La petite enfance de Pierre
1Pierre est âgé de 23 ans mais il en paraît quinze de plus. Il a vécu depuis sa naissance sous le signe de la mobilité et du mouvement. Natif du département de la Seine-Saint-Denis, il vit jusqu’à l’âge de 3 ans à la Courneuve, à la cité dite des 4 000, tant que la vie familiale y est possible.
2Mais bientôt, rien ne va plus et les dissensions parentales, trop fortes, contraignent à la seule décision cohérente, la séparation. La maman, qui obtient la garde des enfants, car Pierre a une sœur aînée, quitte l’Île-de-France pour le département des Pyrénées-Atlantiques. Elle choisit de suivre son nouveau compagnon vers cette destination attractive. Mais ce nouvel horizon de vie, s’il fut prometteur un moment, ne se révèle pas à la hauteur des espoirs.
3La violence du compagnon de la mère se déchaîne régulièrement, tourmente l’univers familial à peine recréé et atteint notamment Pierre, autant physiquement que psychiquement. Il grandit dans une ambiance de crainte permanente des coups, du déchaînement de colère de cet homme qui vit avec sa mère, des turpitudes quotidiennes. Il a un peu plus de 5 ans lorsque sa sœur aînée, qui n’y tient plus d’être battue et rouée, porte plainte contre le beau-père pour coups et blessures portés contre elle et son frère.
Le placement en famille d’accueil
4Si les relations familiales se révèlent dramatiques pour le développement de Pierre, la conséquence de la plainte de sa sœur sera encore plus douloureuse pour lui. Après enquête, la décision de justice signera son placement en famille d’accueil. Il sera donc séparé de sa mère à l’âge de 6 ans.
5Plus tard, oubliant les raisons justifiées qui conduisirent sa sœur à porter plainte contre le beau-père, Pierre ne retiendra que sa responsabilité dans la séparation d’avec sa mère. Il la tiendra responsable de ce qui lui est advenu et lui en gardera grief.
6Cependant, le placement en famille d’accueil lui permet de découvrir la possibilité de relations différentes entre les personnes, plus harmonieuses, plus apaisées. Il conserve dans sa mémoire le souvenir d’épisodes radieux, formule sur cette époque, relativement courte, une appréciation positive. Il ne reste en effet guère plus de deux ans dans cette famille de substitution et déclare y avoir vécu une petite enfance heureuse. Il n’a pas vraiment le temps d’approfondir des liens relationnels avec ces adultes différents qui l’entourent d’une affection véritable.
Retour dans la famille
7Sa mère entreprend des démarches pour le récupérer. Elle souhaite si ardemment son retour auprès d’elle, déploie dans ce projet tant d’énergie et de force de persuasion, de conviction, qu’elle obtient ce retour, là où elle n’aboutira pas pour sa fille. À 8 ans, Pierre retrouve des relations familiales qui n’ont pourtant pas beaucoup évolué. Le décalage entre les bonnes intentions de sa mère et le comportement de violence de son beau-père le confronte de nouveau à des réalités de vie insupportables.
8Mais la famille, amputée de la sœur aînée, est désormais connue des services sociaux et il n’est pas possible de masquer longtemps les sévices qui s’opèrent. Pour cette raison et d’autres, d’ordre économique, la famille décide de quitter le département, échappant ainsi à la vigilance de l’Aide sociale à l’enfance et à de nouvelles conséquences fâcheuses.
9Ainsi, Pierre, 10 ans, bouge de nouveau, quittant le Sud-Ouest pour revenir dans son département francilien de naissance. Il est tout à fait conscient que sa mère a été contrainte de changer de département pour échapper à la justice et pour protéger son compagnon, responsable de méfaits sur ses enfants. Il comprend même qu’il s’agit pour elle de ménager son conjoint tout en s’assurant la conservation de la garde de son enfant. Si la vie est terrible pour Pierre, il préfère cela à la séparation d’avec sa mère.
Un itinéraire de violences subies
10Il est âgé seulement de 10 ans mais a dû consentir à perdre son père, à déménager dans le Sud, à accepter un nouveau père, violent et brutal, puis à perdre sa mère, pour aller vivre dans une autre famille, inconnue, avant de retrouver les siens, mais bientôt ils sont tous contraints de fuir, de peur d’une justice qui n’aime guère les récidivistes, et qui risque de sanctionner de nouveau une famille et d’en séparer les membres.
