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Article de revue

Sauver la lignée impériale

Les plans des militaires japonais en 1945

Pages 63 à 75

Notes

  • [1]
    Ce sanctuaire shintô avait été inauguré en mai 1940 à la mémoire de l’amiral Tôgô Heihachirô (1848-1934), le vainqueur de la bataille navale de la mer du Japon lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
  • [2]
    Un GAR comptait en moyenne 48 appareils.
  • [3]
    Hata Ikuhiko, Hirohito tennô itsutsu no ketsudan [Les cinq décisions de l’empereur Hirohito], Tôkyô, Kôdansha, 1984, p. 152.
  • [4]
    Yves-Marie Bercé, Le Roi caché. Sauveurs et imposteurs. Mythes politiques populaires dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1990.
  • [5]
    Edward Behr, HiroHito. L’empereur ambigu, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 403 sq. Saitô Michinori, Rikugun nakano gakkô gokuhi keikaku. Shin shiryô shin shôgen de akirakasareta shinjitsu [Les plans ultra secrets de l’école de Nakano de l’armée. La vérité révélée par de nouveaux documents et témoignages], Tôkyô, Gakken Paburishingu, 2011, p. 133 sq. ; Shôguchi Yasuhiro, Gokuhi shirei, kôtô goji sakusen [Une mission ultra-secrète, la stratégie de protection de la lignée impériale], Tôkyô, Tokuma shoten, 2017.
  • [6]
    Yamamoto Tomoyuki, Shusenka kôwaka. Teikoku rikugun no himitsu shûsen kôsaku [Guerre ou paix ? Les manœuvres secrètes de l’armée de terre en vue de mettre fin à la guerre], Tôkyô, Shinchôsha, 2013.
  • [7]
    On entend par là le recentrage après 1868 de la religion nationale autour du culte de la maison et de la lignée impériales.
  • [8]
    La bibliographie sur la politique de « protection de l’essence nationale » dans le cadre des efforts pour terminer la guerre est innombrable. Voir notre ouvrage Monarchie et démocratie dans le Japon d’après-guerre, Paris, Maisonneuve et Larose, 1990, p. 63-80 ; Nakamura Masanari, The Japanese Monarchy. Ambassador Joseph Grew and the Making of the Symbol Emperor System, 1931-1991, Londres/New York, M.E. Sharpe, 1992 ; Yoshida Yutaka, Shôwa tennô no shûsen-shi [L’histoire de la fin de la guerre et l’empereur Shôwa], Tôkyô, Iwanami shoten, 2014.
  • [9]
    Kinoshita Michio, Sokkin nisshi [Journal d’un membre de l’entourage [de l’empereur]], Tôkyô, Bungei shunjû, 1990, p. 228.
  • [10]
    Position soutenue notamment par le chef de l’état-major général de l’armée Umezu Yoshijirô et le chef d’état-major adjoint de la marine Toyoda Soemu.
  • [11]
    Voir notre étude, « Les trois Trésors sacrés et la symbolique impériale au Japon », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2005.
  • [12]
    Higaki Takashi, Matsushiro daihon.ei no shinjitsu. Kakusareta kyodai chikagô [La vérité sur le GQGI de Matsushiro : un gigantesque abri dissimulé], Tôkyô, Kôdansha, 1994. Saijô chiku wo kangaeru-kai [Association de réflexion sur la zone de Saijô], Matsushiro de naniga atta ka, daihon.ei kensetsu, saijô chiku jûmin no shôgen, [Que s’est-il passé à Matsushiro ? Témoignages des habitants de la zone de Saijô sur la construction du GQGI], Nagano, Ryûô shobô, 2006. Également, Yomiuri shinbunsha, Shôwa-shi no tennô [L’empereur dans l’histoire de Shôwa], 2, Wahei kôsaku no hajimari [Le début des manœuvres de paix], Tôkyô, Chûkô bunko, 2011, p. 210 sq.
  • [13]
    Allusion au schisme dynastique qui, entre 1336 et 1392, déchira l’archipel après l’échec de la tentative de restauration de l’autorité impériale entreprise par l’empereur Go-daigo (1288-1339), et qui aboutit à la mise en place, à Kyôto, du shôgunat des Ashikaga et à l’installation d’une branche impériale rivale, celle du Nord.
  • [14]
    Stars and Stripes, 18 janvier 1946 ; Yomiuri hôchi shinbun, 19 janvier 1946 ; Life, 21 janvier 1946 ; The Canberra Times, 18 janvier 1946 ; Asahi shinbun, 6 juillet 1946.
  • [15]
    Procès-verbal des délibérations de la Diète impériale, Teikoku gikai kaigiroku, 90e session. Kimura Tokutarô (1886-1982), ministre de la Justice, commission du budget, Chambre des représentants, 28 juin 1946, no 3.
  • [16]
    Sur cet épisode relaté par l’un des exécutants de la politique américaine d’occupation, voir Grant T. Goodman, America’s Japan. The First Year, 1945-1946, New York, Fordham University Press, 2005, chap. 13.
  • [17]
    Sur les faux empereurs, Hata Ikuhiko, Shôwa-shi no nazo wo tou [Décrypter les énigmes de l’histoire de Shôwa], Tôkyô, Bunshun bunko, 1999, p. 127-170 ; John W. Dower, Embracing Defeat. Japan in the Wake of World War II, New York/Londres, W.W Norton/The New Press, 1999, p. 306-307.
  • [18]
    Édit impérial par lequel l’empereur renonçait à sa divinité.
  • [19]
    La maison Kitashirakawa fait partie des onze familles princières qui, entre 1868 et 1945, jouissaient à ce titre d’un statut juridique particulier. Michihisa était le cinquième prince Kitashirakawa et le dix-huitième descendant de l’empereur Sukô (1334-1398).
  • [20]
    Sur ce centre de formation des espions japonais, Stephen C. Mercado, The Shadow Warriors of Nakano : A History of the Imperial Japanese Army’s Elite Intelligence School, Washington DC, Brassey’s Inc., 2002.
  • [21]
    Shôwa-shi no tennô [L’empereur dans l’histoire de Shôwa], Tôkyô, Yomiuri shinbunsha, 1969, vol. 8, p. 98 sq.
  • [22]
    Cité par Hata Ikuhiko, Hirohito tennô, op. cit., p. 276.

1Dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, la défaite du Japon paraissant désormais inéluctable, la survie du système impérial et le maintien en place de la dynastie régnante n’allaient pas de soi. Plusieurs acteurs parmi les élites politiques et surtout militaires du pays élaborèrent des plans pour sauver la lignée impériale des conséquences d’une occupation américaine. Éric Seizelet, en retraçant l’histoire de ces tentatives, éclaire la sortie de guerre d’officiers japonais confrontés à l’effondrement du système politique pour lequel ils s’étaient battus.

