Notes
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rmi : Revenu minimum d’insertion, en France ; aujourd’hui rsa, Revenu de solidarité active.
1La précarité, ou les processus qui y sont liés, s’inscrit de manière spécifique dans le champ de la santé mentale. L’exclusion, pour les sujets les plus fragiles, peut renforcer un certain nombre de signes pathologiques ; nous ne pouvons cependant pas affirmer qu’elle entraîne de manière systématique des symptômes. Ces signes sont adressés directement aux professionnels du social ou du soin, exprimant une souffrance diffuse, difficile à circonscrire, que tente de contenir le terme de « mal être ».
2L’exclusion dessine en effet un lieu dans lequel la personne est à la fois tenue hors du groupe social et de ses échanges symboliques, tout en y étant inscrite à part entière en tant que membre, par exemple sous le statut : bénéficiaire du rmi [1]. Cette place « folle » et « affolante » à tenir peut rejoindre des problématiques identitaires profondes. Le sujet se trouve en effet pris dans une position intenable de devoir vivre entre deux places qui dans le même temps l’incluent et l’excluent. Il est donc supposé être dehors alors que les inclus sont eux censés être dedans. Entre dehors et dedans, l’écart se comble ou se creuse suivant le degré de « marginalisation » des sujets, qu’ils soient réels ou symboliques, et de leurs éprouvés. « L’exclusion laisse vivre sans permettre d’être » (Maisondieu, 2003).
3Cette dimension de la souffrance psychique est reliée intimement à des conditions de vie précaires. Certains sujets apprennent à gérer l’insécurité ; ils développent des stratégies de survie, d’autres ne peuvent pas y faire face. Cette situation accroît l’isolement et la vulnérabilité.
4Les personnes en grande détresse ne rencontrent pas ou plus les conditions qui leur permettraient de mettre en mots ou de traiter leurs difficultés. Elles déplacent la gestion de ces difficultés sur d’autres supports, comme la violence, des conduites addictives, l’errance ou encore la toxicomanie. Dans le cadre d’un travail en réseau autour de ces problématiques, travail qui aujourd’hui devient prioritaire, quelle place occupe l’art-thérapie ? Fait-on appel à cette forme de prise en charge alors que tout semble épuisé en termes de soutien ou peut-elle s’inscrire vraiment dans un parcours et un projet de soin pour ces sujets ?
Entre deux places
5L’exclusion entraîne, pour les sujets les plus fragiles, l’émergence d’un champ ambigu autour de ces questions. Les échanges au sein d’un groupe, qui vous reconnaît et vous attribue une place utile, permettent de stimuler des ressources psychiques ; l’isolement ou encore l’invisibilité sociale ne permettent plus cette activation.
6Le retrait social entraîne de s’écarter malgré soi des normes collectives. Ce repli peut de manière paradoxale être creusé par une incitation extérieure à s’en dégager. En sortir, pour le sujet, c’est de nouveau se confronter à des peurs, à des sentiments d’abandon, à de possibles échecs impliquant des situations pénibles dont la seule issue est la fuite. De la même façon, le décrochement du temps social, qui s’installe progressivement, implique une perte de repères. Celle-ci s’accompagne d’une tension bien souvent insupportable et difficilement saisissable. S’ajoutent au temps qui se délite des difficultés à cerner et donc à nommer le déchirement qu’entraînent, non pas deux questions mais deux injonctions : rester ou sortir de l’exclusion.
7L’insécurité dans laquelle vivent les sujets « en grande précarité » évacue l’intime, la sphère privée se réduit pour disparaître dans la grande exclusion. Cette atteinte de la personne est réelle – pas de domicile ou précarité de l’habitat ; hygiène et soins fortement amoindris – et symbolique – sentiment de ne plus être protégé, d’être écorché. Il est alors « fou » de penser un lieu à soi et un lieu pour soi ; un lieu où l’on peut être, sans en être chassé.
