tableaux politiques de la France de toujours, les Presses de Sciences Po, selon nous, n’avaient pas fait de meilleur choix éditorial depuis leur réédition, en 1993, de Mon village de Roger Thabault.

152 Jean-Pierre Rioux

Sur les rails

Caron François (prés.), Les Grandes Compagnies de chemin de fer en France 1823-1937, Genève, Librairie Droz, « Archives économiques du Crédit Lyonnais », 2005, 406 p., prix non communiqué

153 Ce livre s’inscrit dans un vaste projet d’édition d’études anciennes réalisées pour le compte de la direction des Études financières du Crédit Lyonnais. Des archives austères et négligées, car de « seconde main », sont ainsi rendues publiques (retranscrites en caractères gras) et accompagnées des commentaires précieux de l’historien spécialiste des chemins de fer qu’est François Caron. De tels documents permettent utilement de compléter l’éventail des sources plus classiquement considérées par les historiens des chemins de fer, à savoir les archives des compagnies de chemins de fer (conservées au Centre des archives du monde du travail à Roubaix) et les archives des administrations (principalement du ministère des Travaux publics, mais aussi des Ponts et Chaussées ou des chambres de commerce). Ils ont en effet l’avantage de l’originalité du point de vue : ni celui des auteurs contemporains ni celui des historiens. Pour autant, on aimerait en apprendre davantage sur les raisons qui ont poussé à constituer cette documentation et à la conserver.

154 L’intérêt principal du livre réside surtout dans la deuxième partie, la plus étoffée. François Caron y met en contexte les analyses, par l’un des grands acteurs du marché financier, de la situation économique des grands réseaux français sous la Troisième République, entre les grandes « conventions scélérates » de 1883, visant à unifier et à achever les réseaux, et la création de la SNCF en 1937, mettant fin au régime des compagnies. Ce « moment particulier » de l’histoire des chemins de fer illustre les hésitations de l’économie ferroviaire française, entre le régime des concessions publiques à des compagnies privées et la nationalisation de 1937. Entre 1896 et 1900, le service financier du Crédit Lyonnais accumule une documentation très riche sur les effets des baisses de tarifs sur l’évolution des diverses sortes de trafics et sur les recettes des compagnies après 1883, dans le contexte de la Grande Dépression, et de plus vastes transformations structurelles de l’économie française.

155 Au-delà de la valeur des études statistiques fines que livre la publication de ces archives (une approche quantitative qui serait difficile à réaliser sans la documentation dont disposait alors la Direction des études financières du Crédit lyonnais), l’historien découvre à quel point les acteurs économiques étaient convaincus que le sort des entreprises et des collectivités locales et nationales dépendait du coût des transports, d’où une place considérable faite aux études d’impact des baisses de tarifs tant sur les « accessoires de la grande vitesse » en 1892 (c’est-à-dire la réforme de la taxation des bagages, colis et autres messageries) que sur les billets des voyageurs, la même année. Pourtant, dès 1894, à l’apogée du réseau ferré, le marché financier, représenté par les analystes du Crédit Lyonnais, s’interroge déjà sur l’efficacité et la rentabilité de l’exploitation ferroviaire à la française. Les chemins de fer français sont considérés comme trop coûteux à l’État et trop développés par rapport au trafic annuel constaté, de sorte que les conséquences de la Grande Guerre, puis la crise tardive de 1929 en France, avant la création de la SNCF, n’apparaissent que comme des appendices des limites constatées du système des compagnies de chemins de fer dès la fin du 19e siècle.

156 Stéphanie Sauget

Caron François, Histoire des chemins de fer en France, tome II (1883-1937), Paris, Fayard, 2005, 1 029 p., 40 €

