Notes
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[1]
Philippe Pétain, Message du 11 juillet 1940, Discours aux Français, 17 juin 1940-20 août 1944, Paris, Albin Michel, 1989, 420 p., message rédigé par René Gillouin.
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[2]
Cet article reprend en partie les recherches menées dans le cadre d’une maîtrise d’histoire contemporaine dirigée par Annette Becker, que je remercie pour ses précieux conseils. Ont été utilisées en premier lieu les archives du ministère de la Justice et du Commissariat général à la famille, ainsi que la presse juridique et générale.
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[3]
La région parisienne se distingue par la surreprésentation du nombre de divorces par rapport à l’ensemble du territoire français, eu égard d’une part à son caractère urbain et, d’autre part, à sa fonction de capitale économique et culturelle. Toutefois, les causes de divorce ne diffèrent pas du reste du territoire. Au sein du tribunal civil de la Seine, le choix de la dix-huitième chambre répond également à la volonté d’élargir l’échantillon. S’il n’existe pas, avant 1947, de spécialisation matérielle des chambres au sein des tribunaux, la dix-huitième chambre a concentré de facto son activité sur les affaires de divorce, même si cette spécialisation n’est pas exclusive.
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[4]
Ces bornes chronologiques permettent de prendre en compte, en amont, l’application de la réforme du 2 avril 1941 et, en aval, l’application du règlement de la guerre. Au total, 2 880 jugements sont rendus en matière de divorce par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine entre septembre 1941 et décembre 1946. Pour des raisons pratiques nous avons choisi de n’étudier qu’une décision sur 4 prononçant un divorce, un jugement ordonnant la conduite d’une enquête sur 4. Les échantillons ainsi obtenus, 501 décisions prononçant le divorce et 189 jugements d’enquête, sont ainsi suffisamment étoffés pour servir d’assise à une étude quantitative et qualitative. Relativement aux séparations de corps acceptées, nous avons préféré étudier 1 jugement sur 2, afin d’obtenir une série de 63 jugements et de garantir ainsi la fiabilité statistique de notre étude. Enfin, les décisions déboutant le demandeur en divorce ou en séparation de corps mettant en exergue les restrictions apportées au divorce par la loi du 2 avril 1941 ainsi que les facultés pour le juge d’influer sur la politique du divorce, ont été examinées dans leur intégralité (34 divorces et 8 séparations de corps rejetés).
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[5]
Archives nationales (AN) BB30 1722, circulaire adressée le 26 mai 1941 aux procureurs généraux par le garde des Sceaux Joseph Barthélemy.
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[6]
Jean Bergeaud, « L’exposition de la famille française », La Revue de la famille, juillet 1943, p. 5.
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[7]
AN 2AG 497, dossier « jeunesse famille santé » ; père Villain, Manuel d’éducation civique, Paris, 1943, 108 p.
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[8]
André Barthes, Le Problème du divorce en droit français, causes et contenu de la réglementation nouvelle, Paris, Sirey, 1942, 174 p., p. 116 (thèse de droit de l’université de Toulouse).
-
[9]
Fernand Boverat, Fécondité ou décadence ? Comment relever la natalité française ?, Paris, Éd. de l’Alliance nationale contre la dépopulation, 1944, 32 p., p. 24.
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[10]
Joseph Barthélemy, op. cit.
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[11]
AN F60 606 ; Fernand Boverat, L’Effondrement de la natalité et la péréquation des ressources aux charges de famille, Paris, Éd. de l’Alliance nationale contre la dépopulation, s. d., 64 p., p. 46. Cet ouvrage a certainement été publié dans les années 1936 et 1937 : les séries statistiques s’interrompent en 1935 et la première page comporte une dédicace à Léon Blum.
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[12]
Voir en ce sens, Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Seuil, 1996, 384 p.
-
[13]
Mgr Chaptal, Lettres à un curé de campagne. La famille au service de la réforme spirituelle de la France, Paris, Flammarion, 1942, 218 p., lettre n° 15 : « dans le duo conjugal, la femme chrétienne est la principale gardienne des lois divines ».
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[14]
AN BB30 1722, circulaire du 26 mai 1941.
-
[15]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée du 13 avril 1941 présentant la loi nouvelle sur le divorce.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Joseph Barthélemy, Ministre de la justice 1941-1943, Paris, Pygmalion, 1989, 643 p., p. 284.
-
[18]
Après des études à la faculté de droit et à l’École libre des sciences politiques, Philippe Renaudin (1898-1981) intègre le Conseil d’État comme auditeur en 1924 et y est promu maître des requêtes en 1934. Sous Vichy, il occupe les fonctions de commissaire général à la famille du 7 septembre 1941 au 18 avril 1942, puis de secrétaire général à la famille jusqu’au 20 août 1944. À la Libération, il n’est pas poursuivi par la Commission d’épuration et réintègre le Conseil d’État.
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[19]
Philippe Renaudin, La Famille dans la nation, office de publicité générale, 1943, 30 p., p. 10.
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[20]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[21]
AN 2AG 498, « Album de propagande en faveur de la famille française », note d’information du Commissariat général à la famille intitulée « La campagne d’information en faveur de la famille française », 1941.
-
[22]
Voir Francine Muel-Dreyfus, op. cit, p. 58.
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[23]
Henri Faugeras, Les Juifs, peuple de proie, Paris, Documents contemporains, 1943, 90 p., p. 61.
-
[24]
Édouard Drumont, La France juive, Paris, Édition populaire, 1890, 554 p., p. 114.
-
[25]
AN AJ38 118, archives du Commissariat général aux questions juives, service de la législation et du contentieux, lettre non datée adressée à Monsieur le garde des Sceaux, ministre secrétaire d’État à la justice.
-
[26]
Archives du ministère de la Justice (AJ) FA/16, dossier « divorce », circulaire du 25 septembre 1942 adressée aux procureurs généraux près les cours d’appel.
-
[27]
Nouvel article 310 du Code civil, issu de la loi du 2 avril 1941.
-
[28]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Jean Carbonnier, « La loi du 2 avril 1941 sur le divorce et la séparation de corps », Paris, Dalloz, Législation, 1941, p. 61-90, p. 61.
-
[31]
Loi du 2 avril 1941. Lois annotées 1941-1942, Paris, Sirey, p. 573-577.
-
[32]
Jean Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[33]
Henri Vivioz, « La loi du 2 avril 1941 sur le divorce et la séparation de corps », Paris, Sirey, 1941, p. 85.
-
[34]
Jean Carbonnier, op. cit., p. 66.
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[35]
José Thery, « La nouvelle loi sur le divorce », L’Œuvre, 16 avril 1941, p. 1.
-
[36]
Michèle Bordeaux, La Victoire de la famille dans la France défaite, Vichy 1940-1944, Paris, Flammarion, 2002, 394 p., p. 179.
-
[37]
Jean Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[38]
Archives de la ville de Paris (AP) 38W183, jugement du 31 mars 1943, époux S.
-
[39]
Comptes généraux de la Justice (1938-1946), bibliothèque du ministère de la Justice.
-
[40]
Jean Yves Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, Paris, Aubier, « Collection historique », 2002, 411 p., p. 247.
-
[41]
AP 38W113, jugement du 27 juillet 1942, époux V.
-
[42]
AP 38W114, jugement du 18 novembre 1942, époux R.
-
[43]
« Battements de notre cœur », Notre cœur, 8 août 1941.
-
[44]
« Problèmes du cœur », réponses au numéro 69, Notre cœur, 6 février 1942.
-
[45]
AN AJ38 118, direction de la Législation du Commissariat général aux questions juives, note sommaire rédigée le 27 avril 1944 à propos du colonel R.
-
[46]
Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, Paris, Grasset, 1979, 252 p., p. 18.
-
[47]
AP 38W113, jugement du 8 juillet 1942, époux V.
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[48]
AP 38W113, jugement du 4 novembre 1942, époux B.
-
[49]
AP 38W186, jugement du 22 juin 1943, époux L.
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[50]
AP 38W252, jugement du 11 mars 1944, époux G.
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[51]
AP 38W185, jugement du 25 mai 1943, époux B.
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[52]
AP 38W185, jugement du 27 mai 1943, époux A.
-
[53]
AP 38W253, jugement du 29 juin 1944, époux R.
-
[54]
AN F60 528 série L, carton 1, dossier R9 1938, lettre du président de la section de Bois-Guillaume de l’Union nationale des combattants au préfet de la Seine-Inférieure et au président du Conseil, ministre de la Guerre, Édouard Daladier.
-
[55]
AN 2AG 543, dossier « adultère des femmes de prisonniers », lettre adressée par l’ambassadeur de France en Allemagne, Georges Scapini, au maréchal Pétain, datée du 11 septembre 1942.
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[56]
AJ FA/1 g, pétitions adressées au maréchal Pétain relativement au divorce, lettre de E. A. du 29 mai 1943.