8Cette souffrance difficile à circonscrire met en jeu directement les ressources des acteurs professionnels, mais aussi leurs limites en termes d’accompagnement. Les sollicitations des sujets en exclusion, s’exprimant le plus souvent de manière urgente et dramatique, conduisent les acteurs professionnels à traiter eux-mêmes leurs problématiques dans l’urgence ; à tenter de les résoudre dans l’urgence, alors qu’il faudrait les aborder avec la personne et à son rythme. Envisager des solutions progressivement et par rapport à ce qu’elle est en mesure de supporter, c’est une des conditions pour que la réponse apportée ait du sens. La demande de ces sujets est en effet souvent paradoxale et ambivalente. Ils souhaitent une aide et dans le même temps la refusent. L’objet de la demande peut cacher au professionnel qui la reçoit le sens véritable qui la sous-tend. Parce que le sujet ne peut pas faire autrement : il demande à se loger, c’est-à-dire à retrouver une place sociale dans le groupe, celui-là même qui le rejette, et on lui propose un logement. La réalisation au vrai sens du terme, en l’occurrence ici l’attribution d’un lieu, ne remplace pas la reconnaissance et la considération sociales.
9Certains professionnels reconnaissent être peu formés et peu outillés pour répondre à la douleur qui s’exprime. Ils peuvent ressentir eux-mêmes une impuissance à répondre à des sollicitations dans lesquelles la demande, trop souvent peu étayée, les renvoie à leurs limites professionnelles. Le sujet peut dans ces conditions devenir un « objet déconcertant » que l’on s’adresse et se retourne tour à tour.
10Il nous faut encore prendre en compte le refus de ces personnes d’aller vers un dispositif spécialisé, lequel signifierait accepter un stigmate et un diagnostic. Aller vers un professionnel, c’est se présenter et se faire reconnaître comme une personne qui a, en plus de tous les autres problèmes, une difficulté d’ordre psychique. Comment travailler alors à une première accroche avec ces sujets ? Le travail qui est présenté plus loin, dans une courte étude de cas, montre que l’art-thérapie peut s’inscrire dans ce travail de « bas seuil ». Cependant, la prise en charge en art-thérapie ne peut être périphérique et isolée.
La mise en œuvre d’actions adaptées, respectueuses des personnes et correctement intégrées dans l’environnement institutionnel, demande une réflexion qui intègre tous ces paramètres. Comment mettre alors en place un accès à la prévention, à la réduction des risques et aux soins, notamment pour les troubles psychiques ? Comment enfin identifier et intégrer dans le champ de la santé des processus et des ressources chez ces personnes pouvant faciliter ou renforcer le lien social, et se substituant à une identification à la maladie ?
À cette question, l’art-thérapie tente de répondre en utilisant l’activité créative comme moyen et lieu d’échanges, permettant une refonte du lien social. Comme toute thérapie, elle s’inscrit dans un processus relationnel mais privilégie l’expression non verbale. Elle vise la restauration du sujet au travers de ressources qui sont remobilisables parce que non entamées par l’exclusion ou la maladie. L’art-thérapie doit s’inscrire dans des équipes pluridisciplinaires travaillant autour de ces problématiques, qui deviennent aujourd’hui des axes prioritaires dans le champ du soin.
Interpsychologie ?
11Ce balancement entre deux positionnements : lâcher prise ou accepter de se fixer ; deux polarités : dedans/dehors ; deux interpellations, être aidé ou fuir, nous amène à penser qu’il est indispensable de concevoir un accueil et une écoute, mais aussi un faire ensemble qui place la personne au cœur de son accompagnement. Ces questions incitent encore à définir plus clairement le champ particulier qu’occupe la prise en charge en art-thérapie, alors même que ces personnes ne souhaitent pas faire l’objet de soins spécialisés.
