Notes
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Dernier ouvrage publié : Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique (Paris, Dunod, 2011).
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À propos de la relation dialectique – jamais linéaire – entre science et idéologie, lire S. Karsz, « Science et/ou idéologie ? », accessible sur le www.pratiques-sociales.org
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La prévention, explique un psychiatre, est « un travail social dans lequel le thérapeute n’est pas un garant du social mais plutôt un défenseur du sujet, un négociateur dans une société d’inégalités et d’insécurité sociale, dans laquelle la précarisation généralisée déplace le curseur jusqu’à la souffrance sociale et son corollaire de souffrances psychiques. » Garantir le social = confirmer l’ordre existant ? Défendre le sujet = subvertir ledit ordre ? Même si ce schéma rudimentaire était fondé, la défense du sujet reste un positionnement social précis, idéologiquement chargé. C’est pourquoi l’auteur souligne qu’il s’agit d’un travail social, d’un travail au sein de la société.
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[4]
« Tendanciellement » : aucune modalité clinique n’est un bloc sans failles ni clivages, mais un conglomérat stable-instable de tendances, l’une d’elles jouant un rôle hégémonique…
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Le livre noir de la psychanalyse (sous la direction de C. Meyer, Les Arènes, 2005) et L’anti-livre noir de la psychanalyse (sous la direction de J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006) illustrent une polémique stratégique, ni la première ni sûrement la dernière, à propos du présent et de l’avenir des cliniques psychologiques et éducatives. Des graves questions sont en jeu – inintelligibles sans aborder la dimension idéologique qui traverse toutes et chacune des forces en présence, mais que toutes traitent comme un inconvénient réservé aux opposants, dont ceux-ci devraient se détacher…
1L’avenir de la résistance passerait, dit-on, par la défense de la clinique, susceptible de lui fournir des assises concrètes. Las, rien n’est moins sûr ! C’est ce que révèle l’association « clinique-idéologie ».
2Association contre-nature. Un consensus y est à l’œuvre, de la psychanalyse aux sciences sociales, du travail social à la psychologie, du sens commun aux institutions sociales : ces deux figures ne peuvent ni ne doivent aller ensemble, il est impérieux de choisir l’une ou l’autre. Ici, la clinique, soucieuse de situations singulières, partiellement ou complètement inédites, peu ou pas conformes aux séries statistiques et aux protocoles d’évaluation. Là-bas, l’idéologie, discours et pratiques axés sur le collectif entendu comme absorption-dilution de toute différence. L’idéologie est partisane, même si elle ne représente aucun parti politique. La clinique se laisse enseigner par le réel ; l’idéologie réduit le réel à des schémas préétablis… Médecin, psychologue, travailleur social, versus politiques, militants, bureaucrates.
3Opposition abrupte, à la fois théorique et institutionnelle, avec une indubitable teinte morale, sinon moraliste – la noblesse de la clinique contrarie les manœuvres de l’idéologie, la clarté se mesure à l’obscurité, le sujet au catalogue, l’instituant à l’institué.
Une opposition spéculaire
4Placer « clinique » et « idéologie » dans une opposition frontale débouche sur des mirages. Ces deux figures exhibent exactement les mêmes propriétés – inversées : les propriétés intéressantes s’agglutinent du côté de la clinique (ouverture, respect du réel, prise en compte du sujet), les propriétés inquiétantes étant réservées à l’idéologie (rigidité, sous-estimation du réel, préférence pour la série et les préjugés). Chaque figure étant le joker de la figure opposée, on ne sait rien des caractéristiques propres à chacune, des logiques internes, des liens nécessairement complexes tissés entre elles. Jeu inlassable d’une noria tournant à vide…
5Or, jamais nous ne trouvons la clinique, la clinique en général ! Mais uniquement des modalités cliniques différentes, souvent opposées, en fonction de leurs présupposés et leurs objectifs, leurs catégories, développements et limites. Il en va de même pour l’idéologie : il n’y en a pas une seule, mais de multiples, convergentes ou divergentes. De plus, donnée fondamentale, certaines idéologies facilitent la production de connaissances, alors que d’autres la freinent, voire l’interdisent [2]. Il y a des idéologies qui asservissent et des idéologies qui libèrent. Personne ne se bat contre l’idéologie, mais tout un chacun s’élève contre certaines idéologies dans la mesure où il en défend d’autres… Faute de définir la clinique particulière avec laquelle on travaille, on pourrait la confondre avec la clinique universelle, sorte de clinique des cliniques ! Les liens entre clinique et idéologie deviennent constructifs et éclairants si on les situe dans l’espace-temps d’une époque. Ce sont deux figures spécifiques, dotées de contenus et de mécanismes ad hoc : l’engagement idéologique ne garantit nullement les compétences cliniques, et réciproquement. Elles ne se confondent pas, mais aucun cordon sanitaire ne les isole dans des champs retranchés.