2Tôkyô, 7 janvier 1981. Un curieux conciliabule réunit au premier étage du Warakuden, un pavillon du sanctuaire Tôgô (Tôgô jinja) [1], dix-sept hommes âgés, conduits par un certain Genda Minoru. Il y a là plusieurs officiers de la nouvelle armée de l’air, un ancien pilote de ligne, un libraire, des hommes d’affaires, un médecin, un chef d’entreprise… Leur point commun ? Tous sont d’anciens officiers ou sous-officiers de la marine impériale, issus pour la plupart du 343e groupe d’action aérien (GAR) [2] de la marine commandé par Genda pendant la guerre du Pacifique, liés par un pacte secret conclu trente-six ans auparavant [3]. Le groupe est alors officiellement dissous. Quel pacte ? Pour quelle mission ? Tout simplement sauver la lignée impériale de la défaite en cachant un membre de la maison impériale, au cas où l’actuelle famille régnante serait démantelée, ses membres dispersés, emprisonnés, voire exécutés par les Alliés.

3Pour comprendre cette initiative pour le moins singulière, il faut remonter au 15 août 1945. Ce jour-là, une allocution radiodiffusée sans précédent de l’empereur Hirohito avait annoncé la « fin de la guerre » et l’acceptation par le Japon des termes de la déclaration de Potsdam du 26 juillet 1945, l’ultime sommation alliée de reddition inconditionnelle. Le mot fatidique de « défaite » n’avait pas été prononcé, mais personne n’était dupe : la « fin de la guerre » signifiait l’occupation étrangère – une première dans l’histoire du pays –, le châtiment des « criminels de guerre » et la soumission du gouvernement japonais aux directives des vainqueurs. L’empire du Grand Japon était à terre. C’est dans cette atmosphère crépusculaire que germa, au sein des forces armées, ce plan de sauvetage, une opération qui n’était pas sans rappeler les espérances providentialistes et eschatologiques du « roi caché » dans certaines traditions occidentales [4] et qui posait, plus prosaïquement, des problèmes considérables : identification de l’héritier putatif, filière d’extraction, durée de l’opération, financement, choix du lieu de la cachette et de l’entourage, protection du secret. Cet épisode est resté longtemps dans l’ombre : on n’en trouve guère de trace – et pour cause – dans les archives militaires japonaises ; celles du Counter Intelligence Corps (CIC), le principal organisme américain en charge des criminels de guerre et de la traque des menées subversives après la capitulation, sont plus loquaces mais incomplètes. La réflexion historienne a donc été nourrie par les confidences tardives de certains des protagonistes soucieux de justifier leur comportement au moment de la capitulation [5]. Cette étude s’inscrit enfin dans une historiographie qui remet en cause, au Japon même, la vision monolithique de forces armées, en particulier d’une armée de terre fondamentalement belliciste, réfractaire à toute tentative de paix et incapable de penser « l’après-guerre [6] ».

Le sort de l’essence nationale du Japon et la « fin de la guerre »

4La question de la préservation du trône et la sauvegarde de l’empereur furent au cœur des préoccupations des élites dirigeantes dans les derniers mois de la guerre. C’est dans ce contexte qu’intervint la construction par les militaires du complexe de Matsushiro. Cette question ne fut pas, tant s’en faut, résolue par la défaite. Les Alliés avaient évité d’éclaircir publiquement leur position en la matière, ce qui alimenta non seulement nombre de rumeurs sur l’avenir du régime et le sort personnel de l’empereur, mais favorisa, au Japon, l’émergence – certes marginale mais significative – de « prétendants » contestant la légitimité même de l’actuelle lignée impériale.

Le bunker de Matsushiro

5La notion d’essence nationale (kokutai) est l’un des concepts essentiels du Japon impérial. Le terme, sinon la substance, apparaît dans les Nouvelles discussions (Shin Ron) (1825), ouvrage d’un idéologue du fief de Mito, Aizawa Seishinsai (1782-1863), l’un des chefs de file d’un courant nationaliste et nativiste qui, dès avant la Restauration de Meiji en 1868, avait fait du trône le parangon de l’identité et de l’indépendance nationales. Après la Restauration, elle est indissociable du statut particulier de la monarchie japonaise prise dans sa triple dimension : institutionnelle, historique et morale. Institutionnelle car elle fait du tennô, l’empereur, le centre vital de l’État japonais en tant que chef d’État souverain. Historique car l’élément essentiel de cette essence nationale réside dans la continuité et la perpétuité d’une institution monarchique aux origines divines, consubstantielle à l’histoire même de l’archipel. Morale car l’institution impériale est au sommet d’une échelle de valeurs éthiques diffusées par le système éducatif et le shintô d’État [7]. En bref, cette « essence nationale » était l’expression ultime de l’identité propre et immarcescible du Japon impérial, s’incarnant dans l’existence d’une « lignée impériale unique et ininterrompue » et dont les militaires prétendaient être les gardiens attitrés, au nom des liens privilégiés entre l’institution militaire et le souverain.

6Depuis le début de 1944, la « préservation de l’essence nationale » (kokutai goji) devint l’axiome devant présider aux décisions stratégiques des autorités politiques et militaires du pays. L’accumulation des défaites depuis Midway (juin 1942), l’exigence de reddition inconditionnelle formulée par les Alliés à Casablanca (janvier 1943), l’enfoncement du périmètre de défense sur le front du Pacifique avec la chute de Saïpan (juillet 1944) avaient placé le Japon sur la défensive. Les politiques les plus clairvoyants, au Palais comme au gouvernement, mais aussi dans certains cercles militaires, considéraient la guerre perdue et la préparation de la « fin de la guerre » (shūsen) inéluctable pour sauver le Japon et la dynastie du désastre. Ils n’ignoraient pas que la Première Guerre mondiale avait été fatale aux empires centraux et qu’une défaite risquait de porter un coup mortel au régime, mais ils demeuraient divisés sur la voie à suivre : engager des négociations de paix ou/et continuer les combats pour obtenir des conditions de paix acceptables. Ils devaient faire face aux jusqu’au-boutistes de l’armée de terre et de la marine, en particulier les officiers supérieurs d’état-major peuplant la direction des Affaires militaires du ministère de l’Armée, pour lesquels la capitulation était impensable, et qui se disaient prêts à sacrifier « 100 millions de sujets » pour une victoire finale de plus en plus hypothétique. Malgré certaines approches officieuses par l’intermédiaire de la Suisse, de la Suède, voire du Vatican, le Japon fut incapable d’entreprendre une démarche officielle en vue de faire cesser les hostilités tandis que les ultimes tentatives de médiation soviétique furent un échec. Du côté des Alliés, en dépit d’importantes discussions internes, notamment au sein du département d’État américain, on s’était refusé à fournir des assurances publiques sur l’avenir de la monarchie et sur le maintien de Hirohito sur le trône, même si la proclamation de Potsdam n’évoquait que la capitulation des forces armées japonaises, et non celle du gouvernement et de l’État. L’opinion publique alliée et le Congrès américain, chauffés à blanc par la prolongation de la guerre après la capitulation allemande (mai 1945), étaient remontés contre l’empereur qui figurait en haut des listes des criminels de guerre, et dont on demandait la tête. Sur le plan interne enfin, les élites politiques japonaises craignaient que la continuation de la guerre, mais aussi la défaite et l’occupation militaire, ne favorisassent l’essor du républicanisme, voire du communisme, et que la conjonction des extrêmes, à gauche comme à droite, ne plongeât le Japon dans le chaos.