12Entre psychologie et social, soin et réadaptation, l’art-thérapie occupe une place singulière. Si les sujets fuient la plupart du temps les dispositifs, c’est parce que l’espace et le rythme d’accompagnement proposés ne sont plus momentanément les leurs. Le cadre même de l’art-thérapie, la temporalité qu’induisent les processus créatifs autorisent de travailler avec cela, à la recherche d’un rythme qui soit suffisamment ajustable pour que le sujet puisse s’y inscrire. Elle permet de retrouver un temps subjectif, qui tient compte de difficultés liées à la perte des repères spatio-temporels. Le réveil des potentiels de la personne, par le biais de la créativité, peut encore réapprivoiser des peurs devenues peu à peu un réel handicap, présent et qui concerne aussi l’avenir. L’atelier peut donc offrir un temps d’adaptation qui est nécessaire pour l’implication et la reconnaissance, par le sujet lui-même, de ses propres leviers de mobilisation.
13Dans ce sens, cette forme de prise en charge ne répond pas à des sollicitations, par ailleurs si difficilement formulées par les personnes ; elle les place volontairement entre parenthèses, accompagnant le sujet dans le dessin d’un cheminement qu’il est seul à pouvoir entrevoir et accepter.
14La défiance à l’égard des professionnels de l’accompagnement ou du soin peut graduellement provoquer l’« usure » et la perte de confiance en soi et en l’autre. Cette défiance peut être à l’origine du désinvestissement de la relation sociale, ou encore, comme le montre le récit ci-dessous, faire suite à un événement traumatisant.
Au croisement de l’espace pictural et de l’espace social
15Maurice est africain. Il est orienté vers l’atelier d’expression par sa femme, française, qui est inscrite dans un dispositif de réinsertion. Elle a entendu parler de l’atelier et pense que son mari pourrait y trouver soutien et aide, qu’il refuse systématiquement. Maurice a été hospitalisé sous contrainte. Alors qu’il sculpte le mur mitoyen de son appartement hlm, les voisins portent plainte. Cet épisode est très violent, d’autant plus qu’il est dans le déni de ses difficultés, et donc ne comprend pas ce qui lui arrive ; sa femme non plus.
16Maurice est totalement isolé. Il ne bénéficie pas du rmi ni de toute autre forme d’aide. Ayant peur d’être hospitalisé de nouveau, il se cache, l’invisibilité étant la seule garantie pour lui de conserver une certaine maîtrise sur les événements de sa vie. Ce couple a un petit garçon de 4 ans.
17Maurice vient à la première séance, le visage et les mains couverts de farine. Il a apporté des stylos bille de couleur et demande plusieurs feuilles, sur lesquelles il trace une multitude de traits de manière fébrile. Il est silencieux. Il ne questionne pas ; part sans dire s’il reviendra. Il reviendra effectivement et très régulièrement, avec des questions, notamment autour du cadre des ateliers, l’assurance de la confidentialité étant, pour lui, un élément primordial et rassurant. Les séances suivantes, Maurice est très agité. Il tient des propos délirants qui alertent le groupe, sans toutefois qu’il soit question de l’exclure. Une relation de confiance s’installe peu à peu, laquelle permet à Maurice de se sentir suffisamment protégé pour continuer à participer aux séances d’atelier, acceptant petit à petit des échanges avec le groupe. Au fil du temps, Maurice semble parvenir à repérer les moments qui sont pour lui persécuteurs. Il parvient à sortir de l’atelier pour accomplir un certain nombre de rituels, qui l’apaisent. Plus simplement, on peut remarquer qu’il paraît de plus en plus heureux et calme lorsqu’il peint. Il découvre de nouveau la peinture et s’y relie.
18Il était en effet peintre et sculpteur dans son pays mais ne s’est pas présenté comme cela lors des premières séances. Ses conditions de vie précaires ont stoppé durant plusieurs années son activité d’artiste. Il réinvestit donc l’activité plastique avec un réel plaisir et une certaine gourmandise. Il parle beaucoup de l’Afrique et l’évoque dans ses peintures. Ses productions monumentales, fortement colorées, fascinent les participants. Ils le sollicitent d’ailleurs de plus en plus. Maurice répond à cette demande, quand il peut, c’est-à-dire lorsqu’il ne la ressent pas comme persécutrice. Le groupe accepte à la fois ses possibilités et ses impossibilités. Cependant, nous ne progressons pas beaucoup sur la nécessaire prise en charge de ses troubles psychiques.