6Si l’idéologie incarne le dogmatisme, la clinique est automatiquement exempte de ce défaut (tare ?) entièrement logé en face. Moralité aussi rassurante que béate ! Ici réside le noyau rationnel de l’opposition « clinique-idéologie » : garantir que la première ne tombera pas dans les rets de la seconde, guidée qu’elle est par l’intérêt suprême d’accéder à la Vérité (du sujet, du groupe, de l’institution).
7Que la clinique soit a-idéologique, ni partiale, ni orientée, ni militante, qu’elle ne doive ni ne puisse l’être, constitue un projet, voire une pure et simple projection. La réalité du travail clinique invalide continuellement cet idéal. Mille écueils jalonnent ce travail. Attention insuffisante prêtée aux situations, accentuation unilatérale de traits qui apparaissent ensuite comme secondaires, interposition consciente et inconsciente de compromis moraux ou politiques, formation nécessairement incomplète du clinicien doté de compétences significatives mais jamais illimitées, résistances et incompréhensions – toujours significatives – des sujets avec lesquels il travaille…, à chaque instant éclate au grand jour la distance entre la clinique effectivement réalisée et la clinique que l’on croit ou que l’on espère réaliser.
8Soit « la neutralité clinique », qui consiste à accompagner un ou plusieurs sujets dans leurs propres cheminements, tordus et complexes, y compris dans des situations qui répugnent personnellement le professionnel, questionnent son éthique, subvertissent les tendances politiques du moment, etc. La neutralité clinique est une prise de parti au nom d’une certaine clinique : une modalité d’engagement. La neutralité est tout sauf neutre. Les censeurs professionnels, administratifs et politiques le savent quand, dans la neutralité affichée par une personne ou un groupe, ils dénichent les primeurs d’un inavouable parti pris. Et ils ont raison : pour eux, la véritable et authentique neutralité réside dans le travail de censure…
9« S’engager pour le sujet », « considérer l’enfant comme un sujet et non comme l’objet de ses parents ou de l’administration » témoignent de l’engagement clinique et éthique de nombreux professionnels. Sans qu’il s’agisse, affirment ces mêmes professionnels, d’engagements idéologiques, encore moins d’éthique idéologique, formule à leurs yeux auto-contradictoire [3]. Il y aurait donc une zone non sociale – merveille possible à la condition de ne pas définir ce que « social » veut précisément dire. Que peut-on en déduire ?
10Premièrement : l’engagement est, en matière d’idéologie, explicite, manifeste, et la neutralité notoirement impossible. Il s’agit d’un état de fait, indépendant de la décision d’engagement ou d’abstention prise par un ou plusieurs sujets. On ne vous demande pas si vous voulez vous engager, mais en quoi vous l’êtes déjà, pour quoi, contre quoi…
11Deuxièmement : les idéologies sont des fictions agissantes à propos des hommes, des femmes, des enfants, des pauvres et des riches, des dominés et des dominants, elles confirment ou interrogent la place et les perspectives des différentes classes sociales, induisent des actes et des comportements… Sont concernés le collectif et l’individuel, la place publique et l’intimité subjective, la chambre des députés et la chambre conjugale.
