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Article de revue

Arbres de connaissances et chemins de l'expérience

Pages 142 à 144

Notes

  • [1]
    Auteurs du livre Les arbres de connaissances (Paris, La Découverte, 1992), fruit d’un travail de recherche, initié par Édith Cresson alors Premier ministre et mené par une commission pilotée par Michel Serres, visant le développement d’un dispositif non excluant de certification des compétences. Les arbres de connaissances se donnaient d’emblée comme un projet politique, fondé à la fois sur une conception nouvelle d’une économie de la connaissance et sur une instrumentation de cette économie, projet en rupture avec la logique hégémonique de la hiérarchisation des savoirs par les certifications officielles, et en recherche d’autres modes de reconnaissance et d’échange pour une plus grande « citoyenneté ».
  • [2]
    def : Dispositif expérimental de formation conduisant au diplôme defi-tecmu (Diplôme expérimental de formation d’intervenants sociaux, option travail éducatif et communautaire en milieu urbain) et permettant d’entrer dans le parcours de formation d’éducateur spécialisé. Ce dispositif, porté par le cfpes-ceméa, a été arrêté en 2009, faute de financement.
  • [3]

1Pour paraphraser Michel Authier et Pierre Levy[1], co-créateurs des « arbres de connaissances », « personne ne sait tout, mais tout le monde sait quelque chose... », il devient aisé d’affirmer que personne n’a l’expérience de tout, mais tout le monde a l’expérience de quelque chose. Il suffit de regarder les bébés pour comprendre toute la portée de l’expérience.

2Cette énergie insensée – qui nous mettrait sur le carreau si nous pensions pouvoir en dépenser autant qu’eux – dans la découverte du monde qui les entoure, dans la captation de tout ce qui bouge, dans l’exploration incessante et toujours plus large qu’ils développent. Cette expérience accumulée ne s’arrêtera pas, tout au long de notre vie. Dans les situations les plus extrêmes, les handicaps les plus invalidants, l’énergie de vie – peut-être l’instinct… mais là je ne suis pas assez au fait de cela – nous pousse à continuer ce chemin de l’expérimentation, que ce soit préférentiellement par la voie du concret, du tactile, de nos sens, ou bien encore par notre imaginaire, notre intuition. La perception du monde se développe bien avant que nous fassions marcher nos neurones et que nous le construisions « intellectuellement ». Peut-on imaginer l’homme ou la femme préhistorique équipés d’un matériel réflexif, préalable nécessaire à toutes ses propres découvertes ? Autrement dit, l’expérimentation semble précéder la connaissance, de peu… mais quand même !

3Sans trop de doute, la première alimente la seconde… Mais que serait-elle, cette expérience, sans une conscientisation intellectuelle ? Là encore, le bébé nous enseigne par son apprentissage incessant et itératif la façon qu’il a d’engranger l’expérience et d’en tirer profit. En effet, qu’adviendrait-il si celle-ci n’était pas enregistrée, manipulée et remise à l’épreuve, histoire de la vérifier, de la finaliser ?

4Au fond, est-ce que ça pourrait marcher dans l’autre sens ? Il me vient à l’esprit un exemple dans mon apprentissage personnel. J’ai appris, au cours de ma scolarité, la fonction affine « f(x) = ax + b » : je pouvais la nommer, répéter qu’il s’agissait d’une fonction du premier degré, en déterminer la notion de pente, de repère cartésien et de coefficient directeur, sans qu’à aucun moment je me représente véritablement son utilité. Je n’avais pas vraiment le choix et à force d’exercices et d’une certaine pression, disons, j’intellectualisais l’affaire. Vive la mémoire ! Il me faudra attendre plus de vingt ans (j’en avais alors 40), pour saisir par l’usage d’un logiciel de dao (Dessin assisté par ordinateur) l’intérêt pratique d’un tel théorème ! Après tout, c’est une forme d’apprentissage ! Mais qu’en est-il de tout ce que j’expérimente ?

5Une seconde idée peut se lire à travers cette affirmation « personne ne sait tout, mais tout le monde sait quelque chose… » : celle de la personne et celle d’un tout, d’un collectif, d’un possible échange de connaissances et d’expériences qui visera à enrichir un capital de connaissances/expériences et, par conséquent, à ouvrir une possibilité d’échanges, également de trocs, pour peu que nous identifiions les chemins parcourus à l’acquisition de cette ou ces connaissances/expériences.

