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Article de revue

Nouvelles perspectives historiographiques sur les prêtres-ouvriers (1943-1954)

Pages 177 à 187

Notes

  • [1]
    Émile Poulat, Naissance des prêtres-ouvriers Tournai, Casterman, 1965, réédité avec des additions sous le titre Les Prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Le Cerf, 1999. Avec Jean-Claude Poulain, Émile Poulat avait déjà été la cheville ouvrière du livre des « insoumis », Les Prêtres-ouvriers, Paris, Éd. de Minuit, 1954.
  • [2]
    François Leprieur, Quand Rome condamne. Dominicains et prêtres-ouvriers, Paris, Plon/Le Cerf, « Terre humaine », 1989.
  • [3]
    On verra notamment Jean-Marie Marzio, Marie Barreau, Yvonne Besnard, Jean Olhagaray et Jean Desailly, La Mission de Paris. Cinq prêtres-ouvriers insoumis témoignent, Nathalie Viet-Depaule (éd.), Paris, Karthala, 2002.
  • [4]
    Marta Margotti, Preti e operai. La Mission de Paris dal 1943 à 1954, Turin, Mondadori, 2000.
  • [5]
    Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Alain-René Michel, Georges Mouradian et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France 1937-1970, Paris, Éd. de l’Atelier, 2001.
  • [6]
    Cité par Marta Margotti, op. cit., p. 40, n. 40.
  • [7]
    Yvan Daniel et Henri Godin, La France, pays de mission ?, Paris, Éd. de l’Abeille, « Rencontres », 1943, p. 45.
  • [8]
    Charles Klein, Le Diocèse des barbelés 1940-1944, Paris, Fayard, 1973 ; Charles Klein et Jean Colson, Jean Rhodain, prêtre, Paris, Éd. SOS, 1981.
  • [9]
    Victor Dillard, Suprêmes témoignages, Paris, Spes, 1945, p. 21.
  • [10]
    Archives historiques de l’archevêché de Paris (AHAP), 1D XV 6.
  • [11]
    Cité dans Itinéraire d’Henri Perrin (1914-1954), prêtre-ouvrier, Paris, Le Seuil, 1958, p. 87.
  • [12]
    Marie-Dominique Chenu, « Le sacerdoce des prêtres-ouvriers », La Vie intellectuelle, février 1954, p. 175-181, p. 180-181.
  • [13]
    Sur la fameuse « opération Sturzo », destinée à empêcher les communistes de l’emporter à Rome, on verra le livre récent d’Andrea Riccardi, Pio XII e Alcide De Gasperi. Une storia segreta, Rome, Laterza, 2003.
  • [14]
    Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, Paris, Le Cerf, 2000 ; Thierry Keck, Jeunesse de l’Église 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, préf. d’Étienne Fouilloux, Paris, Karthala, 2004.
  • [15]
    Note manuscrite, peut-être adressée au cardinal Feltin (AHAP, 1D XV 6, 5-10), s. d.
  • [16]
    Étienne Fouilloux a récemment édité son journal : Anni di Francia 1945-1948, Bologne, 2004.
  • [17]
    Yves Congar, Journal d’un théologien 1946-1956, Paris, Le Cerf, 2000, p. 259.
  • [18]
    Jean-Marie Marzio et alii, op. cit., p. 240.
  • [19]
    Cité par Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, op. cit., p. 403.
  • [*]
    Maître de conférences à l’université d’Avignon, Guillaume Cuchet travaille sur l’histoire des croyances religieuses dans la France des 19e et 20e siècles. Il a publié récemment sa thèse de doctorat d’histoire sous le titre : Le Crépuscule du purgatoire (Armand Colin, 2005). (guillaume.cuchet @ univ-avignon. fr )

1 Au rebours d’autres anniversaires, le cinquantenaire de la condamnation des prêtres-ouvriers en 1954 n’a guère suscité de commentaires ni de commémorations. C’est, peut-être, que l’événement nous est en quelque manière devenu étranger : nous ne savons plus trop ce qu’est un ouvrier, et la figure du prêtre se fait rare, presque exotique. Reste l’éclairage des historiens, renouvelé par des travaux dont Guillaume Cuchet dresse ici le bilan.

2 Le 1er mars 1954 prenait fin officiellement, à la demande de Rome, ce qu’on a appelé d’une formule diplomatique, l’« expérience des prêtres-ouvriers ». Le cinquantenaire de cette « condamnation » est passé dans un silence médiatique presque total, recouvert en partie par un autre anniversaire religieux de facture plus traditionnelle : celui de l’appel de l’abbé Pierre pendant l’hiver 1954. Il est vrai que rarement on aura observé un tel contraste entre le retentissement de cette affaire en 1953-1954 et l’oubli dans lequel elle a sombré depuis. Qui peut croire aujourd’hui qu’un esprit aussi attentif aux « signes des temps » que le dominicain Marie-Dominique Chenu a pu y voir à l’époque « l’événement religieux le plus important depuis la Révolution française » ? Si le cinquantenaire de cet événement n’a pas vraiment suscité d’écho dans l’opinion publique, il est néanmoins l’occasion de faire un bilan des connaissances, les recherches sur le sujet et l’édition de sources ayant beaucoup progressé ces dernières années.