12Et la clinique ? Évoquons la version psychanalytique, dont l’éthique suppose un espace pour qu’émerge la parole du sujet, l’éclaircissement des situations sans se soucier de leur caractère correct ou incorrect, ni des semblants et apparences qualifiées de sociales quand on confond social et moral. Cette éthique suppose un engagement selon certaines orientations de manière à en contrer d’autres, un ensemble de décisions et de préférences intéressées, partisanes, non neutres. La parole du sujet a toujours de la valeur, les situations où il est pris, avant d’être des anomalies à éradiquer, définissent des symptômes à déchiffrer : voilà une posture éthique idéologiquement surdéterminée. Le précepte freudien « Wo es war, soll ich werden » (« Là où ça est, je dois/doit advenir », d’après Lacan), est bien évidemment non neutre, à l’échelle individuelle et à l’échelle collective. Il indique l’orientation que le travail thérapeutique doit suivre, l’intérêt social de la cure individuelle. C’est pourquoi Freud compare ce précepte au travail de civilisation que fut, en 1932, l’assèchement du Zuiderzee hollandais grâce à la création de polders, terres (je) gagnées sur la mer (ça), mais que celle-ci menace en permanence.
13La ligne de démarcation passe entre des engagements plus ou moins explicites (idéologie) et des engagements sous-entendus, plus ou moins implicites (clinique). Ni la réalité de la clinique ni celle de l’idéologie ne sont en cause, mais juste certaines représentations de l’une et de l’autre. Représentations laïques versus représentations théologiques du travail clinique.
Changer de problématique
14Faut-il alors articuler clinique et idéologie ? Pas du tout, puisque cliniques et idéologies sont toujours déjà articulées ! La tâche, aujourd’hui, consiste à comprendre, avec le plus possible de rigueur théorique et empirique, comment et pourquoi telle clinique spécifique est connectée à telle idéologie particulière, à telle construction concernant le monde et le société, et réciproquement, comment et pourquoi telle idéologie a à voir, en tant que confirmation, alliance ou rejet, avec une modalité clinique déterminée. Contrairement à ce que prétend une rumeur tenace, personne ne s’acharne contre la clinique, ni ne préconise sa disparition pure et simple. Personne ne rêve d’abolir le traitement des symptômes individuels et collectifs. Autre chose est en jeu. Sont aujourd’hui puissamment questionnées les modalités, les formes, les catégories, les logiques de certaines cliniques spécifiques. Et sont en même temps soutenues, exaltées, financées, d’autres logiques, d’autres catégories, d’autres modalités cliniques. Ce n’est pas la clinique qui est remise en question, la clinique en général : inutile de se battre contre des entéléchies volatiles, ni de les défendre non plus. Parce que le combat est concret, historique, réel, ses enjeux idéologiques doivent être explicitement et rapidement assumés. Sous peine de ne pas dépasser les ghettos corporatifs.
15Penser serait-il devenu aujourd’hui une tâche impossible, et la pensée critique une relique des temps passés ? Faux! Penser n’a jamais été un passe-temps confortable. Selon les époques, les alliances et les oppositions, la pensée s’exerce dans des conditions à conquérir laborieusement et à protéger jalousement. Sont aujourd’hui empêchés, pas du tout la pensée critique en général mais juste certaines formes et certains contenus de certaines pensées critiques. Lesquelles, cependant, continuent d’exister, de tenter d’exister : dans cette lutte, tous les participants sont actifs. Plus que résister, il s’agit maintenant d’attaquer !
16Des options cliniques sont discréditées, expulsées des institutions sociales et médico-sociales ou, au contraire, protégées par toutes sortes de facilités légales et symboliques, en fonction de ce que chacune permet de découvrir ou laisse de côté à propos des sujets humains et des situations où ils vivent. En fonction de leur intérêt ou de leur désintérêt envers « l’autre scène », en fonction de ce qu’elles disent ou évitent de dire sur le monde et la société. Bref, suivant le caractère tendanciellement conformiste ou tendanciellement subversif chaque fois à l’œuvre [4].