157 Après un premier volume qui couvrait un siècle et demi, celui-ci porte à plus de mille sept cents pages cette histoire du monde des chemins de fer. Il s’arrête en 1937, lors de la nationalisation, mais si un épilogue de dix pages est consacré à la création de la SNCF, le capitalisme ferroviaire est bien le principal sujet de cet ouvrage et il n’y a pas un rôle maléfique. C’est que François Caron estime injuste le procès, notamment en corruption, fait dès l’origine aux compagnies et qui aurait été accepté sans être véritablement discuté. Il est vrai que les modalités de l’application de la convention de 1883, signée entre l’État et ces compagnies privées, n’ont cessé d’alimenter l’hostilité à ces sociétés et à leurs dirigeants, surtout soucieux de distribuer des dividendes, qui laissaient largement à l’État l’initiative et surtout le financement d’infrastructures dont le rôle était essentiel dans le développement de la France de la Troisième République. L’ouvrage est organisé en deux parties chronologiques autour de la rupture de l’été 1914 ; les cinq chapitres consacrés à la Grande Guerre permettent de comprendre pourquoi, dans ce domaine, rien ne pouvait plus être comme avant. De la part de l’historien de l’innovation, la dimension économique et technologique de l’approche ne surprend pas, ni, lorsque l’on connaît ses premiers travaux, la place qu’il consacre à l’histoire sociale (dans tous ses aspects : le recrutement, les sociabilités, les salaires, les mobilités sociales et géographiques, les grèves, le syndicalisme). Tout cela autorise une approche au sein de laquelle sont mis en rapport bien sûr la productivité et l’OST (sur les limites de laquelle l’auteur insiste), mais également le succès du syndicalisme et l’insuffisance des investissements.

158 S’il n’est pas que cela, ce livre est aussi une synthèse des riches et nombreux travaux effectués ces dernières années sur le chemin de fer en France, et force est de se poser la question des raisons de cette fécondité. Le rôle de l’Association pour l’histoire des chemins de fer en France, au sein de laquelle les chercheurs, parmi lesquels François Caron a été pionnier, ont pris toute leur place, est indéniable. Mais le dialogue entre historiens, dont certaines analyses divergent parfois, est sans doute l’élément le plus significatif. En témoignent les abondantes références (parfois discutées) aux travaux de Georges Ribeill, l’autre grand spécialiste des chemins de fer et des cheminots. Après sa thèse sur la Compagnie du chemin de fer du Nord, François Caron n’a jamais abandonné le train, mais la mise en perspective permet de situer précisément la technologie ferroviaire dans la société française de la Troisième République. Dès lors cet ouvrage, un grand livre d’un grand historien, intéressera au-delà du cercle des spécialistes de l’histoire économique et de l’histoire des techniques.