3 L’historiographie des prêtres-ouvriers est marquée par l’ouvrage de référence que leur a consacré Émile Poulat en 1965 [1]. Il n’a pas été remplacé et les recherches les plus récentes ont globalement confirmé ses analyses. Mais, pour l’essentiel, il s’arrêtait en 1947, avant les grandes grèves de la fin de l’année qui ont marqué un tournant dans l’histoire des prêtres-ouvriers. L’ouvrage de François Leprieur, paru en 1989 [2], ne concernait pas directement les prêtres-ouvriers mais la « purge » de février 1954, qui frappa une vingtaine de religieux dominicains (supérieurs provinciaux, théologiens, prêtres-ouvriers), dont certains, comme le père Chenu, étaient très liés au mouvement. Comme l’a fait remarquer Étienne Fouilloux, le livre a eu cependant pour effet de susciter une « vague d’anamnèse » parmi les acteurs et témoins de l’époque. C’est dans ce contexte que les éditions Karthala, sous l’impulsion de Nathalie Viet-Depaule et Robert Dumont, ont entrepris un gros travail de publication d’autobiographies de prêtres-ouvriers [3]. Les travaux de Pierre Bourdieu sur La Misère du monde (1993) ont inspiré à Nathalie Viet-Depaule et Charles Suaud le projet d’une « sociohistoire » des prêtres-ouvriers, à partir d’entretiens individuels, qui a finalement donné lieu en 2004 à la publication d’un livre important : Prêtres et ouvriers, une double fidélité mise à l’épreuve (1944-1969). Il faut mentionner enfin, parmi les ouvrages de référence, la publication de la thèse de Marta Margotti, soutenue à l’université de Bologne en 1996, sur la Mission de Paris [4], ainsi que les actes du colloque de Roubaix d’octobre 1999 sur les rapports entre chrétiens et monde ouvrier [5], qui permettent de situer l’aventure des prêtres-ouvriers dans la suite des efforts consentis par l’Église catholique depuis le dernier tiers du 19e siècle, pour jeter un pont entre ces deux mondes.

? La France, pays de mission ?

4 Au point de départ, un livre célèbre, La France, pays de mission ? des abbés Daniel et Godin, dont la sortie en librairie le 12 septembre 1943 a, au dire des contemporains, éclaté comme une « bombe » dans le milieu catholique. 100 000 exemplaires sont vendus en quatre ans et l’ouvrage quadrille d’emblée, et pour plusieurs années, le débat apostolique. « [Votre livre] éclaire pour moi tout ce que je sentais confusément, écrit François Mauriac à Yvan Daniel. Peut-être n’osons-nous pas aller jusqu’à la conclusion logique : il faudrait que tout le vieux système saute. Il faudrait que des hommes mariés, s’ils sont ouvriers et saints, puissent être prêtres et distribuer le pardon et le corps du Seigneur à leurs camarades. Il faudrait une explosion formidable qui ferait sauter tout ce qui s’accumule depuis des siècles entre les pauvres et le Dieu des pauvres. Ce sont des vues humaines ; le Christ saura bien vous aider à faire la trouée. En tout cas, au milieu de tant de luttes, de victoires, de fatigues mortelles, redites-vous que vous êtes le Béni du Père, car vous donnez corps et âme à la seule cause qui vaille de vivre et de mourir [6]. »

5 Le livre, on l’oublie souvent, respirait encore à cette date un parfum très caractérisé de Révolution nationale, avec ses références positives à la Charte du travail, à certains discours de Pétain ou aux analyses du philosophe conservateur Gustave Thibon. Il constatait que des secteurs entiers de la France urbaine et prolétarienne étaient devenus de véritables « pays de mission ». D’où une démoralisation massive des milieux populaires, surtout des générations nées après 1919, qui prenait des formes diverses : relations sexuelles préconjugales, pratiques contraceptives, avortements, habitudes de « vice solitaire », réactions matérialistes devant la mort, marché noir sous l’Occupation. Face à cela, les moyens d’apostolat classiques étaient impuissants. La paroisse traditionnelle, bourgeoise d’esprit sinon toujours de fait, repliée sur elle-même, accaparée par les problèmes matériels, les exigences du culte et des œuvres, constituait un milieu artificiel sans prise sur la classe ouvrière. Le plus souvent, elle détachait les convertis de leur milieu d’origine, ôtant par là à la classe ouvrière ses « chefs naturels ». « Dans son essence même, concluaient-ils, l’organisation paroissiale est désarmée devant le paganisme qui l’entoure [7]. »

6 Mais le diagnostic de La France, pays de mission ? valait surtout constat d’échec global pour la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), fondée en 1927, dont seule la « rumeur » semblait avoir pénétré le monde ouvrier. Godin et Daniel étaient eux-mêmes d’anciens responsables du mouvement et leur livre était préfacé par son aumônier général, l’abbé Guérin. La désillusion, un peu excessive compte tenu du fait que la JOC n’avait en 1939 que 12 ans d’âge et n’avait pu toucher les hommes de plus de 30 ans, était à la mesure des espoirs suscités dans les années 1930 par les jocistes, ces nouveaux « pêcheurs d’hommes » (pour reprendre le titre d’un roman célèbre de Maxence Vandermersch) qui s’étaient promis de « refaire chrétiens leurs frères ». Un temps, autour du congrès triomphal de 1937, certains avaient pu croire que la conversion de la classe ouvrière était à portée de main. Pourtant, la suite devait révéler des difficultés persistantes : l’imperméabilité des adultes, surtout des hommes, plus difficiles à toucher que les jeunes ; le taux de persévérance médiocre des jocistes ; le manque de « militants intermédiaires » capables de faire le pont entre l’élite et la masse ; les relations parfois difficiles des sections avec le milieu paroissial. Dans ces conditions, la guerre et la mobilisation ont créé un choc en ramenant tout le monde à la réalité. À la différence de ce qui s’était produit dans les premiers mois de la guerre de 1914, elles ne s’accompagnent d’aucun sursaut religieux collectif et les chrétiens mobilisés constatent au contraire combien ils sont isolés. Les mouvements de jeunesse catholiques avaient sans doute formé une élite de militants zélés, témoignant d’une incontestable valeur éducative, mais la « masse » n’était pas conquise.