17Explication plausible, mais insuffisante. Aucune modalité clinique ne jouit d’une force telle que son seul dispositif technique serait la condition nécessaire et suffisante des rejets et des accords qui la ciblent. Les réussites et les échecs du travail clinique ne découlent pas uniquement des catégories théoriques et des méthodologies d’intervention, des compétences professionnelles et des configurations subjectives : sont également en jeu les valeurs, idéaux, conceptions du monde et de la vie revendiqués au sein même des éléments cités… Les catégories, raisonnements, présupposés et objectifs des différentes modalités cliniques se trouvent toujours idéologiquement surdéterminés [5]. L’opposition entre cliniques psychanalytiques et cliniques comportementalistes n’est pas seulement théorique et technique. Ce même registre idéologique œuvre dans les conditions politiques, professionnelles et institutionnelles qui favorisent l’exercice de certaines cliniques au détriment partiel ou complet d’autres, qui incluent ou excluent certains référentiels cliniques dans la formation de psychologues, travailleurs sociaux, médecins, etc., qui interviennent dans les embauches et les licenciements de professionnels. Sans oublier les publications scientifiques, les revues de vulgarisation, le sens commun. Contextuelles, extérieures, les idéologies sont également intrinsèques, intérieures.
18À partir des travaux déjà classiques de Michel Foucault sur la naissance de la clinique et de Georges Canguilhem sur le normal et le pathologique, une vaste littérature montre l’imbrication du regard médical et des conditions socio-historiques, de la clinique psychologique et des engagements politiques et sociaux. Les polémiques autour de la catégorie de « santé mentale », la redéfinition des frontières entre sain et malsain, l’utilisation du concept de « sujet » mobilisent des valeurs, des références, des paramètres et des positionnements. Diagnostiquer l’homosexualité et la transsexualité comme des perversions à éradiquer ou comme des orientations sexuelles à accompagner ne mobilise pas le même déroulé clinique… Conclusion : le registre idéologique accompagne depuis toujours cette pratique sociale qu’est la pratique clinique médicale, psychologique, psychanalytique, telle une condition externe et interne d’exercice concret.
19L’articulation toujours-déjà-là clinique-idéologie ne date pas de la période actuelle. Mais elle s’avère aujourd’hui de plus en plus difficile à esquiver. La révolution néolibérale en cours ne laisse de côté aucun secteur public ou privé imperméable à son action transformatrice. Restructuration en profondeur des dispositifs d’intervention médicale, psychologique et éducative : finalités, logiques, acteurs, destinataires ont cessé d’être évidents, précisément parce qu’ils ne l’ont jamais été. Est devenu massivement visible l’impossible neutralité des dispositifs et des projets, dans leurs conditions d’exercice, leurs applications, leur portée. Vérité qui plairait à Monsieur de La Palisse… si son intégration dans les pratiques quotidiennes n’était pas si malaisée.
20Une dynamique de refondation est possible, si toutefois le registre idéologique joue un rôle non pas exclusif, mais bel et bien stratégique. La réconciliation avec ce registre devient une exigence pressante pour comprendre les logiques trans-subjectives par lesquelles chaque sujet individuel est intimement agi et chaque pratique singulière structurellement modelée… A contrario, ce même mouvement peut inspirer – attitude malheureusement courante – la nostalgie d’un paradis qu’on dit perdu parce que, de fait, personne n’y a jamais vécu. Époque extraordinaire durant laquelle les idéologies étaient enfermées dans des cachots cadenassés. Un tel fantasme fait partie du consensus qui donne à l’idéologie et aux idéologies des caractéristiques uniquement négatives et qui imagine qu’il suffit de fermer les portes (du bureau, du service, des colloques et des publications, voire des subjectivités) pour que les idéologies restent à l’extérieur, dans le bruit des passions et des intérêts.