19Une collaboration avec une autre association, nous ayant proposé de réaliser des décors et un costume pour une pièce de théâtre, provoquera chez lui un intérêt et une ébauche de demande d’accompagnement. Il se peut que ce contact extérieur, relié à l’atelier, ait remis en marche un désir de se rapprocher de nouveau d’un groupe social, l’incitant à montrer des compétences et non un handicap. Sur le long terme, nous parviendrons à prendre un premier contact avec une association proposant des consultations en ethnopsychologie. Dans le même temps, il acceptera de rencontrer une assistante sociale pour monter un dossier de demande de rmi.
20Ce contact est un premier pas, néanmoins persiste une angoisse qui peut à tout moment provoquer le retrait, la fuite. Il nous faudra encore l’accompagner pendant de nombreux mois avant qu’il lui soit possible de parler à un médiateur, dans son dialecte, pour ensuite accepter le soin.
Expression et exclusion : un entre-deux à penser
21La souffrance entame l’estime de soi. Elle peut provoquer des inhibitions dans tous les registres de l’expression (parole ou action), comme nous venons de le voir avec Maurice. L’impuissance est intériorisée – impuissance à agir, à transformer une situation dans laquelle il se sent englué. L’immobilité, la fatigue, parfois les méconnaissances et incompréhensions mutuelles, entre ces sujets et les professionnels auxquels on les adresse, rendent difficile l’amorce d’un processus participatif. Dans le cas de Maurice, il y a à la fois une incompréhension de l’événement qui survient brutalement (l’hospitalisation sous contrainte), une méconnaissance du système de soins ou de prise en charge, et une impossibilité de dialoguer au sein d’une culture qui lui est étrangère. L’espace-temps et le rôle du groupe entrent en jeu dans la relation en art-thérapie. Ils impulsent une réélaboration des représentations et des places, y compris celle, invisible, de l’exclusion. Dans le respect de son cheminement personnel, les temps d’atelier peuvent s’adapter au rythme de la personne, sans présager des avancées qu’elle est en mesure de faire. La fonction du groupe en art-thérapie, de par son rôle contenant, permet à chaque sujet de rejoindre son imaginaire et de le croiser avec d’autres. Par cette série d’allers-retours et de résonances avec les autres, il devient possible de rejoindre ses propres désirs, et non plus seulement ses besoins ; de retrouver le plaisir de la pensée. C’est au travers du regard valorisant du groupe que Maurice a pu redécouvrir la peinture et, dans le même temps, trouver une place à la fois suffisamment proche et éloignée pour qu’il ne se sente plus en danger.
22L’expression peut aider à dégager un espace à être, qu’il serait permis d’habiter le temps nécessaire pour se relier de nouveau à la parole et à l’action. Celui-ci appelle une co-construction dans laquelle il n’y a ni injonction ni objectif, qui seraient une répétition des dispositifs classiques auxquels tentent d’échapper ces sujets. C’est bien parce que cet espace se propose sans impératif et sans objectif prédéterminé que Maurice a pu accepter de s’y arrêter dans un premier temps, puis d’y participer de manière régulière et motivée. Pour lui, cet espace a facilité au travers de l’art le dialogue et l’enrichissement interculturels.
23L’art-thérapie, par les processus qu’elle engage, rend de nouveau accessibles de véritables potentialités, des ressources et des savoirs, jusqu’alors peu activés ou volontairement remisés. En effet, le travail social, dans un souci d’élaboration de parcours, à partir d’un travail sur les freins et les défaillances de la personne, permet rarement de révéler ou de renforcer ces potentiels, pourtant constitutifs d’un véritable appui pour le sujet. La valorisation du parcours et des expériences de vie est à isoler des savoirs techniques et intellectuels des acteurs professionnels.
