Couverture de VIN_083

Article de revue

Le Théâtre du Peuple de Bussang

Histoire et sociologie d'une innovation

Pages 5 à 19

Notes

  • [1]
    En 1972, Denis Gontard notait « La salle entièrement en bois peut contenir douze cents personnes. […] Le Théâtre du Peuple de Bussang constitue une des meilleures salles que la province possède », jugement accompagné d’une photographie contemporaine de la salle, prise de la scène (Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, Paris, SEDES, 1973, p. 36 et p. 258 [fig. 3]). En fait, 800 billets seulement, pour 1 000 places numérotées, sont vendus aujourd’hui, cinq piliers gênant la vision des spectateurs.
  • [2]
    Le dernier en date de ces livres-souvenirs richement illustrés est Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher. Un siècle de spectacles au Théâtre du Peuple (Bussang), 1895-1995, Paris, Casterman, 1995. Cet ouvrage a été subventionné par le Conseil général.
  • [3]
    Partageant les mêmes convictions artistiques et politiques, Romain Rolland, qui a fait le pèlerinage à Bussang, et Maurice Pottecher se sont associés, en 1899, pour promouvoir le théâtre populaire auprès des pouvoirs publics. Sur cette campagne de promotion, cf. Vincent Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999, p. 42 à 61.
  • [4]
    Cette affirmation qui concourt à la production de la magie historique du lieu est contestable du point de vue de la stricte objectivité historique. L’activité estivale s’est interrompue de 1914 à 1921 et de 1939 à 1946 ; l’édifice détruit par les bombardements a été reconstruit deux fois.
  • [5]
    Pour une analyse approfondie de la fonction des écrits d’histoire de l’art dans la perception et l’évaluation par les consommateurs de la qualité artistique d’un objet (chose ou personne), cf. Jean-Marc Leveratto, La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute, 2000, chap. 1.
  • [6]
    Le premier travail universitaire consacré à Maurice Pottecher est celui de Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur. Maurice Pottecher et le Théâtre du Peuple, Bussang, Georgette Jeanclaude éditeur, 1960. Depuis maîtrises ou thèses se sont multipliées, notamment à l’université de Nancy. Le Théâtre du Peuple est par ailleurs un objet d’érudition locale. Il existe cependant peu de différences, sinon de taille et de style, entre des publications qui se réfèrent pratiquement toutes – qu’elles soient locales ou universitaires – aux mêmes sources et se citent mutuellement, et parfois sans le dire.
  • [7]
    Cf. Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 17 à 23.
  • [8]
    Dictionnaire des Littératures, 1962, article « Mystification littéraire ».
  • [9]
    Jacques Dufetel, « Maurice Pottecher et la création du Théâtre du Peuple de Bussang, 1895-1914 », in F.-Yves Le Moigne (dir.), Patrimoine et Culture en Lorraine, Metz, Éditions Serpenoise, Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine, 1983, p. 435 à 448.
  • [10]
    Cité dans Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher…, op. cit., p. 79.
  • [11]
    Il y a, de ce point de vue, coïncidence entre la date de publication de l’article de Rod, et la sortie du texte en librairie, ce qui explique que Rod puisse exprimer un jugement personnel sur les qualités de ce jeune auteur de théâtre.
  • [12]
    La Collection illustrée des pièces du Théâtre du Peuple, publiée de 1895 à 1898 par Geisler éditeur, puis par la Librairie Ollendorff, était imprimée chez Klein et Cie à Saint Dié. Les premières photographies de scène ont été réalisées par le photographe V. Franck d’Épinal.
  • [13]
    Benjamin Falk aurait le premier photographié une scène de théâtre en 1883, au Madison Square Theatre (Mary C. Henderson, Broadway Ballyhoo, New York, Harry N. Abrams Inc., 1989, p. 68) et les photographies par Hans Böhm d’une mise en scène de Max Reinhardt seraient les premiers instantanés d’un spectacle théâtral (Helga Dostar (dir.), The Austrian Theater Museum and its collections, Vienne, Austrian Theater Museum, 2000, p. 27). Ceci permet de prendre la mesure de la modernité des techniques de communication utilisées par Pottecher.
  • [14]
    Henri Bellieni, La photographie et ses multiples applications, Nancy, Société Industrielle de l’Est, Imprimerie Albert Barbier, 1904.
  • [15]
    Romain Rolland, Le théâtre du Peuple. Essai d’esthétique d’un théâtre nouveau. Paris, Albin Michel, 1913, p. 88-89. La première édition date de 1903. Le livre reprend des articles publiés de 1900 à 1903 dans la Revue d’art dramatique.
  • [16]
    Ibid., p. 204.
  • [17]
    Ibid., p. 88-89 et p. 205-209.
  • [18]
    Léon Moussinac, Le théâtre des origines à nos jours, Paris, Amiot-Dumont, 1957.
  • [19]
    Jacqueline de Jomaron (dir.), Le théâtre en France, Paris, Armand Colin, 1989.
  • [20]
    Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 44 : « Il fut couronné par l’Académie Française et consacra Maurice Pottecher grand spécialiste de la question du théâtre du peuple. »
  • [21]
    Au sens positif d’instrument d’accord entre « experts et non-experts », selon la formule de Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996, p. 60.
  • [22]
    La photographie, aujourd’hui emblématique de la fondation du Théâtre du Peuple, du public attendant devant la scène dont le fond est ouvert sur la colline, est datée selon les cas, de 1895 (Daniel Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit. et Jacques Duffetel, op. cit.) ou 1897 (Catherine Foki et Marie-José Pottecher-Onderet).
  • [23]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, Paris, Librairie Paul Ollendorf (2e édition), 1999, p. 91-96.
  • [24]
    Cette description est elle-même reprise de La Revue hebdomadaire, où elle avait été publiée en 1896. Richard Auvray est le pseudonyme d’Alfred Bourgeois, ami et collaborateur de Maurice Pottecher à Bussang jusqu’à sa mort en 1898. C’est lui qui a donné son nom au « Théâtre du Peuple », appellation qui n’enthousiasmait pas Pottecher en raison du caractère restrictif et péjoratif de l’usage courant du terme de peuple (cf. Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 185).
  • [25]
    Jacqueline de Jomaron (dir.), Le théâtre en France, op. cit.
  • [26]
    En ces temps d’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, le Théâtre du Peuple de Bussang reconstitue donc l’identité historique du peuple français, en réintégrant les familles mosellanes et alsaciennes dans la population de langue française.
  • [27]
    Authentifiée par l’œuvre de Wincklemann, figure tutélaire, en France, de l’histoire de l’art républicaine. Sur ce point, cf. Horst Brederkamp, La nostalgie de l’antique. Statues, machines et cabinets de curiosité, Paris/New-York/ Amsterdam, Diderot Éditeurs, Arts et sciences, 1996, p. 32.
  • [28]
    Selon l’expression fameuse de Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles.
  • [29]
    « Regardons-le nous-mêmes, ce peuple, pendant qu’il regarde si bien », Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, op. cit., p. 174.
  • [30]
    Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette (11e éd), 1920, p. 1 112.
  • [31]
    Ibid., p. 1 106-1 107.
  • [32]
    Ibid., p. 1 103.
  • [33]
    Selon le guide Joanne de 1885, Bussang compte 2 409 habitants. Il en compte aujourd’hui 1 900. La désignation de « petit village », qui pourrait être discutée, a d’abord un sens touristique et sert à valoriser son caractère pittoresque.
  • [34]
    Les arguments utilisés par la plaquette publicitaire du spectacle du septentenaire (1965) manifestent encore ce souci d’intéresser un public de spectateurs de théâtre compétents et exigeants, attentifs à la qualité de l’écoute et aux caractéristiques techniques du cadre. Rappelant que « l’accès de la salle est rigoureusement interdit après le signal de rentrée » et que « les enfants au-dessous de 6 ans ne sont pas admis », la plaquette souligne qu’« il ne s’agit pas d’un simple “théâtre de verdure”. Les spectateurs y sont à l’abri dans une vaste salle de bois à la sonorité rare. »
  • [35]
    Cette pratique d’une représentation gratuite qui, selon Frédéric Pottecher, disparaîtra en 1936, était, selon certains critiques, contraire à l’esprit républicain : « Ne rien demander en paiement d’une distraction, c’est traiter le Peuple comme un enfant, et devant la charité faite à l’esprit, la dignité se révolte autant que devant la charité faite au corps. En tout cas, la logique semble interdire qu’un théâtre dont la devise est “Par l’art, pour le Peuple” (sic) ait des spectacles réservés aux touristes, aux baigneurs, et d’autres réservés aux humbles. C’est d’autant plus absurde que la fusion des classes se fait de plus en plus dans les endroits publics. » Notons que Carl Roederer, l’auteur de cet article paru dans Le Sillon, le 25 septembre 1900 (cité in Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher, op. cit., p. 88) commet une confusion (volontaire ou involontaire ?) la devise inscrite au fronton étant « Par l’art, pour l’humanité ».
  • [36]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 23. Jules Renard, qui faisait partie de cette élite de spectateurs, exprime bien leurs exigences : « Il y a certes des spectateurs cultivés à Bussang et aux environs. À cette élite régionale, se joignent de fins amateurs qui viennent de loin, des ministres même… Mais il y a surtout au Théâtre du Peuple, un public populaire… Et celui-là, j’affirme qu’il n’y entend rien. Je l’ai vu se tenir mal, rire aux passages tragiques, manifester de travers et multiplier les preuves de son ignorance. » Jules Renard, Paris-Journal, 18 janvier 1909, in Catherine Foky et Marie-José Pottecher-Onderet, L’aventure du Théâtre du Peuple, Metz, Éditions Serpenoise. 1989, p. 128-129.
  • [37]
    « Les touristes et les baigneurs connaissent ce village vosgien… La beauté de ses sites y attire, chaque année, un nombre toujours grossissant de visiteurs. », Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 25.
  • [38]
    Henri Marion, Bussang. Dans le temps, son histoire, document ronéoté, copyright Henri Marion, 1989, p. 103.
  • [39]
    Elle éclaire également la popularité du spectacle de Bussang. La photographie emblématique de la première représentation (cf. note 22) présente au premier plan un groupe d’une vingtaine de « pioupious ». Elle montre que les régiments casernés à Bussang ont fourni également leur contingent de spectateurs.
  • [40]
    Catherine Foki et Marie-Josée Pottecher-Onderet, L’aventure du Théâtre du Peuple, op. cit., p. 122-123.
  • [41]
    Le Grand Hôtel des Roches, un hôtel de luxe devenu centre de vacances témoigne encore aujourd’hui de l’importance de l’équipement hôtelier de Bussang à la Belle Époque. Situé à l’écart du village, il passe inaperçu au visiteur de passage.