7 « On a fait jusqu’ici de la pêche à la ligne, écrivaient encore Godin et Daniel, il faut maintenant gagner au Christ les “milieux” avec toute leur “masse”. » La conversion du « milieu » passera par la christianisation des communautés « réelles » qui le constituent – selon les termes d’une sociologie inspirée de Gustave Thibon – et le recours à un clergé spécialisé, doté d’une grande liberté et décidé à appliquer des méthodes missionnaires, dans l’esprit du pontificat de Pie XI. La mission en effet doit être indigène et véhiculer un christianisme très « pur », dissocié des éléments de culture dans lesquels il s’est incarné au cours de son histoire. L’abbé Godin retrouvait ici une question qu’il avait étudiée dans un mémoire non publié de 1937, dans lequel il montrait que les œuvres catholiques déclassaient les gens du peuple en les embourgeoisant. Pour cette raison, elles ne mordaient pas sur le bloc ouvrier et ne touchaient que ceux qui voulaient « monter ».

8 Dès sa parution, le livre, qui bousculait bien des habitudes, a fait l’objet de critiques. On a dit qu’il généralisait indûment à l’ensemble de la classe ouvrière une situation qui caractérisait surtout Paris et sa banlieue ; qu’il sous-estimait les ressources « missionnaires » de la paroisse, sur lesquelles insistait au contraire un abbé Michonneau, curé du Sacré-Cœur de Colombes ; qu’il était excessif de qualifier de « païennes » des populations généralement baptisées et qui continuaient souvent d’avoir recours à l’Église pour sacraliser les grands passages de l’existence, de la naissance à l’enterrement ; que le paganisme enfin, si paganisme il y avait, ne concernait pas seulement le prolétariat mais aussi une partie des classes moyennes et de la bourgeoisie. Surtout Émile Poulat a montré que le diagnostic de Godin et Daniel était moins neuf qu’on ne l’a dit alors et souvent répété depuis. C’était même depuis la fin du 19e siècle une sorte de lieu commun dans une frange éclairée du clergé que de parler d’« apostasie des masses ». La nouveauté était davantage dans le regard porté sur le phénomène, de type sociologique et missionnaire, et surtout dans le témoignage rapporté auquel faisaient écho d’autres expériences réalisées au même moment en France ou en Allemagne.

9 Plus de 4 000 prêtres français, sans compter les séminaristes, sont prisonniers en Allemagne pendant cinq ans, dans les oflags (Offizierläger), pour les officiers de réserve, les stalags (Stammläger) et les Kommandos de travail disséminés. Pour une partie d’entre eux, ce fut l’occasion de mieux connaître leurs contemporains et de faire de nouvelles expériences apostoliques. « Pour beaucoup de jeunes, déclarait le père Dominique Dubarle, la captivité aura été une incontestable découverte de l’homme. » D’autres furent déportés, notamment à Dachau où la Gestapo rassembla ceux dont elle connaissait la qualité. D’autres enfin partirent accompagner les quelque 700 000 Français qui travaillèrent en Allemagne pendant la guerre : volontaires, désignés d’office, raflés, requis du Service du travail obligatoire (STO instauré par la loi du 16 février 1943), prisonniers « transformés » sur place en travailleurs. Au début, l’épiscopat pensait que les Allemands l’autoriseraient à mettre sur pied à leur intention une aumônerie semblable à celle des prisonniers de guerre de l’abbé Rhodain [8]. Faute d’accord, le 9 mars 1943, l’Assemblée des cardinaux et archevêques (ACA) autorisa secrètement 25 prêtres à s’embaucher clandestinement pour l’Allemagne (deux d’entre eux seulement échapperont à la Gestapo), auxquels il faut ajouter quelques raflés, des jeunes prêtres requis au titre du STO et des prisonniers de stalags « transformés ». Au total, l’organisation catholique française en Allemagne pouvait compter sur quelque 300 prêtres et 10 000 militants, dont un tiers de séminaristes arrivés en nombre avec les étudiants du STO.

? À l’épreuve du monde ouvrier

10 Entre 1943 et 1950, plusieurs ouvrages jalonnent et entretiennent la prise de conscience provoquée par La France, pays de mission ? et la guerre (Michonneau, Dillard, Perrin, Lœw, Boulard, Voillaume, les grandes lettres pastorales du cardinal Suhard). Ils sont accueillis par les catholiques militants, dans les séminaires et noviciats peuplés d’anciens de l’Action catholique ou du scoutisme, avec un sentiment d’effroi devant l’étendue de la déchristianisation et une grande ferveur apostolique. Ces expériences et la volonté de recherche qui les accompagne contribuent, en contresignant le constat de l’abbé Godin, à former la nouvelle mentalité « missionnaire » qui caractérise les lendemains de la Libération. L’un des points forts des recherches récentes est d’avoir fait émerger des figures oubliées de ce milieu d’époque, que la notoriété des prêtres-ouvriers avait reléguées au second plan : des laïcs (trois fois plus nombreux à la Mission de Paris que les prêtres), hommes et femmes, mariés et célibataires, des religieuses aussi, qui s’installent dans les quartiers déshérités et qui, pour certaines, passeront à leur tour au travail.