6L’arbre de connaissances (certains diront compétences, d’autres encore expériences) a pour fonction de rendre lisibles les chemins parcourus par chacun jusqu’à l’affirmation d’un savoir ou savoir-faire (la connaissance est aussi une expérience de l’apprentissage) qu’il a intégré, qu’il est en mesure de rendre visible, et, surtout, qu’il veut partager avec un collectif. Ainsi nous aurons donc, dans le tronc de cet arbre, les connaissances/expériences les plus partagées jusqu’à celles les plus spécifiques : au bout des branches, les feuilles. La mise au clair de cet arbre et l’identification des ramifications qui le constituent donnent à voir pour l’ensemble une image des connaissances/compétences/expériences d’un collectif, à un instant T, et les chemins à parcourir pour chacun, vers l’acquisition de telle ou telle connaissance/compétence/expérience.

7La vertu de l’expérience vaut également beaucoup – et je dirais essentiellement – si elle a vocation à être mise en lumière et mise au jour, partagée, troquée. C’est en ce sens que je me suis intéressé et impliqué dans l’animation d’un dispositif expérimental de formation de travailleurs sociaux [2] faisant fonction d’éducateur, sans en posséder ni le diplôme ni tout à fait la reconnaissance. La mise en valeur de leurs expériences du quotidien auprès de jeunes dits « difficiles » vivant dans des quartiers dénués de considération, l’identification et la mise au travail collective de leur savoir-faire ont fonctionné comme une forme de reconnaissance et d’identification de leur professionnalisme, d’affirmation de leur identité, pour mieux s’ouvrir aussi à d’autres champs sur lesquels ils avaient beaucoup à apprendre.

8Arbres de connaissances, échanges d’expériences : autant d’analogies avec les réseaux d’échanges réciproques des savoirs rassemblant, à l’échelle d’une agglomération, d’une zone rurale, d’un établissement scolaire, d’une classe ou d’une entreprise, des personnes qui donnent et reçoivent des savoirs et savoir-faire, font fructifier l’intelligence collective. Notons également ici l’expérience de près de trente ans, située au Rajasthan, en Inde : celle de cette université hors du commun, l’université des Va-nu-pieds [3], qui s’adresse à des hommes et femmes venant de milieux ruraux, illettrés pour la plupart, qui met en valeur leurs savoir-faire ancestraux et fondamentaux, les forme aussi pour devenir ingénieurs en énergie solaire, artisans, dentistes et docteurs, en vue de démultiplier leur savoir-faire dans leur propre village.

9Les arbres de connaissances, dans l’esprit même des échanges de savoirs, sont, depuis les années 1990, mis en œuvre dans le champ de l’éducation, de la formation et du social, mais également dans les entreprises ou structures qui ont vocation à développer une organisation apprenante, c’est-à-dire à mettre en valeur et faire fructifier leurs richesses internes à l’usage de leur environnement externe. L’Éducation populaire a intégré, dans ses fondements mêmes et depuis son origine, ce principe de cocontruction et d’enrichissement mutuel.

Nous avons appris avec beaucoup de tristesse le décès de Vincent Merle, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers, responsable de la chaire « Travail, emploi et acquisitions professionnelles ». Fervent défenseur de la formation professionnelle, militant de l’alternance, il a été le principal artisan, le père fondateur de la vae (Validation des acquis de l’expérience) inscrite dans la loi de janvier 2002 ; il était alors directeur de cabinet de Nicole Péry, dans le gouvernement Jospin. En 2012 et pour les 10 ans de la vae, il a participé activement à différentes manifestations dans toute la France. C’est dans ce contexte qu’il avait accepté d’intervenir dans notre centre de formation.
Les candidats vae, et plus largement tous ceux qui ont cheminé grâce au développement de la formation professionnelle, témoignent mieux que tous les écrits de l’importance de sa contribution.
FRANÇOISE BÉNARD. Responsable vae cfpes/ceméa

Notes

  • [1]
    Auteurs du livre Les arbres de connaissances (Paris, La Découverte, 1992), fruit d’un travail de recherche, initié par Édith Cresson alors Premier ministre et mené par une commission pilotée par Michel Serres, visant le développement d’un dispositif non excluant de certification des compétences. Les arbres de connaissances se donnaient d’emblée comme un projet politique, fondé à la fois sur une conception nouvelle d’une économie de la connaissance et sur une instrumentation de cette économie, projet en rupture avec la logique hégémonique de la hiérarchisation des savoirs par les certifications officielles, et en recherche d’autres modes de reconnaissance et d’échange pour une plus grande « citoyenneté ».
  • [2]
    def : Dispositif expérimental de formation conduisant au diplôme defi-tecmu (Diplôme expérimental de formation d’intervenants sociaux, option travail éducatif et communautaire en milieu urbain) et permettant d’entrer dans le parcours de formation d’éducateur spécialisé. Ce dispositif, porté par le cfpes-ceméa, a été arrêté en 2009, faute de financement.
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