159 Christian Chevandier

Bibliographie

Livres reçus

  • 14-18 Grands reportages, Paris, Omnibus, 2005, 836 p., 24 €.
  • Alberigo Giuseppe, Pour la jeunesse du christianisme : le concile Vatican II, Paris, Cerf, 2005, 224 p., 22 €.
  • Alfonsi Laurence, Le Cinéma du futur. Les enjeux des nouvelles technologies de l’image, Saint-Nicolas/Paris, Presses de l’université de Laval/L’Harmattan, « Cinéma et société », 2005, 88 p., prix non communiqué.
  • Arendt Hannah, Responsabilité et jugement, éd. établie et préf. par Jérôme Kohn, trad. de l’am. par Jean-Luc Fidel, Paris, Payot, 2005, 320 p., 22 €.
  • Aron Raymond , Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, Gallimard, « Quarto », 2005, 1 820 p., 34 €.
  • Artigas Alvaro, Amérique du Sud : les démocraties inachevées, Paris, Armand Colin, 2005, 242 p., prix non communiqué.
  • L’Art russe dans la seconde moitié du xixe siècle : en quête d’identité, Paris, Réunion des musées nationaux, 2005, 464 p., 54 €.
  • Asturias Miguel Ángel 1899-1999, Paris, Unesco, 1999, 704 p., prix non communiqué.
  • Attal Frédéric, Garrigues Jean, Kouamé Thierry et Vittu Jean-Pierre (dir.), Les Universités en Europe du xiiie siècle à nos jours. Espaces, modèles et fonctions, actes du colloque international d’Orléans, 16 et 17 octobre 2003, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, 296 p., 26 €.
  • Avon Dominique, Les Frères prêcheurs en Orient. Les dominicains du Caire (années 1910-années 1960), Paris, Cerf, « Histoire », 2005, 1 040 p., 95 €.
  • Bachelot Carole et Taquet Adrien , La Politique et moi. Jeunes artistes en quête de politique, Paris, Plon/Fondation Jean Jaurès, 2005, 148 p., 10 €.
  • Becker Jean-Jacques, La France de 1914 à 1940, Paris, PUF, « Que sais-je », 2005, 128 p., prix non communiqué.
  • Becker Jean-Jacques (dir.), Histoire culturelle de la Grande Guerre, Paris, Armand Colin, 2005, 272 p., prix non communiqué.
  • Benot Yves, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, textes réunis et présentés par Roland Desné et Marcel Dorigny, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui/histoire contemporaine », 2005, 336 p., 29,50 €.
  • Bergounioux Alain et Grunberg Gérard, L’Ambition et le remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Paris, Fayard, « L’espace du politique », 2005, 616 p., 29 €.
  • Blanchard Pascal, Bancel Nicolas et Lemaire Sandrine (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005, 312 p., 20 €.
  • Blanchard Pascal et Boëtsch Gilles , Marseille Porte Sud. Un siècle d’histoire coloniale et d’immigration, Paris, La Découverte, 2005, 240 p., 45 €.
  • Bobineau Olivier, Dieu change en Paroisse. Une comparaison franco-allemande, préf. de Paul Colonge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Sciences des religions », 2005, 408 p., 24 €.
  • Bott Sandra, Guex Sébastien et Etemad Bouda, Les Relations économiques entre la Suisse et l’Afrique du Sud durant l’apartheid (1945-1990), Lausanne, Antipodes, 2005, 432 p., prix non communiqué.
  • Botz Gerhard (dir.), Schweigen und Reden einer Generation. Erinnerungsgespräche mit Opfern, Tätern und Mitläufern des Nationalsozialismus, Vienne, Mandelbaum, 2005, 164 p., prix non communiqué.
  • Boudic Goulven, Esprit 1944-1982. Les métamorphoses d’une revue, Paris, IMEC, 2005, 464 p., 35 €.
  • Bourdin Philippe, Caron Jean-Claude et Bernard Mathias (dir.), La Voix & le Geste. Une approche culturelle de la violence sociopolitique, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, « Histoire croisée », 2005, 384 p., 38 €.
  • Cabanel Patrick et Durand Jean-Dominique (dir.), Le Grand Exil. Des congrégations religieuses françaises 1901-1914, Paris, Cerf, « Histoire », 496 p., 59 €.
  • Chauvaud Frédéric et Mayaud Jean-Luc (dir.), Les Violences rurales au quotidien, Paris, La Boutique de l’histoire, 2005, 384 p., 19,50 €.
  • Comité pour la mémoire de l’esclavage, Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, préf. de Maryse Condé, Paris, La Découverte, « Sur le vif », 2005, 128 p., 6,90 €.
