Notes
-
[1]
W. James dans G. Duclos, L’estime de soi, un passeport pour la vie, Éditions de l’hôpital Sainte-Justine, université de Montréal, 2004.
-
[2]
C.H. Cooley, « Nature humaine et ordre social, la signification du “je” », dans M. Bolognini, Y. Prêteur, Estime de soi, perspectives développementales, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1998.
-
[3]
S. Harter, « Comprendre l’estime de soi de l’enfant et de l’adolescent : considérations historiques, théoriques et méthodologiques », dans M. Bolognini, Y. Prêteur (sous la direction de), Estime de soi, perspectives développementales, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1998.
-
[4]
J. Dewey dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Paris, Sciences humaines Éditions, 2001.
-
[5]
D. Glasman, La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004.
-
[6]
Cité par G. Duclos, L’estime de soi, un passeport pour la vie, Éditions de l’hôpital Sainte-Justine, université de Montréal, 2004.
-
[7]
G. Duclos, op. cit.
-
[8]
S. Vygotski Lev. (1934), Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997.
-
[9]
J.-M. Barbier dans M. Lesne et Y. Minvielle, Socialisation et formation, Paideia, 1990.
1Mon expérience d’éducateur spécialisé exerçant en itep auprès d’un public composé d’adolescents âgés de 14 à 18 ans, dont la plupart ont décroché du système scolaire, m’a permis d’observer qu’au-delà des jeux d’apparences qu’ils mettent en place (provocation, intimidation, arrogance...), ces jeunes présentent une faible estime de soi qui nuit aux apprentissages. Cependant, j’ai pu remarquer une amélioration de l’estime de soi de certains d’entre eux alors qu’ils fréquentaient un stage de formation partant de leurs centres d’intérêt et mettant en œuvre d’autres méthodes d’apprentissage que celles utilisées dans le milieu scolaire traditionnel.
2C’est à partir de ce constat que je me suis intéressé à l’estime de soi des jeunes en difficulté, et plus précisément aux liens existant entre estime de soi et apprentissage.
3Après quelques éclairages théoriques relatifs à l’estime de soi, je rendrai compte des principaux éléments saillants extraits d’une étude que j’ai réalisée en 2007 et je tenterai d’analyser comment estime de soi et pédagogies actives mises en place dans des stages de formation peuvent s’articuler et dynamiser les jeunes dans leur parcours de formation. Enfin, je proposerai à partir de ces résultats quelques pistes pédagogiques susceptibles d’aider les jeunes pris en charge en itep à retrouver une meilleure image d’eux-mêmes.
Qu’est-ce que l’estime de soi ?
4Même si on parle fréquemment aujourd’hui de l’estime de soi dans les médias et dans la presse, l’intérêt des chercheurs pour cette notion n’est pas récent. En effet, le concept d’estime de soi a été décrit pour la première fois en 1890 par le psychologue américain William James [1]. Celui-ci la définit comme un processus intrapsychique par lequel un individu s’autoévalue. En 1902, un autre psychologue, Charles H. Cooley [2], avance l’hypothèse que l’estime de soi ne trouverait pas uniquement sa source dans un processus intrapsychique mais qu’elle dépendrait également des réactions de l’entourage ; et cela dès l’enfance.
5Les recherches actuelles tendent vers une perspective multidimensionnelle de l’estime de soi. On considère en effet l’estime globale de soi à la fois comme une résultante et une combinaison de l’estime qu’un individu s’accorde à partir de différents domaines de compétences. Cette autoévaluation faite selon divers domaines de compétences s’opère dès l’enfance et s’affine avec le développement cognitif de l’enfant. Ainsi, on peut repérer huit domaines de compétences selon lesquels l’adolescent s’évalue : les compétences cognitives, athlé- tiques, l’acceptation sociale, l’apparence physique, la conformité comportementale, les amis proches, les relations sentimentales, les compétences professionnelles [3].
Présentation de l’étude menée
6Pour essayer de comprendre comment les stages de formation pourraient favoriser une éventuelle restauration de l’estime de soi, je me suis intéressé aux méthodes pédagogiques utilisées. J’ai donc décidé d’observer et de mener des entretiens avec, d’une part, des jeunes en difficulté participant à un atelier de lecture du cueep et, d’autre part, avec des jeunes ayant le même profil que ceux précédemment cités mais participant à un stage de réparation de deux-roues au sein de l’association « Quoi de neuf docteur ? »
7Cela m’a permis de distinguer deux aspects différents de l’estime de soi. En effet, les entretiens ont fait émerger des informations sur l’évolution de l’estime de soi des stagiaires en lien avec leur « être » au cours de l’atelier lecture, alors que les observations m’ont fourni des informations sur l’évolution de l’estime de soi en lien avec le développement de compétences, plus précisément ici de savoir-faire lecturaux. Par ailleurs, cette même démarche appliquée dans le cadre d’un atelier vélos qui vise l’acquisition de savoirs pratiques m’a permis de mesurer si la restauration de l’estime de soi intervenait avec la même importance en fonction de la nature des savoirs sollicités dans chaque type de formation.