-
[57]
Voir le cas du sieur P. qui invoque « la conduite particulièrement légère [de sa femme] avec les troupes d’occupation », AP, 38WW250, jugement du 16 février 1944, époux P.
-
[58]
Sarah Fishman, Femmes de prisonniers de guerre, 1940-1945, Paris, L’Harmattan, 1996, 280 p., p. 209.
-
[59]
AP 38W114, jugement du 4 novembre 1942, époux P.
-
[60]
Agrégé de la faculté de droit de Dijon, François de Menthon (1900-1984) s’engage dans la politique à l’instar de son père, député. Il est également l’un des dirigeants de l’Association catholique de la jeunesse française. Mobilisé en tant que capitaine en 1939, il est fait prisonnier mais parvient à s’évader d’Allemagne. Refusant la défaite, il fonde, avec notamment Pierre-Henri Teitgen et Henri Capitant, le journal clandestin Liberté. Puis, en novembre 1941, il prend la direction avec Henri Frenay du mouvement Combat. Appelé à Alger, il est nommé commissaire à la justice du Comité français de libération nationale (CFLN), puis ministre de la Justice du Gouvernement provisoire de la République française.
-
[61]
Marc Ancel, « Annotations sur l’ordonnance du 12 avril 1945 », Paris, Sirey, Lois annotées, 1946, p. 1.
-
[62]
« Rapport fait au nom de la commission de la justice et de la législation générale sur la proposition de M. Frédéric-Dupont tendant à interdire le divorce pendant les trois premières années du mariage, par Monsieur Pierre Dominjon, député », Documents de l’Assemblée nationale constituante (élue le 21 octobre 1945), p. 230.
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[63]
Henri Frenay, discours du 22 mars 1945, Journal Officiel, débats parlementaires, documents, Assemblée consultative provisoire, p. 683.
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[64]
Loi n° 46250 « tendant à donner une conclusion rapide aux instances en divorce lorsque le demandeur s’est trouvé éloigné de son foyer par certains faits de guerre » du 27 mars 1946, Journal Officiel.
-
[65]
« Rapport de la commission de justice et de législation générale sur la proposition de loi de M. Frédéric-Dupont… », op. cit.
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[66]
Henri Frenay, op. cit.
-
[67]
Sully Ledermann, « Les divorces et séparations de corps en France », Population, avril-juin 1948, p. 13-48, p. 25.
-
[68]
AP 38W254, jugement du 31 janvier 1945, époux D.
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[69]
Voir Femmes d’absents…, témoignages recueillis par les Associations de femmes de prisonniers et le mouvement populaire des familles, Paris, Éditions ouvrières, 1945, 135 p.
-
[70]
AP 38W378, jugement du 28 janvier 1946, époux M.
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[71]
AP 38W300, jugement du 18 avril 1945, époux D.
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[72]
AP 38W378, jugement du 6 février 1946, époux T.
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[73]
Fabrice Virgili, La France « virile », des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000, 392 p., p. 257.
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[74]
AP 38W300, jugement du 19 juin 1945, époux P.
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[75]
AP 38W381, jugement du 10 juillet 1946, époux D.
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[76]
AP 38W300, jugement du 30 mai 1945, époux K.
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[77]
Fabrice Virgili, op. cit., p. 256.
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[78]
Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République, t. I, L’ardeur et la nécessité (1944-1952), Paris, Seuil, 1980, 309 p., p. 68.
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[79]
Henri Bosco, Le Mas Théotime, Alger, Charlot, 1945.
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[*]
Agrégée d’histoire et allocataire monitrice à l’École normale supérieure de Cachan, Julie Le Gac, après avoir travaillé sur le divorce, entame une recherche portant sur le corps expéditionnaire français en Italie (1943-1944). ( ju_le_gac@ yahoo. fr )
1 Dans un régime adoptant la devise « Travail, Famille, Patrie », le divorce ne pouvait être que banni. De fait, le législateur s’employa, dès 1941, à réviser la législation républicaine, à ses yeux trop laxiste. Faut-il pour autant admettre, sans bénéfice d’inventaire, que le divorce fut totalement banni dans la France de Vichy ? L’examen des jugements rendus apporte, en la matière, quelques surprises que redouble l’analyse de la politique conduite, aux lendemains de la Libération, par le Gouvernement provisoire de la République française.
2 « Les familles françaises restent les dépositaires d’un long passé d’honneur. Elles ont le devoir de maintenir, à travers les générations, les antiques vertus qui font les peuples forts. Les disciplines familiales seront sauvegardées [1]. » Par ce message adressé aux Français le 11 juillet 1940, le maréchal Pétain déterminait la ligne conductrice de la politique familiale du régime vichyste, dont la réforme du divorce formait un pilier essentiel.
3 L’adoption, somme toute précoce, de la loi sur le divorce et la séparation de corps (2 avril 1941) reflète l’importance que la marginalisation du divorce revêtait pour l’État français. Vichy entendait, par ce biais, moraliser l’ensemble de la société française. Brouillant les frontières entre sphères publique et privée, le divorce, fruit de l’échec d’un couple, symbolisait la défaite de la France. Il fallait donc l’enserrer dans un carcan législatif contraignant et revenir sur la politique, jugée trop libérale, de la Troisième République. Encore fallait-il, pour que ce projet s’inscrive dans la réalité, que l’intendance suive, que les juges, en d’autres termes, acceptent d’appliquer la loi dans toute sa rigueur. Conçue comme une réforme des mœurs, la réforme du Code de la famille pouvait-elle en pratique s’appliquer à une société désorientée par la guerre, où les individus, soucieux de préserver leurs droits, entendaient protéger leur sphère privée ?
4 La politique menée en matière de divorce durant les années sombres révèle précisément le hiatus entre les rêves pétainistes et la réalité quotidienne des Français. L’étude des textes législatifs ayant présidé à la réforme, tout comme celles des commentaires qu’ils ont suscités, permet de comprendre les intentions du régime vichyste. Celui-ci a-t-il été suivi dans sa politique [2] ? À titre d’exemple, les décisions rendues par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine [3] entre septembre 1941 et décembre 1946 [4] rendent compte des réticences que manifesta la magistrature. Les juges, au vrai, devaient concilier deux extrêmes contradictoires : une politique restrictive, souhaitée par le pouvoir, et des situations individuelles dramatiques, nourries d’incertitudes et de séparations, qu’avaient vécues les couples. Ainsi, la Libération ne réglait pas l’ensemble des problèmes. Si l’ordre moral vichyste se prolongeait aux lendemains de l’Occupation, les difficultés rencontrées par les couples obligeaient les juges à se montrer sensibles à des réalités humaines qu’ils ne pouvaient occulter, quels que fussent les vœux du pouvoir.
? Une politique de « redressement des mœurs naturelles [5] »
5 Le gouvernement de Vichy légitime sa réforme du divorce par une intense campagne de diabolisation de l’institution même du divorce, stigmatisé comme une incarnation du vice et comme un agent de démoralisation de la société. En témoigne la place réservée au divorce lors de « la grande exposition de la famille française », organisée à travers la France à partir de 1943. Le divorce, affublé de l’avortement et de l’abandon de famille, figure parmi les cinq grands fléaux qui menacent la France, aux côtés des « taudis », de l’« alcoolisme » de la « tuberculose » et de l’ensemble « prostitution, immoralité, maladies vénériennes », ces « sphères maléfiques [6] » dont il convient de s’évader, comme le fait remarquer Jean Bergeaud, conférencier du Commissariat général à la famille. De même, dans une perspective naturaliste chère aux idéologues de Vichy, le divorce, dans les articles de journaux et les pamphlets qui lui sont consacrés, est tout à tour qualifié de « pratique contre nature [7] », de « véritable virus social [8] », ou encore de « véritable cancer qui ronge la famille et la natalité [9] ». Si le divorce pose avant tout un problème moral aux idéologues de Vichy, il constitue également une menace démographique.
6 La loi du 2 avril 1941 puise son inspiration dans les théories natalistes conservatrices et catholiques des années 1930. « La nation réclame avant tout des foyers peuplés », affirme le garde des Sceaux Joseph Barthélemy [10], s’inscrivant dans la lignée des théories natalistes de Fernand Bovérat, selon lesquelles « une natalité suffisante est impossible à obtenir si la famille n’est pas stable [11] ». Or, cette stabilité doit être assurée en tout premier lieu par la femme, ou plus précisément la mère qui, en vertu d’une loi éternelle, constitue par essence la gardienne du foyer [12]. Ainsi, dans les Lettres à un curé de campagne rédigées dans un but pédagogique, Mgr Chaptal clame de manière péremptoire : « La femme qui dans le domaine conjugal, représente le plus la stabilité et la permanence des traditions les meilleures des ancêtres, a besoin de se sentir et d’être considérée comme définitivement fixée dans un foyer voué à l’immutabilité [13]. » En ce sens, tout à la fois gardienne et prisonnière du foyer, la femme est considérée comme la première responsable de la dissolution de la famille.