24Cette prise en charge valorise encore d’autres formes de communication qui prennent en compte les préoccupations du sujet et non celles supposées des professionnels. Ces supposés qui tendraient à mobiliser la personne le plus souvent l’isolent davantage. Pour Maurice, il a fallu un temps assez long d’apprivoisement mutuel. On ne peut pas accompagner un sujet s’il ne le souhaite pas et s’il n’existe pas un rapport de confiance, qui doit peu à peu laisser la place à l’échange, à une participation et à un cheminement qui lui sont propres ; en l’occurrence pour Maurice : retrouver son identité, accepter de demander de l’aide ; accepter de prendre soin de lui pour se protéger et protéger son enfant.
Conjugaison
25La demande d’accueil et d’écoute n’implique pas de facto pour le sujet la demande d’un espace de parole. Ces espaces sont souvent pléthoriques et peu enclins à border un discours qui se distribue de manière aléatoire et s’adapte à l’interlocuteur. Il est donc question de produire avec la personne des circonstances acceptables qui vont pouvoir lui donner la liberté de se taire ou de communiquer, quand elle le juge nécessaire et possible.
26L’art-thérapie travaille à l’émergence du désir et au retour du plaisir, celui de faire et celui d’agir sur les événements. Elle participe à restaurer une place et l’envie de la prendre (exclusion vers inclusion de soi, redevenue envisageable). Elle conduit à retrouver un pouvoir d’action sur les choses, et un pouvoir de les modifier pour commencer à élaborer un possible devenir. La proposition d’ateliers collectifs, prenant appui sur l’expression artistique, repose la problématique du lien social au cœur de l’accompagnement. Cette proposition doit être pensée et mise en action de manière globale, mais aussi croisée dans un travail de proximité, avec d’autres acteurs professionnels.
27Les personnes nécessitant des soins présentent en même temps des problématiques sociales. Dans le récit qui concerne Maurice, plusieurs facteurs peuvent être considérés comme agravants : pas de revenu et l’impossibilité pour lui de faire une démarche d’accompagnement social sans se mettre en danger ; sa suspicion concernant toutes les instances administratives, qui ne relève pas uniquement de ses troubles ; une difficulté à comprendre et à accepter les codes et les règles du pays d’accueil, pouvant générer de la frustration et de l’agressivité.
28L’atelier, sans se substituer aux cadres professionnels de l’accompagnement, peut être un lieu permettant de fournir un appui aux accompagnements : médical, social et psychologique ; ou du moins de tendre vers eux. Les réactions individuelles pouvant émerger à tout moment dans un climat conflictuel (individuel ou collectif), l’expression peut permettre de travailler à une autorégulation des émotions et des affects, tout en prenant en compte la nécessité du conflit en tant que facteur de changement.
29Par le biais de l’expression artistique, non verbale, peuvent être de nouveau sollicitées chez les sujets des facultés, tout en tenant compte des résistances et des freins par lesquels ils tentent de conserver un sentiment d’unité. Si la demande n’est pas thérapeutique, s’exprime cependant une aspiration à un « mieux-être ». Le travail d’expression va permettre au sujet de reconnaître, avec l’aide de l’art-thérapeute, des répercussions dans les domaines relationnel, émotionnel et cognitif, permettant de réactualiser des relations (réelles et symboliques). Il s’agit pour ces personnes de s’autoriser à les découvrir pour ensuite les éclairer dans des créations personnelles, partageables avec les autres. Cela concourt à constituer une communauté passagère, c’est-à-dire une réaffiliation à un groupe, indispensable à la sortie de l’exclusion, comme nous le laisse entrevoir le récit de Maurice.
30L’activité créative va permettre au sujet, sans se mettre en danger et sans avoir l’impression de devoir répéter un discours qui peu à peu se vide de sens, de reconnaître et de clarifier des étapes nécessaires à l’apprivoisement de sa capacité à recevoir, à donner et à agir. L’activité créative va servir également à travailler sur des représentations erronées (« On décide pour moi ! » ; « On me cache quelque chose ! » ; « On ne me considère pas comme un adulte ! », etc.). Elle autorise à entrevoir une possible reconstruction, et cela par étapes, tout en portant une attention particulière à la demande de prise en charge autre que médicale, que ces personnes ont du mal à formuler.