8Avant de rendre compte des résultats concernant cette étude, il me semble important de rappeler que même si les deux stages auxquels il est fait référence ici portent sur des objets différents (acquisition de savoirs « conceptuels » pour l’un, acquisition de savoir-faire pratiques pour l’autre), la méthode pédagogique utilisée est la même : elle relève des pédagogies actives et plus particulièrement de la pédagogie du projet. Celle-ci se caractérise par le fait que les réalisations concrètes sont censées permettre de s’approprier des connaissances [4]. Ce type de pédagogie vient en rupture avec le mode d’enseignement employé traditionnellement à l’école ; le cours magistral cède ainsi la place à l’expérimentation, à la mise en œuvre d’activités en adéquation avec les centres d’intérêt de l’enfant, et le maître s’efface de la scène pour devenir un facilitateur dans l’acquisition des connaissances et des savoir-faire.
Dans l’atelier de lecture
9Les observations montrent qu’au fur et à mesure de l’avancée des séances, les compétences en lecture des stagiaires augmentent. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux passeront dans l’atelier de niveau supérieur après quelques semaines. Parallèlement à ces progrès en lecture, on peut percevoir à des degrés divers les signes d’une amélioration de l’estime de soi de ces mêmes stagiaires. En effet, plus on avance dans le processus d’apprentissage, plus les comportements (échanges négatifs, accrochages, isolement…) ou les expressions verbales (« j’y arriverai pas » ; « c’est trop dur »…) qui traduisent une mauvaise estime de soi s’effacent pour laisser place à de nouveaux comportements (attention, entraide, communication, humour…) ou à des propos qui révèlent une augmentation de l’estime de soi (« c’est facile » ; « c’est fait » ; « ça revient »…). Il reste à préciser que cette restauration de l’estime de soi des stagiaires, perçue par l’observation, semble traduire un mieux-être consécutif à l’acquisition de compétences nouvelles : les compétences lecturales.
10Complémentairement, l’analyse des entretiens montre que chacun des stagiaires laisse apparaître dans ses propos relatifs à l’action de formation dans laquelle il est engagé des termes et des expressions qui traduisent une amélioration de l’estime de soi par rapport à son être (« je suis fier » ; « je me sens bien » ; « ça va mieux »…). Il y a donc concordance entre les résultats des observations et ceux des entretiens. Nous pouvons ainsi avancer que l’action de formation engagée dans le cadre de l’atelier lecture, en favorisant l’estime de soi des stagiaires par rapport au développement de leurs compétences lecturales, favorise en même temps l’estime de soi des stagiaires dans le cadre d’un « mieux-être ».
Dans l’atelier vélos
11Les observations réalisées dans l’atelier vélos permettent de dire qu’au cours des séances la plupart des stagiaires progressent en mécanique. En effet, après quelques semaines, ils sont capables de réparer seul un deux-roues. Parallèlement à ce développement de compétences, on peut remarquer chez les stagiaires différents comportements ou des expressions langagières de même teneur que celles repérées dans l’autre groupe et qui traduisent une augmentation de l’estime de soi par rapport aux nouvelles compétences acquises en mécanique.
12Paradoxalement, malgré les réels progrès réalisés en mécanique, l’analyse des entretiens ne fait pas apparaître d’éléments probants qui permettraient d’affirmer que les stagiaires ont conscience d’une amélioration globale de leur estime de soi. En effet, dans leurs propos, les jeunes ont tendance à minimiser, voire à dénigrer les compétences qu’ils ont acquises. Certains disent : « C’est pas un progrès. Ce qui fait la différence, quand on est arrivé et quand on sort quoi, c’est l’autonomie qu’on prend dans notre boulot… » D’autres disent encore : «… Non, c’est pas un progrès, c’est pas un gros progrès… », ou bien enfin : « Ce qu’on apprend ici n’est pas important dans la vie. Ça sert à quoi, pour moi ? » Comme si les progrès techniques réalisés n’avaient pas une importance suffisamment grande à leurs yeux.
13Il y a donc une discordance entre les résultats des observations et ceux des entretiens menés au sein de l’atelier vélos. Ce qui laisse supposer que cet atelier, bien qu’il permette une restauration de l’estime de soi quant à de nouvelles compétences en mécanique, est sans effet sur une restauration globale de l’estime de soi ou, pour le dire différemment, est sans effet sur ce qui relèverait d’un mieux-être.