11Sous la conduite de sa mère et de son beau-père, Pierre, du haut de ses 10 ans, trouve refuge en Seine-Saint-Denis, à Bagnolet. Mais la vie ne change pas, ni les conditions matérielles d’existence, pas plus que les raisons qui maintiennent les parents dans l’incertitude des situations, dans l’impasse des solutions. Rien n’est de nature à modifier par conséquent le comportement violent du beau-père qui déchaîne sa rage, sa rancœur et son désespoir.
12Pierre porte les traces et les stigmates de ce déferlement. Son corps est le témoin de la violence qui s’imprime dans cette famille sans assise, sans port d’attache, sans moyen de résister au vent, fragile devant la tempête, arrachée de son lieu de vie à la moindre turpitude. La violence, qui s’écrit sur le corps de l’enfant, est une écriture de l’incapacité, celle de pouvoir communiquer à quelqu’un, quelque part, de l’inhumanité des parcours. Elle signifie à celui qui est le plus faible, le plus démuni, ce à quoi il est destiné, plus tard, comme adulte, c’est-à-dire à être violenté. Car la violence n’est pas que physique et ces adultes, qui la vivent au quotidien, contraints au mouvement perpétuel, à l’éternel retour, au point zéro de leur vie, aux mêmes lieux des impossibles, prisonniers de la spirale du dénuement, ne survivent qu’en s’endurcissant, étape après étape, en s’accommodant de conditions d’existence toujours plus difficiles, plus précaires.
13L’écriture de cette violence sur le corps de l’enfant est comme le signe d’un destin. Pierre est promis, comme l’ont été ses parents, à la violence du monde et il doit, par conséquent, pour survivre, apprendre à résister à la violence pour ne pas périr.
14Qu’est-ce que le rituel de la violence physique sinon un apprentissage de la douleur, qui possède l’extrême avantage de sa localisation dans la géographie corporelle ? Avec la douleur physique, il est permis de dire où l’on a mal. Il est d’autres douleurs qui n’ont pas cet atout, ces douleurs que partagent des millions de familles démunies, incapables de comprendre pourquoi ce sort est le leur, ce qu’elles ont pu commettre pour n’avoir plus le droit de travailler, ou de gagner dignement leur vie.
15Pourtant, rien ne nous touche plus que la violence physique dans ce monde, sans doute en raison du fait que les signes sur le corps sont visibles et témoignent d’une atteinte aux surfaces, à la frontière donc de ce qui se joue entre l’individu et la société.
La surface des choses
16Ce qui ne se voit pas, qui est relatif à l’intériorité, à la psyché, intéresse moins. Ce qui n’est pas visible, par exemple les conduites adolescentes de repli ou de retrait, d’isolement ou d’extrême solitude, qui peuvent présider à des tentatives ou à des suicides, entraîne bien moins de considération que les comportements violents, qui affirment le mal être aux yeux de tous.
17Ce qui ne se voit pas sur le corps n’interroge pas un monde qui ne se préoccupe que d’apparences et de la surface des choses. Ce qui ne se voit pas appartient désormais, semble-t-il, au domaine de la responsabilité individuelle. C’est bien pour cela qu’il s’agit de préserver les apparences, même au plus fort de la misère, de sauvegarder les surfaces.
18Ce qui se donne à lire sur les surfaces des corps inquiète, dérange et peut être condamné. La peau est par conséquent une surface qu’il convient de lisser au regard de la collectivité et de rendre propre à un modelage qui réponde à des attendus sociaux.
Signes d’alerte
19C’est la surface du corps de Pierre qui a inquiété l’assistante sociale de l’école primaire, plus que son comportement d’enfant tranquille, c’est-à-dire de petit garçon inhibé, replié sur lui-même, apeuré. Les traces qui se laissaient voir l’ont incitée à opérer un signalement au procureur de la République pour maltraitance.
20On aurait pu craindre que Pierre, alors âgé de 11 ans, ne cherche à oblitérer le risque d’une nouvelle séparation familiale. Mais, en réalité, les sévices qu’il endurait depuis son retour en Île-de-France devenaient tellement insupportables qu’il rêvait d’un terme aux brutalités du beau-père. L’initiative de l’assistante sociale rencontrait l’adhésion de Pierre. L’école lui procurait la protection qui devenait nécessaire. Après avoir subi de nombreuses violences, plus gravissimes les unes que les autres, Pierre avait dépassé un tel degré de douleur que toute relation avec son beau-père l’insupportait. L’idée de sa seule présence lui était intolérable.