  • [42]
    Michel Caffier, Le théâtre en Lorraine, Metz, Éditions Serpenoise, 1997, p. 170.
  • [43]
    Ibid, p. 171.
  • [44]
    Ibid., p. 199.
  • [45]
    Le rôle de Pierre Richard-Wilm est souvent minoré dans les écrits disponibles, peut-être du fait des accusations de collaboration qui ont brisé sa carrière cinématographique. Véritable « fils spirituel » du Padre (surnom affectueux de Maurice Pottecher, créé semble-t-il par Pierre Richard-Wilm lui-même) dont il se fit le metteur en scène dévoué pendant toute sa vie, il n’est présenté que comme le premier des animateurs qui se sont succédés jusqu’à aujourd’hui. Il a pourtant assumé la direction du théâtre de 1925 à 1967 (42 ans, soit pendant une durée plus longue que l’activité de Maurice Pottecher en tant que metteur en scène) et reste encore célébré par les témoins interrogés pour la qualité visuelle de ses spectacles (il avait une formation de décorateur). Cf. son témoignage, Pierre Richard-Wilm, Loin des étoiles, Paris, Belfond, 1975.
  • [46]
    Denis Gontard lance dès 1972 la querelle publique en regrettant que la représentation de pièces de Maurice Pottecher nuise à « la valeur intrinsèque de l’œuvre », Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit., p. 40.
  • [47]
    Jean Laude rappelle que le sujet constituait encore, pour les spectateurs cultivés de la fin du 19e siècle, un instrument de mesure privilégié de la qualité artistique : « Pour Proust encore, le connaisseur d’art était celui qui pouvait déchiffrer le sujet d’un tableau… » (Jean Laude, Les arts de l’Afrique noire, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 34).
  • [48]
    Ainsi, en 1961, « son choix de jouer L’Alcade de Zalamea n’est pas innocent. Dans la France secouée par les événements d’Algérie, par le putsch des généraux, les questions que celui-ci a soulevées sont abordées » (Le guide du festival d’Avignon, Besançon, 1991, p. 148). Les auteurs du guide notent qu’il « prit très vite la mesure » de la Cour du Palais des Papes, laquelle fut déterminante dans le « choix du répertoire » (ibid., p. 82).
  • [49]
    Ce travail d’adaptation est reconnu par Maurice Pottecher lui-même lorsqu’il admet en 1913 que « la donnée [de cette pièce] en offrait quelque ressemblance avec celle qui inspira à Tolstoï sa petite pièce morale : Le premier distillateur ». Il précise immédiatement le sens artistique de son geste en ajoutant qu’il mobilisa « en traitant ce sujet… un thème simple et facile à saisir par tous, donnant naissance à des épisodes pittoresques et à des situations pathétiques » (Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 8).
  • [50]
    Le rapprochement opéré par Maurice Pottecher avec le théâtre naturaliste d’Antoine (qui vint, en 1901, présenter à Bussang Poil de Carotte, de Jules Renard), est rappelé dans le commentaire d’une photographie d’époque d’une scène de L’héritage, mais interprété uniquement en termes d’« influence naturaliste » (Daniel Couty et Alain Rey, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 65).
  • [51]
    Notons que la création, le 10 décembre 1895, de l’Anneau de Sakhountala au Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, dont Pottecher était un spectateur assidu, a été un événement particulièrement spectaculaire, la gaze des costumes indiens révélant la nudité de certaines des actrices. De ce point de vue, L’Anneau de Sakhountala fait partie de l’érotisme 1900. Cf. Patrick Waldberg, Eros Modern’style, Paris, Pauvert, 1964, p. 106.
  • [52]
    Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 1 127.
  • [53]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 12-13. Cette présentation est accompagnée de photographies du décor du troisième acte de Judas Iscariote.
  • [54]
    Ce « truc », comme j’ai pu le vérifier par une fréquentation régulière du Théâtre du Peuple produit effectivement une impression saisissante sur le spectateur qui le découvre pour la première fois. Il est aujourd’hui lui-même mis en scène pour accroître son efficacité – le metteur en scène choisissant le moment le plus approprié pour tirer le meilleur parti esthétique de cette ouverture – et fonctionne comme un rite connu des familiers. Rite de commémoration de la personne du fondateur qui l’a élaboré, mais aussi du spectateur « des premiers temps » – celui dont le paysage rappelle, quand s’ouvrent les portes, qu’il était assis là – ce qui explique l’aura (au sens de Walter Benjamin) qui entoure cet événement pour le spectateur contemporain. Pour une analyse approfondie des différentes fonctions de ce rite, cf. Jean-Marc Leveratto et Olivier Goetz, « Le théâtre du Peuple à Bussang, les mémoires de l’image », Champs Visuels, 1997, n° 4, p. 110-121.
  • [55]
    Lugné-Poe, Le sot du tremplin. Souvenirs et impressions de théâtre, Paris, Gallimard, 1930, p. 201.
  • [56]
    Si elle n’est pas utilisée explicitement par Maurice Pottecher, cette nomenclature oriente le choix et la construction des personnages de ses pièces. Rappelons que dans le théâtre d’amateurs elle permettait aux acteurs néophytes d’utiliser leur expérience de spectateur pour construire leur propre jeu (Georges Villard, Le Théâtre d’amateurs. Manuel d’art théâtral, Paris, Lesot, 1919, p. 233-238).
  • [57]
    Ce terme désignait, dans la classification des emplois servant à l’organisation de l’entreprise théâtrale, aujourd’hui abandonnée, les emplois subalternes, les rôles secondaires et de figuration.
  • [58]
    Dr Barros, « Le théâtre du peuple de Bussang », Le Pays lorrain, n° 8, août 1934, p. 338. L’avant-propos du Sotré de Noël le présente comme « vosgien des pieds à la tête » (Maurice Pottecher, Le Sotré de Noël suivi de L’héritage, Paris, Librairie Théâtrale, 3e édition, 1967, p. 7). Frédéric Pottecher souligne que son oncle « a vu des personnages à l’échelle de sa famille, de son village, de sa région » (Frédéric Pottecher et Vincent Decombis, Un siècle de passions au Théâtre du Peuple, Gérard Louis Éditeur, 1995, p. 57).
  • [59]
    Jules Renard formule bien, en tant que proche de Pottecher, ce souci de la qualité théâtrale, et la déception ressentie par lui à la représentation de certains textes par les comédiens de Bussang : « sauf une vraie artiste, qui fût d’ailleurs une professionnelle admirée, ce sont des amateurs de bonne volonté… L’art dramatique ne peut vivre que par les artistes. Il ne vaut, il ne s’excuse que par eux. Si remarquables que soient les pièces de Pottecher, il ne les a pas vues jouer par un Guitry ou par un Antoine. Il ne les a donc pas vues » (Jules Renard, op. cit., p. 128-129).
  • [60]
    Comme l’indiquent les didascalies de sa première réplique « Un Monsieur, assis dans les bancs du parterre se lève. il est élégant – très parisien – voire même snob : “Pardon, pardon… Pardon ! Voulez-vous me permettre ? Vous appelez votre pièce… ? Qu’entendez-vous par là, un sotré ?” » (Maurice, Pottecher, Le Sotré de Noël, op. cit., p. 9-11).
  • [61]
    L’hybridation est reconnue par Denis Gontard lui-même qui rappelle les invités parisiens, aujourd’hui prestigieux, qui se sont produits sur la scène de Bussang – Antoine et son Poil de Carotte en 1912, Jacques Copeau et le Vieux-Colombier avec Les Fourberies de Scapin en 1921 – ou les « classiques » montés à Bussang, Macbeth, Le Marchand de Venise, Les Caprices de Marianne. Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit., p. 40.
  • [62]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 16.
  • [63]
    Entre 1895 et 1913, le cinéma est devenu le loisir populaire urbain, le délassement de l’ouvrier des « grands boulevards » parisiens ; à partir de 1912, date de son installation à Bussang, il devient aussi celui de l’ouvrier-paysan du village (Henri Marion, Bussang…, op. cit.). Son succès réinterroge la fonction sociale du Théâtre du Peuple qui constituait jusqu’alors le seul loisir urbain offert aux habitants modestes du village.
  • [64]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., 1913, p. 16.
  • [65]
    Frédéric Pottecher et Vincent Decombis, op. cit., p. 76.
  • [66]
    Ibid., p. 78.
  • [67]
    De fait, Pottecher fait figurer l’artiste en tête de sa description des métiers qui composent la troupe.
  • [68]
    Aucun article n’est consacré à Pottecher ou au Théâtre du Peuple par le Dictionnaire encyclopédique du Théâtre (Michel Corvin, Paris, Bordas, 1991) même s’ils sont mentionnés dans certains articles de ce dictionnaire. Depuis les années 1980, grâce au soutien de la direction régionale des Affaires culturelles de Lorraine (ministère de la Culture), le théâtre a retrouvé une légitimité théâtrale nationale. Le spectacle estival de Bussang est aujourd’hui régulièrement présenté, et parfois salué, par les grands quotidiens « culturels » nationaux (Le Monde et Libération).
  • [69]
    Républicain Lorrain du 17 juillet 1997. L’article qui présente le Théâtre du Peuple comme un « exemple vivant de décentralisation culturelle et de foi en son terroir » célèbre l’articulation que ses continuateurs, « amateurs et professionnels », ont réussi à préserver entre « son enracinement régional et sa fonction culturelle ». On a déjà relevé (cf. note 2) le caractère critiquable de l’affirmation de l’authenticité du bâtiment. Elle est cependant parfaitement acceptable pour le public local, car elle souligne la transmission, au travers des reconstructions successives du « vaisseau » de bois, de « l’esprit » du théâtre de Bussang.
  • [70]
    Auquel nous confronte le succès des spectacles « de quartier » soutenus par le ministère de la Culture, ou les animations théâtrales de sites historiques, sur le modèle du Puy du Fou, que financent nombre de conseils régionaux.
  • [71]
    La qualité artistique de ce metteur en scène, qui change régulièrement, doit être accréditée par la DRAC de Lorraine, qui subventionne fortement le Théâtre du Peuple.
  • [72]
    Bruno Latour, « Comment redistribuer le grand partage ? », Revue de Synthèse, 1983, n° 110, p. 203.
  • [73]
    Talcott Parsons explique par ce type de situation « l’élément irrationnel » qui pousse un professionnel « à attribuer une efficacité abusive à une technique » (Talcott Parsons, Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955, p. 239 et 24). Dans la pratique historique, elle facilite, lorsqu’il est question d’art, l’oubli du rôle des intermédiaires culturels.
  • [*]
    Jean-Marc Leveratto, professeur des universités, est directeur de l’équipe de recherche en anthropologie et sociologie de l’expertise (ERASE) à l’université de Metz. Il a publié La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique (Paris, La Dispute, 2000) et a dirigé, avec Fabrice Montebello le numéro de Politix, 61/2003, consacré aux « Politiques du cinéma ».