Synthèse globale des résultats
14Nous pouvons dire que, d’une façon globale, dans les deux actions de formation s’appuyant sur la pédagogie du projet, nous observons une amélioration de l’estime de soi des stagiaires. Cependant, si l’on y regarde de plus près, l’analyse des informations recueillies fait apparaître qu’il existe une différence dans la restauration de l’estime de soi au cours des deux stages selon que l’on envisage l’estime globale de soi des stagiaires quant à un mieux-être lié à des compétences lecturales ou quant au développement de compétences en mécanique. Ainsi, on observe que l’atelier lecture visant l’acquisition de savoirs lecturaux permet une restauration plus profonde de l’estime de soi que l’atelier vélos.
15Cette différence dans le degré de restauration de l’estime de soi des stagiaires ne saurait être attribuée à la méthode pédagogique puisque la pédagogie du projet est employée sur les deux terrains de stage. Cela conduit à formuler l’hypothèse suivante : cette différence dans le degré de restauration de l’estime de soi tiendrait à la nature des savoirs et savoir-faire mis en œuvre à travers les stages. On peut en effet penser que les stagiaires se sentent plus valorisés à vaincre des difficultés qu’ils n’ont pas pu surmonter à l’école, tant cet échec les a fortement stigmatisés. Cette hypothèse est étayée par Glasman [5], qui met en évidence que le désir d’école est clairement exprimé par les décrocheurs eux-mêmes. Ainsi, selon lui, quand ces jeunes ont le choix entre un contrat d’apprentissage et un retour vers la scolarité qu’ils ont eux-mêmes abandonnée, la plupart optent pour le retour en scolarité. Cela tend à démontrer non seulement que les jeunes valorisent plus les enseignements portant sur l’acquisition de savoirs et de savoir-faire « conceptuels » que les enseignements portant sur l’acquisition de savoir-faire pratiques, mais aussi que les décrocheurs scolaires ont un fort désir de gommer l’échec scolaire qu’ils ont vécu.
16Cette hypothèse semble confirmée grâce aux observations faites dans le cadre des deux ateliers, notamment lorsqu’on s’aperçoit que plus de la moitié des stagiaires ne prennent pas la pause qui leur est proposée dans l’atelier lecture et continuent à travailler pendant ce temps avec l’aide du dictionnaire ou en demandant conseil à des pairs, alors que les stagiaires de l’atelier vélos profitent largement de ce moment de pause. C’est elle que je retiendrai pour envisager des pistes de travail susceptibles de favoriser la restauration de l’estime de soi en tant que mieux-être… dans le cadre d’ateliers visant l’acquisition de savoir-faire pratiques.
Quels prolongements possibles ?
17En tant qu’éducateur-formateur, c’est principalement l’estime de soi qu’il nous importe d’améliorer ; cette estime de soi sans laquelle, selon Rousseau, nul ne peut être heureux [6]. Comment donc améliorer l’estime de soi de jeunes engagés dans des stages visant l’acquisition de savoir-faire pratiques ?
18En favorisant la prise de conscience des progrès réalisés. Il me paraît important – si l’on considère comme Duclos [7] que la clef de l’estime de soi se trouve non pas dans la capacité à réaliser certaines tâches mais dans la conscientisation par l’individu de sa capacité à réaliser ces tâches – de donner une place prépondérante à la parole, qui est l’outil privilégié de l’éducateur ou du formateur afin d’aider le jeune à prendre conscience de ses progrès. L’adulte doit alors valoriser les progrès que le jeune réalise en lui expliquant qu’il s’agit d’une réelle progression et non pas de quelque chose qu’il est facile ou banal de réaliser. Il me semble d’autant plus important d’insister sur ce processus de conscientisation des apprentissages auprès des jeunes que la dévalorisation des enseignements pratiques a longtemps été entretenue par le système scolaire lui-même et que ce dénigrement n’est sans doute pas sans effet sur l’importance secondaire que semblent attribuer les stagiaires à l’acquisition de savoir-faire pratiques. Seul un discours authentique et sincère par rapport aux nouvelles compétences acquises pourrait permettre à ces jeunes de retrouver confiance en eux et, finalement, d’acquérir une autre représentation d’eux-mêmes.
19En introduisant le réapprentissage des savoirs de base dans les ateliers portant sur l’acquisition de savoir-faire pratiques. Les éléments extraits de cette étude tendent à montrer que les stages portant sur des acquisitions de savoirs lecturaux contribuent à l’amélioration d’une estime de soi des stagiaires se matérialisant par un mieux-être. Il semble donc intéressant d’inclure dans les ateliers portant sur des acquisitions de savoir-faire pratiques un (ré)apprentissage des savoirs de base (lecture, calcul), mais cela de façon particulièrement souple afin de ne pas provoquer de blocage psychologique. En effet, les jeunes engagés dans ce genre de stages étant des décrocheurs scolaires, il ne s’agit en aucun cas de recréer des situations d’apprentissage qui ont été pour eux synonymes d’échec. Il s’agit, au contraire, de favoriser une pédagogie qui donne du sens aux apprentissages en tenant compte du principe qui consiste à dire, selon Dewey, que la connaissance doit directement être opérationnelle et servir à être capable de faire. Ainsi, dans le cas précis de l’atelier vélos, il semble opportun que le formateur apporte certaines notions de calcul de façon très pragmatique lorsque le stagiaire en ressent le besoin pour mener à bien une tâche précise.
20En favorisant la pédagogie du projet. Il est important de rappeler que les jeunes qui ont participé aux ateliers lecture et vélos sont tous, sans exception, des décrocheurs scolaires. On pouvait donc s’attendre à ce qu’ils manifestent pendant leurs stages les mêmes attitudes qu’à l’école et, finalement, se désintéressent de leur formation. Pourtant, il n’en a rien été. Lors des observations, je me suis aperçu qu’ils s’impliquaient dans les tâches qu’on leur donnait à réaliser. L’analyse des entretiens montre que les jeunes attribuent leurs nouveaux comportements et leur implication dans les apprentissages au type de pédagogie employée dans les actions de formation dans lesquelles ils sont inscrits.
21Il semble donc intéressant de s’inspirer de la pédagogie du projet avec les jeunes en difficulté, et cela pour plusieurs raisons. Premièrement, par son mode de fonctionnement et les échanges qu’elle suscite, elle favorise la socialisation des jeunes. Deuxièmement, par son ancrage dans le concret des choses, elle permet de mettre en valeur le sens des apprentissages et permet aux stagiaires de comprendre que l’acquisition de notions théoriques est nécessaire à l’accomplissement de réalisations d’ordre pratique. Troisièmement, elle permet aux jeunes de voir l’éducateur-formateur différemment. Il n’est plus celui qui blâme mais il devient celui qui facilite l’acquisition des savoirs et savoir-faire. L’adulte occupe auprès du jeune une fonction d’étayage qui permettra à ce dernier de réaliser avec son aide des tâches que ses capacités ne lui permettaient pas de réussir seul. À ce titre, on peut ici faire un lien avec les travaux que Vygotski [8] (1934) a menés à propos de ce qu’il a appelé la zone proximale de développement.
22Finalement, la pédagogie du projet permet, par la « fabrication d’un objet socialisable valorisant [9] », la restauration de l’estime de soi à proprement parler.
Conclusion
23J’ai pour projet de participer à la mise en place d’ateliers similaires à ceux décrits précédemment, combinant apprentissages de savoirs et de savoir-faire pratiques, et/ou d’élaborer un partenariat entre des lieux de stage offrant cette possibilité. Ce genre de montage favoriserait un rapprochement entre l’éducatif et le scolaire, comme nous y encourage le décret itep du 6 janvier 2005, et permettrait probablement une amélioration de l’estime de soi et une remise en projet de ces décrocheurs.
24À suivre, donc…
Notes
-
[1]
W. James dans G. Duclos, L’estime de soi, un passeport pour la vie, Éditions de l’hôpital Sainte-Justine, université de Montréal, 2004.
-
[2]
C.H. Cooley, « Nature humaine et ordre social, la signification du “je” », dans M. Bolognini, Y. Prêteur, Estime de soi, perspectives développementales, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1998.
-
[3]
S. Harter, « Comprendre l’estime de soi de l’enfant et de l’adolescent : considérations historiques, théoriques et méthodologiques », dans M. Bolognini, Y. Prêteur (sous la direction de), Estime de soi, perspectives développementales, Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1998.
-
[4]
J. Dewey dans J.-C. Ruano-Borbalan, Éduquer et former, Paris, Sciences humaines Éditions, 2001.
-
[5]
D. Glasman, La déscolarisation, Paris, La Dispute, 2004.
-
[6]
Cité par G. Duclos, L’estime de soi, un passeport pour la vie, Éditions de l’hôpital Sainte-Justine, université de Montréal, 2004.
-
[7]
G. Duclos, op. cit.
-
[8]
S. Vygotski Lev. (1934), Pensée et langage, Paris, La Dispute, 1997.
-
[9]
J.-M. Barbier dans M. Lesne et Y. Minvielle, Socialisation et formation, Paideia, 1990.