Notes
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[1]
Réel en tant que territoire touchant justement à l’impossible et à « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » pour reprendre la formule de Lacan (1975, p. 183).
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[2]
Éthique au sens freudien du terme, comme « limitation des pulsions » (Freud, 1939, p. 219) ou encore « nécessité de délimiter les droits de la communauté face à l’individu, les droits de l’individu face à la société et ceux des individus les uns par rapport aux autres » (ibid., p. 224).
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[3]
On pourra reconnaître ici l’influence wallonienne dans le « complexe indissoluble que forment des situations déterminées et les dispositions du sujet » (Wallon, cité par Deligny, 1947, p. 148).
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[4]
Winnicott (1956), à travers la « tendance antisociale » et son analyse du phénomène délinquant, avait pu mettre en exergue les rapports entre espace psychique et espace social.
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[5]
En nous inspirant des mots de Deligny : « Il s’agit bien, à un moment donné, dans des lieux très réels, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, d’une position à tenir » (1967, p. 230).
« Si tu joues au geôlier, ils joueront aux prisonniers. »
F. Deligny
1 Solliciter la pensée de Deligny relève assurément d’une gageure. Parce qu’inclassable, au style résolument « poète » plus que « savant », son œuvre bouscule quelque peu les représentations de son lecteur. Le professionnel, désireux de puiser des points de repère à une pratique, s’en trouvera bien déconcerté, à devoir composer avec une écriture aux multiples résonances, car il semble que la référence à Deligny ait à dévoiler une certaine radicalité dans le rapport au savoir.
2 C’est que celui-ci résiste au discours universitaire : la langue n’y est pas académique, le style aucunement spécialiste et le savoir ne saurait s’y incarner comme somme d’énoncés appropriables et reproductibles par chacun. À parcourir ses écrits, nous sommes plutôt face à une langue que l’on serait tenté de saisir en ses ressources métaphoriques promptes à déployer des espaces d’intellectualité, comme tentative de mise en forme d’un réel [1]. De la même manière, la pensée delignienne nous interpelle dans le sens où elle restitue le manque à savoir fondamental qui traverse toute rencontre, dont il fut un témoin avisé de par son trajet d’éducateur et d’accompagnateur de l’humain. Et parce qu’elle situe une scène au carrefour du travail social, clinique et institutionnel, cette pensée s’avère une source réflexive au quotidien d’un professionnel impliqué dans le lien social, ses différentes figures et ses impossibles.
3 En prenant pour scène l’institution pénitentiaire et la fonction de psychologue que nous y tenons, « cheminer avec Deligny » signifiera pour nous s’essayer à l’interpréter et à le penser de façon clinique, à bien reconnaître son écriture dans la vertu qui est sienne de susciter l’associativité chez qui le lit et s’y engage. Le « délinquant » fut un compagnon de route de Deligny, et ses écrits regorgent de séquences relatives à la rencontre tumultueuse de la jeunesse avec le social, sa justice et ses lois, à travers ce style si singulier et qui fait aujourd’hui encore l’actualité de cet auteur. Une rencontre nous en dira peut-être quelque chose.
« C’est abusé »
4 H sort de prison. Il nous est arrivé pour son suivi en milieu ouvert avec son cortège d’obligations ordonnées par le juge : soin, travail, réparation du préjudice subi par la victime. Âgé d’une vingtaine d’années, il présente déjà une belle carrière judiciaire, lui qui rencontrait pour la première fois le juge pour enfants alors qu’il était au collège. Ce fut bientôt une succession de mesures éducatives, de placements en foyer, de séjours en établissement pénitentiaire pour mineurs, pour finalement arriver en maison d’arrêt. Les actes qui l’ont conduit à sa dernière condamnation sont particulièrement graves, typiques de ces déchaînements de violences totalement gratuites que l’on retrouve quotidiennement dans les pages des faits divers au prétexte de mauvais regards ou d’une cigarette refusée. Grave ? Pas forcément dans la bouche de H qui voit là une « connerie », qu’il n’aurait pas dû commettre, certes. L’agir de la violence est banalisé. La victime, les sentiments qui s’y rattachent font faux bond aux propos et H nous désarme quelque peu dès qu’il s’agit de construire un contenu et d’engager l’association autour du passage à l’acte : « C’est abusé », « ça s’fait pas quoi »… C’est à peu près tout ce qu’il pourra en dire, tout en essayant là, à travers ses petites formules, de faire bonne figure devant son interlocuteur. Sa présentation laisse quelque peu une impression de malaise, tant elle semble congédier les référents éthiques de base, supposés en partage dans le lien social.