  • Dard Olivier, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005, 432 p., 22,50 €.
  • Dartigues Laurent, L’Orientalisme français en pays d’Annam (1862-1939), Paris, Les Indes savantes, 2005, 432 p., 35 €.
  • Delannoy Jean-Pierre, Les Religions au parlement français. Du général de Gaulle (1958) à Valéry Giscard d’Estaing (1975), Paris, Cerf, « Histoire », 2005, 480 p., 39 €.
  • Delfau Gérard, Du principe de laïcité. Un combat pour la République, préf. de Maurice Agulhon, Paris, Éd. de Paris, « Essais et documents », 2005, 270 p., 23 €.
  • Demartini Anne-Emmanuelle et Kalifa Dominique (dir.), Imaginaire et sensibilités au xixe siècle. Études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2005, 280 p., 30 €.
  • Dixmier Michel, Lalouette Jacqueline et Pasamonik Didier, La République et l’Église. Images d’une querelle, Paris, La Martinière, 2005, 162 p., 29 €.
  • Doizy Guillaume et Lalaux Jean-Bernard, À bas la calotte ! La caricature anticléricale et la séparation des Églises et de l’État, Paris, Alternatives, 2005, 160 p., 29 €.
  • Doneaud Thérèse et Guérin Christian, Les Femmes agissent, le monde change. Histoire inédite de l’Union féminine civique et sociale, préf. de René Rémond, Paris, Cerf, « Histoire », 2005, 288 p., 25 €.
  • Doughty Robert A., Pyrrhic Victory. French Strategy and Operations in the Great War, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 578 p., prix non communiqué.
  • Duriez Bruno, Fouilloux Étienne, Pelletier Denis et Viet-Depaule Nathalie (dir.), Les Catholiques dans la République 1905-2005, Paris, Éd. de l’Atelier, 2005, 368 p., 27 €.
  • Elayi Josette, La Face cachée de la recherche française, Paris, Idéaphane, 2005, 224 p., 20 €.
  • Gabut Jean-Jacques, Église, religions et franc-maçonnerie, Paris, Cerf, « L’histoire à vif », 2005, 360 p., 25 €.
  • Gaser Georg K., Secret et violence. Chronique des années rouge et brun (1920-1945), trad. de l’all. par Anacharsis Toulon, Marseille, Agone, « Marginales », 2005, 576 p., 25 €.
  • Gleizes Delphine (dir.), L’Œuvre de Victor Hugo à l’écran. Des rayons et des ombres, Saint-Nicolas/Paris, Presses de l’université de Laval/L’Harmattan, « Cinéma et société », 2005, 288 p., prix non communiqué.
  • Gousseff Catherine et Sossinskaïa Anna, Les Enfants de l’exil. Récits d’écoliers russes après la Révolution de 1917, Paris, Bayard, 2005, 264 p., 22,80 €.
  • Grévy Jérôme, Le Cléricalisme ? Voilà l’ennemi ! Un siècle de guerre de religion en France , préf. de Serge Berstein, Paris, Armand Colin, 2005, 254 p., prix non communiqué.
  • Habermas Jürgen, De l’usage public des idées. Écrits politiques 1990-2000, trad. de l’all. et de l’angl. par Christian Bouchindhomme, Paris, Fayard, 2005, 288 p., 20 €.
  • Hatzfeld Hélène, Faire de la politique autrement. Les expériences inachevées des années 1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Adels, 2005, 330 p., 21 €.
  • Herzhaft Gérard, Americana. Histoire des musiques de l’Amérique du Nord, Paris, Fayard, 2005, 288 p., 17 €.
  • Hubscher Ronald, L’Immigration dans les campagnes françaises (xixe-xxe siècle), Paris, Odile Jacob, 2005, 480 p., 29,90 €.
  • Kipré Pierre, Côte d’Ivoire. La formation d’un peuple, Paris, SIDES/IMA, 2005, 292 p., 21 €.
  • Krivine Jean-Michel, Carnets de missions au Vietnam 1967-1987, Paris, Les Indes savantes, 2005, 256 p., 34 €.
  • Lalouette Jacqueline, L’État et les cultes. 1789-1905-2005 , Paris, La Découverte, « Repères », 2005, 128 p., prix non communiqué.
  • Lazar Marc, Le Communisme, une passion française, Paris, Perrin, « Tempus », 2005, 256 p., 8,50 €.
  • Loth Wilfried (dir.), La Gouvernance supranationale dans la construction européenne, Bruxelles, Bruylant, « Organisation internationale et relations internationales », 2005, 380 p., 48 €.
  • Loyer Emmanuelle, Paris à New York. Intellectuels et artistes français en exil (1940-1947), Paris, Grasset, 512 p., 21,90 €.
  • Malle Louis, L’Inde fantôme. Carnet de voyage, préf. de Robert Grélier, avant-propos de Jean-Claude Carrière, Paris, Gallimard, 2005, 240 p., 22,50 €.
  • Marcilloux Patrice, Le Travail en représentations, Paris, CTHS, 2005, 548 p., 32 €.
  • Marie Jean-Jacques, Cronstadt, Paris, Fayard, 2005, 486 p., 23 €.
  • Martin Marc, Les Grands Reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert, 2005, 400 p., 22 €.
  • Mazbouri Malik , L’Émergence de la place financière suisse (1890-1913), Lausanne, Antipodes, 2005, 600 p., prix non communiqué.
  • Menéndez Mario, Cuba, Haïti et l’interventionnisme américain. Un poids, deux mesures, Paris, CNRS, 2005, 182 p., 20 €.
  • Mergier Alain et alii, Le Jour où la France a dit « non ». Comprendre le référendum du 29 mai 2005, Paris, Fondation Jean Jaurès/Plon, 2005, 156 p., 10 €.
  • Michel Johann (dir.), Mémoires et histoires. Des identités personnelles aux politiques de reconnaissance, Paris, PUF, 2005, 288 p., 18 €.
  • Millat Gilbert, La Classe ouvrière britannique xixe-xxe siècles. Proscrits, patriotes, citoyens, Paris, L’Harmattan, 2005, 292 p., 25 €.
  • Milza Pierre, Histoire de l’Italie. Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2005, 1 100 p., 30 €.
  • Pavard Bibia, Les Éditions des femmes. Histoire des premières années (1972-1979), préf. de Jean-François Sirinelli, Paris, L’Harmattan, 2005, 236 p., 20,50 €.
  • Pernoud Emmanuel, L’Invention du dessin d’enfant en France, à l’aube des avant-gardes, Paris, Hazan, 2003, 240 p., 14 €.
  • Prost Antoine, La Grande Guerre expliquée à mon petit-fils, Paris, Seuil, 2005, 96 p., 8 €.
  • Rainhorn Judith (dir.), Petites Italies dans l’Europe du Nord-Ouest. Appartenances territoriales et identités collectives, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2005, 210 p., 22 €.
  • Regnault Jean-Marc, Le Pouvoir confisqué en Polynésie française. L’affrontement Temaru-Flosse, Paris, Les Indes savantes, 2005, 188 p., 14 €.
  • Rousseau Vanessa, Le Goût du sang, Paris, Armand Colin, « L’histoire à l’œuvre », 2005, 320 p., prix non communiqué.
  • Ruscio Alain et Tignères Serge, Diên Biên Phu. Mythes et réalités (1954-2004). Cinquante ans de passions françaises, Paris, Les Indes savantes, 2005, 416 p., 36 €.
  • Scot Marie, La London School of economics et le Welfare State. Science et politique (1940-1979), préf. de Jean-François Sirinelli, Paris, L’Harmattan/Centre d’histoire de Sciences Po, 2005, 296 p., 25 €.
  • Spitz Jean-Fabien, Le Moment républicain en France, Paris, Gallimard, 2005, 544 p., 27,50 €.
  • Turpin Frédéric, André Diethelm 1896-1954. De Georges Mandel à Charles de Gaulle, Paris, Les Indes savantes, 2005, 280 p., 24 €.
  • Turpin Frédéric, De Gaulle, les gaullistes et l’Indochine, Paris, Les Indes savantes, 2005, 672 p., 52 €.
  • Unger Gérard, Aristide Briand. Le ferme conciliateur, Paris, Fayard, 2005, 672 p., 27 €.
  • Vaner Semih (dir.), La Turquie, Paris, Fayard/Ceri, 2005, 742 p., 28 €.
  • Villatoux Paul et Marie-Catherine, La République et son armée face au « péril subversif ». Guerre et action psychologiques 1945-1960, Paris, Les Indes savantes, 2005, 696 p., 54 €.
  • Willms Johannes, La Maladie allemande. Une brève histoire du présent, Paris, Gallimard, 2005, 192 p., 17 €.

Notes

  • [1]
    Voir Heide Fehrenbach, Cinema in Democratizing Germany : Reconstructing National Identity after Hitler , Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995.
  • [2]
    Georges-Henri Luquet, Les Dessins d’un enfant, Paris, Alcan, 1913.
  • [3]
    À ce sujet voir aussi : Harald Welzer, Sabine Moller et Karoline Tschuggnall, « Opa war kein Nazi » : Nationalsozialismus und Holocaust im Familiengedächtnis, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 2002.
  • [4]
    Cf. Peter C. Caldwell, « Controversies over Carl Schmitt : A Review of Recent Literature », The Journal of Modern History, 77, juin 2005, p. 357-387.
  • [5]
    Françoise Thébaud, Écrire l’histoire des femmes, Paris, ENS éditions, 1998.
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