1 Cette première tentative vosgienne, thermale et éducative de théâtre populaire dépasse en intérêt pour l’histoire, sait nous dire un sociologue, la réputation élogieuse et exemplaire qui l’entoure et qui a été si pieusement et si officiellement entretenue depuis 1895. Bussang valait et vaut encore le détour.

2 Le Théâtre du Peuple de Bussang est un objet spectaculaire pour le visiteur. Édifié à la bordure d’un petit village, dans une vallée reculée des Vosges, à l’écart des grands réseaux de communication routière, le bâtiment surprend à la fois par sa taille et son originalité. Construit presque entièrement en bois, aujourd’hui patiné par le temps, équipé d’une scène monumentale qui ouvre sur la colline au pied de laquelle il s’adosse, pourvu de cintres et d’une fosse d’orchestre, il peut recevoir, grâce à ses gradins, près d’un millier de spectateurs [1]. Le charme qui se dégage du lieu et l’impression de grandeur qu’il communique au spectateur sont rendus immédiatement compréhensibles au curieux par les documents, livrets explicatifs et ouvrages commémoratifs luxueux vendus à l’accueil [2]. Il s’agit d’un des hauts lieux de l’histoire du théâtre français contemporain, puisque Maurice Pottecher y réalisa la première tentative française d’un théâtre « destiné au peuple ». Cette expérience, célébrée dès 1903 par Romain Rolland dans son livre sur Le Théâtre du peuple, dédié à Maurice Pottecher [3], peut être considérée comme l’origine des institutions théâtrales actuelles qui font de la France un modèle de démocratisation culturelle et une patrie de l’art théâtral.

3 Qu’est-ce qui fait, cependant, la qualité esthétique singulière de ce lieu où une foule de spectateurs se presse toujours aux représentations du spectacle estival qu’y donne, chaque année depuis sa fondation en 1895 [4], le Théâtre du Peuple ? Elle ne résulte pas uniquement, comme la plupart des ouvrages d’histoire du théâtre semblent le suggérer, de l’action de son créateur, ni de celle des parents et amis qui ont soutenu son entreprise, à Bussang même puis à Paris. Elle vient également de tous les intermédiaires qui ont permis à Maurice Pottecher de faire éprouver cette efficacité esthétique du lieu tant aux spectateurs présents à Bussang, qu’à ceux qui étaient très éloignés spatialement et socialement de ce lieu. Ces intermédiaires ne sont pas seulement les visiteurs enthousiasmés qui se sont faits les porte-parole de ce théâtre en France et à l’étranger. Mais ce sont également tous les objets, dont certains ont été produits et utilisés par Maurice Pottecher, livres, articles, photographies, cartes postales, etc., qui servent encore aujourd’hui à l’historien pour comprendre et démontrer, comme Maurice Pottecher hier, la valeur culturelle d’un théâtre du peuple. L’analyse des conditions de la reconnaissance nationale de l’entreprise théâtrale de Bussang – l’édifice est aujourd’hui classé monument historique et le spectacle entièrement subventionné – offre donc un double intérêt. Elle permet de reconnaître le rôle que jouent les objets dans le processus de construction de la réputation d’un haut lieu culturel. Elle confirme la manière dont ces objets orientent, en affectant sa sensibilité et en captant son attention, le regard de l’historien et son interprétation de la valeur d’une entreprise artistique [5].

? La fondation

4 On connaît bien, à travers les nombreuses publications qui lui ont été consacrées, la diversité des facteurs qui ont contribué à la fondation [6]. Le Théâtre du Peuple est la création d’un jeune critique musical, Maurice Pottecher, dont le père Benjamin Pottecher, un industriel vosgien, a fait fortune en lançant en France la fabrication de couverts métalliques accessibles aux classes populaires. La réussite familiale lui a permis de s’installer définitivement à Paris, après ses études de droit, et d’échapper, durant toute son existence, au nom de sa vocation artistique, aux contraintes d’une activité de salarié ou de chef d’entreprise. Son occupation de critique musical lui a par ailleurs laissé le temps de se consacrer à l’écriture poétique, tout en l’intégrant dans la vie artistique parisienne [7].

5 Maurice Pottecher s’est d’abord fait connaître dans les cercles littéraires comme l’auteur d’une mystification littéraire réussie : la publication, sous le titre La couronne de Xanthippe, de vers retrouvés de Socrate, célébrés avec enthousiasme par les spécialistes et dont il se révélera être l’auteur [8]. Passionné de théâtre, il fait sa première expérience de mise en scène à Bussang, selon son propre témoignage, en 1892. À l’occasion de la fête du centenaire de la proclamation de la République, il organise une représentation du Médecin malgré lui de Molière, dans laquelle les paysans s’expriment en patois vosgien, avec des comédiens recrutés dans la localité. Le spectacle est joué sous le kiosque, aujourd’hui disparu, de la place du village [9]. Cette expérience lui confirme l’intérêt d’un théâtre de qualité accessible aux classes populaires, idée qu’il va pouvoir concrétiser en 1895 grâce au soutien matériel des Établissements Pottecher, qui ont pris en charge financièrement et techniquement la construction d’un lieu théâtral à ciel ouvert dans la propriété de la famille, à la limite du village. Les ouvriers de ces établissements constituent, outre la main d’œuvre nécessaire à cette construction, une partie des comédiens, et du public, ce qui veut démontrer l’utilité civique de l’entreprise. Une pièce spécialement écrite pour l’occasion par Maurice Pottecher, et dénonçant les méfaits de l’alcool dans les classes laborieuses, la confirme.

6 L’intégration de Maurice Pottecher dans des cercles littéraires, artistiques et journalistiques parisiens explique l’écho dans la presse nationale de ses débuts au théâtre. Ainsi, le compte rendu élogieux par Édouard Rod, dans le Journal des Débats, à la date du 3 octobre 1895, de l’inauguration du Théâtre du Peuple est-il une célébration de la générosité d’une « curieuse tentative », d’un « jeune écrivain dont les débuts ont été remarqués » [10]. Associé à d’autres jugements positifs, et notamment celui de Romain Rolland, qui va se faire le promoteur de l’expérience de Bussang, il participe à la reconnaissance du succès de cette expérience. Mais l’élargissement de cette audience au-delà des cercles qu’il fréquentait n’est pas séparable des moyens de reproduction de l’événement que Maurice Pottecher a su mobiliser dès la création de son premier spectacle, pour toucher le plus large public possible.

7 Le texte de cette première représentation est en effet publié chez Ollendorf, à Paris, un mois seulement après l’événement [11]. Il est accompagné – ce qui restera longtemps une règle – de photographies de certaines scènes du spectacle [12]. Maurice Pottecher était lui-même un photographe amateur passionné, ce qui explique la richesse de la documentation photographique existant sur la création du Théâtre du Peuple. Pour comprendre cependant la publication systématique de photographies posées des toutes premières représentations [13], il faut la mettre en relation avec l’invention du procédé de la phototypie qui favorise à la même époque le développement de la carte postale souvenir, l’autre moyen utilisé par Pottecher pour faire connaître son théâtre. La carte postale était alors une industrie lorraine en pleine expansion, comme le confirme la conférence présentée le 10 mars 1904, à Nancy, devant la Société Industrielle de l’Est, par l’un de ses membres : « Notre ville occupe une place unique dans cette industrie et dont nous pouvons être fiers. […] Elle entretient 35 presses phototypiques et produit journellement de 5 000 à 600 000 cartes postales. En un an, elle en a expédié 150 millions dans toutes les parties de la France et à l’étranger [14]. » Jusqu’à la première guerre mondiale, les textes des pièces diffusés par les librairies parisiennes rendront ainsi accessible à un lecteur éloigné l’intérêt littéraire du spectacle ; les photographies diront son intérêt esthétique ; les préfaces qui les accompagnent l’intérêt social de l’entreprise. Cette stratégie de communication théâtrale se développera par des publications nombreuses et très rapprochées d’articles, dès 1896, dans des revues éducatives, scientifiques ou artistiques. Rassemblés, et accompagnés des préfaces des trois premières pièces, ils constitueront la matière d’un ouvrage, Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, publié également chez Ollendorf, en 1899, soit cinq ans seulement après la première « journée dramatique » de Bussang. Cet ouvrage, dont le titre suggère qu’il propose un état des lieux du théâtre populaire en France, ne présente, de fait, que la seule expérience de Bussang.

8 Cette abondante activité éditoriale justifiera l’attribution par Romain Rolland à Maurice Pottecher de la priorité historique de « l’idée » de représentations spécialement adaptées à un public populaire [15] et de la paternité du « premier essai [16] » d’un théâtre du peuple. Le livre de Romain Rolland, dédié « à Maurice Pottecher, premier fondateur en France du Théâtre du Peuple » rend bien compte, à la différence de celui de Pottecher, des diverses tentatives françaises de démocratisation de l’accès au théâtre. Le Théâtre de Bussang est présenté deux fois, dans le corps du texte et en annexe [17]. Son livre a eu une importance décisive ultérieurement pour l’évaluation culturelle de l’expérience vosgienne, du fait du renom intellectuel de son auteur et de son prestige international. Il a été et reste, de Léon Moussinac [18] à Jacqueline de Jomaron [19], la référence privilégiée par les manuels d’histoire du théâtre.

9 Mais le succès propre du livre de Pottecher, qui connaîtra immédiatement une deuxième édition, avait déjà assuré la reconnaissance de sa compétence en matière de démocratisation du théâtre par l’élite républicaine, par l’administration des Beaux-Arts, qui lui accorde une subvention, les Universités Populaires, qui l’invitent à présenter à Paris une de ses pièces, l’École pratique, où Maurice Pottecher donne un cours en 1904 à la demande de Romain Rolland, et certaines universités régionales dans lesquelles il fait de nombreuses conférences. L’ouvrage a assuré immédiatement à Maurice Pottecher la place d’honneur qu’il y revendique dans l’histoire future du théâtre populaire en France [20].

? L’image du peuple

10 Deux livres ont, en fait, assuré cette transmission jusqu’à nos jours. Au manifeste que constituait son livre de 1899, Pottecher a adjoint en 1913 une monographie intitulée Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges). Son origine, son développement et son but. Ces deux livres, systématiquement utilisés par les chercheurs, ont fortement contribué à faire du théâtre de Bussang un lieu commun [21] de la culture théâtrale contemporaine. Ils ont permis, en effet, la vulgarisation de l’image de l’événement élaborée par Pottecher pour sensibiliser le lecteur à la qualité singulière de son théâtre.