5 Le parcours de H est chaotique, comme on pouvait le soupçonner. Un père parti précocement, abandonnant sa femme, ses enfants et leur éducation. Une déscolarisation dès le collège. Des premiers larcins, incivilités et bisbilles avec la justice. Puis une montée en puissance pour incarner le petit « caïd » de son quartier, zélé à vouloir faire régner son ordre. Le tout dans un contexte de problématiques sociales et de ce qui ressemble à une pauvreté absolue en termes d’apports éducatifs, intellectuels, moraux et culturels. Les trois fils – familial, social, individuel – auxquels Deligny (1945) faisait allusion se déclinent en un schéma familial éclaté, peu structurant, une ambiance sociale dénuée de perspectives (traîner dans le quartier comme seul horizon), un individu enraciné dans rien, errant de combines en mauvais coups, représenté en outre socialement depuis sa jeune adolescence à partir du prisme judiciaire et pénitentiaire qui paradoxalement paraît incarner un continuum et le seul point de stabilité de ces dernières années. Là, en effet, H arrive à s’emparer de la parole pour égrener toute sa chronologie judiciaire, ses différents passages en établissements, ses condamnations. Tout y passe : histoire de stups, conduite sans permis, vol, outrage à personnes dépositaires de l’ordre, violence physique, menace de mort…
6 C’est que H est rompu aux interlocuteurs de la justice qu’il pratique depuis tout ce temps : juge, psychologue, éducateur, conseiller pénitentiaire… Un mot pour chacun, et quelquefois les mêmes qui reviennent en ritournelle : cette fois, c’est sûr, il a vraiment compris, on ne l’y reprendra plus, il a décidé de rentrer dans le droit chemin. À cette « bonne volonté » exhibée répondent les interrogations légitimes sur un trajet de vie qui semble ne rencontrer aucune limite et bien peu de perspectives de sortie de délinquance à cet instant.
Deligny, les « antisociaux », le rapport au savoir
7 La rencontre avec H vient témoigner d’une actualité, à laquelle la pensée de Deligny ne nous semble pas étrangère. En premier lieu parce que cette pensée concerne la jeunesse, ou plus exactement, serions-nous tentés de formuler, la jeunesse en tant que paradigme qui interroge l’inscription dans le lien social, avec ses multiples écueils touchant à l’intégration du cadre éthique [2] et de la limite. À cela, la pensée de Deligny incite également à mettre en lumière l’aspect écologique des choses, soit les lieux, l’environnement, les milieux, qui déterminent les individus et permettent de penser en termes dialectiques [3]. Enfin, les dispositifs institutionnels de prise en charge représentent un objet de discussion fort chez Deligny, s’agissant entre autres de la production « d’institué » et de ses impasses.
8 Aux différents « inadaptés » à la vie sociale, Fernand Deligny s’est échiné à leur donner un espace. Nul doute que certains de ses portraits de « vagabonds » plantaient eux aussi le décor pénitentiaire et ouvraient à une réflexion sur la transgression et l’enfermement. Ainsi, dans Les vagabonds efficaces, il se livre à une critique radicale de la prison, « procédé sauvage » (1947, p. 139), et du monde de la justice personnifié à travers les figures du gendarme, du juge pour enfants, du gardien. On reconnaîtra aisément le contexte de l’époque et la fibre libertaire de Deligny, de même que la déconstruction de toute notion d’enfermement rencontrée par ailleurs à travers la question asilaire. L’époque a changé. L’expression de la violence et le regard qu’on y porte également. Les idéaux, l’esprit iconoclaste, qui l’animaient, apparaissent quelque peu « anachroniques » dans un contexte qui voit les intervenants du monde social s’interroger aujourd’hui sur une violence de la jeunesse de plus en plus généralisée, décomplexée et banalisée, sur fond général d’effondrement des valeurs culturelles, dans la lignée d’un « monde sans limite » dont parlent certains cliniciens du lien social (Lebrun, 1997). De ce point de vue, le malaise dans la civilisation actuel résonne aussi à travers ces comportements de type délinquant, en droite ligne de la perte de référents symboliques et éthiques, comme traduction sur la scène judiciaire de nouveaux modes de subjectivation, de jouissances, d’élision de la Loi.