L’expérience et son risque
« La sagesse multimillénaire des langues grécolatines a formé ce mot d’expérience au moyen de deux prépositions : ex, qui signifie le départ, volontaire ou forcé, hors du milieu usuel ou initial, et per, qui décrit le voyage à travers un nouveau monde, tout autre. Ce double mouvement, d’arrachement et d’étrangeté, dans l’errance et la pérégrination, implique des risques physiques, donc de mort et de bannissement social et politique, ce pour quoi le terme d’expérience avoisine celui de péril et y trouve une racine. »
32L’art peut émouvoir, faire penser et inquiéter. De la même façon, l’art-thérapie peut aider comme elle peut représenter un danger. Comme toute nouvelle expérience, elle peut avoir, pour certains sujets, de nouveau valeur de bannissement ou de mise hors jeu social et symbolique qui redessineraient un peu plus la spirale de l’échec dans laquelle il se sentent enfermés. Au travers de la proposition d’expression artistique peut être de nouveau touchée la peur de la stigmatisation et du contrôle.
33Face à l’enfermement de ces sujets, il s’agit donc d’ouvrir de nouvelles options pour dégager et faciliter des choix, mais aussi d’aider à en assumer les conséquences. Permettre aux productions artistiques personnelles de devenir un soutien à la communication, y compris verbale, c’est offrir un espace propre à recueillir des angoisses pour tenter dans un deuxième temps d’élaborer avec la personne une nouvelle articulation de ses expériences de vie, à la recherche de sens.
34L’expression artistique doit permettre de quitter un point de vue égocentré pour faire l’expérience du tout autre, ou d’approches complémentaires suffisamment sécurisantes pour s’y aventurer. Il est donc important d’y réfléchir. La prise en charge en art-thérapie autorise la flexibilité par une stimulation de l’imaginaire. Cela induit que les participants puissent se risquer à travailler avec leur différence, puis celle des autres, sans danger.
35Dans l’action et la transformation induites par les processus créatifs, la participation de la personne est la pierre angulaire de sa propre démarche de réadaptation.
De l’errance à la rencontre
36L’art-thérapie peut aider à mettre en lumière des problématiques identitaires en partie liées à l’exclusion, comme l’illustre le récit concernant Maurice. Le besoin d’écoute et d’expression des sujets en exclusion doit s’accompagner de la prise en compte de leur demande, le plus souvent paradoxale, puisqu’ils disent dans le même temps avoir bénéficié de suivis multiples et ne plus en vouloir. Ce besoin d’écoute qui s’exprime ne trouve cependant pas de résonance. Le sujet maintient donc sa demande à la lisière, dans un entre-deux, prêt à se rétracter au moindre danger. Dans ce sens, l’art-thérapie permet d’entendre ce qui est sous-entendu et qui ne peut se dire faute de mots ou d’un interlocuteur choisi.
37Par conséquent, il doit être question de propositions qui ne stigmatisent pas ces sujets soit comme cas social, soit comme malade, soit comme « fou »; c’est-à dire-d’une écoute qui puisse s’offrir comme passerelle entre des objectifs institutionnels, appartenant à des cadres référencés, possédant leur propre langage, leurs codes et leurs outils, et les besoins réels de ces sujets, alors même qu’ils disent ne plus rien désirer. Il nous devient possible alors de penser que la médiation peut s’inscrire en creux (hors des champs classiques d’accompagnement) et en relief (participant d’un cheminement pour renouer avec ces mêmes dispositifs rejetés par les sujets dans un premier temps), et qu’elle doit travailler à une visibilité entre différence et similitude avec les autres formes d’accompagnement.