7 Dès lors, bien que le législateur prétende se situer au-dessus des controverses politiques et confessionnelles, et sous couvert des caractères exceptionnel et dramatique des circonstances, l’État pénètre au sein de la sphère privée des individus. Pour le gouvernement de Vichy, le divorce ne se réduit pas seulement à la rupture d’un couple, voire à la destruction d’une famille, mais constitue une affaire qui intéresse l’État, dans la mesure où il fragilise la nation dans son ensemble. Dans la circulaire qu’il adresse aux procureurs généraux le 26 mai 1941 afin de préciser l’intention qui a présidé à l’adoption de la loi du 2 avril 1941, Joseph Barthélemy souligne : « Je compte d’une manière générale sur la haute compréhension, par la haute magistrature française, des nouveaux devoirs qu’impose le relèvement de la Patrie. Mais je suis en droit de demander au Parquet une particulière vigilance vis-à-vis d’une certaine catégorie de procès dont l’issue dépassant l’intérêt des parties, peut dans l’ensemble, affecter les forces morales et physiques de la Nation [14]. » La loi nouvelle sur le divorce constitue une arme au service d’une politique de redressement national.
? Régénérer la France
8 La politisation du divorce se révèle patente dans le discours vichyste qui, s’en remettant à l’Histoire, l’associe de manière intime à la grandeur nationale. Apparu dans la législation française le 20 septembre 1792, à la veille de la proclamation de la Première République, le divorce, par ses origines mêmes, est érigé au rang des principaux symboles de l’individualisme républicain. Lors de l’allocution radiodiffusée du 13 avril 1941, Joseph Barthélemy, présentant au public la nouvelle loi sur le divorce, rappelle que « c’est l’assemblée législative la plus médiocre, la plus mauvaise et la plus belliciste des assemblées que la France ait connue, qui a introduit le divorce en France, le 20 septembre, au moment de Valmy [15] ». La Troisième République, considérée comme la source première de l’essor de l’individualisme, constitue la cible principale des instigateurs de la loi nouvelle, qui dénoncent avec verve et exagération la prolifération des divorces depuis la loi Naquet du 27 juillet 1884. Ils s’insurgent notamment contre les « divorces américains [16] », imputés à des millionnaires venus d’Outre-Atlantique profiter du laxisme des tribunaux du régime défunt.
9 Symbole de l’individualisme républicain, le divorce est également accusé d’être à l’origine du déclin national. Selon les mémoires de Joseph Barthélemy, « la France a vécu jusqu’à la Révolution pendant des siècles sans le divorce et elle était grande, ordonnée et puissante [17] ». Toutefois, la référence à l’Empire romain, récurrente chez les idéologues vichystes, alerte sur les dangers du divorce. Philippe Renaudin [18], secrétaire général à la famille, écrit à ce propos : « On n’imagine pas que la France puisse disparaître, et cependant Rome et la Grèce ont disparu, minées elles aussi par la dénatalité, le divorce et le déclin des mœurs. On veut croire à la France éternelle. Cette foi est belle mais doit être raisonnée [19]. » Précisément, la loi du 2 avril 1941 est motivée par ce fantasme de mort qui se répand en France depuis la défaite. La réforme du divorce est présentée comme une prophylaxie salutaire contre la déchéance morale et nationale. « Faisons un examen de conscience sur un passé plus proche et demandons-nous si les causes de notre désastre ne doivent pas être recherchées, en partie, dans l’absence des familles nombreuses, non seulement à raison de la force militaire qu’elles nous auraient apportée, mais surtout à raison des valeurs morales qu’elles auraient accrues et multipliées », déclare Joseph Barthélemy [20]. Justifiant la légitimité d’une campagne de propagande en faveur de la famille, Philippe Renaudin proclame pour sa part la « nécessité de restaurer la famille française, dont la désagrégation est à l’origine de notre décadence et de notre défaite [21] ». Ainsi, le désastre est considéré comme une sanction, par la Loi naturelle (ou divine), des péchés commis sous l’égide du régime défunt. Le régime nouveau, par une habile transformation du triptyque chrétien « péché, épreuve, conversion » en « erreur, défaite, redressement [22] », s’investit alors d’une mission nouvelle : procéder au redressement des mœurs, et partant au relèvement de la nation française. Le développement d’une culture du sacrifice s’impose alors pour mettre un terme à l’esprit de jouissance.
10 Le redressement de la nation impose également de lutter contre ses ennemis intérieurs, ce qui conduit le régime de Vichy à adopter une politique en matière de divorce incluant une législation d’exception. Les juifs, en vertu de la théorie rémanente du complot, sont de prime abord accusés d’être responsables de la politique familiale républicaine et laxiste. Ainsi, pour Henri Faugéras, « tout le processus de démolition de la famille, depuis Naquet, jusqu’à Blum et Zay, du divorce à l’éducation sexuelle, est juif [23] ». Le divorce qui occupe une place de choix parmi les instruments de déstabilisation de la famille, est d’ailleurs qualifié d’ « idée absolument juive [24] » depuis Édouard Drumont. Toutefois, et de manière paradoxale, le divorce apparaît aux yeux de Vichy comme un moindre mal, face au péril juif. Sensible à la propagation du « problème juif » au sein même du foyer familial, le Commissariat général aux questions juives s’attache à favoriser, en collaboration avec le ministère de la Justice, l’instauration d’une législation d’exception applicable aux divorces entre juifs et non juifs. Pour « assurer l’élimination de l’influence juive », il envisage d’ajouter aux causes péremptoires du divorce celle de la « qualité légale de juif du conjoint défendeur ». Le juge serait alors contraint de « prononcer le divorce contre l’époux juif quels que soient les griefs que les époux pourraient invoquer à la charge l’un de l’autre [25] » d’une part, et de réduire les délais prévus par la loi du 2 avril 1941 d’autre part. Ces mesures, iniques et dérogatoires à la réforme sur le divorce, ne sont finalement pas adoptées. Le garde des Sceaux se borne à adresser une circulaire aux procureurs généraux près les cours d’appel le 25 septembre 1942, les enjoignant d’accélérer les procédures de divorce entre juifs et non juifs. Joseph Barthélemy demeure très évasif quant aux motifs de cette entorse à la loi du 2 avril 1941, évoquant seulement « l’intérêt qui s’attache à un prompt règlement de ces procédures [26] ». Le ministère emprunte donc une voie détournée pour favoriser les divorces entre juifs et non juifs : une voie moins officielle en choisissant la circulaire au détriment de la loi, une voie par ailleurs plus incitative que contraignante. Néanmoins, cette mesure, en s’attaquant au point d’orgue de la loi du 2 avril 1941 (l’allongement de la procédure par le cumul des délais), revêt un caractère fortement symbolique. Selon les dirigeants vichystes, les mariages mixtes portent en eux-mêmes les germes de la déstabilisation de la race française. En ces circonstances exceptionnelles, les intérêts de la famille doivent s’effacer au profit de ceux de la nation française. La politique de Vichy en matière de divorce révèle alors toutes les contradictions nées de son conservatisme.
? Le pragmatisme des normes
11 Les nouvelles dispositions législatives poursuivent deux objectifs principaux : moraliser et stabiliser l’institution familiale. La moralisation de l’institution familiale impose tout d’abord, conformément aux principes chrétiens, une nette préférence accordée à la séparation de corps. De fait, revenant sur le décret du 29 octobre 1939, la loi du 2 avril 1941 rétablit le délai de trois ans nécessaire à la conversion automatique de la séparation de corps en divorce. Surtout, cette conversion ne présente plus un caractère automatique pour « l’époux contre lequel [la séparation de corps] est intervenue [27] », ce qui permet au juge d’indemniser la victime du préjudice causé par la dislocation du foyer. La loi du 2 avril 1941 s’attache également à moraliser la procédure de divorce, en imposant la tenue du procès en chambre du Conseil, afin de garantir le secret des débats. Joseph Barthélemy espère ainsi que « la curiosité malsaine du public ne sera plus alimentée par les détails intimes de la vie conjugale [28] ». Enfin, la pénalisation de la publicité en faveur du divorce participe de la même intention. Le garde des Sceaux réserve une peine d’emprisonnement de six mois ainsi qu’une amende de 100 à 10 000 francs à ces « immondes officines qui étalent jusque sur le trottoir leurs réclames indécentes pour les divorces rapides et bon marché [29] ».