9 Pour autant, à vouloir s’aventurer avec Deligny, c’est bien la question de la transmissibilité et « l’assimilation » de son travail qui s’en trouve soulevée. Tenter de prélever les bonnes formules pour le quotidien institutionnel, ou en faire un support prescripteur de bonnes pratiques professionnelles, relève d’un contresens profond. Chercher les concepts, les bases théoriques, la rhétorique savante, de même. Son écriture, son style revêtent bien plutôt une forme poétique, métaphorique, empruntent encore à l’aphorisme, à l’image de Graine de crapule (1945) où les petites séquences défilent avec leur lot d’enseignements. C’est aussi une galerie de personnages « pittoresques » qui habitent ces écrits. En ce sens, il s’y dégage une clinique du cas prête à incarner le propos, soucieuse d’une pratique inscrite dans le réel, à l’envers de toute sophistication de langage qui verrait disparaître l’individu dans une réification conceptuelle ou théorique, dont il a dénoncé les excès. D’où également, une certaine méfiance à l’égard des « psys » et de leur tendance au jargon.
10 Le caractère inclassable, insaisissable de Deligny nous renvoie plus fondamentalement à son indépendance et à sa non-assignation à un courant de pensée. Rappelons, pêle-mêle, qu’il s’intéressa aux travaux de Célestin Freinet, fut l’ami et collaborateur d’Henri Wallon, fréquenta les grands noms de la psychanalyse parmi lesquels Maud Mannoni, Françoise Dolto et Jean Oury, sans jamais pourtant adhérer à l’approche psychanalytique. Il fut pédagogue, éducateur, écrivain, réalisateur de films, témoin de son époque marquée par les grands drames humains. Errant lui-même, de Lille aux Cévennes, en passant par le Vercors… Une part de son héritage est peut-être à saisir dans la mise au travail de la question du déplacement, des lieux, des points d’appui, ces coordonnées étant susceptibles de revêtir alors une portée clinique et institutionnelle de première importance. L’expérience de la « Grande Cordée », menée dès les années 1950 autour de la prise en charge en cure libre d’adolescents délinquants et psychotiques, représentait à ce titre une tentative inédite de mise en place de réseaux coopératifs, avec l’émergence d’un langage nouveau et fondateur sur le travail social.
Un mur de langage
11 L’institution produit ses effets de langage. Elle est un lieu privilégié de ces liasses de mots en « ité », en « isme », en « ion », pour reprendre l’expression de Deligny, qui révèlent l’assignation de l’individu représenté alors par la seule lorgnette de l’institué. Les « personnes placées sous main de justice », telles que dénommées ainsi au quotidien dans l’institution pénitentiaire, soulèvent la problématique en question, l’événementiel judiciaire faisant ici signe, avec son cortège de protocoles, de mesures, d’évaluations… L’un des écueils institutionnels ressortirait assurément d’une captation de l’individu par l’unique parcours délictuel. Car le paradoxe de langage en jeu touche à quelque chose de l’objectivation du sujet, laquelle s’apparente à un véritable « mur de langage » (Lacan, 1953, p. 281). La prise en compte de la dimension subjective de la personne représente, à ce titre, un enjeu cardinal de l’exécution de la peine et de la probation. La présence récente, à l’échelle de l’histoire pénitentiaire, de psychologues cliniciens, en particulier dans le dispositif « parcours d’exécution des peines » en détention ou en service pénitentiaire d’insertion et de probation en suivi en milieu ouvert, participe à son échelle à une politique d’accueil de la personne dans la singularité qui la caractérise et l’individualisation des peines. Sollicités non pas comme thérapeutes ou comme experts, ces psychologues contribuent à la logique pluridisciplinaire mise en place dans les services pénitentiaires en développant une approche clinique comme méthode de connaissance de la personne suivie.
12 Le poids de l’institué prend ici tout son sens. Recevoir une personne placée sous main de justice en tant que représentant de l’institution pénitentiaire institue de facto des orientations de discours et de représentations dans la rencontre. Un ordre de discours en somme, où « les discours religieux, judiciaire, thérapeutique, et pour une part aussi politique ne sont guère dissociables de cette mise en œuvre d’un rituel qui détermine pour les sujets parlants à la fois des propriétés singulières et des rôles convenus » (Foucault, 1971, p. 41). La rencontre avec H témoigne, de ce point de vue, de ce rituel, du scénario et des rôles qui s’instituent du seul fait de parler en ce lieu. Au fait notable que H puisse à ce point coller à l’institution, en se représentant lui-même à partir de signes puisés dans le champ pénitentiaire, ou livrant encore un discours censé attendu par l’Autre institutionnel et son représentant. C’est que ce matériau semble lui conférer un ancrage imaginaire, une apparence malgré tout, là où précisément, il n’y a pas grand-chose. La capacité d’ouverture à un récit de vie, au-delà des seuls déterminismes judiciaires et pénitentiaires, de l’événement du passage à l’acte et des objectivations qui peuvent en découler, concourt à cet égard aux enjeux cliniques comme institutionnels à pouvoir soutenir une ouverture lors de la rencontre.
13 L’institution n’est pas réductible aux murs, et les murs, parce qu’ils ont sans doute une connotation plus évidente dans l’environnement pénitentiaire, engagent à réaffirmer l’institution du côté des êtres humains qui la composent et du langage qui s’y déploie (soit du lien social en tant que lien langagier), car elle pose l’équation de « ce qui institue l’homme en permanence », pour reprendre les mots de J. Rouzel (1998, p. 175). Le risque encouru sur la scène pénitentiaire pourrait bien être celui du redoublement d’un enfermement sur le versant imaginaire (assignation de places), soit un mur de langage qui viendrait de surcroît à l’enfermement réel. Le désenclavement, le désenfermement des pensées situent à cet égard un enjeu professionnel fondamental. Mais le paradoxe tient en ceci : s’il s’agit de ne pas assujettir la rencontre à l’institué du « délinquant », nous ne pouvons que constater le positionnement d’un individu, celui de H, à ce point défini dans son ancrage imaginaire à cette institution et aux signes choisis pour le représenter : signes qui, comme le notait Lacan (1970, p. 413), « représentent quelque chose pour quelqu’un » et lui confèrent une assise et une identité de surface. Il est peu de chose de dire que le discours de H, sans ce recours à son histoire pénitentiaire, demeure marqué par une certaine pauvreté de langage et d’absence de référents pour se représenter dans le lien au semblable. Et il n’est pas à négliger ici le processus identitaire en jeu comme sa prise dialectique dans le champ de l’autre (identification du sujet à une certaine image, regard que porte l’autre, etc.). Car à côté de cela, sans cette mise en avant, que reste-t-il ? L’absence de récit de vie est particulièrement prégnante et appelle à tisser de nouveaux discours, de même que la question en creux de l’identité – celle d’un jeune en construction et de l’étayage des espaces sociaux – s’y associe. Constitué sur l’image de petit caïd, qui finit d’ailleurs par annihiler tout lien social autour de lui, H est profondément isolé depuis sa sortie, vit seul avec sa mère et peut tout juste compter sur quelques copains du quartier. Devenir quelqu’un, en ce sens, n’apparaît peut-être pas comme une vaine expression.
Enfermement et passage dedans/dehors
14 La détention de H fut marquée par de multiples épisodes de tension et d’agression envers les surveillants et les intervenants sociaux, donnant lieu à des rapports d’incidents, placements en isolement et transferts. C’est peut-être à l’évocation de cette période que l’on ressent pour la première fois un discours traversé d’un peu d’affect. La voix se fait moins désinvolte à relater les moments de « passages à vide », à l’image de ces scarifications exercées sur les avant-bras, sans qu’il puisse pour autant dire grand-chose de ce geste. L’enfermement reste à la fois ce trou noir dans son parcours et la donnée incontournable de quatre années de détention cumulées pour un jeune de 20 ans.
15 La réflexion sur les lieux, leurs influences, demeure une constante de la pensée delignienne. La détention, comme coordonnée intrinsèque de l’environnement, relève d’une mise à l’épreuve pour l’individu à intégrer l’enfermement et le vivre psychiquement. La « sociologie » du milieu carcéral atteste, en effet, d’une reconfiguration radicale des liens sociaux, de son rapport au monde intérieur et à la solitude. Au-delà des activités et accompagnements proposés durant l’incarcération – l’oisiveté est la mère de tous les vices entend-on souvent en établissements pénitentiaires –, l’expérience nous renvoie plus fondamentalement à l’habitabilité psychique du détenu quant à son environnement. H fut égal à lui-même en détention : impulsif, rejetant toute limite et incarnation de l’autorité, multipliant les passages à l’acte. Suivi par l’unité sanitaire de la prison, un traitement sédatif lui était même prescrit : « J’étais un légume à un moment donné » décrit-il, à l’endroit où il rencontrait au bout de tout ce temps la limite de par l’épuisement physique. Il ne veut plus entendre parler de médicaments depuis, mais ne ferme pas la porte au suivi avec un psychologue ou un psychiatre avec qui il pourrait parler. Une manière peut-être de se projeter dans l’obligation de soin à laquelle il doit répondre.
16 L’expérience de H témoigne, à certains égards, dans le rapport à l’environnement, de l’inégalité de chacun face à la carcéralité entendue comme « expérience subjective de la détention » (Lhuilier, 2007, p. 447), avec les aménagements et ressources psychiques mobilisables pour habiter les quatre murs de la cellule et la solitude (Léon, Denans, 2014). Un passage en prison qui fait donc trace pour H lors de la confrontation avec le réel de l’enfermement, bien qu’interprétant, à l’image de beaucoup de jeunes que nous recevons, celui-ci comme un passage obligé.
17 La prise en charge en milieu ouvert, dans laquelle H est à ce moment pris, opère une redéfinition des catégories de dedans et de dehors. La condamnation, qui n’est plus assujettie à l’enfermement physique (notion écologique), de même que la logique de réseau et d’ouverture qui l’anime s’incarnent comme composantes du milieu. De ce point de vue, la réflexion sur les espaces dedans/dehors, leurs résonances psychiques et sociales [4] contribuent à interroger la dynamique de liens lors de la peine de probation. Les aspects éducatifs et cliniques apparaissent en première ligne et leur corrélat de (ré)appropriation des espaces qui va avec. À commencer par la mesure de justice en elle-même qui engage un espace sur fond de cadre et de contrainte, et met en jeu une tension entre un environnement propre à incarner la limite et ce qui tiendrait de l’adhésion et du désir de la personne là-dedans. La « sensation de choix », pour reprendre une formule de Deligny, apparaît sans doute plus pertinente que le choix lui-même (et la personne probationnaire ne l’a pas vraiment), en ce sens de pouvoir impliquer l’individu dans la mesure de justice dont il est l’objet et d’y loger a minima quelque chose de lui.
Créer des circonstances
18 De manière un peu abrupte, la rencontre avec H nous met en face d’un constat : celui du peu de nourriture éducative, intellectuelle, spirituelle, morale, etc., que l’on peut observer, en bref, du peu de nourriture attestant d’un enracinement dans la collectivité – à suivre la terminologie de S. Weil (1949) – et dont le comportement délinquant se révèle être l’une des manifestations. Le rapport au semblable s’y trouve marqué d’un point d’achoppement, à commencer par la victime, totalement désincarnée dans le discours et dépossédée de ce qui la rendrait humaine : sans apparence, sans expression d’empathie ou d’identification envers elle. Le lien humain paraît se défaire en ses fondements, là même où « reconnaître autrui est le souverain bien, et non un pis-aller » (Antelme, 1996, p. 34). De même, l’observation clinique témoigne d’une certaine désolation où les contenus relatifs à la capacité associative, à la créativité, à la sublimation, paraissent caducs.
19 Ce défaut de lien interroge l’environnement du monde pénitentiaire et les métiers de la relation humaine qui s’y exercent, marqués justement par des impossibles, au sens décrit par Freud (1925). La rencontre avec H nous en dit certainement quelque chose, dans le constat d’un parcours inscrit dans la délinquance précoce et répétée, avec l’échec relatif des mesures qui ont pu être mises en œuvre, des plus éducatives au plus privatives de liberté. De même, la rencontre se trouve aux prises avec le peu de capacité de mentalisation, la difficulté à prendre une place, à s’emparer de signifiants pour se faire représenter dans le lien social. Ces signaux apparaissent en effet assez peu encourageants en matière de facteurs protecteurs de la récidive. Revenant à Deligny, il semble qu’il ait lui à nous convoquer sur la question du désir professionnel à loger dans cet impossible : « Si tu es pour si peu dégoûté du métier, ne t’embarque pas sur notre bateau car notre carburant est l’échec quotidien, nos voiles se gonflent de ricanements et nous travaillons fort à ramener au port de tout petits harengs alors que nous partions pêcher la baleine » (1945, p. 43).
20 C’est dire si plus qu’une étude de cas, H, par la radicalité de son parcours, de même que sa résonance à un certain type de profil de plus en plus observé, nous sollicite sur une position professionnelle à tenir malgré tout [5]5, face à ce qui pourrait basculer dans le simple constat résigné. La problématique clinique se formule alors en des termes de soutien aux lieux de parole, à la mise au travail de la pensée, au langage et à la médiation de nature à porter une brèche à la rigidification des places précédemment décrite dans le schéma de l’institué. Une position à tenir qui fait encore écho à des circonstances à créer, engageant un au-delà de l’institué de la « personne placée sous main de justice », sans que l’événementiel judiciaire soit éludé pour autant.
21 Les passages entre la règle et la Loi prendraient ici une tournure heuristique. La règle, établie dans le cadre du vivre ensemble – elle concerne le groupe en son versant d’imaginaire social dont le Code pénal est l’une des productions –, ne se confond pas avec la Loi, elle qui fait référence au sujet, au registre symbolique qui fait marque et signe la coupure humanisante des interdits structuraux. Nous pourrons reconnaître entre ces pôles juridique et symbolique l’importance du droit dans l’institution de l’homme, sa « fonction anthropologique » (Supiot, 2005) en tant qu’éthique (de l’autre) et régulation du lien social (comme le traitement de la violence). C’est dire si la responsabilité n’est pas seulement à entendre du point de vue de la responsabilité pénale, mais aussi de la responsabilité du sujet qui ouvre à bien d’autres catégories : la place de l’individu dans la collectivité humaine, l’espace social et ses limitations symboliques (à travers ses incarnations), l’identification au semblable et au groupe, les conduites déviantes comme impasses subjectives, etc.
22 L’événement juridique de la règle charrie les questions afférentes à la Loi et au sujet. En cela, la position clinique, plus que de viser la dimension interprétative, tiendrait davantage de la relance du sens face à la signification univoque de l’institué. En d’autres termes, ce serait viser l’émergence possible d’un récit, là où l’histoire est avant tout saturée d’agir et de signes (qui font office d’insignes, comme nous avons pu le relever au sujet de H). Au demeurant, ce qui transparaît dans son discours est bien une forme d’incapacité d’en passer par les mots. La médiation vers un travail de mise en forme par la parole et du lien à l’autre dans lequel il s’institue représenterait, de la sorte, l’un de ces points d’appui dans l’accompagnement de la mesure de justice. Et jouer alors, en tant que clinicien, une fonction d’adresse et de relais possible vers les différents professionnels mobilisés dans le cadre de la probation.