11 La guerre va transformer profondément les conditions et la conception de l’apostolat. Les militants sont frappés par l’image négative de l’Église dans les milieux populaires, cette puissance d’argent qui s’accommode de tous les pouvoirs. Ils constatent leur impuissance à transmettre un message qui paraît sans prise sur les masses indifférentes, lors même que l’anticléricalisme est en recul. « Je n’ai jamais pu déceler chez eux, écrit le père Dillard, prêtre-ouvrier à Wupperthal, la moindre inquiétude spirituelle, le moindre point d’interrogation. Leur vie se suffisait à elle-même. Elle bouclait[9]. » Inversement, ils font souvent l’expérience d’un christianisme intense et minoritaire, dans des conditions exceptionnelles, nourri par la lecture des Actes des Apôtres ou la spiritualité de Charles de Foucauld. Enfin, Marta Margotti le souligne, la guerre est aussi pour cette génération une école de liberté : ils ont pris des décisions et des risques, sans toujours pouvoir s’abriter derrière le mandat de leurs évêques et parfois contre eux, l’issue du conflit leur ayant souvent donné raison. Il n’est pas sûr qu’on ait encore mesuré toutes les conséquences de ce désenchantement partiel de la Hiérarchie qui en est résulté, dans une culture catholique et ecclésiastique où le culte de l’obéissance était encore très fort.

12 La France, pays de mission ? est directement à l’origine de la Mission de Paris qui va jouer un rôle matriciel dans l’histoire des prêtres-ouvriers. Le cardinal Suhard, archevêque de Paris depuis 1940, était depuis longtemps préoccupé par le problème de la déchristianisation. Il a fondé la Mission de France le 24 juillet 1941, dans le but de fournir des prêtres aux diocèses les plus dépourvus et de les former pour ce genre d’apostolat. Après avoir lu et encouragé la publication du mémoire des abbés Godin et Daniel, il accepte de patronner la naissance de la Mission de Paris (1er juillet 1943), dont il confie la direction à l’abbé Hollande. Elle tient sa session de formation du 19 décembre 1943 au 16 janvier 1944 à Combs-la-Ville et Lisieux et comprend au départ six prêtres, dont aucun n’est d’origine ouvrière. Leur ambition ? Insérer un christianisme « très pur » dans la culture ouvrière pour la « surélever » et inciter la communauté chrétienne à purifier son propre christianisme. Concrètement, l’abbé Godin n’envisageait pas à l’époque que les prêtres puissent travailler, mais il avait imaginé un mélange d’action catholique, de prédication directe, sans doute inspirée de l’Armée du Salut protestante, et d’œuvres sociales.

13 Après une période d’expérimentations (prédication publique, essais de liturgie populaire, stages, etc.), la mise au travail s’impose comme une nécessité pour établir le contact avec la classe ouvrière. Henri Barreau, ancien prisonnier de guerre, fils d’ouvrier et ouvrier lui-même avant son ordination, est un des premiers, en 1946, à annoncer son intention de rester à l’usine toute sa vie. 1947 est l’année décisive qui voit des initiatives semblables se multiplier sur plusieurs points du territoire, la cause du travail permanent l’emportant vraiment en 1948-1949. Séculiers issus de la Mission de France, de la Mission de Paris, des séminaires classiques, ou religieux (dominicains, jésuites, capucins, assomptionnistes), ils seront finalement une centaine en 1954 au moment de leur dissolution.

14 L’expérience a rapidement provoqué la remise en cause de quelques-uns des postulats de départ de l’entreprise. Le dominicain Jacques Lœw, un des pionniers de l’expérience à Marseille, a fort bien décrit le choc ressenti par ses premiers acteurs. Il écrit dans un important rapport inédit de l’automne 1953 : « Nous tous qui les premiers avons “plongé” en mission prolétarienne, nous ne savions pas que cette plongée serait un “choc”. Deux visions nouvelles entraient dans notre vie : – le prolétariat vu du dedans – l’Église vue du dehors, par les yeux de nos frères incroyants. Nous découvrions des souffrances que nous n’avions pas soupçonnées, des injustices, que nous ne savions pas, des responsabilités et des complicités inconnues. En même temps, nous expérimentions et les richesses réelles du monde ouvrier et la séduction du combat qui est le sien. En même temps, toujours, l’Église nous apparaissait, non pas comme l’universelle « Étrangère » dans son perpétuel exode, mais comme quelqu’un d’annexé à un seul secteur du monde, celui, justement, où nous n’étions plus. Elle nous apparaissait, toujours à travers les yeux des incroyants, non pas comme un mystère, mais comme un livre écrit dans une autre langue : une énigme pour les hommes et non un « mystère » de Dieu. À l’heure de ce choc, beaucoup d’entre nous ont été seuls. Parmi les chrétiens auxquels nous faisions appel, les uns ne comprenaient pas notre désarroi, les autres le partageaient et l’aggravaient. Ce choc initial que nous avons subi, il a été, pour ainsi dire, la première “relation” faite sur le “nouveau monde” [10]. »

15 Ils prennent rapidement la mesure de l’incroyance du milieu ouvrier, qui se révèle très différente, par-delà les analogies superficielles, du paganisme des hommes de l’antiquité ou des indigènes des colonies. L’anticléricalisme, qui fait partie de la culture du mouvement ouvrier, fait barrage à la réception du message religieux des nouveaux missionnaires. Du reste, sous la direction du parti communiste et de ses organisations satellites, jamais la classe ouvrière n’a été plus nombreuse, plus organisée et plus cohérente qu’au moment où ils entreprennent d’en faire la conquête. Enfin, ils découvrent la réalité de la lutte des classes, subie au quotidien avant d’être une notion sociologique ou un outil politique, et face à laquelle la doctrine sociale de l’Église, qui la récuse, leur paraît inadaptée.