12 Ce sont néanmoins les mesures destinées à stabiliser l’institution familiale qui constituent le fondement de la loi. Montrant « une grande ingéniosité [30] », le législateur cumule tous les moyens offerts par la technique juridique pour rendre le divorce plus difficile. Il s’attache à contingenter les causes de divorce. S’il conserve deux motifs traditionnels de divorce : « la condamnation à une peine afflictive et infamante » et l’adultère, il modifie le troisième. Le législateur subordonne le prononcé du divorce à la réunion d’une double condition : l’existence d’« excès, sévices ou injures de l’un envers l’autre, lorsque ces faits constituent une violation grave ou renouvelée des devoirs et obligations résultant du mariage » ; et le fait qu’ils « rendent intolérable le maintien de la vie commune » [31]. Cette disposition aggrave la formulation précédente qui se contentait de faire référence aux « excès, sévices ou injures graves ». Elle constitue la mesure phare d’un arsenal visant à raréfier le nombre de divorces et à le reléguer au rang d’« institution exceptionnelle [32] ». En pratique, les délais de procédure imposés sont autant d’entraves au divorce, comme le démontre l’interdiction de divorcer pendant les trois premières années du mariage. Ce délai qualifié par les juristes de « rodage matrimonial [33] », d’« épreuve des caractères [34] », voire, de façon plus critique, de « service matrimonial obligatoire [35] », constitue une période d’épreuve pour le couple. À cette prohibition initiale de trois années s’ajoutent la faculté pour le juge d’ajourner les parties pendant une durée ne pouvant excéder deux années et celle de surseoir à statuer pendant, là encore, deux ans. Si ces délais ne sont qu’une faculté ouverte au juge, leur cumul permet à ce dernier d’imposer aux époux souhaitant divorcer « sept ans de réflexion [36] », ce qui, à l’évidence, constitue un frein certain au divorce, mais peut tout autant limiter les mariages hâtifs. Soulignons enfin l’application rétroactive de la loi, le garde des Sceaux excipant du caractère d’ordre public de cette dernière. Une nouvelle fois, la confusion entre les sphères familiale et nationale est patente. Toutefois, les qualités d’une loi se jugent à l’aune de son application.
? Le juge, censeur des désordres familiaux
13 Accusée par Vichy d’être à l’origine des dérives du divorce sous la Troisième République en raison de sa mansuétude, la magistrature est paradoxalement investie d’une large faculté d’interprétation, et ce, en dépit d’une exégèse difficile. De fait, l’absence de travaux préparatoires en commission ou en assemblée rend l’interprétation de la loi du 2 avril 1941 délicate. L’allocution radiodiffusée du garde des Sceaux et la circulaire du 26 mai 1941 ne constituent, à cet égard, que de maigres palliatifs. Pour autant, en vertu de la loi nouvelle, le juge s’avère maître d’une procédure très inquisitoriale. Selon le garde des Sceaux, « la loi fait […] un devoir impérieux au juge d’épuiser tous les moyens de conciliation [37] ». L’esprit de la loi est toutefois contredit par sa lettre même, dans la mesure où l’imposition des délais de conciliation au couple est sujette à l’appréciation du juge. C’est donc à une magistrature critiquée, et en partie épurée, que Vichy abandonne l’application d’une loi jugée capitale.
14 Le rôle du juge dans l’application du texte peut s’apprécier en analysant la fréquence du recours au sursis, ou encore au rejet des demandes en divorce, deux facultés révélant sa volonté d’obéir à l’esprit de la loi. Ainsi, dans le cas de la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine, seuls 15 jugements de sursis sont prononcés sur les 1 545 jugements rendus en matière de divorce entre septembre 1941 et décembre 1944. Plus encore, près de la moitié de ces sursis sont prononcés entre septembre et décembre 1941. Le juge surseoit alors à statuer dans 1 cas de divorce sur 9. Cette tendance s’effondre les années suivantes : 1 seul sursis est prononcé en 1944. Parallèlement, seules 30 demandes en divorce sont rejetées tandis que 1 001 sont acceptées par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine entre 1941 et 1944. Toutefois, c’est au cours des derniers mois de 1941 que le taux de rejet des demandes est le plus fort (1 demande sur 6) tandis que ce taux chute à 1 pour 41 en 1942 et 1 pour 60 en 1944. Ces rejets sont le plus souvent motivés par l’insuffisance des preuves ou par le défaut de qualification d’« excès sévices ou injures graves ». Or, en la matière, l’appréciation du juge est souveraine. Ce dernier exprime alors une certaine conception du divorce, comme en témoigne le jugement prononcé entre les époux S., selon lequel « les simples défauts de caractère ne sont pas de nature à justifier une demande en divorce [38] ». En ce sens, et même si ces résultats peuvent être amplifiés par un effet d’échantillonnage, ils témoignent de la bonne volonté ab initio des juges du tribunal civil de la Seine dans l’application de la loi du 2 avril 1941. La confrontation avec les réalités issues de la guerre les conduit cependant à se détacher progressivement de l’esprit de la Révolution nationale. De manière constante néanmoins, ils exercent un jugement moral sur la famille.
? La famille envahie par la moralité publique
15 Demander le divorce entre 1941 et 1944 ne constitue pas un acte anodin, en raison des circonstances de guerre et de l’opprobre populaire qui s’attache à cette forme de séparation. Comme pendant le premier conflit mondial, les demandes en divorce sont moins nombreuses. Si 24 300 demandes en divorce sont retranscrites sur les registres de l’état civil en 1938, on n’en dénombre que 11 000 en 1940 (chiffre le plus bas depuis 1918), près de 13 000 en 1942 et 1943, et environ 20 000 en 1944 [39]. Le parallèle entre les deux guerres mondiales invite à ne pas surestimer les effets de la loi du 2 avril 1941. Le climat de réprobation comme les circonstances de guerre semblent jouer un rôle déterminant. La drôle de guerre comme les dysfonctionnements des tribunaux expliquent la chute du nombre de divorces au début du conflit. En outre, les couples qui songeaient au divorce avant le déclenchement des hostilités remettent à des lendemains plus cléments ce qu’il leur est difficile d’accomplir le jour même.
16 L’étude des jugements rendus par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine permet également de brosser le portrait des demandeurs en divorce. En moyenne et sur ces quatre années, 64 % d’entre eux sont sans enfants, mariés depuis 13 ans – durée à peine plus élevée que celle de l’entre-deux-guerres malgré l’interdiction de divorcer lors des trois premières années du mariage. Par ailleurs, 40 % des demandeurs en divorce sont des hommes, contre 35 % de femmes (25 % résultent de demandes conjointes), soit une légère surreprésentation masculine observée également lors du premier conflit mondial, et dérogatoire à la « normalité », comme le constate Jean-Yves Le Naour [40]. Enfin, en ces temps de guerre, le divorce constitue bien souvent la consécration d’une séparation de fait préexistante : 68 % des jugements de notre échantillon sont rendus par défaut, c’est-à-dire en l’absence de l’une des deux parties.
17 Le recours à la séparation de corps, dont on dénombre 83 cas dans notre échantillon (soit 1 demande en séparation de corps pour 12 demandes en divorce), répond à deux types d’attente bien distincts pour ces couples à la dérive. Dans près d’1 cas sur 5, elle ne constitue qu’une solution par défaut, l’unique solution pendant les trois premières années du mariage. À l’inverse, dans 40 % des cas, la séparation de corps intervient après dix années de mariage et correspond alors à une certaine conception du mariage, à un véritable choix moral. Enfin, les demandes en séparation de corps sont majoritairement le fait des femmes (59,3 % contre 16,6 % pour les hommes), ce qui peut être interprété comme une plus grande réceptivité de la population féminine à la propagande catholique.
18 Comme en temps de paix, par ailleurs, l’infidélité demeure la principale cause de divorce. Juridiquement, toute relation extraconjugale n’est pas assimilable à l’adultère, qui est considéré comme un délit pénal jusqu’en 1975. Dès lors, les motifs fondant la décision juridique ne recouvrent pas totalement les événements conjugaux invoqués qui ont amené à la désunion. Force est alors de distinguer l’adultère au sens strict de la cohabitation extraconjugale. Cette dernière constitue une injure grave ou renouvelée des droits et obligations du mariage et rend intolérable le maintien de la vie commune ; sa preuve est plus facile à rapporter, même si la jurisprudence entretient une confusion trompeuse. Si sur l’échantillon retenu, l’adultère justifie 6 % des jugements de divorce entre 1941 et 1943, et 11 % en 1944, 73,6 % des décisions sont en fait motivées par l’infidélité de l’un des époux, avec toutes ses gradations, de l’« inconduite [41] » au « concubinage [42] ». Néanmoins, ce n’est pas seulement à travers le filtre de la fidélité qu’est contrôlée la moralité du foyer. 4 % des jugements de divorce rendus par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine sont fondés sur l’alcoolisme de l’une des parties, d’ailleurs vilipendé par la propagande vichyste, et 10 % par les violences conjugales.