21La séparation apparaissait comme une décision vitale, impérative. Pierre exprimait la nécessité de cette décision, de cette protection par la séparation des corps, pour survivre. Sa mère ne pouvait plus garantir de cadre sécurisant, contenant, pour son fils, n’assurait plus de fonction de garde-corps pour protéger Pierre contre son partenaire, de garde-fou pour retenir son compagnon dans le déferlement des coups. Elle était impuissante, désemparée, spectatrice désolée des scènes de brutalité qui se jouaient de façon obscène. Elle acceptait, avait abdiqué devant la colère, la haine, la folie de son compagnon.
Du tribunal pour enfants aux foyers de l’ase
22Après le passage par le tribunal pour enfants, la décision du juge met Pierre à l’abri de ses parents, pour son plus grand soulagement tant ses déboires étaient profonds. Il est placé en foyer de l’enfance à l’âge de 11 ans et n’en sortira qu’à 18. Mais cette longue traversée temporelle, dans un foyer de l’enfance de Bondy pour commencer puis dans bien d’autres par la suite, ne signifie pas qu’il ait pu élaborer une stabilité psychique suffisante ou des relations suffisamment bonnes avec des images identificatoires positives. Certes, il aura connu pendant les années d’adolescence un ancrage physique dans des institutions contenantes, sécurisantes, mais dans moult lieux géographiques.
23Psychiquement, une mécanique de l’errance s’est enclenchée. Elle n’est peut-être guère visible pour les adultes qui l’encadrent, parce que Pierre est contraint par des conditions d’existence fixées par le juge des enfants et qu’il s’y conforme, de foyer de l’enfance en foyer de l’enfance, mais dès lors que la majorité civile sonne pour lui la capacité de partir, il la saisit sans mesurer ce qu’il va trouver.
24Ses 18 ans, il les a fêtés sur un banc, à Paris, croyant que la liberté lui apporterait ce dont il avait toujours manqué. En réalité, il ne trouve que ce dont il était familier.
Des foyers de l’ase à l’errance
25Il n’hérite à sa majorité que de précarité dans l’hébergement, que de solutions provisoires, que de places temporaires, que d’illusions déçues. Dans ce registre, il bénéficie d’une tentative de mise en place d’un contrat jeune majeur, et se retrouve logé en foyer de jeunes travailleurs dans l’Allier pendant deux mois. Quand il faut partir, il ne tarde pas à choisir et fuit pour le Vaucluse, où il fait chaud, où les festivals succèdent aux rave parties, et partage sur la route le destin des jeunes que François Chobeaux a décrits dans son ouvrage sur l’errance active [2]. Il séjourne ainsi quelques mois dans le Vaucluse en compagnie d’autres jeunes gens, qui comme lui sont en quête d’une histoire dont il s’agit de recoller les morceaux.
26Puis, du Vaucluse, il passe dans le département voisin des Bouches-du-Rhône, dans lequel il erre plusieurs semaines. Les frontières deviennent un objet d’étouffement, d’enfermement, les grilles invisibles qui empêchent l’accession aux possibles, le dessin de perspectives. Rester là où l’on se trouve, alors que l’on pourrait être ailleurs, ailleurs où tout doit être si différent, tellement plus lumineux, hospitalier, coloré, est une musique qui fait son chemin dans son esprit. Les frontières qui le retiennent d’advenir, pense-t-il, doivent être traversées. C’est ainsi qu’il les franchit pour aller en Espagne. Mais la traversée des frontières ne modifie en rien les conditions psychologiques de l’enfermement, ne soulage pas de l’insoutenable poids de l’enfance perdue, meurtrie, volée.
27Il est si pénible de reconnaître les limites de son territoire intérieur, les frontières de son histoire, avec ses nuits et ses tempêtes, que Pierre s’évertue à poursuivre sa dynamique en fuyant de l’Espagne en Angleterre.
28Confusément, il perçoit qu’il s’agit d’une fuite en avant, qui pourrait durer toute une vie, sans qu’un sens quelconque soit au fondement de ce voyage improbable.
De l’errance à la quête existentielle
29Une lumière jaillit, du fond de cette errance insensée, pour lui souffler la nécessité de reconstruire des liens avec sa famille paternelle, avec son père qu’il n’a plus vu depuis sa petite enfance, depuis la fuite pour les Pyrénées-Atlantiques. Cette absence date de ses 3 ans.