16 « Personnellement, écrit le jésuite Henri Perrin dans une lettre du 22 juin 1946, je pense de plus en plus que le problème n’est pas tant celui du “milieu paganisé” que celui de “notre” milieu, ses institutions, sa correspondance aux exigences d’une vie véritablement apostolique, etc. Quand je dis “notre” milieu, j’entends milieu religieux, ecclésiastique, et même simplement chrétien. De plus en plus, je le considère comme parfaitement imbuvable aux incroyants de notre époque : bien souvent, la doctrine, ou la vitalité spirituelle les attire, mais le milieu, les institutions […] les rebutent [11]. »

17 Émile Poulat avait déjà souligné l’importance de ce choc en retour des premières expériences apostoliques sur la culture religieuse de prêtres qui prennent conscience que l’évangélisation de la classe ouvrière exigera d’eux des ruptures profondes, tant avec les formes traditionnelles du sacerdoce qu’avec les cadres d’une chrétienté dans lesquels il serait vain d’espérer la ramener. D’où le passage progressif d’une perspective de « conquête », proche encore de l’esprit de l’Action catholique des années 1930, à celle plus modeste mais plus réaliste de la « présence » et du « témoignage ». Parallèlement, l’image du prolétariat se transforme, passant du monde évangélique des pauvres à celle de la classe la plus active et la plus représentative du monde moderne.

18 Le choix de « l’incarnation » (un des maître-mots de la théologie de l’époque) ou de la « communauté de destin » (son pendant sociologique) va les conduire de plus en plus loin, d’autant qu’il leur faut, au moins au début, désarmer les suspicions et faire la preuve de leur sincérité. En règle générale, leur naturalisation se fait plutôt bien, parfois après un temps d’anonymat ou de probation, mais leurs camarades font bien la distinction entre eux et l’Église institutionnelle. L’intégration passe par le travail, souvent dans l’industrie lourde ou les docks des grands ports ; la découverte de la condition ouvrière, avec ses difficultés (niveau des salaires, cadences, accidents, licenciements, amendes) et sa camaraderie ; la communauté d’habitat et de quartier mais aussi la participation au « mouvement ouvrier », aux manifestations, aux grèves, au Secours populaire, à la vie syndicale, le plus souvent dans les rangs de la CGT parce que la CFTC paraît trop marginale, cléricale et réformiste. Dans ces conditions, ils sont amenés à participer, à partir de novembre-décembre 1947, aux grandes grèves sur fond de guerre froide. Marta Margotti a montré qu’il s’agissait-là d’un tournant dans l’histoire des prêtres-ouvriers. Comme ils sont disponibles et éduqués, qu’ils savent rédiger ou parler en public, ils ne tardent pas à prendre des responsabilités au sein du syndicat et parfois montent assez haut comme Jo Gouttebarge à Saint-Étienne et Henri Barreau à Montrouge, qui devient secrétaire de la fédération Métallurgie de la Seine. Au-delà, ils militent souvent dans le Mouvement de la Paix, soutiennent l’appel de Stockholm contre la bombe atomique (19 mars 1950), protestent contre la guerre d’Indochine et pour la libération d’Henri Martin.

19 Il était inévitable que l’expérience des prêtres-ouvriers suscitât les critiques des milieux dont elle bouleversait la culture, les habitudes et parfois les intérêts. Le clergé d’esprit plus traditionnel, une partie de l’épiscopat, le gros de la bourgeoisie catholique, des milieux patronaux de province, mais aussi certains militants CFTC ou d’Action catholique ouvrière (ACO) sont réticents, ou franchement hostiles. De là des protestations et dénonciations auprès des évêques ou de Rome. Les prêtres-ouvriers eux-mêmes ne réagissent pas à l’unisson face aux problèmes rencontrés, qu’il s’agisse de la vie sacerdotale (prière personnelle, célébration de la messe, célibat, argent), des rapports avec l’Église (évêques, supérieurs religieux, paroisses, mouvements d’Action catholique), du besoin de mettre en doctrine leur expérience, ou du communisme. Sur tous ces points, la diversité des positions est grande, depuis celles, modérées, d’un Jacques Lœw à Marseille jusqu’à la dynamique plus radicale de la Mission de Paris.

? Des inquiétudes romaines à la crise

20 Rome n’a pas été d’emblée hostile au mouvement. Dans les premières années, elle a globalement soutenu l’expérience, même si les milieux les plus conservateurs de la Curie ne cachaient pas leurs inquiétudes et qu’on se méfiait un peu de l’« esprit français », cette variante ecclésiastique de la furia francese qui mêlait indiscipline et innovations. Mais à partir de 1949, il est clair que Rome est de plus en plus hostile à ce qu’elle considère pragmatiquement comme une « expérience », qu’on peut interrompre si elle ne donne pas satisfaction. Cette année-là, deux événements majeurs se produisent. D’abord la disparition le 30 mai du protecteur par excellence des prêtres-ouvriers, le cardinal Suhard, auquel ses trois grandes lettres pastorales des années 1947-1949 ont donné une stature internationale. Ensuite le décret du Saint-Office du 1er juillet qui interdit aux catholiques la collaboration avec les partis communistes. Pour les prêtres-ouvriers, qui vivent au contact quotidien des militants communistes, le choc est rude, même s’il est un peu atténué par la lettre des cardinaux français du 8 septembre, qui souligne le caractère religieux et non politique du texte romain. Dans ce contexte, la presse populaire et l’opinion publique découvrent les prêtres-ouvriers. Paris-Presse, Paris-Match, France-Soir publient des reportages sur ces « commandos de l’Église » et autres « chrétiens de choc ». En 1952, deux événements accroissent encore leur notoriété : le succès du roman de Gilbert Cesbron sorti au printemps (Les Saints vont en enfer), qui s’inspire de la vie de la communauté de Montreuil, et l’arrestation le 28 mai, lors de la manifestation contre la venue à Paris du général américain Ridgway, de deux prêtres-ouvriers qui sont molestés par la police. Il s’ensuit une polémique entre Mgr Feltin, archevêque de Paris, et le préfet de police qui attire dangereusement l’attention sur eux.