19 En outre, si le divorce sanctionne de manière officielle les manquements aux obligations morales et juridiques de la vie conjugale, il fait lui-même l’objet d’une très forte réprobation morale dans l’ensemble de la société, comme en témoigne la lecture d’un hebdomadaire (devenu mensuel) s’adressant aux femmes des classes moyennes, Notre cœur. Ce dernier, qui publie des romans-feuilletons romantiques, offre un espace de discussion entre la rédaction et les lectrices qui confient leurs problèmes sentimentaux, dans un contexte hautement moralisateur. La chroniqueuse de la rubrique « battements de notre cœur » s’adresse sans détours à ses lectrices. « D’abord par conviction personnelle, je hais le divorce, même quand il n’y a pas d’enfants. Sans l’ombre d’un doute, dans un mariage qui brinqueballe, il y a des torts des deux côtés. Torts de nature différente, mais torts tout de même. Si chacun faisait honnêtement son mea culpa, il arriverait à admettre les qualités de l’autre [43]. » Les lectrices partagent de manière générale cette opinion, et lorsque l’une d’entre elles expose le désarroi que suscite en elle son envie de divorcer, elle se heurte à des réprimandes virulentes. L’auteur de la réponse qui est considérée par la rédaction comme la meilleure expose ainsi : « Pour refaire un pays, un pays propre, il faut que nos femmes, que nos filles qui seront mères demain, aient une vie propre, saine, il faut qu’elles considèrent le mariage, non comme un jeu, une fête continuelle, mais comme un devoir accepté vaillamment [44]. »
20 La suppression des mariages entre juifs et non juifs contribuerait également à l’assainissement de la famille mais, en dépit d’une politique incitatrice, les discriminations raciales semblent demeurer rares au sein du foyer. Nulle trace n’apparaît dans notre échantillon et seules onze requêtes adressées au Commissariat général aux questions juives en font état. Ces dernières se nourrissent de l’opposition entre religions catholique et juive, mais aussi entre races aryenne et juive. La lettre écrite par un ancien prisonnier de guerre, le colonel R., se révèle de ce point de vue édifiante. Marié depuis 1938 avec une « juive égyptienne », il commence par justifier l’erreur que constitue ce mariage par son ignorance : « N’ayant eu jusque-là que fort peu de rapport avec les gens de cette race, j’ignorais hélas leur nocivité. » Il s’attache ensuite à légitimer sa demande en divorce eu égard aux principes de la Révolution nationale : « N’ayant pas d’enfant de cette femme, mon divorce ne serait nullement préjudiciable à l’esprit de famille, qu’à juste titre on cherche à développer dans notre France nouvelle. Bien au contraire, il aurait pour résultat de purger d’un membre parasite qui la déshonore une honorable famille française. » Enfin, il est éclairant de constater l’indignation du Commissariat face à l’utilisation des moyens de procédure offerts par la loi du 2 avril 1941, considérée en l’occurrence comme des manœuvres dilatoires. La note précise à ce sujet : « Celle-ci usa de toutes les subtilités de la procédure (tentative de réconciliation y compris) pour retarder la conclusion du procès. » [45] Les contradictions de la politique de Vichy en matière de divorce éclatent ici au grand jour. Ces discriminations raciales au sein du foyer demeurent néanmoins rares et, à l’opposé, le couple Malraux nous offre un bel exemple de solidarité, l’écrivain repoussant le divorce jusqu’en 1947, malgré la séparation des époux dès avant la guerre, en raison de la protection que son nom offrait à sa femme Clara, née Goldschmidt [46].
? Face aux séparations de guerre
21 La séparation provoquée par la guerre est invoquée de prime abord dans 17 jugements sur les 250 prononcés entre 1941 et 1944, soit près de 7 % des cas. Ces derniers mentionnent la mobilisation du mari [47] ou l’« exode [48] » puis, avec un certain décalage temporel imputable à l’instruction, la situation de « prisonnier de guerre [49] » ou de « travailleur en Allemagne [50] » de l’époux. Ces séparations imposées par les circonstances de guerre favorisent la dissolution des liens conjugaux qui ne résistent pas aux épreuves de la tentation de la chair ou ne parviennent pas à s’acclimater à la vie de couple après une si longue absence. En témoigne la demande en divorce du sieur B, au motif que sa femme lui a imposé « des scènes continuelles après la démobilisation [51] ». Néanmoins, la séparation née de la guerre révèle souvent une discorde préexistante ou offre un alibi inespéré pour le divorce : l’absence de nouvelles pendant la séparation est fréquemment évoquée pour motiver le prononcé du divorce [52], de même que le fait d’instrumentaliser la mobilisation pour déserter le domicile conjugal [53]. La guerre est ainsi importée au sein du couple.
22 Comme lors du premier conflit mondial, l’éloignement du foyer et la rareté des nouvelles reçues par les prisonniers de guerre et par les requis du STO suscitent angoisses et sentiment d’abandon, qui prennent parfois des formes fantasmatiques. Ces peurs se nourrissent d’ailleurs de l’expérience de la Grande Guerre et les associations d’Anciens combattants montent une nouvelle fois au front pour défendre la dignité des soldats. Ainsi, la section de Bois-Guillaume de l’Union nationale des combattants, dans une lettre adressée au préfet de la Seine-Inférieure et au président du Conseil Édouard Daladier, réclame la mise en place d’une politique restrictive en matière d’adultère et de divorce, dès le 31 octobre 1939. « Nous qui avons connu la vie de ces malheureux, nous ne devons pas permettre, qu’à nouveau, l’indignité trouve par le versement d’une pension de veuve de guerre à une femme qui trahit la parole donnée le jour de l’union légitime, une sorte de récompense aux auteurs de l’adultère d’exploiter la mémoire d’un mort au champ d’honneur [54]. » De leur côté, les pouvoirs publics se déclarent « conscients du malaise qui se développe dans les camps de prisonniers en présence de l’augmentation dans des proportions inquiétantes, des cas d’adultère et d’abandon de familles dont se rendent coupables certaines femmes de prisonniers [55] ». De manière assez étonnante, le gouvernement de Vichy n’adopte pas de mesures spécifiques pour le divorce des combattants ou des prisonniers de guerre. Il ne reprend même pas la proposition de loi du député Vincent Badie qui, le 16 janvier 1940, souhaitait interdire toute pension de veuve de guerre à une femme en instance en divorce. Les attentes des prisonniers de guerre et des requis du STO ne sont pas satisfaites, et ces derniers nourrissent rapidement un vif sentiment d’abandon à l’égard de la « mère Patrie » ; Philippe Pétain se présente alors comme l’unique recours. E. A., du stalag I(3)b, tonne auprès du Maréchal contre sa femme « qui profite de la faveur de la loi pour demander appel [56] ».
23 Un vent de suspicion souffle dans la France occupée, laissant libre cours à l’expression de fantasmes ou d’angoisses, et suscitant une nouvelle polarisation de la société, les uns s’attribuant un pouvoir de surveillance sociale, les autres subissant de plein fouet cette réprobation collective. Les agissements des femmes de prisonnier de guerre ou de travailleur forcé font l’objet d’une attention particulière, surtout s’ils impliquent des membres des troupes d’occupation, comme en témoignent les jugements ordonnant la conduite d’une enquête sur les rapports d’une épouse avec les Allemands [57]. En l’absence du mari, il revient à la famille mais également aux voisins, voire à l’employeur, de surveiller l’attitude de l’épouse, de juger de sa moralité et d’avertir l’époux de ses éventuels errements. Le contrôle social des femmes de prisonnier ou de travailleur forcé s’avère rigoureux. Parfois « considérées comme de véritables héroïnes, ayant travaillé durement pour garder leur famille unie en l’absence de leurs maris [58] », ces femmes sont stigmatisées à la moindre défaillance marquant leur mission de gardiennes éternelles du foyer familial. Elles sont alors reléguées au rang de créatures dangereuses, de tentatrices, et la figure d’Ève efface prestement celle de Marie. Le juge ne déroge pas à l’opprobre généralisé qui entoure ces créatures pécheresses. Un jugement de 1942 dispose à cet effet que « lorsque P. est parti à la mobilisation, sa femme a eu une conduite déplorable [59] ».
24 Divorcer sous Vichy conduit ainsi à s’exposer à une forte pression sociale. Toutefois, les jugements moraux n’épargnent pas non plus les demandeurs en divorce à la Libération, alors que le temps des retrouvailles se conjugue singulièrement avec celui des séparations.
? Reconstruire la famille républicaine
25 Malgré la volonté affichée et consommée de rompre politiquement avec le régime de Vichy, la restauration de la stabilité familiale constitue toujours le pilier de la reconstruction française.