38À ce titre, les art-thérapies se développent de plus en plus dans des champs professionnels transverses. En dehors de la clinique, l’utilisation des médiations artistiques pénètre les champs de l’apprentissage ; de la remobilisation de sujets en difficulté sociale et professionnelle ; de la refonte du lien social pour les personnes en grande précarité. Cette forme de prise en charge se constitue comme un « entre-deux », espace intermédiaire, en amont des dispositifs classiques, qui peut permettre au sujet d’accepter de s’y inscrire temporairement. Elle tient compte de cette altération profonde du lien relationnel entre inclus et exclus, entraînant une rupture identitaire, qui peut être radicale, en redonnant au sujet une place centrale. Si cette altération demeure peu visible, elle est agissante, comme le souligne Jean Maisondieu (2003). L’absence de demande de thérapie ou de soins, qui sont ressentis comme secondaires au milieu des urgences de vie dans lesquelles la personne se débat, doit être entendue comme telle et respectée. Il est possible dans le même temps de travailler à l’émergence d’une demande de soutien, tout en privilégiant un objectif : que la personne puisse reprendre soin d’elle-même.
39Dans une nouvelle approche, à la recherche d’une nouvelle articulation entre thérapeutique et soin, il devient nécessaire que les professionnels se décentrent d’une position uniquement thérapeutique et prennent du recul par rapport aux représentations attachées à la culture du soin. Afin de mieux cerner les problématiques qui mettent en échec presque systématiquement le travail des accompagnateurs sociaux, il est essentiel de trouver des objets de réflexion transversaux et partageables. Il s’agit donc de concevoir un dispositif qui permette une première accroche, pour que ces sujets puissent « se fixer » et redevenir acteurs de leur cheminement. Dans cet ordre d’idées, les ateliers d’art-thérapie peuvent faciliter l’aménagement de repères, sur le chemin du soin ou de l’insertion sociale (Qui fait quoi ? Que puis-je demander et à qui ?). Ils peuvent aider à mettre en place les marches symboliques indispensables pour élaborer un langage, pouvant devenir commun aux sujets et aux professionnels travaillant dans des champs différents et souvent séparés.
40On peut s’accorder à dire que le bien-être psychique repose sur le bien-être physique et social. Cependant, « la dimension d’harmonie psychique chez l’individu s’impose comme une évidence, mais dès que l’on veut saisir les conditions d’apparition de cette harmonie, rien ne va plus. La complexité de la notion de santé mentale se révèle dans toute son ampleur car elle n’est pas seulement individuelle, elle est aussi interindividuelle. À chaque fois que l’on croit s’en approcher, elle recule comme un mirage » (Maisondieu, 2003).
L’art-thérapie, dans sa différence et sa complémentarité, entre errance et rencontre, doit définir aujourd’hui la place qu’elle tente d’occuper dans un projet de lutte contre les exclusions, quelles qu’elles soient. Il nous faut prendre en compte à cet effet le constat de Jean Maisondieu pour que la prise en charge en art-thérapie ne soit pas superflue et redondante. Elle doit donc dans ce sens redéfinir ses apports et ses limites professionnels, dans un champ qui n’est plus seulement clinique et/ou thérapeutique, mais qui s’inscrit toujours dans une relation d’un sujet souffrant à un autre sujet qui peut l’entendre.
Bibliographie
Bibliographie
- Colignon, M. 2008. « Exclusion et médiation en art-thérapie. La violence de l’exclusion », Empan, n° 72, Médiation familiale et lien social, Toulouse, érès.
- Furtos, J. 2008. Clinique de la précarité, Paris, Masson.
- Maisondieu, J. 2003. « Citoyenneté et santé mentale », dans Santé mentale, ville et violences, sous la direction de Michel Joubert, Toulouse, érès.
- Orspere-onmsp. 2002. Réseau et politique de santé mentale : mutualisation et spécificités des compétences.
- Parizot, I. 2003. Soigner les exclus. Identités et rapports sociaux dans les centres de soins gratuits, Paris, puf.
- Serres, M. 1995. Éloge de la philosophie en langue française, Paris, Fayard, p. 25.
Notes
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[1]
rmi : Revenu minimum d’insertion, en France ; aujourd’hui rsa, Revenu de solidarité active.