21 Deux problèmes, l’un religieux et l’autre politique, sont en cause sans qu’on sache très bien, tant que les sources romaines n’auront pas été consultées, lequel des deux a prévalu. Le premier dossier sensible concerne l’identité du prêtre : est-elle compatible avec la condition ouvrière et ses engagements « temporels », syndicaux voire politiques ? Le sacerdoce traditionnel, modelé par la tradition médiévale et tridentine, repose sur l’idée que le prêtre, en raison de la dignité de sa vocation, est un être « séparé », tenu à la récitation du bréviaire et à la célébration quotidienne de la messe, généralement affecté à une paroisse et dont le ministère s’adresse à l’ensemble des fidèles, indépendamment de leurs origines sociales. L’immersion dans la masse de prêtres sans communautés chrétiennes constituées autour d’eux, leur participation aux luttes de la classe ouvrière, les libertés prises avec les prescriptions canoniques, une tendance ouvriériste qui menace l’« universalité du sacerdoce » (lors même qu’il existe de fait un clergé bourgeois et un clergé rural), des cas de concubinage, quelques sorties retentissantes enfin, comme celle du dominicain André Piet à Marseille, sont autant de motifs d’inquiétude pour des autorités qui, sauf exception, restent très attachées au modèle traditionnel. Rares sont les théologiens qui s’aventurent à l’époque sur ces nouvelles frontières et qui essaient, en temps réel, d’élaborer une doctrine plus adaptée. Le père Chenu est le plus connu d’entre eux et son article de février 1954 sur le « sacerdoce des prêtres-ouvriers » scandalise les conservateurs.

22

« Ce ministère, écrit-il, est commandé par un acte premier (et très difficile) de présence (au sens fort que nous donnons aujourd’hui à ce mot) : une présence d’Église, que seule réalise, dans la circonstance, une communion de vie. Comment baptiser une civilisation si l’on n’y entre pas ? Une présence, ce n’est certes pas encore un “enseignement” […], ni un sacrement. Mais c’est la condition de la parole, y compris de la Parole de Dieu. […] C’est la première expression, souvent silencieuse en mots, mais toujours en acte, d’une vraie évangélisation, et du visage alors visible de l’Église [12]. »

23 Le second problème est lié à l’attitude des prêtres-ouvriers face au communisme dans le contexte de la guerre froide. De façon significative, la condamnation romaine intervient un an après la mort de Staline, au terme de la période de fascination maximale du marxisme sur les esprits (grosso modo 1936-1953). Pie XII campe ici sur des positions d’autant plus fermes qu’il évalue les risques à l’aune de la situation italienne (plus ou moins fantasmée) et des persécutions contre l’« Église du silence » dans les démocraties populaires d’Europe centrale et orientale. Au printemps 1948, il a mobilisé avec succès toutes les forces de l’Action catholique italienne pour faire barrage au parti communiste. En 1952, il est persuadé que les communistes sont en mesure de l’emporter aux élections administratives à Rome – ce qui est fort peu probable en réalité – et que les conséquences sur l’ensemble du « monde libre » seront catastrophiques [13]. Dans ce contexte, les autorités ecclésiastiques romaines, et pour partie française, s’alarment de l’« imprégnation marxiste » de prêtres qui militent au sein de la CGT ou du Mouvement de la Paix. Sur le terrain, les « PO » ont rencontré, à travers ses militants, un communisme à visage humain qui cadre mal avec la vision, à la fois géopolitique et doctrinale, que Rome en pouvait avoir.

24 On a souligné avec raison qu’aucun prêtre-ouvrier n’avait adhéré au PCF avant 1954, même si un certain nombre des « restés au travail » franchiront le pas après la condamnation. Pour autant, l’« imprégnation marxiste » dénoncée à l’époque n’était pas, ou pas seulement, un mythe romain. Un bon nombre d’entre eux ont adopté tout ou partie du vocabulaire, des analyses et des grandes causes du Parti ; des laïcs liés aux prêtres-ouvriers ont adhéré au PCF ; le fameux manifeste de protestation dit des « 73 » est publié dans L’Humanité du 3 février 1954. Au demeurant, il s’agissait le plus souvent d’un marxisme syndical et militant, assez élémentaire, et plus rarement des formes élaborées que développaient, au même moment, les « progressistes » chrétiens de Jeunesse de l’Église ou de La Quinzaine[14]. Beaucoup, qui étaient conscients des risques de récupération, se sentaient d’abord solidaires des luttes ouvrières, ou partaient tout simplement du constat que le communisme étant devenu l’idéal d’une grande partie des classes populaires, on pouvait difficilement aller contre sans se séparer d’elles.