Conclusion
23 L’institution pénitentiaire a ceci de particulier d’emprunter aux différents champs disciplinaires : droit, psychologie, éducatif, sociologie du contemporain… Elle atteste par là même de la complexité de l’ancrage du sujet dans le lien social, du tissage des liens sociaux et de ce qui le fragilise. Le recours aux médiations et aux logiques sociales et partenariales se révèle à ce titre cardinal : entretien, formation, soin, projet, accompagnement social… toutes ces notions sont aujourd’hui largement valorisées dans la manière d’appréhender la peine de probation et sa visée de réinsertion. De même, la notion de réseau – signifiant clé de la pensée de Deligny – renvoie à ces points d’appui et à leur potentialité à multiplier les rencontres et les circonstances. À cela, la clinique issue du champ pénitentiaire prendrait sa part de responsabilité, par le travail de lien et de désenclavement qu’elle cherche à opérer, comme une manière de soutenir une certaine éthique dans la rencontre. Chose éthique à laquelle Deligny, au fil de son accompagnement de l’humain, nous convie et qui marque encore aujourd’hui le professionnel qui s’engage dans sa lecture.
Bibliographie
Bibliographie
- Antelme, R. 1996. Textes inédits sur l’espèce humaine. Essais et témoignages, Paris, Gallimard.
- Deligny, F. 1945. « Graine de crapule », dans Graine de crapule suivi de Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1998, p. 1-43.
- Deligny, F. 1947. « Les vagabonds efficaces », dans Graine de crapule suivi de Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1998, p. 127-215.
- Deligny, F. 1967. « Le groupe et la demande : à propos de “La Grande Cordée” », dans Graine de crapule suivi de Les vagabonds efficaces et autres textes, Paris, Dunod, 1998, p. 230-245.
- Foucault, M. 1971. L’ordre du discours, Paris, Gallimard.
- Freud, S. 1925. « Préface », dans A. Aichhorn, Jeunesse à l’abandon, Toulouse, Privat, 1973, p. 7-10.
- Freud, S. 1939. L’homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, Gallimard, 1967.
- Lacan, J. 1953. « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 237-322.
- Lacan, J. 1970. « Radiophonie », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 403-447.
- Lacan, J. 1975. Le Séminaire, Livre XX, Encore (1972-1973), Paris, Le Seuil, coll. « Points essais ».
- Lebrun, J.-P. 1997. Un monde sans limite, Toulouse, érès, coll. « Point hors ligne ».
- Léon, J. ; Denans, J. 2014. « La solitude, au-delà des quatre murs », VST, n° 124, p. 36-42.
- Lhuilier, D. 2007. « Perspective psychosociale clinique sur la “carcéralité” », Bulletin de psychologie, n° 491, p. 447-453.
- Rouzel, J. 1998. L’acte éducatif, Toulouse, érès, coll. « Poche », 2010.
- Supiot, A. 2005. Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du droit, Paris, Le Seuil.
- Weil, S. 1949. L’enracinement, Paris, Gallimard.
- Winnicott, D.W. 1956. « La tendance anti-sociale », dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1983, p. 292-302.
Notes
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[1]
Réel en tant que territoire touchant justement à l’impossible et à « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » pour reprendre la formule de Lacan (1975, p. 183).
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[2]
Éthique au sens freudien du terme, comme « limitation des pulsions » (Freud, 1939, p. 219) ou encore « nécessité de délimiter les droits de la communauté face à l’individu, les droits de l’individu face à la société et ceux des individus les uns par rapport aux autres » (ibid., p. 224).
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[3]
On pourra reconnaître ici l’influence wallonienne dans le « complexe indissoluble que forment des situations déterminées et les dispositions du sujet » (Wallon, cité par Deligny, 1947, p. 148).
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[4]
Winnicott (1956), à travers la « tendance antisociale » et son analyse du phénomène délinquant, avait pu mettre en exergue les rapports entre espace psychique et espace social.
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[5]
En nous inspirant des mots de Deligny : « Il s’agit bien, à un moment donné, dans des lieux très réels, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, d’une position à tenir » (1967, p. 230).