7Au début du mois d’août 1945, les rapports de la police militaire et de la direction de la sécurité du ministère de l’Intérieur signalèrent une recrudescence de propos ou de comportements anti-monarchistes ou mettant en cause la responsabilité du souverain dans la guerre. Certains hommes politiques, mais aussi des membres de la famille impériale, dont l’ancien Premier ministre Konoe Fumimaro, avaient même prôné, depuis février 1945, l’abdication pure et simple du monarque pour sauvegarder l’essentiel, c’est-à-dire l’institution impériale. Hirohito aurait ainsi servi de fusible, son maintien sur le trône devenant un obstacle à la survie de la monarchie [8]. Konoe envisagea même un moment que l’empereur sombre avec le navire amiral de la flotte dans un ultime combat naval… Preuve des hésitations au plus haut niveau ou manœuvre ultime pour convaincre les plus réticents, lorsque l’empereur convoqua le 12 août les chefs des maisons princières pour leur annoncer sa décision d’accepter la proclamation de Potsdam, il leur confirma, en réponse à une question du prince Asaka, partisan de la ligne dure, que la guerre se poursuivrait si l’essence nationale de l’empire n’était pas garantie [9]. À l’époque, au sein même du haut commandement, l’acceptation en l’état de la proclamation de Potsdam ne signifiait rien moins qu’une « atteinte à l’honneur de l’empereur », une « destruction de l’essence nationale », la « fin de l’empire » et « l’extinction de la lignée impériale [10] ». Quoi qu’il en soit, le retour à la paix, trois jours plus tard, signa pour les élites politiques et militaires japonaises une longue période d’incertitude sur l’avenir du pays, de l’institution impériale et de l’empereur.

8C’est en janvier 1944 que le commandant Ida Masataka proposa de transférer le grand quartier général impérial (GQGI) hors de Tôkyô. L’armée de terre avait alors fait le choix, en mai, du site de Matsushiro et elle avait commencé à faire construire en novembre 1944, avec le renfort d’environ 7 000 Coréens en travail forcé, un gigantesque bunker sous les Alpes japonaises dans le département de Nagano pour maintenir la continuité de la chaîne de commandement au cas où les Alliés auraient débarqué dans l’archipel – ce qui entérinait de facto l’impossibilité de les repousser sur les plages. En ce sens, la construction de cette forteresse souterraine de 23 404 m2 de surface au sol et de 10 km de galeries s’inscrivait dans une logique de continuité des combats, fût-ce au prix de l’abandon de la capitale impériale. Ce travail titanesque mobilisa jusqu’à 10 000 ouvriers par jour en mars 1945. Ce n’est cependant qu’en mai 1945 que le chef de l’état-major général de l’armée, le général Umezu, informa l’empereur de ce projet, mais sans lui indiquer que ce dernier était, depuis mars, adossé à un plan de transfert du palais impérial − et donc de la famille impériale − pour la mettre à l’abri des bombardements aériens. On ignore les raisons du silence d’Umezu sur ce dernier point – peut-être craignait-il d’essuyer une rebuffade de la part du monarque. Toujours est-il que, même si Umezu n’aborda plus la question avec Hirohito, l’armée de terre continua de peaufiner son projet de transfert du palais, puisque, au début du mois de juin, elle mit au point un plan d’évacuation et de relocalisation provisoire de la famille impériale ainsi qu’un itinéraire d’exfiltration. Au départ, l’empereur et le ministère de la maison impériale ne manifestèrent qu’un intérêt mitigé pour ces opérations de « déménagement » qui auraient, selon eux, miné le moral de la population, dont l’efficacité sur le plan opérationnel n’était pas avérée et laissant de côté la question du sort des regalia, qui obsédait l’empereur en cas de débarquement allié [11]. Au moment de la défaite, le bunker de Matsushiro était achevé aux trois quarts. Il avait fallu attendre le milieu du mois de juin 1945 pour que le directeur des Affaires générales du ministère de la maison impériale et le chambellan de l’empereur en discutent avec le gardien du sceau privé Kido Kôichi, et consentissent à une inspection de principe des installations prévue pour la fin juillet. La dégradation de la situation militaire – une partie du palais impérial avait déjà été touchée par le bombardement de Tôkyô du 25 mai 1945 – semble avoir poussé à l’époque le Palais à surmonter ses réticences initiales et à envisager un tel transfert, mais en dernière extrémité [12]. La défaite consommée, après une période d’abandon, le site fut partiellement reconverti en février 1967 en Centre d’études sismiques et, à partir de 1990, seule une partie des galeries souterraines fut ouverte au public par la municipalité de Nagano.

Le SCAP MacArthur et l’émergence de faux empereurs

9La confusion suivant la défaite, la restauration des principales libertés publiques (dont la liberté d’expression) imposée par les autorités d’occupation à coup de directives dès septembre 1945, les doutes pesant sur l’avenir de la monarchie et le sort personnel de Hirohito qu’une partie des Alliés voulaient faire juger comme criminel de guerre ouvrirent pour l’institution impériale une période de doute propice aux rumeurs et aux réclamations les plus diverses. Parmi celles-ci, les procès en illégitimité de la dynastie et les prétentions au trône de descendants autoproclamés de la « Cour du Sud » face aux « usurpateurs » de la « Cour du Nord [13] ».

10Au nombre des tentatives les plus sérieuses, celle de « l’empereur Kumazawa » (Kumazawa tennô) figure en bonne place. Kumazawa Hiromichi avait été un moine bouddhiste de la secte de la Terre pure, avant d’ouvrir en 1931, à Nagoya, un commerce qui fut ruiné par la guerre. Son père adoptif l’avait élevé dans la conviction qu’il était l’héritier de l’empereur Go-kameyama (1347-1424) de la Cour du Sud et il s’était autoproclamé empereur en 1920 au décès de son père. Les Kumazawa n’avaient pas hésité à écrire à plusieurs reprises, dès 1908, aux membres du gouvernement et du Palais pour faire valoir leurs droits. À une époque où ce genre d’assertions constituait un crime de lèse-majesté, les pouvoirs publics n’avaient pas, curieusement, donné suite. Pour les Kumazawa, le silence qui leur avait été opposé n’était pas autre chose que l’expression d’une gêne au sommet de l’État, alors que la question des deux Cours et de la place qu’elle devait avoir dans les manuels d’histoire du Japon avait défrayé la chronique politique en janvier-février 1912. Toujours est-il qu’en septembre 1945, au lendemain de la capitulation, Kumazawa écrivit au général Douglas MacArthur qui, en tant que commandant suprême pour les puissances alliées (SCAP), avait la charge de conduire la politique d’occupation. Dans cette missive, il revendiquait le trône en tant que descendant de la lignée légitime et rendait responsable du désastre dans lequel le Japon était plongé la collusion de la Cour du Nord avec la clique militaire. En décembre 1945, à la demande du SCAP, une délégation américaine se rendit à Nagoya pour recueillir les confidences du « prétendant » reprises par la presse anglo-saxonne et japonaise [14]. À partir du printemps 1946, Kumazawa tenta d’approcher les parlementaires et entreprit une série de conférences dans tout le pays. Il fonda un groupe de soutien à sa propre cause et ses activités le rendirent suspect aux yeux du ministère de la Justice, qui envisagea un moment de le poursuivre pour lèse-majesté [15].