25 L’évolution de l’expérience et le durcissement des autorités romaines vont amener celles-ci à considérer que l’entreprise est finalement plus dangereuse qu’utile. Les résultats, en termes de « comptabilité des âmes » (baptême d’adultes, régularisations de mariages), ne sont pas au rendez-vous. D’où l’idée à la fois de limiter le recrutement – le 20 juin 1951, le Saint-Siège défend d’accroître leur nombre mais ne sera pas vraiment entendu – et de recadrer les hommes et les méthodes. La rédaction d’un directoire est confiée en février 1951 par Mgr Ottaviani, secrétaire de la toute puissante Congrégation du Saint-Office, à Mgr Ancel, évêque auxiliaire de Lyon. Son texte va se heurter à l’hostilité d’une grande partie des prêtres-ouvriers et de leurs amis. Le père Chenu, après lecture du projet, écrit : « Sous les consistances légitimes et nécessaires, rappelant au prêtre-ouvrier qu’il est d’abord prêtre, qu’il a mission d’évangéliser et non de se livrer à une besogne temporelle, etc., on sent encore diffuse une certaine équivoque, qu’il paraît opportun de lever. Inconsciemment, le Directoire tend à considérer les prêtres-ouvriers comme demeurant des étrangers dans un milieu indigène, alors qu’ils veulent être et sont des “indigènes” dans le monde ouvrier, dont ils embrassent la communauté de destin. Ils ne sont pas les membres d’une caste, envoyés – fût-ce avec amour – chez des parias, au milieu desquels ils veilleraient à maintenir leurs droits, leurs privilèges, leurs interdits […]. Avant même d’avoir à remplir leurs fonctions et pour longtemps peut-être en certains cas, leur présence justifie déjà en vérité leur caractère de prêtre. Cette présence n’est aucunement une opération tactique, par une concession occasionnelle, à regret et faute de mieux, “pour les avoir” (les ouvriers) ; elle est dans la vérité même de leur sacerdoce, du sacerdoce du Christ. Toute insinuation, disciplinaire ou idéologique, à l’encontre de cette vérité, leur est une blessure, pour eux et pour leurs frères ouvriers [15]. »

26 La décision de mettre un terme à l’expérience suivra et sa mise en œuvre, qu’on aurait voulu discrète, est confiée au nouveau nonce à Paris, Mgr Marella, arrivé le 1er juin 1953, qui succède au prudent Mgr Roncalli, futur Jean XXIII [16]. Le 27 juillet, Rome interdit aux séminaristes les stages en usine. Le 29 août, la décision de rappeler les prêtres-ouvriers religieux est prise et les jésuites seront les premiers à obtempérer le 28 décembre. Le 6 septembre, le cardinal Liénart annonce la fermeture du séminaire de la Mission de France. Surtout, le 23 septembre 1953, Mgr Marella réunit à l’archevêché de Paris les responsables de prêtres-ouvriers et leur communique les instructions du Saint-Siège qui scellent, en pratique, la fin de l’expérience. « C’est une catastrophe pour l’Église de France » déclare à chaud le cardinal Liénart. C’est alors, les fuites aidant, que commence véritablement l’« affaire des prêtres-ouvriers ». Trois des cinq cardinaux français (Liénart, Feltin et Gerlier, Saliège et Grente étant défavorables aux prêtres-ouvriers) vont à Rome plaider leur cause : ils sont reçus fraîchement par Pie XII le 5 novembre, sans rien obtenir. « S’il faut choisir entre l’efficacité apostolique et l’intégrité sacerdotale, leur déclare le pape, je choisis l’intégrité sacerdotale. » Bon gré mal gré, la Hiérarchie française se rallie dès lors aux vues romaines et publie, le 19 janvier 1954, une lettre-circulaire aux prêtres-ouvriers fixant le 1er mars comme ultime délai pour accepter les conditions posées, en particulier l’interdiction de travailler plus de trois heures par jour, d’adhérer à quelque organisation que ce soit et d’y accepter des responsabilités. Pour lever toute ambiguïté, on annonce simultanément qu’on appellera désormais « prêtres de la mission ouvrière » ceux qui s’engageront dans cet apostolat aux conditions de la Hiérarchie.

27 Les amis des prêtres-ouvriers, militants catholiques, intellectuels et personnalités diverses se mobilisent : réunions, lettres aux évêques ou à Rome, campagnes de presse, meeting de soutien à la Mutualité. « On peut condamner une solution si elle est fausse, écrit le père Congar le 25 septembre 1953 dans Témoignage chrétien, on ne condamne pas un problème. Le problème, quoi qu’on fasse, demeure, ce même problème qui empêchait le cardinal Suhard de dormir après qu’il eut pris connaissance de “France, pays de mission”. » D’autant plus que le 8 février 1954, sous la pression de Rome, une « purge » frappe les dominicains de France, soupçonnés, entre autres choses, d’inciter les prêtres-ouvriers à la résistance. Les trois supérieurs provinciaux sont « invités » à remettre leur charge, les pères Congar, Chenu, Boisselot et Féret écartés. François Mauriac fait sensation en plaidant dans le Figaro du 16 février 1954 « pour un nouveau concordat » qui protégerait l’Église de France contre les interventions désastreuses des congrégations romaines. Et ils ne sont pas rares ceux qui tablent secrètement sur la mort de Pie XII, alors gravement malade, pour sortir de l’impasse. Deus providebit, écrit sans ambiguïté le père Congar dans son journal personnel [17] ! Mais au total, l’effet est plutôt contre-productif, compliquant l’intervention médiatrice des cardinaux français et confirmant les autorités romaines dans le caractère urgent de leur intervention.

28 Reste pour les intéressés eux-mêmes un « choix impossible » entre deux fidélités, qui les brise individuellement et qui aura raison de leur unité. À Villejuif les 20 et 21 février 1954, ils se divisent et sur la centaine de prêtres-ouvriers en activité, une soixantaine finalement resteront au travail. En réalité, et c’est l’un des principaux enseignements du travail de Marta Margotti, il existe au moins depuis 1950 un clivage qui va croissant au sein du milieu « PO ». Une tendance « ouvrière » et militante, centrée sur l’usine et le travail, se distingue de plus en plus d’un courant plus conforme aux idées de départ d’Henri Godin et Yvan Daniel, qui privilégie l’implantation de communautés dans les quartiers populaires ou le sous-prolétariat. Henri Barreau et André Depierre, deux fortes personnalités, symbolisent chacun à leur façon ces deux faces de la Mission de Paris, qui ont de plus en plus de mal à s’entendre et qui se séparent face aux choix cruciaux de 1954. Les témoignages publiés montrent que ces conflits ont laissé des traces vives dans les mémoires. « Je refuse à Depierre, écrit par exemple Jean Olhagaray, le titre de prêtre-ouvrier [18]. »