11 Cette image s’accompagne dans le second ouvrage de photographies qui rendent visible l’édifice, la scène et certains moments des représentations, photographies souvent reproduites dans les manuels de théâtre français contemporains [22]. Mais l’image ne consiste, dans le premier ouvrage, qu’en un récit de la première de 1895. Ce récit commence par présenter les acteurs – des autochtones, le lieu (un champ de pâturage), le décor (les collines vosgiennes) et la scène (un dispositif en bois sur un soubassement de terre battue) de la première représentation, en insistant sur leur caractère extraordinaire, puis il met en scène l’arrivée des spectateurs, l’apparition du prologue (le Diable) et l’ouverture des portes qui, en se rabattant de chaque côté, permettent aux acteurs de commencer. Une description du public sur des « bancs de bois », abrité du soleil par des « bandes de toile » et passionné par l’action, clôt ce récit [23] dont l’efficacité sensible peut être vérifiée par la lecture des ouvrages contemporains, qui l’utilisent soit directement soit indirectement par le résumé qu’en fait Romain Rolland dans Le Théâtre du Peuple, pour authentifier le caractère populaire de l’entreprise.

12 Il s’agit d’un extrait de la préface au Diable marchand de goutte – la première pièce de Maurice Pottecher jouée à Bussang en 1895 et éditée en 1896 – intégrée, trois ans plus tard dans Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, bien qu’une description précise, par Richard Auvray [24], de ce premier spectacle de Bussang ouvre déjà l’ouvrage. Ce récit, véritable « scène primitive » du Théâtre du Peuple, est souvent repris in extenso dans toutes les monographies locales et toujours utilisé par les historiens savants – le cas le plus récent est celui de Jacqueline de Jomaron [25] – pour fonder leur interprétation.

13 Le caractère populaire de l’événement théâtral y est authentifié par la mise en scène du public et sa qualification, la quantité étant ici considérée comme une caractéristique du public populaire. Il s’agit d’une « foule », composée d’« environ deux mille » personnes, dont la diversité des costumes, « blouses » et « vestons clairs », « chapeaux à fleurs » et « cornettes », et des moyens de locomotion, piétons, « chars à banc » et même « breaks », confirme « le caractère représentatif de la population française » : « Gens du village, paysans descendus de la colline, patrons d’usine, familles bourgeoises accourues des bords de la Moselle, quelques chars à banc venus de la plaine d’Alsace, quelques breaks garnis de touristes et de voyageurs d’été [26]. » Et la construction du récit rend visible la métamorphose qui transforme ce rassemblement d’individus hétérogènes par leur condition sociale, leur identité professionnelle, leur origine géographique, leurs loisirs, en une communauté d’individus partageant les mêmes émotions, une « foule qui s’amuse, s’attendrit, s’étonne, s’indigne et se rend ». Cette transformation d’une foule hétérogène en un public homogène et pacifique, qui apprend à mesurer et à contenir ses émotions, est ce qui démontre l’efficacité positive du Théâtre de Bussang, sa capacité à attirer effectivement la foule et à lui donner la dignité d’un peuple « peuple vivant, peuple vibrant, qui rit et pleure, comme riait et pleurait le peuple d’Athènes, quand la grande Muse héroïque couvrait du bruit des vers le battement lointain de la mer Égée ».

14 La mobilisation de cet imaginaire de la cité grecque a fortement contribué à l’élargissement de l’audience de l’entreprise. Il autorisait une traduction de l’efficacité technique du spectacle de Bussang très satisfaisante pour tous les intellectuels qui, dans le contexte social et culturel parisien, exploraient avec inquiétude ou avec enthousiasme les possibilités des nouveaux moyens de communication mis à leur disposition. L’image d’une communauté esthétique réalisée [27], du peuple se donnant en spectacle à lui-même [28], permettait de concilier les intérêts pour l’éducation populaire, l’expérimentation littéraire et la culture de masse qui se développaient dans des milieux différents ; de valoriser une formule théâtrale qui permettait de divertir la foule tout en la rendant sensible au Bien de la Cité. Elle rendait visible à ces intellectuels éloignés le caractère populaire, au sens républicain, du public de Bussang, représentatif de l’ensemble de la société française, et l’efficacité culturelle positive, d’un point de vue civique, de cette forme de spectacle expérimentale et « populaire » [29].

15 Gustave Lanson, dans sa célèbre Histoire de la littérature française, dont la première édition date de 1894, montre bien la manière dont le terme de « populaire » servait alors à synthétiser les aspirations culturelles des membres des nouvelles classes moyennes, soucieux de participer à la fois à l’expansion de la science, au progrès social et à l’innovation artistique. « Le problème d’une poésie populaire, d’un théâtre populaire, en un mot d’une littérature populaire – toujours artistique en sa forme, mais populaire par sa diffusion – s’est posé. Et sans doute cette préoccupation nouvelle a été pour quelque chose déjà dans le choix de plus d’un sujet de pièce, de poème ou de roman [30]… » La programmation du Théâtre du Peuple tiendra compte de ce nouveau public des théâtres d’art parisiens, féru de sciences nouvelles – psychologie, sociologie, ethnologie – et qui privilégiait les œuvres représentatives de cultures étrangères [31] comme pour les témoignages littéraires de ces cultures [32].

16 Mais la réussite de la traduction que Maurice Pottecher a faite de l’efficacité culturelle des spectacles de Bussang ne suffit pas à éclairer la réussite de son entreprise théâtrale. Si elle lui a permis de convaincre des lecteurs parisiens et étrangers, sans qu’ils aient besoin de faire le voyage, de la qualité théâtrale et de l’utilité politique de son action, de les motiver pour venir à Bussang, elle n’explique pas pour autant la constitution d’un public à Bussang. Celle-ci ne peut être que le résultat du travail d’importation que Maurice Pottecher a su effectuer du monde du théâtre parisien, par l’intermédiaire d’objets techniques plus difficiles à manipuler que le livre ou la photographie.

? Les moyens de transport

17 Là encore, la reconnaissance du travail de médiation entre le local et le global accompli par les objets peut permettre à l’historien soucieux de comprendre la notoriété passée de Bussang d’éviter le piège inhérent à la focalisation sur la personne du créateur artistique ou la communauté des acteurs culturels, caractéristique des débats en histoire de l’art, et à oblitérer le rôle des spectateurs et des objets techniques. Dans le cas de Bussang, qui ne compte que 2 000 habitants en 1895 [33], la taille de la salle nous confronte directement aux limites de cette interprétation. Si le nombre d’habitants permet de prendre la mesure de la réussite de l’événement, il ne fait qu’accroître le problème que pose un équipement théâtral permanent pour une seule représentation annuelle, alors qu’une construction démontable ou l’aménagement d’un bâtiment utilitaire aurait permis de satisfaire facilement un public local sans compétence théâtrale. La taille et l’aménagement de la salle ne sont compréhensibles que par la venue prévisible de spectateurs étrangers à la localité exigeant un confort d’écoute se rapprochant de celui d’un théâtre régulier et en nombre suffisant pour justifier économiquement cet investissement [34].

18 La prise en compte des exigences de ces spectateurs de théâtre est reconnaissable dès la première représentation, dans les bancs qui leur permettent de supporter la longueur du spectacle et les bandes de toile qui servent à protéger du soleil, aménagements que l’organisation d’une simple animation festive n’aurait pas rendus indispensables. Leur présence est avérée par le récit de l’arrivée du public, qui met en scène « les breaks garnis de touristes et de voyageurs d’été ». L’importance économique de ces spectateurs de qualité est confirmée par l’organisation même de l’entreprise qui, dès 1896, propose une représentation payante à ces spectateurs, qui leur permet d’assister en avant-première à la création de la pièce, laquelle sera proposée gratuitement, l’année suivante, aux spectateurs autochtones trop modestes pour acquitter le prix du billet d’entrée [35]. L’importance artistique de ces spectateurs est admise explicitement par Maurice Pottecher lui-même en 1913, dans son second ouvrage, où la description du public distingue les « gens du pays », « des touristes, des étrangers et des artistes qui forment cette élite nécessaire pour élever le goût de la foule » [36].

19 Les « breaks » au moyen desquels ces spectateurs, étrangers aisés et cultivés, rejoignaient « l’enclos » du théâtre, situé à la limite du village, révèlent et dissimulent le moyen de transport qui explique leur présence en nombre à Bussang. Il s’agit du chemin de fer qui relie, depuis 1892, Bussang au réseau ferroviaire français et le situe à « seulement neuf heures de train de Paris ». Obtenu de haute lutte, car le traité de Francfort s’opposait à la création d’une ligne de chemin de fer à moins de six kilomètres de la frontière avec l’Allemagne, et grâce à ses relations politiques personnelles, par le maire de Bussang, Benjamin Pottecher, père de Maurice, le train a ouvert de nouvelles possibilités de développement économique. Pour les industries textiles et forestières locales, pour l’entreprise métallurgique réputée que Benjamin a fondée, le train est une nécessité, ce qui explique la participation des entrepreneurs de Bussang au financement de la ligne. Elle est une bénédiction pour l’industrie touristique locale, Bussang étant une station balnéaire réputée depuis longtemps pour les vertus digestives de ses eaux [37], et qui va bénéficier grâce à elle de la mode de la cure thermale lancée à Vittel à partir de 1866.

20 L’inauguration triomphale de la gare « eut lieu le 17 octobre 1891, le jour de la fête patronale, en présence de nombreuses personnalités, préfet, ministre, etc. et de la direction des chemins de fer de l’Est. Un train spécial venant de Paris, décoré à souhait, s’arrêta d’abord à Épinal, puis dans quelques stations importantes. Après la visite des installations thermales, un déjeuner fut servi dans le bâtiment-dépôt des machines [38]. » Rappelons que la fête populaire « à l’origine du Théâtre du Peuple de Bussang », selon de nombreux historiens, eut lieu le 22 septembre 1892. Ce premier événement théâtral, outre sa dimension nationale (on fête dans toute la France, le 21 septembre, le centenaire de la République) est aussi une commémoration de cet événement historique local qu’a constitué l’inauguration du chemin de fer. Ce qui pourrait apparaître comme un goût exagéré du décorum républicain prend tout son sens si on garde à l’esprit l’utilité militaire de la ligne, Bussang étant un poste-frontière qui ouvre, par son tunnel, sur l’Alsace annexée. Cette situation stratégique explique les deux destructions successives qu’a subies le théâtre, en 14-18 puis en 39-45 [39]. Concrètement, c’est le chemin de fer qui amène à Bussang les jeunes professionnels du spectacle qui soutiendront le fonctionnement de l’entreprise et témoigneront à Paris de son intérêt artistique. C’est lui également qui transportera à Bussang ces spectateurs potentiels que sont alors les curistes. James Walter Smith, signale ainsi aux lecteurs du Wild World Magazine, en septembre 1905, l’accessibilité de Bussang – « de Paris par Nancy et Épinal, de Metz via les mêmes gares ou de Bâle par Belfort si vous vous y rendez en train » – et la qualité touristique du lieu : « Contrexéville n’est pas très loin, plus chic et plus renommé, mais dénué de l’attrait particulier de Bussang. Plusieurs hôtels ont été construits pour répondre aux besoins des milliers de visiteurs qui fréquentent le village en été. » Et il confirme l’importance pour le spectacle de Bussang de ce moyen de locomotion : « Les représentations ont lieu l’après-midi, un dimanche ou un jour de fête, entre 3 et 6 heures, l’heure et la durée du spectacle étant fonction de l’arrivée et du départ des trains [40]. »