26 En vertu du principe de nullité des actes constitutionnels, législatifs et réglementaires de l’État français, la commission de révision des textes de Vichy, instituée le 20 octobre 1944 est chargée par le nouveau garde des Sceaux, François de Menthon [60], d’examiner la loi du 2 avril 1941. « Portant la marque du régime qui l’avait fait naître [61] », son annulation partielle s’impose, au moins politiquement. Toutefois, d’un point de vue idéologique, la commission reconnaît les mérites de la réforme de 1941. L’interdiction de divorcer pendant les trois premières années du mariage est qualifiée de « mesure sage », prise afin « d’arrêter cette évolution jurisprudentielle contraire à la loi [62] ». La réforme initiée par Joseph Barthélemy n’est donc pas décriée sur un plan matériel mais uniquement organique. La République, bafouée par le régime de Vichy, entend réaffirmer ses liens historiques avec le divorce en revenant de manière symbolique sur la loi du 2 avril 1941. Cette réforme constitue également une réponse politique aux attentes des déportés, des prisonniers et des travailleurs forcés qui s’expriment par la voie de leurs députés. Le ministre des Prisonniers de guerre, déportés et réfugiés, Henri Frenay, intervient le 22 mars 1945 pour demander l’adoption de mesures destinées à ne « pas soumettre le prisonnier rapatrié à une nouvelle captivité dans son foyer ». À ce titre, il estime qu’il convient de « ne pas permettre trop tôt un divorce rapide afin que soit laissée aux époux une possibilité de réadaptation au foyer », mais il recommande d’accélérer les procédures « lorsque preuve sera faite que cette réadaptation est impossible [63] ». En ce sens, le 27 mars 1946 est adoptée une loi « tendant à donner une conclusion rapide aux instances en divorce lorsque le demandeur s’est trouvé éloigné de son foyer par certains faits de guerre » applicable aux « prisonniers de guerre 1939-1945, […] déportés politiques, internés politiques, requis du STO et réfractaires, […] FFI et FFL, qui se sont trouvés, en raison de cette qualité, éloignés de leur famille pendant plus de six mois ». Elle offre principalement « un droit de priorité au jour d’audience fixé [64] », la limitation du délai d’enquête à trois mois, ainsi que l’exécution immédiate des jugements, même en cas d’appel. Ainsi, la loi du 27 mars 1946 confère des privilèges à ceux qui ont contribué à libérer la France ou ont subi le joug de l’oppresseur. Néanmoins, ces mesures dérogatoires ne doivent pas occulter la volonté profonde de la République de favoriser le retour à l’ordre conjugal.
27 Si la réforme du divorce constitue une réaction politique face au régime de Vichy, elle ne marque pas une rupture dans la politique familiale de la France. La loi du 2 avril 1941 n’est pas abolie, mais seulement amendée. Afin de limiter les passions traditionnellement soulevées par les débats relatifs au divorce, la réforme est le fruit, d’une part, de l’ordonnance du 12 avril 1945 et, d’autre part, de la loi du 27 mars 1946 adoptée sans débat, comme le permet l’article 34 du règlement de l’Assemblée nationale constituante. En outre, de même que la loi du 2 avril 1941 offrait une via media entre l’abolition du divorce et le statu quo, l’ordonnance du 12 avril 1945 se présente comme une via media entre la loi de 1941 et le régime antérieur. La réforme de 1945 s’attache essentiellement à assouplir la procédure de divorce, en supprimant l’interdiction de divorcer pendant les trois premières années du mariage et en réduisant les délais alloués au juge en matière de sursis ou d’ajournement de l’audience, à respectivement un an et six mois. Ces assouplissements poursuivent toutefois un objectif similaire à celui de la loi du 2 avril 1941 : la stabilité familiale. L’interdiction de divorcer pendant les trois premières années du mariage n’est pas jugée attentatoire aux libertés individuelles mais seulement contreproductive. François de Menthon souligne au demeurant que « cette mesure qui artificiellement et automatiquement oblige à rester dans les liens du mariage des gens qui sont décidés à rompre et qui n’attendent que l’expiration d’un délai pour le faire, est socialement dangereuse [65] ». L’ensemble des mesures instaurées par la loi du 2 avril 1941 et destinées à moraliser la procédure de divorce, comme la tenue des débats en chambre du conseil ou la répression pénale de la publicité en faveur du divorce, sont maintenues. L’ordonnance du 12 avril 1945 institue en outre l’obligation pour le juge d’ordonner une enquête sociale destinée à « recueillir des renseignements sur la situation de famille, les conditions dans lesquelles vivent les enfants et les mesures à prendre éventuellement quant à leur garde définitive ». Dès lors, la procédure devient plus inquisitoriale, ce qui reflète la volonté de renforcer le contrôle de la moralité des familles. Au total, si les moyens diffèrent, une réelle continuité d’objectifs prévaut en matière de politique familiale, entre Vichy et la Quatrième République. La pratique des divorces dans l’immédiat après-guerre révèle quant à elle la volonté de rompre avec la guerre et d’entamer une ère nouvelle.
? Une épuration conjugale ?
28 Les années d’après guerre sont marquées par une véritable explosion du nombre de divorces, qui retrouve son niveau de 1938 en 1945 et double en 1946, 23 200 et 57 400 divorces étant respectivement prononcés en France. Parallèlement, le taux de divortialité, soit le nombre de divorces pour 10 000 mariages, triple entre la période 1941-1944 et 1946, passant de 177 en moyenne à 557. Précisons que le taux de divortialité moyen des années 1921-1925 (285) était trois fois plus important que celui des années 1914-1919 (93). Cette explosion des divorces après la guerre s’explique bien sûr par le report, aux lendemains du conflit, de divorces qui auraient été prononcés plus tôt en période de paix, cette démarche n’apparaissant pas prioritaire dans un contexte aussi troublé. Par ailleurs, l’anomie inhérente aux circonstances de guerre rend les mariages conclus à l’orée du conflit ou pendant celui-ci, plus fragiles. Ainsi, dans notre échantillon, 24 % des divorces prononcés par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine dissolvent des mariages célébrés entre 1939 et 1944. Par ailleurs, le rapport entre le nombre d’enquêtes diligentées et le nombre des divorces prononcés décroît sensiblement, de 1 pour 3,4 (1941-1944), à 1 pour 2,4 (1945-1946). Cette statistique traduit la volonté des juges de procéder à un règlement rapide des affaires en cours. Dans le même sens, seuls quatre demandeurs sont, durant cette période, déboutés – tous pour défaut de preuve. Les divorces de l’immédiat après-guerre présentent un caractère à la fois massif et radical. Cette radicalité est renforcée par la croissance du poids de l’adultère comme motif juridique des divorces. Selon les comptes généraux de la justice, l’adultère féminin fonde 29,7 % des jugements en divorce et l’adultère masculin 17,4 %. Or, il s’agit, rappelons-le, et d’une cause péremptoire de divorce, et d’un délit. Cette croissance renforce dès lors la volonté de rupture affichée. En ce sens, l’explosion des divorces au lendemain de la seconde guerre mondiale participe au travail collectif de refoulement de la guerre.
29 L’immédiat après-guerre est également caractérisé par le retour massif des déportés et des prisonniers de guerre, dont la longue absence a amplifié les difficultés de réadaptation. Celle-ci est d’ailleurs érigée en enjeu national comme en témoigne l’émotion d’Henri Frenay. « Si l’on en croyait certaines indications, naturellement contestables, on pourrait atteindre un nombre de vingt à vingt-cinq pour cent de divorces [66]. » En réalité, le nombre de foyers de prisonniers de guerre ne parvenant pas à reprendre la vie conjugale se révèle difficile à établir. Sarah Fishman l’estime à environ 10 %, chiffre finalement peu significatif dans la mesure où dans les années 1930, environ 8 % des mariages s’achevaient sur un divorce [67]. Dans le cadre de notre échantillon, 32 divorces prononcés dans les années 1945-1946 sont fondés sur les circonstances de guerre, soit une proportion de 12,75 % des jugements rendus. Ils illustrent le désarroi que peuvent provoquer des retrouvailles pourtant tant attendues. Le jugement prononçant le divorce entre les époux D. fournit de ce point de vue un bon exemple. Lorsque le sieur D. « est revenu de la guerre avec une jambe rigide, la médaille militaire et la croix de guerre, sa femme avait pris des habitudes d’indépendance pendant son absence [68] ». D’autres jugements, tout comme des témoignages de femmes de prisonniers [69], soulignent ce désir naissant d’indépendance chez les conjointes qui, ayant vécu seules pendant de nombreuses années, se heurtent tant à l’incompréhension de leurs maris qu’à celle des juges. Ainsi, le divorce est prononcé entre les époux M. au motif que cette dernière a pris « des habitudes d’indépendance incompatibles avec l’honneur conjugal », le juge invoquant son « refus de communiquer son emploi du temps [70] ». Cette condamnation des velléités mesurées d’indépendance de la femme répond alors aux attentes d’une société qui demeure profondément conservatrice.
30 La famille est parfois envahie par la sphère publique, les conflits de nature politique notamment. L’épuration se prolonge alors jusque dans le foyer. Ainsi, le divorce sanctionne les relations sexuelles, réelles ou présumées, avec les membres de l’armée d’occupation. En témoignent le divorce prononcé aux torts exclusifs de la dame D. qui a eu des « relations avec des soldats de l’armée d’occupation [71] », ou le jugement rendu entre les époux T. au motif que l’épouse « a été vue plusieurs fois dans le métro en compagnie de soldats allemands qu’elle accompagnait sans doute [72] ». Les accusations pesant sur la dame T. sont relativement minces, mais la présence aux côtés des Allemands, en une période propice aux règlements de comptes, constitue une injure grave et renouvelée rendant impossible le maintien de la vie conjugale. Le divorce participe lui aussi à la condamnation collective de ces femmes qui ont trahi et sali la France, que ces relations aient existé ou aient été imaginées. Comme le rappelle Fabrice Virgili, « le contact avec les Allemands suffit à occulter le caractère privé. Le conflit conjugal devient alors l’affaire de la communauté [73] ». L’interférence entre sphères publique et privée est par ailleurs patente lorsque le divorce sanctionne des velléités de délation. À cet égard, le jugement déboutant le sieur P. de sa demande en divorce dispose que « le dernier articulât du demandeur pourrait être pertinent si P. offrait de prouver que sa femme l’avait dénoncé à la Kommandantur allemande [74] ». Une telle preuve n’est cependant pas aisée à apporter. Enfin, le divorce peut constituer une sanction privée complémentaire des sanctions politiques comme en témoigne le divorce prononcé pour condamnation à une peine afflictive et infamante aux torts du sieur D. « arrêté comme ancien milicien » et « condamné à cinq ans de prison et à l’indignité nationale [75] ». À l’opposé, le statut de résistant de l’époux invite à une sévérité implacable de la part des juges. Une décision rendue le 30 mai 1945 dénonce par exemple l’attitude de la dame K. : « Pendant l’absence de son mari, qui dès le 25 juin 1940 avait rejoint les Forces françaises libres, [… cette dernière] avait contracté des habitudes d’indépendance absolument incompatibles avec la dignité de la vie conjugale [76]. » L’idée que le divorce puisse être une sanction reçoit, en l’occurrence, une éclatante consécration. « Adultère, violences conjugales, divorce, alcoolisme, abandons du domicile familial ; la lecture des dossiers des commissions d’épuration, des chambres civiques et des cours de justice montre l’importance des conflits d’ordre privé [77]. » Les tontes sanctionnent l’immoralité en général et les conflits conjugaux dont les femmes sont tenues pour responsables. Il s’agit d’expier les fautes commises et de conjurer la faillite des hommes qui s’est traduite par la défaite et l’occupation du territoire. L’assainissement des familles par la stigmatisation des « mauvaises Françaises » doit fonder un nouvel épanouissement de la patrie française sur le socle de familles stables et saines. Cette philosophie de l’épuration est révélatrice de la volonté de « retour à l’ordre [78] » caractéristique de la France de l’immédiat après-guerre. À cet égard, le divorce et les divorcés subissent toujours le poids de l’opprobre populaire comme l’illustre le roman d’Henri Bosco, Le Mas Théotime. Lauréat du prix Renaudot en 1945, ce livre dévoile avec finesse la honte que peut constituer, pour les familles traditionnelles, le divorce de l’un des leurs. Le narrateur, ami tendre et fidèle de Geneviève constate, lorsqu’il apprend le divorce de celle-ci, qu’« un divorce chez les Métidieu était un malheur encore inconnu [79] ».
31 Étrange défaite infligée au divorce en France au cours de la seconde guerre mondiale : victime expiatoire du régime de Vichy, le divorce est également victime du conservatisme de la Quatrième République, qui ne procède qu’à une demi-réhabilitation. La conception traditionaliste de la famille prévaut toujours sur une vision plus individualiste du couple. Malgré les prétentions affichées par le régime nouveau, la continuité politique l’emporte, en matière de divorce, sur la rupture à l’échelle des hommes comme au niveau des idées. Rapidement réintégré au Conseil d’État, Philippe Renaudin échappe ainsi aux foudres de l’épuration. Il faut attendre la césure socioculturelle de Mai 68 et la loi du 11 juillet 1975 pour observer une véritable refonte de la législation et la réintroduction, pour la première fois depuis 1792, du divorce par consentement mutuel. Ainsi, trente-quatre années auront été nécessaires au divorce pour prendre sa revanche.
32 ?
Notes
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[1]
Philippe Pétain, Message du 11 juillet 1940, Discours aux Français, 17 juin 1940-20 août 1944, Paris, Albin Michel, 1989, 420 p., message rédigé par René Gillouin.
-
[2]
Cet article reprend en partie les recherches menées dans le cadre d’une maîtrise d’histoire contemporaine dirigée par Annette Becker, que je remercie pour ses précieux conseils. Ont été utilisées en premier lieu les archives du ministère de la Justice et du Commissariat général à la famille, ainsi que la presse juridique et générale.
-
[3]
La région parisienne se distingue par la surreprésentation du nombre de divorces par rapport à l’ensemble du territoire français, eu égard d’une part à son caractère urbain et, d’autre part, à sa fonction de capitale économique et culturelle. Toutefois, les causes de divorce ne diffèrent pas du reste du territoire. Au sein du tribunal civil de la Seine, le choix de la dix-huitième chambre répond également à la volonté d’élargir l’échantillon. S’il n’existe pas, avant 1947, de spécialisation matérielle des chambres au sein des tribunaux, la dix-huitième chambre a concentré de facto son activité sur les affaires de divorce, même si cette spécialisation n’est pas exclusive.
-
[4]
Ces bornes chronologiques permettent de prendre en compte, en amont, l’application de la réforme du 2 avril 1941 et, en aval, l’application du règlement de la guerre. Au total, 2 880 jugements sont rendus en matière de divorce par la dix-huitième chambre du tribunal civil de la Seine entre septembre 1941 et décembre 1946. Pour des raisons pratiques nous avons choisi de n’étudier qu’une décision sur 4 prononçant un divorce, un jugement ordonnant la conduite d’une enquête sur 4. Les échantillons ainsi obtenus, 501 décisions prononçant le divorce et 189 jugements d’enquête, sont ainsi suffisamment étoffés pour servir d’assise à une étude quantitative et qualitative. Relativement aux séparations de corps acceptées, nous avons préféré étudier 1 jugement sur 2, afin d’obtenir une série de 63 jugements et de garantir ainsi la fiabilité statistique de notre étude. Enfin, les décisions déboutant le demandeur en divorce ou en séparation de corps mettant en exergue les restrictions apportées au divorce par la loi du 2 avril 1941 ainsi que les facultés pour le juge d’influer sur la politique du divorce, ont été examinées dans leur intégralité (34 divorces et 8 séparations de corps rejetés).
-
[5]
Archives nationales (AN) BB30 1722, circulaire adressée le 26 mai 1941 aux procureurs généraux par le garde des Sceaux Joseph Barthélemy.
-
[6]
Jean Bergeaud, « L’exposition de la famille française », La Revue de la famille, juillet 1943, p. 5.
-
[7]
AN 2AG 497, dossier « jeunesse famille santé » ; père Villain, Manuel d’éducation civique, Paris, 1943, 108 p.
-
[8]
André Barthes, Le Problème du divorce en droit français, causes et contenu de la réglementation nouvelle, Paris, Sirey, 1942, 174 p., p. 116 (thèse de droit de l’université de Toulouse).
-
[9]
Fernand Boverat, Fécondité ou décadence ? Comment relever la natalité française ?, Paris, Éd. de l’Alliance nationale contre la dépopulation, 1944, 32 p., p. 24.
-
[10]
Joseph Barthélemy, op. cit.
-
[11]
AN F60 606 ; Fernand Boverat, L’Effondrement de la natalité et la péréquation des ressources aux charges de famille, Paris, Éd. de l’Alliance nationale contre la dépopulation, s. d., 64 p., p. 46. Cet ouvrage a certainement été publié dans les années 1936 et 1937 : les séries statistiques s’interrompent en 1935 et la première page comporte une dédicace à Léon Blum.
-
[12]
Voir en ce sens, Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Seuil, 1996, 384 p.
-
[13]
Mgr Chaptal, Lettres à un curé de campagne. La famille au service de la réforme spirituelle de la France, Paris, Flammarion, 1942, 218 p., lettre n° 15 : « dans le duo conjugal, la femme chrétienne est la principale gardienne des lois divines ».