29 Pour autant, on ne peut pas se contenter d’opposer frontalement « soumis » et « insoumis ». Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule montrent que ces catégories, même si l’usage les a consacrées, ne rendent pas compte de la diversité des situations individuelles et statutaires. Ils soulignent notamment que les prêtres diocésains sont plus exposés que les religieux, que leur ordre protège et avec lequel ils négocient plus facilement des positions de repli. Tous partagent un même sentiment de « trahison » et veulent, selon leur voie propre, rester fidèles à la classe ouvrière. « J’ai obéi à l’Église pour demeurer libre, déclare André Depierre. Je ne veux pas risquer d’avoir à obéir à Depierre [19]. » Surtout, aucun des « soumis » de 1954 n’a retrouvé ensuite une situation ecclésiastique « normale ». La plupart ont très vite repris le travail, dans des entreprises de taille plus modeste, sans activité syndicale, avec la bénédiction discrète ou l’accord tacite de leurs évêques. De sorte qu’en rigueur de termes, on ne peut parler de « condamnation » en 1954 qu’avec des guillemets, puisque Rome laissait tout de même quelques marges de manœuvre et surtout que, sur le terrain, les choses se sont passées de telle façon qu’il y a eu finalement plus de prêtres au travail entre 1954 et 1965, date de la reprise officielle, qu’avant 1954. La condamnation de 1959, en revanche, Jean XXIII régnant, fut beaucoup plus absolue même si elle est moins connue et qu’en pratique, elle ne semble pas non plus avoir été suivie de beaucoup d’effets.

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Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/ving.087.0177

Notes

  • [1]
    Émile Poulat, Naissance des prêtres-ouvriers Tournai, Casterman, 1965, réédité avec des additions sous le titre Les Prêtres-ouvriers. Naissance et fin, Paris, Le Cerf, 1999. Avec Jean-Claude Poulain, Émile Poulat avait déjà été la cheville ouvrière du livre des « insoumis », Les Prêtres-ouvriers, Paris, Éd. de Minuit, 1954.
  • [2]
    François Leprieur, Quand Rome condamne. Dominicains et prêtres-ouvriers, Paris, Plon/Le Cerf, « Terre humaine », 1989.
  • [3]
    On verra notamment Jean-Marie Marzio, Marie Barreau, Yvonne Besnard, Jean Olhagaray et Jean Desailly, La Mission de Paris. Cinq prêtres-ouvriers insoumis témoignent, Nathalie Viet-Depaule (éd.), Paris, Karthala, 2002.
  • [4]
    Marta Margotti, Preti e operai. La Mission de Paris dal 1943 à 1954, Turin, Mondadori, 2000.
  • [5]
    Bruno Duriez, Étienne Fouilloux, Alain-René Michel, Georges Mouradian et Nathalie Viet-Depaule (dir.), Chrétiens et ouvriers en France 1937-1970, Paris, Éd. de l’Atelier, 2001.
  • [6]
    Cité par Marta Margotti, op. cit., p. 40, n. 40.
  • [7]
    Yvan Daniel et Henri Godin, La France, pays de mission ?, Paris, Éd. de l’Abeille, « Rencontres », 1943, p. 45.
  • [8]
    Charles Klein, Le Diocèse des barbelés 1940-1944, Paris, Fayard, 1973 ; Charles Klein et Jean Colson, Jean Rhodain, prêtre, Paris, Éd. SOS, 1981.
  • [9]
    Victor Dillard, Suprêmes témoignages, Paris, Spes, 1945, p. 21.
  • [10]
    Archives historiques de l’archevêché de Paris (AHAP), 1D XV 6.
  • [11]
    Cité dans Itinéraire d’Henri Perrin (1914-1954), prêtre-ouvrier, Paris, Le Seuil, 1958, p. 87.
  • [12]
    Marie-Dominique Chenu, « Le sacerdoce des prêtres-ouvriers », La Vie intellectuelle, février 1954, p. 175-181, p. 180-181.
  • [13]
    Sur la fameuse « opération Sturzo », destinée à empêcher les communistes de l’emporter à Rome, on verra le livre récent d’Andrea Riccardi, Pio XII e Alcide De Gasperi. Une storia segreta, Rome, Laterza, 2003.
  • [14]
    Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien, Paris, Le Cerf, 2000 ; Thierry Keck, Jeunesse de l’Église 1936-1955. Aux sources de la crise progressiste en France, préf. d’Étienne Fouilloux, Paris, Karthala, 2004.
  • [15]
    Note manuscrite, peut-être adressée au cardinal Feltin (AHAP, 1D XV 6, 5-10), s. d.
  • [16]
    Étienne Fouilloux a récemment édité son journal : Anni di Francia 1945-1948, Bologne, 2004.
  • [17]
    Yves Congar, Journal d’un théologien 1946-1956, Paris, Le Cerf, 2000, p. 259.
  • [18]
    Jean-Marie Marzio et alii, op. cit., p. 240.
  • [19]
    Cité par Charles Suaud et Nathalie Viet-Depaule, op. cit., p. 403.
  • [*]
    Maître de conférences à l’université d’Avignon, Guillaume Cuchet travaille sur l’histoire des croyances religieuses dans la France des 19e et 20e siècles. Il a publié récemment sa thèse de doctorat d’histoire sous le titre : Le Crépuscule du purgatoire (Armand Colin, 2005). (guillaume.cuchet @ univ-avignon. fr )

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