21 Le chemin de fer assure donc au Théâtre du Peuple un public régulier de curistes, de Bussang [41] mais aussi des nombreuses villes d’eau proches de Bussang, ceux notamment de Vittel, à la recherche de divertissement culturel. C’est pour ces curistes aisés, parisiens et étrangers, que Garnier, l’architecte de l’Opéra de Paris, a construit le théâtre luxueux du casino de Vittel, « 423 places inaugurées le 29 juin 1884 par Coquelin Cadet [42] », une « vedette » du Français, qui possède sa troupe de permanent de six artistes et quatorze musiciens, et ne craint pas de programmer, du fait de la demande importante des « pièces écrites par des curistes compétents [43] », architectes (Garnier lui-même), écrivains, directeurs de journaux parisiens. Le succès de ce théâtre, dont les séances vont devenir rapidement quotidiennes, se développera parallèlement à celui du Théâtre du Peuple jusqu’en 1914. Après sa reconstruction en 1920, et du fait à la fois du succès grandissant de la station et de l’évolution du spectacle français, il se consacrera à l’opéra et à la musique classique, ce qui n’empêchera pas les estivants de Vittel de prendre régulièrement le chemin de Bussang [44] pour y apprécier les mises en scène artistiques de Pierre Richard-Wilm, acteur de cinéma de réputation internationale [45].

22 Ces trains qui ont transporté jusqu’à la seconde guerre mondiale les « pèlerins » de Bussang, les spectateurs de la région, mais aussi les touristes habitués des théâtres et les comédiens expérimentés jouant bénévolement dans le spectacle ne doivent pas être oubliés. Leurs voyageurs ont contribué à faire, par leurs témoignages et les souvenirs (textes, photographies et cartes postales) qu’ils ont rapportés de Bussang, la réputation nationale du Théâtre du Peuple avant la première guerre mondiale. Ils ne sont cependant pas les seuls acteurs dont l’efficacité n’est pas relevée dans les monographies consacrées à Bussang, parce qu’elle est attribuée directement à Maurice Pottecher ou aux personnes qui l’ont entouré. Mais leur action n’est pas séparable de celle d’autres objets techniques que Maurice Pottecher a su mobiliser, grâce à sa propre expérience de spectateur, pour fonder la qualité théâtrale des spectacles de Bussang.

? Les instruments de mesure

23 Si le répertoire produit par Maurice Pottecher est aujourd’hui une occasion permanente de dispute entre les professionnels chargés du choix du spectacle estival pour lesquels il est irrémédiablement daté, et les porte-parole de la famille Pottecher pour lesquels « il n’a pas vieilli [46] », c’est parce que l’appréciation qu’on peut porter sur lui change selon qu’on le compare à d’autres textes de théâtre, ou qu’on le rapporte à des sujets contemporains. Mesurer l’efficacité d’un texte de théâtre pour un spectateur contemporain, c’est apprécier le degré de maîtrise du langage théâtral qu’exige sa traduction scénique. Mesurer celle d’un sujet, c’est apprécier les possibilités de captation de l’attention du spectateur qu’il offre au traducteur, par la sollicitation de la compétence ordinaire de ce spectateur [47]. La valorisation du sujet revient à souligner l’efficacité de la situation à laquelle se réfère l’auteur sur la sensibilité du spectateur, celle du texte l’efficacité inhérente à la manière qu’a l’auteur de décrire une situation. On peut dire, grossièrement, que la professionnalisation du théâtre et la concurrence du cinéma ont conduit les institutions théâtrales publiques à faire du texte un critère privilégié de la qualité théâtrale, par la possibilité qu’il offre au metteur en scène de faire reconnaître sa compétence spécifique et par la garantie de l’intérêt général de la représentation qu’il apporte au public doté d’un capital scolaire. Pourtant le sujet est toujours resté un moyen de capter l’attention du spectateur, comme le montre, dans le cas de Jean Vilar, le rapprochement explicite du sujet des premiers spectacles d’Avignon avec un sujet politique brûlant ou la recherche de l’adéquation du sujet de la pièce avec l’architecture du Palais des Papes [48].

24 Il faut garder cette distinction à l’esprit pour identifier les objets sur lesquels Pottecher s’est appuyé pour faire reconnaître localement la qualité théâtrale de son entreprise. La réussite de cette entreprise impliquait en effet non seulement de satisfaire les habitants de Bussang, mais également des spectateurs déjà familiarisés avec le monde du théâtre, et certainement peu disposés à sacrifier leur plaisir, leur argent et leur sens du jugement à la réalisation d’une idée sans consistance ni efficacité théâtrales. Ni l’ancrage de l’action représenté dans une culture locale, ni leur référence à un imaginaire universel ne suffisent en ce sens à expliquer la qualité théâtrale reconnue aux spectacles de Bussang.

25 C’est en adaptant des sujets dramatiques et historiques contemporains, qui avaient déjà prouvé leur efficacité dans le monde du théâtre parisien, aux caractéristiques techniques et sociales particulières du lieu que Maurice Pottecher a tenté de satisfaire son public. La première pièce qu’il écrit pour la scène de Bussang, Le Diable marchand de goutte, est ainsi une adaptation de celle de Tolstoï, Le premier distillateur, écrite en 1886 [49]. Il mobilise ce faisant le jugement des connaisseurs contemporains de théâtre, dont il faisait partie, pour réduire l’incertitude de son action artistique à Bussang. Le succès théâtral remporté par les pièces de Tolstoï en France – grâce notamment au Théâtre-Libre [50], fréquenté par Pottecher – les indiquait alors comme des modèles d’inspiration pour garantir la qualité artistique d’un spectacle « populaire », c’est-à-dire proposant une action tout à la fois imagée et située dans un milieu paysan.

26 Cette transposition de la pièce de Tolstoï, dont l’action est resituée dans le milieu paysan des Vosges, rend bien compte de la manière dont Pottecher a su, tout au long de son activité d’auteur et de metteur en scène, mobiliser des sujets à l’efficacité déjà éprouvée sur une intelligentsia parisienne, ouverte à la nouveauté et à l’innovation. Il en va ainsi, pour les cas les plus évidents, de Liberté (1898) qui fait écho au tumulte parisien suscité par le Thermidor de Victorien Sardou en 1891, de La tragédie de Macbeth, La passion de Jeanne d’Arc, Le mystère de Judas Iscariote, L’anneau de Sakhountala, pièces qui constituaient, chacune à leur façon, des lieux communs de la modernité artistique [51]. Par exemple, la traduction intégrale en vers libre du Macbeth de Shakespeare proposée en 1902 par Pottecher représentait pour un connaisseur de théâtre une rareté spectaculaire.

27 L’adaptation de ces sujets pittoresques, tragiques, historiques ou religieux, ne permettait pas seulement de satisfaire l’intérêt du public pour le spectacle historique et de démontrer, comme Edmond Rostand, auteur du « plus grand succès du théâtre contemporain [52] », sa compétence d’auteur par une savante exploitation des ressources expressives fournies par l’iconographie scolaire et la littérature savante sur l’histoire du théâtre. Mais il permettait aussi de tirer profit de l’expérience des connaisseurs de théâtre venus assister au spectacle et d’utiliser les limites de certains objets techniques, produits de fabrication locale, pour faire reconnaître la qualité théâtrale supérieure de ce spectacle. Maurice Pottecher donne la liste de ces objets en soulignant la manière dont leurs caractéristiques locales renforcent, au regard des normes techniques parisiennes, la qualité esthétique du spectacle. La « scène de bois et de fer » dont la grandeur est pour l’époque exceptionnelle, le « fond mobile » qui autorise l’utilisation per se du « décor naturel », les « décors peints » dont il renforce la vérité, les « effets de mise en scène » que permet l’inclusion du « paysage vrai » dans l’action, la colline pouvant servir à installer le camp des Anglais hors duquel Jeanne d’Arc est traînée jusqu’au devant de la scène, à faire émerger des arbres du lointain l’armée écossaise chargée des branchages figurant la fameuse forêt en marche de Macbeth, à réaliser enfin une véritable montée au Calvaire, avec la masse des figurants qu’elle requiert pour représenter la troupe romaine et la foule [53]. Mais ce « truc » qu’est l’ouverture du fond de scène sur le « paysage vrai » pour produire une « impression saisissante » sur les spectateurs [54], et la conciliation qu’il permet d’opérer de la qualité artistique et de la vérité historique ne sont pas les seuls arguments que Pottecher mobilise pour s’attacher un public cultivé.

? Le corps comme objet spectaculaire

28 Le corps des acteurs qu’il recrute et l’usage qu’il en fait constituent également une manière de rendre sensible la qualité particulière des spectacles de Bussang, qui n’échappe pas au spectateur compétent de l’époque. C’est en effet la pratique de l’emploi, qui domine encore dans les théâtres parisiens, que Maurice Pottecher met à son service en la modernisant.

29 Cette pratique est illustrée de manière exemplaire par l’importance des rôles de femmes dans le répertoire du Théâtre du Peuple et l’utilisation qu’a su faire Maurice Pottecher de la compétence artistique de son épouse, second prix de conservatoire, en même temps qu’actrice exceptionnelle, révélée par Lugné-Poe. Le nom de scène de Camille de Saint-Maurice, épouse de Maurice Pottecher, était Georgette Camée. C’est sous ce nom qu’elle apparaît dans les souvenirs de Lugné-Poe, qui confirme ses qualités de « jeune première » : « Un tempérament artiste étonnant, unique dans le domaine poétique, une voix rare, forte, charmante, au service d’une âme qui d’instinct prenait possession non pas d’un rôle, mais de l’œuvre. Dans La première jeune fille, elle fut éclatante [55]. » La réputation et le talent de cette comédienne de « type Antoine », pour reprendre une catégorisation qui s’impose alors dans les théâtres municipaux sous la pression des spectateurs cultivés, soutiendront la qualité du spectacle, en même temps que son savoir-faire servira à la sélection et à la formation des comédiens amateurs recrutés localement. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, la construction du répertoire de Bussang obéit à cette logique pratique de l’emploi théâtral. Les sujets des pièces ont été alors, en effet, manifestement choisis par Pottecher en fonction du « grand premier rôle » que devenait, par la maturité acquise, Georgette Camée, mais également des emplois – « rôles de genre », « premiers comiques », « amoureux », « utilités », etc. [56] – que rendaient disponibles localement l’expérience et les motivations acquises par les premiers participants. L’exploitation de cette efficacité du corps expérimenté théâtralement est renforcée, dans le cas des « utilités [57] », par la mobilisation de l’expérience sociale incorporée des acteurs amateurs, systématique par exemple dans la pièce « vosgienne » intitulée Le Sotré de Noël. Cette pièce, qui utilise un savoir local de la fête, retravaillé avec l’aide d’un archiviste et d’un musicien de scène pour améliorer leur efficacité spectaculaire, justifie en 1933 l’affirmation d’un historien régionaliste qui crédite Maurice Pottecher d’avoir « commencé par mettre sur la scène, les mœurs et les idées de sa région, de son pays, un peu spéciales et différentes des autres contrées » et d’avoir, pour cela, formé des amateurs et « réussi à créer des acteurs d’autant plus réussis et plus vrais qu’ils étaient de la région et pouvaient mieux que personne s’incorporer au rôle à remplir [car] ils entraient parfaitement dans la peau des personnages de la pièce [58] ». La volonté d’ancrer la technique du Théâtre du Peuple dans des « techniques du corps » locales ne doit pas faire oublier la fonction de justification esthétique de l’emploi, qui permettait de rapprocher, à ses débuts, la qualité des spectacles du Théâtre du Peuple de celle des théâtres parisiens [59], et par là même son ancrage dans un imaginaire national dont témoigne l’emploi du snob parisien, « le monsieur », dans le prologue du Sotré de Noël[60].