21L’articulation clinique-idéologie ne transforme aucunement le travail clinique en prosélytisme moral, syndical ou politique. Elle accentue, en revanche, l’aide précieuse qu’un tel travail peut apporter aux sujets, aux équipes, aux fonctionnements institutionnels. Et explique les excès et les infortunes qu’il peut également entraîner, et dont les causes ne sont pas unilatéralement cliniques…
Une clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale
22Cette modalité clinique particulière résulte d’une longue pratique d’interventions théoriques et expérimentales, dans le champ du travail social (situations-usagers, équipes, services, institutions). Je l’utilise également avec des étudiants, des juristes, des personnels de services sanitaires. Ses sources principales proviennent de la théorie de l’idéologie ébauchée par Louis Althusser et de la psychanalyse selon Jacques Lacan. Les entrelacements opérés à partir de ces deux sources particularisent la clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale.
23D’emblée, cette dénomination marque un positionnement précis par rapport à la subjectivité et aux disciplines psychologiques. Que son objet soit l’intervention sociale, éducative, médicale, enseignante, etc., implique que son noyau central, ce sont les pratiques et non les praticiens. Les relations intersubjectives entre professionnels et usagers, collègues, cadres dirigeants, etc. restent importantes, significatives – mais non déterminantes. Il serait absurde, et certainement inquiétant, de faire abstraction de ces dimensions essentielles que sont la subjectivité et l’intersubjectivité, les configurations imaginaires et symboliques dont les sujets jouissent et/ou pâtissent. Cependant, la clinique transdisciplinaire revendique la matérialité des pratiques : celles-ci comportent des mécanismes et des logiques, des réussites et des impasses irréductibles aux motivations des professionnels, à leurs représentations et configurations psychiques. Quant aux usagers, pris dans des situations qui comportent des paramètres juridiques, institutionnels, politiques, économiques, scolaires, salariaux, leurs idéaux, expériences et récits constituent des éléments précieux– insuffisants cependant pour déchiffrer la logique objective des dites situations. À défaut d’accorder un rôle déterminant aux dispositifs de politique sociale, les situations étudiées semblent dériver des seules subjectivités : interprétation effarante !
24L’irréductibilité des pratiques aux sujets qui y interviennent définit la posture idéologique et philosophique de la clinique transdisciplinaire. Cette posture matérialiste se confronte à l’idéalisme, adversaire principal en matière d’analyse des pratiques. Idéalisme visible dans le penchant psychologiste qui accompagne « la supervision » : dans la mesure où celle-ci ne reconnaît pas l’irréductibilité de l’acte aux intentions conscientes et inconscientes de l’acteur, les pratiques apparaissent comme des solidifications ou des excroissances de la subjectivité et de l’intersubjectivité, les usagers se voient réduits à leur seule dimension psychique et les professionnels deviennent, tous, des thérapeutes… incompétents à soigner. Cet imbroglio des disciplines psychologiques, spécialisées et partielles comme toute autre, et du psychologisme, conception du monde générale, généraliste, omni-explicative, déstabilise tout effort de compréhension objective.
25Compréhension objective : telle est la raison ultime des accords et des désaccords en matière de clinique. Cela est-il concevable, si on sait que chaque modalité clinique est nécessairement articulée à une idéologie, par définition non neutre ? S’agissant de clinique transdisciplinaire, la réponse est affirmative. L’impossibilité de neutralité n’implique nullement l’impossibilité d’objectivité, a minima d’objectivation. L’histoire des sciences le rappelle : les connaissances se développent parfois contre, parfois grâce à telle ou telle idéologie, puisque ce sont des constructions en rectification constante, à critiquer par l’expérimentation empirique et le débat raisonné.
26Si l’objectivité (et non seulement la neutralité) est supposée impossible, le travail clinique se limite à commenter les situations, sans en fournir des explications. Si en revanche elle est envisageable, on peut arriver à connaître quels paramètres les protagonistes ont pris en compte, privilégié ou laissé de côté, comment opèrent les prescriptions de la politique sociale, quels modèles, représentations et références orientent la situation. Des éléments de rectification se font jour dans la perception et le traitement de la situation. Condition sine qua non : l’autorité de l’argument ne doit surtout pas se transformer en argument d’autorité.