30Commence alors une véritable quête pour retrouver les traces des siens, construire une tentative de proximité, chemin au cours duquel il apprend que ses grands-parents paternels résident en Belgique. Cette fois, le franchissement de la frontière a du sens et la rencontre avec ses grands-parents paternels lui permet de s’enquérir de son père. Celui-ci vit en Allemagne et après avoir pu communiquer avec lui par voie téléphonique, il s’y rend à sa demande.
31Si Pierre entreprend une démarche courageuse pour compléter le puzzle de sa vie, ceux sans qui il a grandi ne sont pas prêts à s’engager dans des liens trop contraignants, des relations trop « familiales », ni à s’investir ou à s’impliquer. Malgré ses difficultés de vie, le bouillonnement émotionnel, les constructions fantasmatiques, il perçoit assez finement la hauteur des affects et ce qu’il peut attendre de sa branche paternelle.
32L’adulte qu’il est devenu a si peu de rapport avec les promesses de l’enfant qu’il était que la frustration sature les ressentis et les témoignages de tendresse. L’écart est démesuré entre cette époque ancienne qui liait deux adultes et deux familles, qui produisit notamment la venue au monde de cet enfant, et l’époque actuelle, caractérisée par une totale déliaison. Le temps a distendu les histoires individuelles, a déformé des réalités vécues, a détricoté les affections.
La logique de l’itinérance institutionnelle
33Mesurant l’état des choses, Pierre ne peut pas construire quoi que ce soit dans l’un ou l’autre de ces pays, et fatigué de ses allées et venues dans cette Europe qu’il parcourt, se décide pour revenir dans le pays de ses origines. De retour en France, désappointé autant que désabusé, défait des derniers liens humains qui lui apparaissaient praticables, il est tellement libre qu’il flotte au milieu des foules, aérien, poussé par le vent, chassé par les mouvements de foule.
34C’est avec une certaine logique qu’il va chercher de l’aide auprès des structures d’hébergement d’urgence, renouant avec une habitude ancienne, une manière de vivre débutée à l’âge de 11 ans pour s’achever à 18 ans, le ballottement de foyer en foyer. Pourtant, il ne fait pas de rapprochement ni de lien entre sa nouvelle manière de vivre, d’un hébergement d’urgence à l’autre, et son passé dans les foyers de l’enfance. Sans doute la familiarité de cette démarche ne le surprend pas puisque l’ordre de sa vie est composé de la sorte.
35À peine remis de la blessure infligée tant en Allemagne qu’en Belgique, il tente un retour chez sa mère dans le département de la Seine-Saint-Denis. Elle vit toujours avec le même homme, ce beau-père qui le brutalisait. Il ne faut guère longtemps avant que le beau-père menace la mère de la quitter si elle ne met pas son fils à la porte de son appartement. Sous la contrainte de cette menace, elle supplie Pierre de partir et de ne plus revenir dans l’idée d’être hébergé.
36Les bancs de Paris vont constituer un nouveau domicile pour ce reclus, avant qu’il cherche du secours auprès des éducateurs de prévention spécialisée, du Centre communal d’action sociale (ccas) et de la Maison des solidarités.
Un constat terrible
37Il est âgé de 23 ans, ne possède pas les caractéristiques pour prétendre au rsa jeunes, ni pour obtenir des aides en matière de logement. De plus, il rencontre des difficultés de santé importantes compte tenu des conditions de vie qu’il a endurées depuis cinq ans et qui ne peuvent pas être aisément résolues car il ne possède pas de mutuelle, n’a pas d’argent, ni personne pour le soutenir financièrement. Sa situation sociale, qui est déplorable, génère chez lui une anxiété grandissante, une angoisse existentielle majeure, ce qui a pour conséquence de tendre les relations avec les personnes qu’il rencontre, qu’il côtoie, qui cherchent à lui procurer un peu d’aide. Les tensions relationnelles sont les plus vives et les plus conflictuelles avec les institutions d’État, ce qui ne facilite pas et rend même son insertion professionnelle problématique, voire impossible.
38Son attitude est évidemment paradoxale car s’il n’avait pas l’intention de s’insérer professionnellement, il n’entreprendrait pas de démarche en ce sens. Refoulé par les siens, sans point fixe dans sa vie, sans liens familiaux de nature à l’inscrire dans la communauté des hommes, il vit toute demande administrative, toute constitution de dossier comme une tentative pour le rejeter, le dissuader de s’insérer. Il oppose alors sa colère pour se protéger, pour se garantir, sauvegarder les apparences. En réalité, il se dit « au bout du rouleau », incapable d’aller plus loin, de cheminer encore, pour qui, pour quoi. Il s’adresse encore une fois au ccas de la ville où il vient d’échouer, dans laquelle il n’est pas domicilié, et décide de ne pas en partir sans solution.