30 Ainsi, c’est bien une hybridation sociotechnique réussie entre l’expérience du spectateur compétent – c’est-à-dire « parisien » ou « étranger » – et un désir local de divertissement qui justifie la qualité, pour l’époque, des spectacles de Bussang. Hybridation que la séparation établie par les historiens du théâtre entre la scène et la salle conduira à mésestimer au profit soit de la célébration du mélange de classes qui s’effectue dans la salle (le peuple des spectateurs) soit de la mise en valeur de la coopération entre des hommes de conditions sociales et de métiers différents qui se produit sur la scène (le collectif artistique) [61].

31 Ces deux formules de fabrication du peuple par le théâtre ont été toutes les deux, notons-le, utilisées par Pottecher pour encourager le public à découvrir Bussang. On constate en effet une évolution dans la présentation que son créateur fait du Théâtre du Peuple. L’image d’un « public représentatif de l’ensemble du peuple français » suffit, en 1896, à justifier l’intérêt du voyage à Bussang. Dans la présentation de 1913, l’image de la « troupe de théâtre locale, unie et fondée sur le désintéressement » se superpose à l’image du public assistant à la représentation afin de rendre le spectateur mieux sensible à « l’action sociale » de Bussang. La solidarité exemplaire que manifeste cette troupe locale mais représentative d’un peuple français « dont elle réunit les corporations » devient alors l’argument fondamental de l’intérêt esthétique et de la valeur éthique de l’expérience. Maurice Pottecher, en valorisant désormais surtout les comédiens de Bussang, qui « à l’image du public […] représentent dans leur diversité toutes les classes et les conditions sociales, depuis l’artiste et l’homme de science jusqu’au paysan presque illettré, depuis l’ouvrier jusqu’au chef d’usine [62] » prend acte d’une évolution technique et culturelle qui interdit dorénavant de considérer la salle de théâtre comme le moyen exclusif de rassemblement du peuple [63], et confie à la scène le rôle de rendre sensible le rapprochement qu’elle opère entre des gens de cultures sociales différentes.

32 Mais de même qu’il neutralisait l’importance des « touristes et voyageurs d’été » pour la justification sociale de l’événement fondateur, en les noyant dans la foule des « pèlerins », de même il neutralise, dans sa description de la troupe en tant qu’image d’une nation de « travailleurs », l’importance de la compétence technique nécessaire à la maîtrise de l’équipement théâtral qu’il a construit, et qui deviendra de plus en plus grande du fait du développement de la technologie théâtrale, rendue nécessaire par la concurrence du cinéma. En affirmant que la troupe du théâtre de Bussang est composée « d’une vingtaine d’acteurs et d’une cinquantaine de figurants, pour la plupart originaires du village et de ses environs » et en soulignant « qu’il n’y a pas de professionnel parmi eux» [64], il valorise justement l’esprit du don qui anime cette troupe. Mais il rend invisible par là même le bagage artistique qu’elle mobilise depuis sa fondation, par l’intermédiaire des personnes qui participent bénévolement à la production du spectacle et qui ne sont pas, à commencer par sa femme, originaires de Bussang ou de ses environs.

33 Frédéric Pottecher, qui a joué sous sa direction, souligne le « métier » dont Cam (le diminutif affectueux de l’épouse de Maurice Pottecher) faisait preuve dans la direction d’acteurs : « Elle était, en fait, un peu le metteur en scène [65] » ; « Cam nous apprenait à nous tenir sur scène à parler, elle prenait en particulier tel ou telle et donnait des leçons de maintien théâtral. Elle avait l’art de deviner un acteur dans la personne d’un ouvrier, d’un bûcheron, d’un artisan [66]. » On doit relativiser, en ce sens, l’identification sociologique donnée par Maurice Pottecher des comédiens de Bussang, qui fait oublier que la troupe des acteurs, à la différence de celle des figurants, était surtout composée d’employés, de professions intellectuelles et d’industriels, et de comédiens professionnels participant bénévolement aux représentations. Outre Georgette Camée, des artistes peu ou très reconnus ont mis leur compétence au service de la troupe, du musicien Lucien Michelot, maître de chapelle à Paris, à la star de cinéma Pierre Richard-Wilm. Enseignants des Beaux-Arts et conservateurs participent à la réalisation, et certains des comédiens bénévoles étaient issus du monde du théâtre parisien, même s’ils s’étaient reconvertis dans d’autres métiers [67].

34 La valorisation exclusive de l’ancrage local aux dépens de l’ancrage parisien a ainsi contribué à la construction du lieu commun du « peuple du Théâtre du peuple ». Ce lieu commun d’un théâtre « régional de qualité », alors cohérent avec l’esprit du « régionalisme républicain », permettra au théâtre de se pérenniser au-delà de la première guerre mondiale. Il sera discrédité, après la seconde guerre mondiale, par le soutien idéologique que certains de ses promoteurs ont apporté au régime de Vichy, ce qui explique les difficultés de la reconstruction de l’édifice détruit par la guerre et sa disqualification artistique jusqu’à une période récente [68]. C’est ce lieu commun que la mise en œuvre de la décentralisation rend aujourd’hui de nouveau utilisable, et qui justifie la célébration de ce « vaisseau de la culture populaire » qui « a franchi intact le 20e siècle » [69]. C’est lui qui autorise la transformation de « l’amateur » en un nouveau type d’emploi théâtral [70], dont l’usage à Bussang permet d’attester à des spectateurs contemporains – par la maladresse du corps que rend aimable la bonne volonté dont il fait preuve – l’authenticité supérieure d’un spectacle théâtral « vrai », conçu et réalisé avec l’aide de comédiens professionnels recrutés pour la saison estivale par un metteur en scène reconnu [71], extérieur à Bussang mais donné dans ce lieu « véritablement magique ». Bussang n’est plus désormais une station balnéaire réputée, la majeure partie des hôtels a été détruite, le chemin de fer est désaffecté et seul l’étrange édifice témoigne encore de sa grandeur disparue. Il ne reste plus au visiteur, qui prend avec son corps la mesure de la magie du lieu, qu’à faire parler ce mystérieux objet et, en se rendant sensible à son action, par la lecture et la participation à une représentation, à se faire le porte-parole de cette magie.

35 L’étude du cas de Bussang démontre bien l’intérêt d’une histoire culturelle de la technique théâtrale. Elle enrichit notre compréhension de l’évolution de l’entreprise théâtrale en interdisant de la réduire soit à la réalisation d’une personnalité artistique, soit à la satisfaction d’un intérêt collectif. L’adoption d’un point de vue anthropologique, dès lors qu’il est symétrique et soumet « au même type d’enquête ethnographique tous les producteurs de savoir [72] », autorise une autre lecture de l’histoire du Théâtre du Peuple que son histoire officielle, diffusée par les manuels scolaires ou universitaires. L’histoire savante du Théâtre du Peuple se caractérise, en effet, tout autant que l’histoire locale, par l’absence d’interrogation des conditions techniques de la reconnaissance nationale du Théâtre du Peuple. Elle conduit ainsi à mésestimer le travail de mise en relation du local et du global qui éclaire la réussite particulière de l’expérience et sa pérennisation jusqu’à aujourd’hui. Il ne s’agit pas, pour autant, d’opposer la véritable histoire du Théâtre du Peuple au mythe savant ou indigène de sa création. L’intérêt heuristique de cette histoire est de permettre une vision élargie, plus complète, de cette entreprise artistique que des visions centrées sur le « créateur » ou le « peuple » réduit à la population ouvrière et paysanne locale. Elle contribue à aider l’historien confronté au problème de l’interprétation de la relation entre l’art et du peuple, problème qui combine « l’incertitude et un profond intérêt affectif [73] », à ne pas sacrifier l’enquête en succombant à la magie de l’art ou du peuple. C’est ce sacrifice que favorise une histoire ou une sociologie sans objets.

36 Dans le cas de l’histoire du spectacle, une histoire attentive au rôle des objets permet de réintégrer l’expérience personnelle du spectateur dans l’observation, et d’éviter ainsi la réduction du jugement du spectateur à une opinion collective, incompétente en matière artistique, ou au jugement de l’artiste, considéré comme seul compétent pour juger de l’art. En observant la mesure de la qualité esthétique qu’opère, par l’intermédiaire de son corps, le spectateur en situation, l’historien contribue, au contraire, à l’exploration des formes ordinaires d’évaluation de la qualité artistique que rend aujourd’hui nécessaire la définition de politiques culturelles locales. Il importe, en effet, de donner aux citoyens ordinaires les moyens de mieux maîtriser des choix culturels dont ils ne sont souvent que des arguments, alors qu’ils intéressent non seulement le « passé sensible » de la localité mais le futur commun de tous ses membres.

37 ?