27Clinique transdisciplinaire, et non pluri ou interdisciplinaire. Ces différentes postures mobilisent différentes conceptions de l’intervention sociale, du travail social et médico-social. Autant dire qu’aucune clinique ne fonctionne sans présupposés théoriques à propos de son objet, sans conceptualisation de son champ d’intervention. Ce n’est jamais une observation dépourvue de tout référentiel. Aucune clinique ne prend « la réalité comme elle vient » : ce qui vient, il faut le faire venir ; pour observer, on commence toujours par décider ce que l’on observe, comment, pourquoi. Si je ne sais rien de l’inconscient, je n’entends pas des lapsus mais juste des faux pas, des erreurs, des horreurs.
28Cela ne va pas de soi dans l’intervention sociale et médico-sociale. Il est habituel que l’objet de cette intervention, sa force et ses limites restent massivement implicites, non dits, présupposés. Dès qu’il faut argumenter une définition, l’abondante littérature tombe dans un mutisme assourdissant. Si beaucoup parlent du social, avec ou sans les guillemets, en minuscule ou en majuscule, peu justifient de quoi il s’agit concrètement. Difficulté compréhensible car cette intervention mobilise simultanément des dimensions économiques, subjectives, sexuelles, idéologiques, politiques, publiques, privées… Comme toute autre, l’intervention sociale est une intervention spécialisée… dans beaucoup de domaines à la fois. Et, comble de difficulté, toutes ces dimensions sont nouées autour du noyau dur de l’intervention sociale et médico-sociale : les idéologies, ensemble de valeurs, idéaux, modèles et pratiques avec lesquels, grâce et sous lesquels les individus et les groupes supportent, expliquent, s’orientent dans des situations de chômage, abus, mauvais traitements, maladie mentale, etc. Pour comprendre le travail social, pour penser sa puissance réelle et ses limites effectives, il est indispensable de conférer aux idéologies un rôle positif, créateur, vital.
29Conclusion : l’articulation indépassable « clinique-idéologie » confirme que plus la résistance réfère à une entité a-historique appelée « l’humain », et plus elle cultive une bonne conscience souvent sympathique, rarement efficiente. Pour qu’un travail clinique ait lieu, encore faut-il développer un appareillage d’observation et d’écoute jamais idéologiquement neutre qui, consigné dans un discours, construit des connaissances objectives et donc rectifiables, au sujet de situations singulières, individuelles ou collectives.
Notes
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[1]
Dernier ouvrage publié : Pourquoi le travail social ? Définition, figures, clinique (Paris, Dunod, 2011).
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À propos de la relation dialectique – jamais linéaire – entre science et idéologie, lire S. Karsz, « Science et/ou idéologie ? », accessible sur le www.pratiques-sociales.org
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[3]
La prévention, explique un psychiatre, est « un travail social dans lequel le thérapeute n’est pas un garant du social mais plutôt un défenseur du sujet, un négociateur dans une société d’inégalités et d’insécurité sociale, dans laquelle la précarisation généralisée déplace le curseur jusqu’à la souffrance sociale et son corollaire de souffrances psychiques. » Garantir le social = confirmer l’ordre existant ? Défendre le sujet = subvertir ledit ordre ? Même si ce schéma rudimentaire était fondé, la défense du sujet reste un positionnement social précis, idéologiquement chargé. C’est pourquoi l’auteur souligne qu’il s’agit d’un travail social, d’un travail au sein de la société.
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[4]
« Tendanciellement » : aucune modalité clinique n’est un bloc sans failles ni clivages, mais un conglomérat stable-instable de tendances, l’une d’elles jouant un rôle hégémonique…
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Le livre noir de la psychanalyse (sous la direction de C. Meyer, Les Arènes, 2005) et L’anti-livre noir de la psychanalyse (sous la direction de J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006) illustrent une polémique stratégique, ni la première ni sûrement la dernière, à propos du présent et de l’avenir des cliniques psychologiques et éducatives. Des graves questions sont en jeu – inintelligibles sans aborder la dimension idéologique qui traverse toutes et chacune des forces en présence, mais que toutes traitent comme un inconvénient réservé aux opposants, dont ceux-ci devraient se détacher…