39Mais, encore une fois, l’échange se déroule très mal et la violence, ressentie de part et d’autre, ne favorise pas l’élaboration d’une solution. Les mots qu’il emploie sont percutants. Il aurait besoin de bénéficier de soins dentaires et physiques, mais l’absence de papiers et donc de couverture sociale ne lui permet pas de se soigner ; il a faim mais, n’étant de nulle part, connu de personne, en dehors de tout réseau de solidarité territorialisé, il ne trouve pas les moyens de manger ; il a sommeil mais n’a aucun endroit pour dormir. La domiciliation lui est refusée et, par conséquent, les démarches administratives se révèlent impossibles, qu’il s’agisse de pièce d’identité, d’accès aux soins ou d’insertion professionnelle.
Questions
40Ce récit de vie pose évidemment de nombreuses questions à la puissance publique mais également aux professionnels de l’intervention sociale, comme aux structures qui sont censées produire des réponses sociales aux problématiques des personnes, et encore aux centres de formation qui sélectionnent les candidats aux différents métiers de l’éducation spécialisée et en font des professionnels de l’action.
41Mais le premier intérêt du récit de vie, comme celui de Pierre qui a rencontré des difficultés de vie depuis sa plus tendre enfance, est de favoriser la réflexivité. De problématiques en déconvenues, de déboires en échecs, les difficultés de vie de Pierre nous interrogent sur le sens et la logique de l’intervention sociale et éducative.
42Au-delà de la justesse des décisions qui ont été prises tout au long de son parcours, pour son intérêt et plus loin pour sa survie, la vie actuelle de Pierre n’est cependant pas sans pointer le sens de l’ensemble des mesures qui aboutissent malgré tout à ce résultat si dommageable. Or la situation de Pierre est loin d’être anecdotique ou singulière. Nombre de jeunes en situation d’errance ont connu un parcours ase, ce que beaucoup de professionnels de terrain savent pertinemment.
43Le récit de vie de Pierre éclaire néanmoins la nécessité de repenser la question d’un projet éducatif global, décliné sur le temps long, incluant tout autant des intentions éducatives que des modes appropriés d’accompagnement (autant thérapeutiques, comme l’art thérapie, que des techniques éducatives à visée socialisatrice) pour favoriser in fine l’insertion de ces jeunes. Bien sûr, le parcours de Pierre est révélateur d’une dynamique connue et ne remet aucunement en cause la qualité des professionnels qui sont intervenus pour lui, durant son enfance puis son adolescence, tant dans les familles d’accueil que dans les foyers de l’ase. Mais j’ai voulu dire par ce récit de vie que nos métiers d’intervention sociale doivent intégrer une dimension de projet chez l’éducateur, c’est-à-dire d’intentions éducatives qui favorisent pour l’enfant la projection dans le temps. L’accompagnement éducatif ne peut pas être seulement une réponse actuelle et ponctuelle à un problème présent. Si l’accompagnement éducatif se réduisait à cela, alors il ne permettrait pas à l’enfant de dépasser sa problématique, en pensant son rapport au temps, au passé comme au futur. Pour qu’une chose puisse donner lieu à des représentations, encore faut-il qu’elle soit pensable. Par ailleurs, il n’existe pas de pratique humaine qui se réalise avant qu’elle ait pu être l’objet d’une représentation (hormis pour les personnes psychotiques peut-être). Ce qui est pensable par un enfant peut donner lieu à des représentations mentales par l’adolescent et conduire l’adulte à des pratiques sociales et humaines.
44Enfin, les professionnels ne peuvent pas tout. Il faut être vigilant devant des problématiques complexes dont l’issue d’une situation de vie tient parfois à une rencontre décisive, en aval de l’intervention éducative ; mais cette rencontre bien souvent n’a de sens qu’en raison de l’aide préalable, parfois intervenue des années en arrière, et du soutien constant au long d’un parcours d’enfance et d’adolescence. C’est parce que tous les Pierre ont besoin de notre aide et de notre soutien que les éducateurs sont nécessaires et qu’il est nécessaire d’incarner nos métiers en incarnant leurs parcours. Le récit de vie en est un moyen.