Notes

  • [1]
    En 1972, Denis Gontard notait « La salle entièrement en bois peut contenir douze cents personnes. […] Le Théâtre du Peuple de Bussang constitue une des meilleures salles que la province possède », jugement accompagné d’une photographie contemporaine de la salle, prise de la scène (Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, Paris, SEDES, 1973, p. 36 et p. 258 [fig. 3]). En fait, 800 billets seulement, pour 1 000 places numérotées, sont vendus aujourd’hui, cinq piliers gênant la vision des spectateurs.
  • [2]
    Le dernier en date de ces livres-souvenirs richement illustrés est Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher. Un siècle de spectacles au Théâtre du Peuple (Bussang), 1895-1995, Paris, Casterman, 1995. Cet ouvrage a été subventionné par le Conseil général.
  • [3]
    Partageant les mêmes convictions artistiques et politiques, Romain Rolland, qui a fait le pèlerinage à Bussang, et Maurice Pottecher se sont associés, en 1899, pour promouvoir le théâtre populaire auprès des pouvoirs publics. Sur cette campagne de promotion, cf. Vincent Dubois, La politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999, p. 42 à 61.
  • [4]
    Cette affirmation qui concourt à la production de la magie historique du lieu est contestable du point de vue de la stricte objectivité historique. L’activité estivale s’est interrompue de 1914 à 1921 et de 1939 à 1946 ; l’édifice détruit par les bombardements a été reconstruit deux fois.
  • [5]
    Pour une analyse approfondie de la fonction des écrits d’histoire de l’art dans la perception et l’évaluation par les consommateurs de la qualité artistique d’un objet (chose ou personne), cf. Jean-Marc Leveratto, La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique, Paris, La Dispute, 2000, chap. 1.
  • [6]
    Le premier travail universitaire consacré à Maurice Pottecher est celui de Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur. Maurice Pottecher et le Théâtre du Peuple, Bussang, Georgette Jeanclaude éditeur, 1960. Depuis maîtrises ou thèses se sont multipliées, notamment à l’université de Nancy. Le Théâtre du Peuple est par ailleurs un objet d’érudition locale. Il existe cependant peu de différences, sinon de taille et de style, entre des publications qui se réfèrent pratiquement toutes – qu’elles soient locales ou universitaires – aux mêmes sources et se citent mutuellement, et parfois sans le dire.
  • [7]
    Cf. Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 17 à 23.
  • [8]
    Dictionnaire des Littératures, 1962, article « Mystification littéraire ».
  • [9]
    Jacques Dufetel, « Maurice Pottecher et la création du Théâtre du Peuple de Bussang, 1895-1914 », in F.-Yves Le Moigne (dir.), Patrimoine et Culture en Lorraine, Metz, Éditions Serpenoise, Société d’Histoire et d’Archéologie de la Lorraine, 1983, p. 435 à 448.
  • [10]
    Cité dans Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher…, op. cit., p. 79.
  • [11]
    Il y a, de ce point de vue, coïncidence entre la date de publication de l’article de Rod, et la sortie du texte en librairie, ce qui explique que Rod puisse exprimer un jugement personnel sur les qualités de ce jeune auteur de théâtre.
  • [12]
    La Collection illustrée des pièces du Théâtre du Peuple, publiée de 1895 à 1898 par Geisler éditeur, puis par la Librairie Ollendorff, était imprimée chez Klein et Cie à Saint Dié. Les premières photographies de scène ont été réalisées par le photographe V. Franck d’Épinal.
  • [13]
    Benjamin Falk aurait le premier photographié une scène de théâtre en 1883, au Madison Square Theatre (Mary C. Henderson, Broadway Ballyhoo, New York, Harry N. Abrams Inc., 1989, p. 68) et les photographies par Hans Böhm d’une mise en scène de Max Reinhardt seraient les premiers instantanés d’un spectacle théâtral (Helga Dostar (dir.), The Austrian Theater Museum and its collections, Vienne, Austrian Theater Museum, 2000, p. 27). Ceci permet de prendre la mesure de la modernité des techniques de communication utilisées par Pottecher.
  • [14]
    Henri Bellieni, La photographie et ses multiples applications, Nancy, Société Industrielle de l’Est, Imprimerie Albert Barbier, 1904.
  • [15]
    Romain Rolland, Le théâtre du Peuple. Essai d’esthétique d’un théâtre nouveau. Paris, Albin Michel, 1913, p. 88-89. La première édition date de 1903. Le livre reprend des articles publiés de 1900 à 1903 dans la Revue d’art dramatique.
  • [16]
    Ibid., p. 204.
  • [17]
    Ibid., p. 88-89 et p. 205-209.
  • [18]
    Léon Moussinac, Le théâtre des origines à nos jours, Paris, Amiot-Dumont, 1957.
  • [19]
    Jacqueline de Jomaron (dir.), Le théâtre en France, Paris, Armand Colin, 1989.
  • [20]
    Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 44 : « Il fut couronné par l’Académie Française et consacra Maurice Pottecher grand spécialiste de la question du théâtre du peuple. »
  • [21]
    Au sens positif d’instrument d’accord entre « experts et non-experts », selon la formule de Jean-Yves Trépos, La sociologie de l’expertise, Paris, PUF, 1996, p. 60.
  • [22]
    La photographie, aujourd’hui emblématique de la fondation du Théâtre du Peuple, du public attendant devant la scène dont le fond est ouvert sur la colline, est datée selon les cas, de 1895 (Daniel Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit. et Jacques Duffetel, op. cit.) ou 1897 (Catherine Foki et Marie-José Pottecher-Onderet).
  • [23]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, Paris, Librairie Paul Ollendorf (2e édition), 1999, p. 91-96.
  • [24]
    Cette description est elle-même reprise de La Revue hebdomadaire, où elle avait été publiée en 1896. Richard Auvray est le pseudonyme d’Alfred Bourgeois, ami et collaborateur de Maurice Pottecher à Bussang jusqu’à sa mort en 1898. C’est lui qui a donné son nom au « Théâtre du Peuple », appellation qui n’enthousiasmait pas Pottecher en raison du caractère restrictif et péjoratif de l’usage courant du terme de peuple (cf. Georgette Jeanclaude, Un poète précurseur…, op. cit., p. 185).
  • [25]
    Jacqueline de Jomaron (dir.), Le théâtre en France, op. cit.
  • [26]
    En ces temps d’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne, le Théâtre du Peuple de Bussang reconstitue donc l’identité historique du peuple français, en réintégrant les familles mosellanes et alsaciennes dans la population de langue française.
  • [27]
    Authentifiée par l’œuvre de Wincklemann, figure tutélaire, en France, de l’histoire de l’art républicaine. Sur ce point, cf. Horst Brederkamp, La nostalgie de l’antique. Statues, machines et cabinets de curiosité, Paris/New-York/ Amsterdam, Diderot Éditeurs, Arts et sciences, 1996, p. 32.
  • [28]
    Selon l’expression fameuse de Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre sur les spectacles.
  • [29]
    « Regardons-le nous-mêmes, ce peuple, pendant qu’il regarde si bien », Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple. Renaissance et destinée du Théâtre Populaire, op. cit., p. 174.
  • [30]
    Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette (11e éd), 1920, p. 1 112.
  • [31]
    Ibid., p. 1 106-1 107.
  • [32]
    Ibid., p. 1 103.
  • [33]
    Selon le guide Joanne de 1885, Bussang compte 2 409 habitants. Il en compte aujourd’hui 1 900. La désignation de « petit village », qui pourrait être discutée, a d’abord un sens touristique et sert à valoriser son caractère pittoresque.
  • [34]
    Les arguments utilisés par la plaquette publicitaire du spectacle du septentenaire (1965) manifestent encore ce souci d’intéresser un public de spectateurs de théâtre compétents et exigeants, attentifs à la qualité de l’écoute et aux caractéristiques techniques du cadre. Rappelant que « l’accès de la salle est rigoureusement interdit après le signal de rentrée » et que « les enfants au-dessous de 6 ans ne sont pas admis », la plaquette souligne qu’« il ne s’agit pas d’un simple “théâtre de verdure”. Les spectateurs y sont à l’abri dans une vaste salle de bois à la sonorité rare. »
  • [35]
    Cette pratique d’une représentation gratuite qui, selon Frédéric Pottecher, disparaîtra en 1936, était, selon certains critiques, contraire à l’esprit républicain : « Ne rien demander en paiement d’une distraction, c’est traiter le Peuple comme un enfant, et devant la charité faite à l’esprit, la dignité se révolte autant que devant la charité faite au corps. En tout cas, la logique semble interdire qu’un théâtre dont la devise est “Par l’art, pour le Peuple” (sic) ait des spectacles réservés aux touristes, aux baigneurs, et d’autres réservés aux humbles. C’est d’autant plus absurde que la fusion des classes se fait de plus en plus dans les endroits publics. » Notons que Carl Roederer, l’auteur de cet article paru dans Le Sillon, le 25 septembre 1900 (cité in Les Vosges. Au pays de Maurice Pottecher, op. cit., p. 88) commet une confusion (volontaire ou involontaire ?) la devise inscrite au fronton étant « Par l’art, pour l’humanité ».
  • [36]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 23. Jules Renard, qui faisait partie de cette élite de spectateurs, exprime bien leurs exigences : « Il y a certes des spectateurs cultivés à Bussang et aux environs. À cette élite régionale, se joignent de fins amateurs qui viennent de loin, des ministres même… Mais il y a surtout au Théâtre du Peuple, un public populaire… Et celui-là, j’affirme qu’il n’y entend rien. Je l’ai vu se tenir mal, rire aux passages tragiques, manifester de travers et multiplier les preuves de son ignorance. » Jules Renard, Paris-Journal, 18 janvier 1909, in Catherine Foky et Marie-José Pottecher-Onderet, L’aventure du Théâtre du Peuple, Metz, Éditions Serpenoise. 1989, p. 128-129.
  • [37]
    « Les touristes et les baigneurs connaissent ce village vosgien… La beauté de ses sites y attire, chaque année, un nombre toujours grossissant de visiteurs. », Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 25.
  • [38]
    Henri Marion, Bussang. Dans le temps, son histoire, document ronéoté, copyright Henri Marion, 1989, p. 103.
  • [39]
    Elle éclaire également la popularité du spectacle de Bussang. La photographie emblématique de la première représentation (cf. note 22) présente au premier plan un groupe d’une vingtaine de « pioupious ». Elle montre que les régiments casernés à Bussang ont fourni également leur contingent de spectateurs.
  • [40]
    Catherine Foki et Marie-Josée Pottecher-Onderet, L’aventure du Théâtre du Peuple, op. cit., p. 122-123.
  • [41]
    Le Grand Hôtel des Roches, un hôtel de luxe devenu centre de vacances témoigne encore aujourd’hui de l’importance de l’équipement hôtelier de Bussang à la Belle Époque. Situé à l’écart du village, il passe inaperçu au visiteur de passage.
  • [42]