-
[14]
AN BB30 1722, circulaire du 26 mai 1941.
-
[15]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée du 13 avril 1941 présentant la loi nouvelle sur le divorce.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Joseph Barthélemy, Ministre de la justice 1941-1943, Paris, Pygmalion, 1989, 643 p., p. 284.
-
[18]
Après des études à la faculté de droit et à l’École libre des sciences politiques, Philippe Renaudin (1898-1981) intègre le Conseil d’État comme auditeur en 1924 et y est promu maître des requêtes en 1934. Sous Vichy, il occupe les fonctions de commissaire général à la famille du 7 septembre 1941 au 18 avril 1942, puis de secrétaire général à la famille jusqu’au 20 août 1944. À la Libération, il n’est pas poursuivi par la Commission d’épuration et réintègre le Conseil d’État.
-
[19]
Philippe Renaudin, La Famille dans la nation, office de publicité générale, 1943, 30 p., p. 10.
-
[20]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[21]
AN 2AG 498, « Album de propagande en faveur de la famille française », note d’information du Commissariat général à la famille intitulée « La campagne d’information en faveur de la famille française », 1941.
-
[22]
Voir Francine Muel-Dreyfus, op. cit, p. 58.
-
[23]
Henri Faugeras, Les Juifs, peuple de proie, Paris, Documents contemporains, 1943, 90 p., p. 61.
-
[24]
Édouard Drumont, La France juive, Paris, Édition populaire, 1890, 554 p., p. 114.
-
[25]
AN AJ38 118, archives du Commissariat général aux questions juives, service de la législation et du contentieux, lettre non datée adressée à Monsieur le garde des Sceaux, ministre secrétaire d’État à la justice.
-
[26]
Archives du ministère de la Justice (AJ) FA/16, dossier « divorce », circulaire du 25 septembre 1942 adressée aux procureurs généraux près les cours d’appel.
-
[27]
Nouvel article 310 du Code civil, issu de la loi du 2 avril 1941.
-
[28]
Joseph Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[29]
Ibid.
-
[30]
Jean Carbonnier, « La loi du 2 avril 1941 sur le divorce et la séparation de corps », Paris, Dalloz, Législation, 1941, p. 61-90, p. 61.
-
[31]
Loi du 2 avril 1941. Lois annotées 1941-1942, Paris, Sirey, p. 573-577.
-
[32]
Jean Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[33]
Henri Vivioz, « La loi du 2 avril 1941 sur le divorce et la séparation de corps », Paris, Sirey, 1941, p. 85.
-
[34]
Jean Carbonnier, op. cit., p. 66.
-
[35]
José Thery, « La nouvelle loi sur le divorce », L’Œuvre, 16 avril 1941, p. 1.
-
[36]
Michèle Bordeaux, La Victoire de la famille dans la France défaite, Vichy 1940-1944, Paris, Flammarion, 2002, 394 p., p. 179.
-
[37]
Jean Barthélemy, allocution radiodiffusée…, op. cit.
-
[38]
Archives de la ville de Paris (AP) 38W183, jugement du 31 mars 1943, époux S.
-
[39]
Comptes généraux de la Justice (1938-1946), bibliothèque du ministère de la Justice.
-
[40]
Jean Yves Le Naour, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre, Paris, Aubier, « Collection historique », 2002, 411 p., p. 247.
-
[41]
AP 38W113, jugement du 27 juillet 1942, époux V.
-
[42]
AP 38W114, jugement du 18 novembre 1942, époux R.
-
[43]
« Battements de notre cœur », Notre cœur, 8 août 1941.
-
[44]
« Problèmes du cœur », réponses au numéro 69, Notre cœur, 6 février 1942.
-
[45]
AN AJ38 118, direction de la Législation du Commissariat général aux questions juives, note sommaire rédigée le 27 avril 1944 à propos du colonel R.
-
[46]
Clara Malraux, Et pourtant j’étais libre, Paris, Grasset, 1979, 252 p., p. 18.
-
[47]
AP 38W113, jugement du 8 juillet 1942, époux V.
-
[48]
AP 38W113, jugement du 4 novembre 1942, époux B.
-
[49]
AP 38W186, jugement du 22 juin 1943, époux L.
-
[50]
AP 38W252, jugement du 11 mars 1944, époux G.
-
[51]
AP 38W185, jugement du 25 mai 1943, époux B.
-
[52]
AP 38W185, jugement du 27 mai 1943, époux A.
-
[53]
AP 38W253, jugement du 29 juin 1944, époux R.
-
[54]
AN F60 528 série L, carton 1, dossier R9 1938, lettre du président de la section de Bois-Guillaume de l’Union nationale des combattants au préfet de la Seine-Inférieure et au président du Conseil, ministre de la Guerre, Édouard Daladier.
-
[55]
AN 2AG 543, dossier « adultère des femmes de prisonniers », lettre adressée par l’ambassadeur de France en Allemagne, Georges Scapini, au maréchal Pétain, datée du 11 septembre 1942.
-
[56]
AJ FA/1 g, pétitions adressées au maréchal Pétain relativement au divorce, lettre de E. A. du 29 mai 1943.
-
[57]
Voir le cas du sieur P. qui invoque « la conduite particulièrement légère [de sa femme] avec les troupes d’occupation », AP, 38WW250, jugement du 16 février 1944, époux P.
-
[58]
Sarah Fishman, Femmes de prisonniers de guerre, 1940-1945, Paris, L’Harmattan, 1996, 280 p., p. 209.
-
[59]
AP 38W114, jugement du 4 novembre 1942, époux P.
-
[60]
Agrégé de la faculté de droit de Dijon, François de Menthon (1900-1984) s’engage dans la politique à l’instar de son père, député. Il est également l’un des dirigeants de l’Association catholique de la jeunesse française. Mobilisé en tant que capitaine en 1939, il est fait prisonnier mais parvient à s’évader d’Allemagne. Refusant la défaite, il fonde, avec notamment Pierre-Henri Teitgen et Henri Capitant, le journal clandestin Liberté. Puis, en novembre 1941, il prend la direction avec Henri Frenay du mouvement Combat. Appelé à Alger, il est nommé commissaire à la justice du Comité français de libération nationale (CFLN), puis ministre de la Justice du Gouvernement provisoire de la République française.
-
[61]
Marc Ancel, « Annotations sur l’ordonnance du 12 avril 1945 », Paris, Sirey, Lois annotées, 1946, p. 1.
-
[62]
« Rapport fait au nom de la commission de la justice et de la législation générale sur la proposition de M. Frédéric-Dupont tendant à interdire le divorce pendant les trois premières années du mariage, par Monsieur Pierre Dominjon, député », Documents de l’Assemblée nationale constituante (élue le 21 octobre 1945), p. 230.
-
[63]
Henri Frenay, discours du 22 mars 1945, Journal Officiel, débats parlementaires, documents, Assemblée consultative provisoire, p. 683.
-
[64]
Loi n° 46250 « tendant à donner une conclusion rapide aux instances en divorce lorsque le demandeur s’est trouvé éloigné de son foyer par certains faits de guerre » du 27 mars 1946, Journal Officiel.
-
[65]
« Rapport de la commission de justice et de législation générale sur la proposition de loi de M. Frédéric-Dupont… », op. cit.
-
[66]
Henri Frenay, op. cit.
-
[67]
Sully Ledermann, « Les divorces et séparations de corps en France », Population, avril-juin 1948, p. 13-48, p. 25.
-
[68]
AP 38W254, jugement du 31 janvier 1945, époux D.
-
[69]
Voir Femmes d’absents…, témoignages recueillis par les Associations de femmes de prisonniers et le mouvement populaire des familles, Paris, Éditions ouvrières, 1945, 135 p.
-
[70]
AP 38W378, jugement du 28 janvier 1946, époux M.
-
[71]
AP 38W300, jugement du 18 avril 1945, époux D.
-
[72]
AP 38W378, jugement du 6 février 1946, époux T.
-
[73]
Fabrice Virgili, La France « virile », des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000, 392 p., p. 257.
-
[74]
AP 38W300, jugement du 19 juin 1945, époux P.
-
[75]
AP 38W381, jugement du 10 juillet 1946, époux D.
-
[76]
AP 38W300, jugement du 30 mai 1945, époux K.
-
[77]
Fabrice Virgili, op. cit., p. 256.
-
[78]
Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République, t. I, L’ardeur et la nécessité (1944-1952), Paris, Seuil, 1980, 309 p., p. 68.
-
[79]
Henri Bosco, Le Mas Théotime, Alger, Charlot, 1945.
-
[*]
Agrégée d’histoire et allocataire monitrice à l’École normale supérieure de Cachan, Julie Le Gac, après avoir travaillé sur le divorce, entame une recherche portant sur le corps expéditionnaire français en Italie (1943-1944). ( ju_le_gac@ yahoo. fr )