11Ses agissements attirèrent également l’attention de la Military Intelligence Section du General Headquarters, Far East Command qui en rendit compte régulièrement à MacArthur. Le SCAP se garda bien cependant de donner suite aux demandes d’audience réitérées de Kumazawa ou de répondre à sa demande de reconnaissance et, peu à peu, le « prétendant » se lassa [16]. En janvier 1951, il saisit néanmoins les tribunaux pour tenter de faire reconnaître ses droits mais fut débouté au motif que l’empereur n’avait pas le droit d’ester en justice. Pourtant, l’attitude du SCAP laisse perplexe : pourquoi a-t-il laissé se développer l’affaire Kumazawa dans les médias, allant même jusqu’à faire protéger le prétendant par sa propre police militaire ? Kumazawa fut le premier à revendiquer le trône, mais non le seul : dans les préfectures de Kôchi, Okayama, Kagoshima, Aichi et Niigata s’élevèrent d’autres prétendants plus ou moins sérieux se réclamant eux aussi de la Cour du Sud, et dont certains écrivirent également à MacArthur. On soupçonna le proconsul américain de double jeu : selon ces théories, les articles de presse, qui suivirent la Proclamation impériale du 1er janvier 1946 par laquelle l’empereur niait sa propre divinité, n’auraient pas seulement été la manifestation de l’attachement à la liberté d’expression recouvrée, mais auraient participé d’un plan visant à tester la popularité d’un Hirohito désacralisé auprès de l’opinion. Cette thèse n’est pas historiquement fondée car MacArthur avait été convaincu, très tôt, de maintenir en place la monarchie et Hirohito ; il considérait que les critiques, même obliques, contre le trône étaient inspirées par l’extrême gauche. L’important réside dans ce que révèle l’affaire Kumazawa du climat délétère dans lequel se trouvait plongé l’archipel dans l’immédiat après-guerre, qui donna alors prise aux bruits et aux revendications les plus extravagants [17].

12On ne sait si les anciens de l’armée de terre et de la marine ont également cherché à contrecarrer ces initiatives mais leur projet de sauvetage de la lignée impériale ne pouvait être naturellement envisagé en dehors de ce climat créé par la défaite et l’occupation étrangère. En outre, la maison impériale japonaise se caractérisait par une longue tradition de polygamie à laquelle il avait été mis tardivement un terme à l’époque de Meiji, ce qui d’ailleurs n’avait nullement entravé la pratique des « préposées au ventre », ces dames d’honneur issues de l’aristocratie et habilitées à fournir des héritiers au trône. Les services de la Cour impériale tenaient certes les registres officiels du lignage, mais non des fruits issus de l’ensemble des partenaires sexuelles occasionnelles des empereurs et, au cours des siècles, les conditions juridiques d’appartenance à la famille impériale ont varié. En d’autres termes, la continuité monarchique, indiscutable, ne coïncidait pas toujours, tant s’en faut, avec celle de la filiation dynastique. Il n’était donc pas exclu qu’il existât de fait au Japon de nombreux descendants de sang impérial élargissant le cercle des prétendants potentiels. Dans le chaos de l’après-guerre, l’armée de terre et la marine se devaient de mettre en réserve un héritier dont l’appartenance et le sang ne pouvaient être contestés.

La mission Genda

13Si l’apparition de faux empereurs n’a finalement point affecté la monarchie, il en allait tout autrement des conséquences de la capitulation. Après le discours de l’empereur annonçant la fin de la guerre, et dans les deux semaines séparant l’arrivée de Douglas MacArthur au Japon le 30 août, la marine commença à étudier la mise en place d’une stratégie de résilience, voire de résistance à l’occupant, et des plans pour faire face à une éventuelle menace communiste. Elle devait ainsi confier au capitaine de vaisseau Genda Minoru une mission insolite, mais jugée capitale pour l’avenir de l’archipel.

Résilience et résistance : la stratégie de la marine

14Le 18 août, le contre-amiral Tomioka Sadatoshi, chef de la seconde division de l’état-major de la marine, responsable des opérations militaires, avait ordonné au commandant du 701e GAR, le capitaine de vaisseau Enoo Yoshio de mettre sur pied à cet effet une organisation clandestine, ce qu’il fit à partir d’éléments du 701e GAR dissous le 23 août. Enoo créa ainsi une force de guérilla et d’infiltration comptant 3 800 hommes, répartis en douze blocs régionaux. En dehors de ce projet, la marine avait également en tête de sauvegarder la lignée impériale. L’initiative en revenait à Tomioka : son idée était de mettre en réserve un prince de la maison impériale dans le cas où l’actuelle famille régnante serait dans l’incapacité de régner, et de le placer sur le trône à la faveur de l’antagonisme russo-américain qui ne manquerait, à la longue, de se produire. Elle fut approuvée par le chef de l’état-major de la marine, le ministre de la Marine Yonai Mitsumasa – ancien chef du gouvernement au début de l’année 1940 –, le prince impérial Takamatsu, frère de l’empereur, officier de marine de son état, et probable régent en cas d’abdication impériale, ainsi que par un vice-ministre de la maison impériale. Un professeur de l’Université de Tôkyô spécialiste de l’histoire de la monarchie japonaise – qui faisait autorité sur la question du kokutai, avait ses entrées au Palais et était bien vu des militaires – fut également mis dans la confidence. Un budget de 200 000 yens fut alloué sur les fonds secrets de l’état-major de la marine et du ministère de la maison impériale.

15Cette référence à la protection de la lignée impériale avait aussi un autre objectif : au moment de la capitulation, personne n’était capable de garantir, en dépit du discours politique officiel récurrent, que la protection de l’essence nationale du Japon et la sécurité des membres de la famille régnante seraient effectivement assurées. Cette absence de garantie et la reddition constituaient un choc pour des militaires qui avaient été éduqués dans le refus absolu de la capitulation ainsi que dans le culte impérial, et l’on pouvait craindre que les personnels qui restaient opérationnels, notamment dans les forces aériennes japonaises, ne se lançâssent dans des actions suicides contre les forces d’occupation. Il était donc capital d’utiliser leur sens de l’honneur au service d’une cause plus grande – la protection de la lignée impériale – et de les détourner de projets suicidaires et inutiles, comme celui d’abattre les avions de la délégation japonaise en charge des préparatifs de la reddition à Manille, envisagé par certains pilotes. À cet effet, l’idée était de s’assurer de la loyauté des commandants des GAR les plus prestigieux pour juguler toute tentative de rébellion, car des tracts avaient été largués sur certaines bases aériennes dénonçant la « haute trahison » qu’aurait constitué l’acceptation de la proclamation de Potsdam. De son côté, le prince impérial Takamatsu était intervenu personnellement, soit par téléphone soit en se déplaçant auprès de certaines bases aériennes, pour indiquer que la « protection de l’essence nationale de l’empire ne saurait intervenir par l’usage de la force armée », ou pour faire part des « préoccupations impériales ».

L’entrée en scène du commandant du 343e GAR

16Genda, comme beaucoup d’officiers de sa génération, avait accueilli le discours de l’empereur avec abattement. Son premier réflexe avait été de passer outre et de le considérer comme inspiré par les « mauvais conseillers » gravitant autour du trône, réflexe habituel des militaires qui n’entendaient pas obéir aux ordres du tennô. Le 17, il fut convoqué à l’état-major de la marine à Tôkyô, en même temps que le capitaine de vaisseau Okamura Motoharu, chef du 721e GAR. Tomioka leur expliqua en détail le processus qui avait conduit à l’allocution impériale et leur confia le projet qu’il avait en tête. Le contre-amiral Yokoi Toshiyuki, chef d’état-major de la troisième flotte aérienne, fut chargé de superviser l’ensemble de l’opération et de pourvoir à l’intendance. De retour à sa base d’Ômura, près de Nagasaki, le 19 dans l’après-midi, Genda, après avoir feint d’organiser son propre suicide, sélectionna vingt-trois hommes prêts à cette opération de sauvetage du lignage impérial.

17Plusieurs lieux furent explorés tour à tour, principalement dans l’île méridionale de Kyûshû, qui devaient correspondre à un certain nombre de critères : isolement mais avec possibilités d’évacuation en cas d’urgence ; environnement politiquement sûr ; agriculture autarcique ; proximité de sites en rapport avec la geste et la mythologie impériales. Le groupe s’accorda pour que le futur héritier impérial fût exfiltré par bateau depuis Tôkyô jusqu’à Saganoseki, sur la pointe nord-est du département d’Ôita. Dans l’intervalle, Genda parvint à placer trois de ses hommes auprès de l’agence de presse Dômei et du ministère de la maison impériale pour tenter d’obtenir des informations sur la politique suivie par les Alliés. Il faut noter que l’équipe de Genda ne s’était pas préoccupée d’identifier l’héritier à cacher mais que, pour sa part, Genda était également arrivé à la conclusion que c’était un prince de la maison Kitashirakawa qui devait être sélectionné, en tant que seul descendant direct de Meiji. En décembre 1945, l’arrestation du prince Nashimoto, celle de l’ex-gardien du sceau privé Kido Kôichi et le mandat d’arrêt lancé contre Konoe Fumimaro – qui se suicida par la suite –, soupçonnés de crimes de guerre, firent craindre le pire : Genda et son groupe reçurent l’appui du président du groupe de construction navale Kawanami situé à Koyagi, un village de bord de mer dans le département de Nagasaki, qui accepta de mettre à disposition ses bateaux pour faciliter l’exfiltration de l’héritier putatif et de prendre les conjurés dans son entreprise. Celle-ci fut toutefois engluée à partir du printemps 1946 dans une série de conflits sociaux qui placèrent l’équipe de Genda dans une situation difficile.

18Au fur et à mesure que le temps passait, le projet s’effilocha : Okamura avait confié à l’un de ses subordonnés, le lieutenant de vaisseau Yunokawa Morimasa, le soin de constituer une équipe supplémentaire de quinze membres, mais ce dernier jeta l’éponge en décembre 1945. À partir d’octobre 1945, Genda fut recherché par les autorités d’occupation qui souhaitaient l’interroger sur l’attaque de Pearl Harbour, en tant que proche collaborateur de l’amiral Yamamoto Isoroku. Au début du mois de novembre 1945, le choix de l’équipe de Genda se porta sur le site de Meranoshô, au centre du département de Miyazaki. Cependant, la situation du Japon évoluait très rapidement : les progrès du syndicalisme dans la classe ouvrière et la paysannerie rendirent plus difficile l’entreprise de Genda. Avec la « Proclamation impériale d’humanité [18] » du 1er janvier 1946 puis, surtout, l’acceptation de l’avant-projet de Constitution en mars, Genda considéra qu’il était temps de rendre son équipe à la vie civile, à condition qu’elle se tînt à l’écart du marché noir pour éviter d’attirer l’attention de la police. L’épuisement des crédits, l’épuration et les difficultés économiques obligeaient ses membres à pourvoir désormais à leur propre subsistance. Tomioka lui fit part en 1947 de la fin de l’opération de sauvetage, et le 15 mai 1947 Genda autorisa le dernier militaire qui tenait une sorte de permanence à Meranoshô à regagner son foyer, mais sans délier formellement le groupe de son engagement. Par ailleurs, il semble que le capitaine de corvette Nakajima Tadashi, commandant adjoint du 723e GAR, ait été chargé d’une mission similaire, quelques jours après la capitulation, par un émissaire du prince impérial Takamatsu. Il avait commencé à constituer autour de lui une équipe d’une dizaine de personnes quand Genda lui demanda de rejoindre son propre groupe. Toutefois, la marine ignorait que l’armée de terre disposait de son propre projet.

Le plan Kitashirakawa de l’armée de terre

19La rhétorique officielle jusqu’au-boutiste de l’été 1945 avait caché des tentatives inabouties pour mettre fin à la guerre, dont personne ne voulait assumer la responsabilité. De fait, l’armée de terre avait également travaillé sur des hypothèses plus souterraines et audacieuses de protection du kokutai autour de l’école de Nakano, dont la réalisation se heurta cependant à de nombreuses embûches.

L’école de Nakano à la manœuvre

20La division du gouvernement japonais et du haut commandement avait conduit des officiers de l’armée de terre, sinon à accepter la défaite, du moins à envisager aussi une stratégie de subversion et de lutte clandestine, au cas où les Alliés auraient décidé de s’en prendre au trône. En juin 1945, le lieutenant-colonel Kurosaki Sadaaki, un officier impliqué dans la tentative de coup d’État militaire du 26 février 1936, avait conçu le projet de « mettre en réserve » le prince Michihisa de la maison Kitashirakawa [19], quelque part dans la région de monts Tsurugi (sur l’île de Shikoku) en cas de bataille sur le territoire national. Kurosaki avait cependant renoncé lorsqu’il apprit que l’école de Nakano de l’armée (Rikugun nakano gakkô), le seul établissement de formation au renseignement et à l’espionnage militaires, était également sur les rangs [20]. L’initiative en était revenue au commandant Inomata Jin’ya, un ancien de cette école, attaché à la direction des Affaires militaires du ministère de l’Armée. Il avait obtenu l’aval de plusieurs officiers supérieurs pour que l’école de Nakano soit la cheville ouvrière d’une organisation clandestine nationale destinée à la surveillance des autorités d’occupation et à l’organisation de campagnes d’assassinats ciblés contre des officiers alliés, au cas où l’institution impériale serait menacée. Un budget de six millions de yens fut dégagé à cet effet et l’ensemble de ce dispositif était déjà bien avancé au moment du discours impérial du 15 août. Surtout, des éléments de l’école, également ébranlés par la décision impériale de mettre fin aux hostilités, avaient été parallèlement sollicités par des officiers de l’armée de terre qui préparaient un ultime projet de coup d’État, dans la nuit du 14 au 15 août 1945, afin d’entraver la radiodiffusion du discours de l’empereur annonçant la « fin de la guerre ». Néanmoins, si le commandant Kubota Ichirô, condisciple de la première heure d’Inomata à l’école, était d’accord sur le principe d’une action pour assurer la protection de l’essence nationale de l’empire, il était réticent à participer à une entreprise de sédition. Il accepta néanmoins, en cas d’échec du coup, de rencontrer au ministère de l’Armée un proche de l’école, le lieutenant-colonel Hirose Eiichi, condisciple du père du prince Michihisa à l’école des officiers de l’armée (Rikugun shikan gakkô) et qui faisait office de secrétaire particulier du vice-ministre de l’Armée. Hirose comprit tout de suite le parti qu’il pourrait tirer des bonnes dispositions de Kubota et lui demanda de veiller à ce que l’école de Nakano participe au sauvetage de la lignée impériale. Une proposition qui, à ses yeux, avait trois mérites : d’abord, l’expertise de cet établissement dans le montage d’opérations secrètes ; ensuite, la nécessité que, dans cette période de troubles, l’école ne soit pas gagnée par des velléités putschistes et que ses capacités ne soient pas dévoyées par des entreprises subversives vouées à l’échec ; enfin, la possibilité de faire face à des rumeurs aussi alarmantes qu’invérifiables qui circulaient dans les forces armées sur le sort que les Américains réserveraient à la famille impériale [21].

21Le choix de Hirose, qui sortait d’une inspection du complexe de Matsushiro, s’était également porté sur le jeune prince Michihisa, alors âgé de 8 ans, dont l’arrière-grand-père n’était autre que l’empereur Meiji. Fuyant la capitale et ses bombardements aériens, le prince et sa suite d’une trentaine de personnes logeaient depuis 1944 à Katsunuma-chô (département de Yamanashi) dans une vaste demeure privée au pied du mont Fuji et bénéficiaient à ce titre d’une double protection militaire et policière. Certains officiers avaient projeté de « subtiliser » le prince héritier, mais cette option avait été en définitive écartée au motif que la disparition du fils aîné de Hirohito n’aurait pas manqué d’attirer l’attention des autorités d’occupation, alors que celle de Michihisa, moins en vue, passerait inaperçue. Sur introduction de Hirose, Kubota obtint l’accord de la grand-mère, la princesse Fusako, septième fille de l’empereur Meiji. Quant au lieu de la cachette, il fallait un endroit sûr, suffisamment éloigné de la capitale pour rester à l’abri des regards, mais doté des commodités suffisantes pour pourvoir à l’éducation de l’enfant. Le choix de Hirose s’était ainsi porté sur Muikamachi (département de Niigata), où il connaissait un certain Imanari Takuzô, un notable local qui avait exercé des responsabilités dans les groupes de jeunesse et dont le patriotisme était à toute épreuve. À cet effet, une équipe de six agents de l’école fut constituée et dépêchée sur place.

22Cependant, Kubota devait rapidement découvrir qu’Imanari avait été chargé par le ministère des Affaires étrangères d’abriter le leader indépendantiste birman Ba Maw, activement recherché par les Alliés pour collaboration, et qui se cachait dans un temple bouddhiste de la région. L’affaire s’annonçait d’autant plus mal que Kubota et Inomata se disputèrent sur l’opportunité d’agréger à leur mission la protection de Ba Maw : Kubota y était favorable parce que le gouvernement japonais avait promis d’assurer la sécurité du leader birman et que le respect de la parole donnée aurait conforté la position du Japon en Asie du Sud-Est, une fois que ce dernier se serait rétabli. Inomata était contre car, tôt ou tard, Ba Maw serait découvert, ce qui aurait mis à mal le plan de cachette du prince. Un compromis – boîteux – avait finalement été trouvé entre les deux hommes : Kubota chapeauterait l’ensemble de l’affaire et Inomata se chargerait plus particulièrement de la protection du prince (« opération donjon », honmaru sakusen). Pour financer le tout, les deux hommes reçurent des fonds secrets des Affaires étrangères et de l’Armée à hauteur de 500 000 yens environ, avec lesquels ils montèrent, au début du mois d’octobre 1945, deux sociétés de couverture, l’une de fabrication de jouets, l’autre de plomberie, dont les produits étaient censés financer l’éducation du prince.

Les embûches de la filière Kitashirakawa de l’armée de terre

23Les nuages n’allaient cependant pas tarder à s’amonceler. En premier lieu, des déboires financiers : Imanari avait non seulement détourné à son profit une partie de fonds secrets destinée à la protection de Ba Maw, mais négocié auprès du ministère des Affaires étrangères, au nom et à l’insu de Kubota, une somme de 400 000 yens affectée à ses propres affaires. Les deux sociétés fondées par Kubota et Inomata avaient quant à elles rapidement périclité car les deux hommes n’avaient aucune expérience des affaires.

24En second lieu, le groupe de l’école finit par entrer dans le collimateur du contre-espionnage allié. Le 6 janvier 1946, les Alliés demandèrent au ministère des Affaires étrangères de leur livrer Ba Maw, qui avait fait l’objet d’une dénonciation anonyme. Sous prétexte d’organiser l’exfiltration de Ba Maw – qui refusait de se rendre – vers la péninsule coréenne, les Japonais l’attirèrent à la mi-janvier à Tôkyô dans un traquenard et le livrèrent aux Américains : continuer à couvrir le leader birman aurait risqué de compliquer les relations entre l’occupant et le gouvernement japonais. Le répit fut néanmoins de courte durée : le 16 février 1946, la plupart des protagonistes de la filière Kitashirakawa de l’école et leurs contacts auprès de l’ancien ministère de l’Armée et des Affaires étrangères – soit neuf personnes dont Hirose, Kubota et Inomata notamment – avaient été arrêtés à la suite des dénonciations de Ba Maw, ulcéré par le comportement de ses anciens « amis » et des aveux d’Inamari. Ils avaient été enfermés dans la prison de Sugamo, dans des cellules individuelles réservées normalement aux condamnés à mort. Cependant, les investigations et interrogatoires subséquents ne permirent pas d’établir l’existence d’un vaste complot contre les autorités d’occupation. Le 2 août, faute de preuves, tous les suspects furent relâchés au lendemain de la libération de Ba Maw.

25En troisième lieu, la cohésion du groupe de l’école s’était effritée. La mésentente persistante entre Inomata et Kubota avait incité le premier à prendre des initiatives personnelles pour assurer l’anonymat du jeune prince. Fort de son expérience de production de faux papiers pour les agents japonais infiltrés en territoire soviétique ou sous contrôle de Moscou en Mandchourie, il conçut, seul, le plan de doter le jeune prince d’une fausse identité, qui lui permettrait d’accéder sans encombre au système éducatif et de bénéficier des tickets de rationnement. Ayant appris par la presse que la municipalité de Hiroshima avait fait appel aux familles survivantes pour reconstituer les registres d’état civil détruits par le bombardement atomique, Inomata se rendit à Hiroshima pour arracher à des services de l’état civil (au départ soupçonneux) des papiers d’identité pour le prince. Ceux-ci étaient attribués à un certain Kimura Michio, né à Okinawa en 1938, fils d’un ouvrier de l’arsenal militaire de Hiroshima disparu lors du bombardement atomique, et dont Inomata prétendait être un lointain parent. Son plan consistait, dans un premier temps, à trouver un point de chute dans les environs de Hiroshima pour que le prince puisse s’habituer pendant six mois à la vie de roturier et à le confier, pour cela, à l’une de ses connaissances, un ancien attaché à la direction des Affaires militaires du ministère de l’Armée, tout en préservant le secret sur l’identité réelle de l’enfant. Dans un second temps, le prince aurait été rapatrié dans la région de Tôkyô et adopté par l’un de ses condisciples de l’école pour brouiller davantage les pistes. Il est peu probable qu’Inomata ait informé ses coéquipiers de Muikamachi de ce projet à Hiroshima, car ils continuèrent à chercher dans les environs un lieu propice pour héberger le prince. En outre, de guerre lasse, à la fin décembre 1945, deux des membres de l’équipe avaient fait défection. Les arrestations de janvier et février 1946 achevèrent de la démanteler.

26En résumé, les projets de sauvetage de la lignée impériale n’ont pas eu à se concrétiser dès lors que la politique d’occupation, loin de s’en prendre à la maison impériale, l’a exonérée de toute responsabilité dans la guerre et instrumentalisée au service des buts de l’occupant – écartant toute hypothèse d’abdication. Certes, le statut de l’empereur allait être profondément remanié, mais le trône avait été préservé et Hirohito avait endossé les habits neufs de la monarchie-symbole qui correspondait sans doute davantage au rôle historique traditionnel assigné à l’institution impériale. Rien qui justifiât un coup d’État, ou un soulèvement contre l’occupant, même si les réformes démocratiques imposées par MacArthur avaient fait grincer quelques dents. En outre, les projets de sauvetage de la lignée impériale avaient été menés indépendamment par l’armée de terre et la marine chacune de leur côté. Aucune concertation entre les deux armées n’avait été menée : s’agissait-il de mettre deux fers au feu ? Ou, plus vraisemblablement, fallait-il y voir une autre illustration de ce sectionnalisme qui avait tant nui à la coordination de l’action militaire pendant la guerre ? Enfin, curieusement, personne ne semble s’être intéressé sérieusement au sort des trois regalia – le miroir, le joyau et l’épée – transmis d’âge en âge à chaque génération d’empereurs. Or, les théoriciens de la monarchie japonaise considéraient que la transmission des insignes de la monarchie, au moins autant que le sang, était une condition de la légitimité de la succession au trône. Que ces insignes fussent perdus, ou pire, confisqués ou détruits par l’occupant, et l’héritier putatif se serait trouvé privé de ces marqueurs symboliques de légitimité. Dans l’urgence, il avait été sans doute jugé plus avisé de mettre éventuellement à l’abri le jeune prince Kitashirakawa que de s’occuper de ces insignes. C’est cette même urgence qui justifia d’ailleurs une autre entorse au principe de la succession par les mâles, puisque le prince Michihisa descendait certes de l’empereur Meiji, mais par son aïeule.

27Avec le recul, ce plan de sauvetage de la lignée impériale peut apparaître fantasque et irréel. Toutefois, dans le contexte de l’époque, il pouvait parfaitement s’expliquer. Par la qualité des personnes impliquées, il ne relevait pas de l’initiative de quelques têtes brûlées isolées. D’autant plus qu’il faisait partie d’un projet plus vaste : celui de la création d’organisations clandestines pour résister à l’occupant. La suite des événements rendit caduques ces initiatives.

28Quant aux principaux protagonistes de cette entreprise, ils connurent des fortunes diverses. Tomioka fut membre de la délégation japonaise qui signa la capitulation sur l’USS Missouri le 2 septembre 1945. Il participa, après la guerre, à la construction des Forces aériennes d’autodéfense. Le prince Michihisa, réduit à la condition de simple citoyen comme tous les membres des maisons princières en octobre 1947, fit carrière dans les affaires et devint l’un des administrateurs de la firme Toshiba, avant d’être fait grand prêtre du grand sanctuaire d’Ise en avril 2001, et d’être appelé à la tête de l’Office central des sanctuaires (jinja honchô), l’un des principaux lobbys shintôïstes. Il ne fut informé de l’entreprise dont il avait été le protagoniste à son corps défendant que bien des années plus tard. Genda Minoru intégra les nouvelles Forces d’autodéfense (FAD) créées en 1954 et devint, en juillet 1959, chef d’état-major des Forces aériennes d’autodéfense. À partir de juillet 1962, après sa retraite, il sera élu sous l’étiquette du Parti libéral-démocrate (PLD) au pouvoir à la chambre des Conseillers où il restera vingt-quatre ans, défendant le système monarchique, la révision de la Constitution et la remilitarisation de l’archipel. Hirose rejoignit lui aussi les FAD, devint commandant de la région militaire nord et s’attacha à développer les capacités de renseignement des nouvelles forces militaires. Inomata revint dans sa région natale de Wakamatsu où il s’occupa du secrétariat des services académiques locaux, exerça des fonctions d’administrateur de société et de direction de groupes d’éducation de la jeunesse par le sport. Nakajima intégra aussi les FAD en 1954 comme commandant de la deuxième flotte aérienne (1957) puis de la première flotte aérienne (1959), avant de rejoindre le groupe de pneumatiques Yokohama après sa retraite. Quant à Kubota, on perd sa trace dans le Japon d’après-guerre. Enfin, s’agissant des émules de l’école de Nakano – entre 2 300 et 2 500 – qui avait en tant que telle cessé ses activités le 15 août 1945, ils se dispersèrent dans le Japon. Beaucoup se reconvertirent dans les services de sécurité, rejoignirent les Forces terrestres d’autodéfense ou mirent leur expertise sur la Chine, l’URSS et l’Asie du Sud-Est, où ils avaient opéré pendant la guerre, au service du gouvernement japonais et des Américains.

29Aucun document actuellement disponible n’atteste que l’empereur lui-même ait été informé de ces projets de sauvetage de la lignée impériale. C’est au prince impérial Takamatsu que revint finalement le dernier mot de l’histoire : « Toutes sortes de plans ont été échafaudés, parmi lesquels il aurait fallu sans doute choisir le moment venu [22] ».


Mots-clés éditeurs : marine, armée de terre, monarchie, défaite, Japon

Date de mise en ligne : 04/02/2020

https://doi.org/10.3917/vin.145.0063

Notes

  • [1]
    Ce sanctuaire shintô avait été inauguré en mai 1940 à la mémoire de l’amiral Tôgô Heihachirô (1848-1934), le vainqueur de la bataille navale de la mer du Japon lors de la guerre russo-japonaise de 1904-1905.
  • [2]
    Un GAR comptait en moyenne 48 appareils.
  • [3]
    Hata Ikuhiko, Hirohito tennô itsutsu no ketsudan [Les cinq décisions de l’empereur Hirohito], Tôkyô, Kôdansha, 1984, p. 152.
  • [4]
    Yves-Marie Bercé, Le Roi caché. Sauveurs et imposteurs. Mythes politiques populaires dans l’Europe moderne, Paris, Fayard, 1990.
  • [5]
    Edward Behr, HiroHito. L’empereur ambigu, Paris, Robert Laffont, 1989, p. 403 sq. Saitô Michinori, Rikugun nakano gakkô gokuhi keikaku. Shin shiryô shin shôgen de akirakasareta shinjitsu [Les plans ultra secrets de l’école de Nakano de l’armée. La vérité révélée par de nouveaux documents et témoignages], Tôkyô, Gakken Paburishingu, 2011, p. 133 sq. ; Shôguchi Yasuhiro, Gokuhi shirei, kôtô goji sakusen [Une mission ultra-secrète, la stratégie de protection de la lignée impériale], Tôkyô, Tokuma shoten, 2017.
  • [6]
    Yamamoto Tomoyuki, Shusenka kôwaka. Teikoku rikugun no himitsu shûsen kôsaku [Guerre ou paix ? Les manœuvres secrètes de l’armée de terre en vue de mettre fin à la guerre], Tôkyô, Shinchôsha, 2013.
  • [7]
    On entend par là le recentrage après 1868 de la religion nationale autour du culte de la maison et de la lignée impériales.
  • [8]
    La bibliographie sur la politique de « protection de l’essence nationale » dans le cadre des efforts pour terminer la guerre est innombrable. Voir notre ouvrage Monarchie et démocratie dans le Japon d’après-guerre, Paris, Maisonneuve et Larose, 1990, p. 63-80 ; Nakamura Masanari, The Japanese Monarchy. Ambassador Joseph Grew and the Making of the Symbol Emperor System, 1931-1991, Londres/New York, M.E. Sharpe, 1992 ; Yoshida Yutaka, Shôwa tennô no shûsen-shi [L’histoire de la fin de la guerre et l’empereur Shôwa], Tôkyô, Iwanami shoten, 2014.
  • [9]
    Kinoshita Michio, Sokkin nisshi [Journal d’un membre de l’entourage [de l’empereur]], Tôkyô, Bungei shunjû, 1990, p. 228.
  • [10]
    Position soutenue notamment par le chef de l’état-major général de l’armée Umezu Yoshijirô et le chef d’état-major adjoint de la marine Toyoda Soemu.
  • [11]
    Voir notre étude, « Les trois Trésors sacrés et la symbolique impériale au Japon », Bulletin du Centre de recherche du château de Versailles [en ligne], 2005.
  • [12]
    Higaki Takashi, Matsushiro daihon.ei no shinjitsu. Kakusareta kyodai chikagô [La vérité sur le GQGI de Matsushiro : un gigantesque abri dissimulé], Tôkyô, Kôdansha, 1994. Saijô chiku wo kangaeru-kai [Association de réflexion sur la zone de Saijô], Matsushiro de naniga atta ka, daihon.ei kensetsu, saijô chiku jûmin no shôgen, [Que s’est-il passé à Matsushiro ? Témoignages des habitants de la zone de Saijô sur la construction du GQGI], Nagano, Ryûô shobô, 2006. Également, Yomiuri shinbunsha, Shôwa-shi no tennô [L’empereur dans l’histoire de Shôwa], 2, Wahei kôsaku no hajimari [Le début des manœuvres de paix], Tôkyô, Chûkô bunko, 2011, p. 210 sq.
  • [13]
    Allusion au schisme dynastique qui, entre 1336 et 1392, déchira l’archipel après l’échec de la tentative de restauration de l’autorité impériale entreprise par l’empereur Go-daigo (1288-1339), et qui aboutit à la mise en place, à Kyôto, du shôgunat des Ashikaga et à l’installation d’une branche impériale rivale, celle du Nord.
  • [14]
    Stars and Stripes, 18 janvier 1946 ; Yomiuri hôchi shinbun, 19 janvier 1946 ; Life, 21 janvier 1946 ; The Canberra Times, 18 janvier 1946 ; Asahi shinbun, 6 juillet 1946.
  • [15]
    Procès-verbal des délibérations de la Diète impériale, Teikoku gikai kaigiroku, 90e session. Kimura Tokutarô (1886-1982), ministre de la Justice, commission du budget, Chambre des représentants, 28 juin 1946, no 3.
  • [16]
    Sur cet épisode relaté par l’un des exécutants de la politique américaine d’occupation, voir Grant T. Goodman, America’s Japan. The First Year, 1945-1946, New York, Fordham University Press, 2005, chap. 13.
  • [17]
    Sur les faux empereurs, Hata Ikuhiko, Shôwa-shi no nazo wo tou [Décrypter les énigmes de l’histoire de Shôwa], Tôkyô, Bunshun bunko, 1999, p. 127-170 ; John W. Dower, Embracing Defeat. Japan in the Wake of World War II, New York/Londres, W.W Norton/The New Press, 1999, p. 306-307.
  • [18]
    Édit impérial par lequel l’empereur renonçait à sa divinité.
  • [19]
    La maison Kitashirakawa fait partie des onze familles princières qui, entre 1868 et 1945, jouissaient à ce titre d’un statut juridique particulier. Michihisa était le cinquième prince Kitashirakawa et le dix-huitième descendant de l’empereur Sukô (1334-1398).
  • [20]
    Sur ce centre de formation des espions japonais, Stephen C. Mercado, The Shadow Warriors of Nakano : A History of the Imperial Japanese Army’s Elite Intelligence School, Washington DC, Brassey’s Inc., 2002.
  • [21]
    Shôwa-shi no tennô [L’empereur dans l’histoire de Shôwa], Tôkyô, Yomiuri shinbunsha, 1969, vol. 8, p. 98 sq.
  • [22]
    Cité par Hata Ikuhiko, Hirohito tennô, op. cit., p. 276.

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