    Michel Caffier, Le théâtre en Lorraine, Metz, Éditions Serpenoise, 1997, p. 170.
  • [43]
    Ibid, p. 171.
  • [44]
    Ibid., p. 199.
  • [45]
    Le rôle de Pierre Richard-Wilm est souvent minoré dans les écrits disponibles, peut-être du fait des accusations de collaboration qui ont brisé sa carrière cinématographique. Véritable « fils spirituel » du Padre (surnom affectueux de Maurice Pottecher, créé semble-t-il par Pierre Richard-Wilm lui-même) dont il se fit le metteur en scène dévoué pendant toute sa vie, il n’est présenté que comme le premier des animateurs qui se sont succédés jusqu’à aujourd’hui. Il a pourtant assumé la direction du théâtre de 1925 à 1967 (42 ans, soit pendant une durée plus longue que l’activité de Maurice Pottecher en tant que metteur en scène) et reste encore célébré par les témoins interrogés pour la qualité visuelle de ses spectacles (il avait une formation de décorateur). Cf. son témoignage, Pierre Richard-Wilm, Loin des étoiles, Paris, Belfond, 1975.
  • [46]
    Denis Gontard lance dès 1972 la querelle publique en regrettant que la représentation de pièces de Maurice Pottecher nuise à « la valeur intrinsèque de l’œuvre », Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit., p. 40.
  • [47]
    Jean Laude rappelle que le sujet constituait encore, pour les spectateurs cultivés de la fin du 19e siècle, un instrument de mesure privilégié de la qualité artistique : « Pour Proust encore, le connaisseur d’art était celui qui pouvait déchiffrer le sujet d’un tableau… » (Jean Laude, Les arts de l’Afrique noire, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 34).
  • [48]
    Ainsi, en 1961, « son choix de jouer L’Alcade de Zalamea n’est pas innocent. Dans la France secouée par les événements d’Algérie, par le putsch des généraux, les questions que celui-ci a soulevées sont abordées » (Le guide du festival d’Avignon, Besançon, 1991, p. 148). Les auteurs du guide notent qu’il « prit très vite la mesure » de la Cour du Palais des Papes, laquelle fut déterminante dans le « choix du répertoire » (ibid., p. 82).
  • [49]
    Ce travail d’adaptation est reconnu par Maurice Pottecher lui-même lorsqu’il admet en 1913 que « la donnée [de cette pièce] en offrait quelque ressemblance avec celle qui inspira à Tolstoï sa petite pièce morale : Le premier distillateur ». Il précise immédiatement le sens artistique de son geste en ajoutant qu’il mobilisa « en traitant ce sujet… un thème simple et facile à saisir par tous, donnant naissance à des épisodes pittoresques et à des situations pathétiques » (Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 8).
  • [50]
    Le rapprochement opéré par Maurice Pottecher avec le théâtre naturaliste d’Antoine (qui vint, en 1901, présenter à Bussang Poil de Carotte, de Jules Renard), est rappelé dans le commentaire d’une photographie d’époque d’une scène de L’héritage, mais interprété uniquement en termes d’« influence naturaliste » (Daniel Couty et Alain Rey, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 65).
  • [51]
    Notons que la création, le 10 décembre 1895, de l’Anneau de Sakhountala au Théâtre de l’Œuvre de Lugné-Poe, dont Pottecher était un spectateur assidu, a été un événement particulièrement spectaculaire, la gaze des costumes indiens révélant la nudité de certaines des actrices. De ce point de vue, L’Anneau de Sakhountala fait partie de l’érotisme 1900. Cf. Patrick Waldberg, Eros Modern’style, Paris, Pauvert, 1964, p. 106.
  • [52]
    Gustave Lanson, Histoire de la littérature française, op. cit., p. 1 127.
  • [53]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 12-13. Cette présentation est accompagnée de photographies du décor du troisième acte de Judas Iscariote.
  • [54]
    Ce « truc », comme j’ai pu le vérifier par une fréquentation régulière du Théâtre du Peuple produit effectivement une impression saisissante sur le spectateur qui le découvre pour la première fois. Il est aujourd’hui lui-même mis en scène pour accroître son efficacité – le metteur en scène choisissant le moment le plus approprié pour tirer le meilleur parti esthétique de cette ouverture – et fonctionne comme un rite connu des familiers. Rite de commémoration de la personne du fondateur qui l’a élaboré, mais aussi du spectateur « des premiers temps » – celui dont le paysage rappelle, quand s’ouvrent les portes, qu’il était assis là – ce qui explique l’aura (au sens de Walter Benjamin) qui entoure cet événement pour le spectateur contemporain. Pour une analyse approfondie des différentes fonctions de ce rite, cf. Jean-Marc Leveratto et Olivier Goetz, « Le théâtre du Peuple à Bussang, les mémoires de l’image », Champs Visuels, 1997, n° 4, p. 110-121.
  • [55]
    Lugné-Poe, Le sot du tremplin. Souvenirs et impressions de théâtre, Paris, Gallimard, 1930, p. 201.
  • [56]
    Si elle n’est pas utilisée explicitement par Maurice Pottecher, cette nomenclature oriente le choix et la construction des personnages de ses pièces. Rappelons que dans le théâtre d’amateurs elle permettait aux acteurs néophytes d’utiliser leur expérience de spectateur pour construire leur propre jeu (Georges Villard, Le Théâtre d’amateurs. Manuel d’art théâtral, Paris, Lesot, 1919, p. 233-238).
  • [57]
    Ce terme désignait, dans la classification des emplois servant à l’organisation de l’entreprise théâtrale, aujourd’hui abandonnée, les emplois subalternes, les rôles secondaires et de figuration.
  • [58]
    Dr Barros, « Le théâtre du peuple de Bussang », Le Pays lorrain, n° 8, août 1934, p. 338. L’avant-propos du Sotré de Noël le présente comme « vosgien des pieds à la tête » (Maurice Pottecher, Le Sotré de Noël suivi de L’héritage, Paris, Librairie Théâtrale, 3e édition, 1967, p. 7). Frédéric Pottecher souligne que son oncle « a vu des personnages à l’échelle de sa famille, de son village, de sa région » (Frédéric Pottecher et Vincent Decombis, Un siècle de passions au Théâtre du Peuple, Gérard Louis Éditeur, 1995, p. 57).
  • [59]
    Jules Renard formule bien, en tant que proche de Pottecher, ce souci de la qualité théâtrale, et la déception ressentie par lui à la représentation de certains textes par les comédiens de Bussang : « sauf une vraie artiste, qui fût d’ailleurs une professionnelle admirée, ce sont des amateurs de bonne volonté… L’art dramatique ne peut vivre que par les artistes. Il ne vaut, il ne s’excuse que par eux. Si remarquables que soient les pièces de Pottecher, il ne les a pas vues jouer par un Guitry ou par un Antoine. Il ne les a donc pas vues » (Jules Renard, op. cit., p. 128-129).
  • [60]
    Comme l’indiquent les didascalies de sa première réplique « Un Monsieur, assis dans les bancs du parterre se lève. il est élégant – très parisien – voire même snob : “Pardon, pardon… Pardon ! Voulez-vous me permettre ? Vous appelez votre pièce… ? Qu’entendez-vous par là, un sotré ?” » (Maurice, Pottecher, Le Sotré de Noël, op. cit., p. 9-11).
  • [61]
    L’hybridation est reconnue par Denis Gontard lui-même qui rappelle les invités parisiens, aujourd’hui prestigieux, qui se sont produits sur la scène de Bussang – Antoine et son Poil de Carotte en 1912, Jacques Copeau et le Vieux-Colombier avec Les Fourberies de Scapin en 1921 – ou les « classiques » montés à Bussang, Macbeth, Le Marchand de Venise, Les Caprices de Marianne. Denis Gontard, La décentralisation théâtrale, op. cit., p. 40.
  • [62]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., p. 16.
  • [63]
    Entre 1895 et 1913, le cinéma est devenu le loisir populaire urbain, le délassement de l’ouvrier des « grands boulevards » parisiens ; à partir de 1912, date de son installation à Bussang, il devient aussi celui de l’ouvrier-paysan du village (Henri Marion, Bussang…, op. cit.). Son succès réinterroge la fonction sociale du Théâtre du Peuple qui constituait jusqu’alors le seul loisir urbain offert aux habitants modestes du village.
  • [64]
    Maurice Pottecher, Le Théâtre du Peuple de Bussang (Vosges), op. cit., 1913, p. 16.
  • [65]
    Frédéric Pottecher et Vincent Decombis, op. cit., p. 76.
  • [66]
    Ibid., p. 78.
  • [67]
    De fait, Pottecher fait figurer l’artiste en tête de sa description des métiers qui composent la troupe.
  • [68]
    Aucun article n’est consacré à Pottecher ou au Théâtre du Peuple par le Dictionnaire encyclopédique du Théâtre (Michel Corvin, Paris, Bordas, 1991) même s’ils sont mentionnés dans certains articles de ce dictionnaire. Depuis les années 1980, grâce au soutien de la direction régionale des Affaires culturelles de Lorraine (ministère de la Culture), le théâtre a retrouvé une légitimité théâtrale nationale. Le spectacle estival de Bussang est aujourd’hui régulièrement présenté, et parfois salué, par les grands quotidiens « culturels » nationaux (Le Monde et Libération).
  • [69]
    Républicain Lorrain du 17 juillet 1997. L’article qui présente le Théâtre du Peuple comme un « exemple vivant de décentralisation culturelle et de foi en son terroir » célèbre l’articulation que ses continuateurs, « amateurs et professionnels », ont réussi à préserver entre « son enracinement régional et sa fonction culturelle ». On a déjà relevé (cf. note 2) le caractère critiquable de l’affirmation de l’authenticité du bâtiment. Elle est cependant parfaitement acceptable pour le public local, car elle souligne la transmission, au travers des reconstructions successives du « vaisseau » de bois, de « l’esprit » du théâtre de Bussang.
  • [70]
    Auquel nous confronte le succès des spectacles « de quartier » soutenus par le ministère de la Culture, ou les animations théâtrales de sites historiques, sur le modèle du Puy du Fou, que financent nombre de conseils régionaux.
  • [71]
    La qualité artistique de ce metteur en scène, qui change régulièrement, doit être accréditée par la DRAC de Lorraine, qui subventionne fortement le Théâtre du Peuple.
  • [72]
    Bruno Latour, « Comment redistribuer le grand partage ? », Revue de Synthèse, 1983, n° 110, p. 203.
  • [73]
    Talcott Parsons explique par ce type de situation « l’élément irrationnel » qui pousse un professionnel « à attribuer une efficacité abusive à une technique » (Talcott Parsons, Éléments pour une sociologie de l’action, Paris, Plon, 1955, p. 239 et 24). Dans la pratique historique, elle facilite, lorsqu’il est question d’art, l’oubli du rôle des intermédiaires culturels.
  • [*]
    Jean-Marc Leveratto, professeur des universités, est directeur de l’équipe de recherche en anthropologie et sociologie de l’expertise (ERASE) à l’université de Metz. Il a publié La mesure de l’art. Sociologie de la qualité artistique (Paris, La Dispute, 2000) et a dirigé, avec Fabrice Montebello le numéro de Politix, 61/2003, consacré aux « Politiques du cinéma ».
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.174

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions