Notes
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Article communiqué par son auteur avec l’accord aimable des Éditions Bordas que nous remercions. Il a paru dans l’excellent recueil collectif dirigé par le regretté Pierre Kaufmann, L’apport freudien, élements pour une encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Bordas, 1993, 635 p.
Historique
1Il est difficile de retracer l’histoire de la psychothérapie institutionnelle, étant donné qu’il ne s’agit pas d’un « état » constitué mais d’un « mouvement » qui met en cause pratiques et conceptions du champ psychiatrique. On a trop tendance à vouloir délimiter historiquement de tels phénomènes. Réflexion qui peut se rapprocher de celle d’Eugenio d’Ors à propos du « baroque », qu’on a voulu enfermer dans « l’âge baroque », négligeant ainsi des éléments essentiels qui se sont manifestés de tout temps et dans les civilisations les plus variées. Eugenio d’Ors nous a montré la ligne à suivre pour mettre en perspective réelle les faits historiques.
2Peut-on se servir de l’hôpital comme « instrument de soins » pour les maladies mentales ? Déjà, à la fin du xviiie et au xixe siècle, Pinel, Esquirol le proclamaient, ainsi que Leuret, Voisin, Ferrus, Bouchet, en France ; mais également Tuke et O’Connoly en Angleterre ; Chiarugi en Italie ; Hallaran en Irlande ; Lencermann, Jacobi et Koeppe-Reil en Allemagne ; Guislain en Belgique ; et beaucoup d’autres… Il n’est pas étonnant de rencontrer dans cette perspective une liste de personnalités qui ont eu le souci de transformer la ségrégation ambiante, souvent carcérale, en systèmes ouverts, dans un désir d’« humaniser » les relations, de créer une véritable convivialité thérapeutique, ou, tout au moins, une convivialité qui permette l’application de thérapeutiques spécifiques.
3Presque toujours, dans cette orientation psychiatrique, des événements historiques, le contexte social, ont marqué profondément la personnalité des « promoteurs » : « empreinte » (Prägung), inaccessible à toute entreprise psychanalytique, qui a déterminé, non des vocations, mais des orientations, et des façons d’être de chacun d’eux. Par exemple, F. Tosquelles : la révolution espagnole, les terribles dissensions politiques, le camp de concentration… G. Daumezon : la discipline d’« éclaireur », et une éthique en rapport avec son éducation ; H. Torrubia : sa « déchirure existentielle » de combattant dans la guerre d’Espagne ; L. Bonnafé, et l’alliance difficile entre surréalisme et « communisme » établi ; F. Fanon, etc.
4À tel point qu’on pourrait envisager cette « histoire » comme la « prise », sur des « personnes » si diverses, d’événements tels que la guerre d’Espagne, les mouvements populaires de 1936, la Seconde Guerre mondiale, les camps de concentration, les guerres du Viêt Nam, d’Algérie, etc. Mais aussi de mouvements tels que les auberges de jeunesse, les associations culturelles (« Travail et Culture »…), etc.
5C’est « l’utilisation » de ces expériences « intimes » qui donne un certain style d’accueil de la misère existentielle, qui infiltre ces autres de la misère existentielle, qui infiltre ces autres « parlêtres », pleins de catastrophes plus ou moins cachées, que sont les malades psychotiques. Cette « sous-jacence », véritable collusion entre les faits d’aliénation massive et les fantasmes les plus lointains de tout un chacun, est ce qui peut nous guider pour mieux comprendre que la soi-disant « psychothérapie institutionnelle » n’est pas une « technique » qui peut se plaquer, en tant que telle, sur différentes configurations d’établissements psychiatriques, mais, au contraire, qu’elle est en prise directe avec le « réel » de la maladie mentale, laquelle n’est qu’une accumulation de désastres au niveau des racines de l’existence.
6Il ne s’agit donc pas de trop « intellectualiser », d’une façon abstraite, ce qui est en question ; il faut tenir compte des origines sociales, « historiales », l’action thérapeutique n’étant alors qu’un long « témoignage » de sa propre histoire. Ce qui pourrait s’harmoniser avec cette remarque d’Albert Camus à propos de Louis Guilloux : « Pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. »
7Il est donc nécessaire de se référer, brièvement, à quelques « auteurs », qui, directement ou indirectement, ont joué un rôle dans la systématisation des concepts et des pratiques de ce qui allait être regroupé en 1952, par G. Daumezon et Ph. Koechlin, sous l’appellation de « psychothérapie institutionnelle ».
8En premier lieu, Hermann Simon, de l’hôpital de Warstein puis de celui de Gütersloh, et dont le livre, paru en 1929, Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, fut traduit en 1941, à Saint-Alban, par Tosquelles, Balvet, Chaurand. Il privilégie une « thérapeutique plus active », « responsabilisant » tous les malades et le personnel de l’hôpital (depuis « l’ash » jusqu’au directeur), et considère l’établissement comme un organisme « malade » qu’il faut constamment traiter : « Les trois maux dont sont menacés nos malades mentaux dans un hôpital et contre lesquels notre thérapeutique doit lutter sans arrêt sont les suivants : l’inaction, l’ambiance défavorable de l’hôpital, et le préjugé d’irresponsabilité du malade lui-même. »
9Simon insiste sur la collaboration de tous les membres du personnel : enseignement au personnel, entretiens cliniques communs, étude des résistances des psychiatres et du personnel, etc.
10D’un tout autre point de vue, citons Moréno et la « sociométrie ». À partir de sa « petite révolution sociométrique », il souligne l’importance d’une activation du milieu hospitalier par une « provocation active et in situ » qui permette le passage d’une situation stable et stabilisée à un « laboratoire social » (techniques de psychodrame, etc.). Il élabore la notion de « co-action de l’enquêteur avec le groupe », décrivant « d’importants réseaux psychologiques non repérés » : « La fonction d’un individu, dit-il, ne pouvant être complètement déterminée qu’à la condition d’envisager tous les individus et tous les groupes auxquels il est émotionnellement lié. » Riches d’enseignements pratiques, bien que discutables, sont ces notions d’« atome social » et de « télé » (distinct de « transfert »).
11En opposition à Moréno : Kurt Lewin, influencé par Koebler et Koffka ; émigré aux États-Unis en 1932, il met en valeur, à partir d’une psychologie phénoménologique gestaltiste, les relations réciproques entre l’individuel et le social. Il insiste sur les rapports dynamiques de réciprocité, et sur l’influence de l’ambiance, de l’atmosphère culturelle, sur la personnalité ; il décrit le « champ social » comme totalité dynamique, définissant la représentation spatiale des groupes et de leurs interrelations. D’où la notion lewinienne de « dynamique de groupe », son insistance sur une technique de recherche en rapport avec des « auto-analyses collectives ».
12À partir de 1943, en Angleterre, Bion et Rickmann, s’inspirant de Lewin et de Freud, étudient « les tensions intérieures au groupe dans la thérapeutique ». Ils analysent la somme des obstacles qui s’opposent à la prise de conscience comme résistance ou méconnaissance systématique : « Pourquoi sommes-nous là ? » À partir d’une expérience thérapeutique collective dans l’armée anglaise pendant la dernière guerre, ils établissent un plan d’action, répartissant les hommes en petits groupes différenciés en respectant leur initiative ; un rassemblement quotidien étudie l’évolution de chacun de ces groupes.
13Citons également Bierer, de la Tavistock Clinic, qui réalisait dès 1938 des « clubs sociothérapeutiques » à gouvernement autonome, ainsi que Klapmann, qui, reprenant la technique des classes de Pratt (1905), en arrive à concevoir la vie hospitalière comme un « temps thérapeutique ordonné » par une pensée médicale. Ont eu également une certaine influence : la « socio-analyse » de Van Bockstaele, les « groupes T » de Bethel, et plus tard, en 1961, les « N-groupes » de William C. Schultz, ainsi que l’organisation de « postséances adjointes » à la séance de groupe par George R. Bach. Un peu périphériques, mais cependant d’une influence non négligeable : Slavson et Franklin…
14Plus importante nous semble être l’influence de H.S. Sullivan, malgré son attachement au culturalisme et à la psychologie du Moi (dans la ligne d’analyse et de synthèse distributive d’Adolphe Meyer). Il travaillait, entre autres, à Towson, dans le Maryland. Il essaie de reformuler les problèmes de la psychiatrie dans son ensemble à partir des conceptions de dynamismes interrelationnels et de la personnalité. Il met en valeur l’importance du « premier entretien » et des interventions spontanées, quotidiennes, dans la « rencontre » avec tel ou tel malade. Il insiste sur le style de la pratique journalière psychiatrique et sur la formation des collaborateurs, etc.
15Signalons l’impact fondamental, pour la technique des « constellations », des études de A. Stanton et Schwarz, psychosociologues qui ont travaillé trois ans à Chesnut Lodge, aux États-Unis. Bien que leur démarche reste dans le domaine de « l’information » et de la « communication », ils montrent l’importance des relations des thérapeutes entre eux dans les prises en charge psychothérapiques. P.C. Racamier a souligné que leur étude du Mental Hospital, en 1954, définit les principes de la « flexibilité et de l’individualisation des soins », évoquant aussi les problèmes de « résistance », aussi bien des malades que du personnel : « Il suffit que le milieu thérapeutique se dissocie pour que le malade se dissocie. »
16Cette première liste est loin d’être exhaustive. Il faudrait citer également Paul Bernard qui soulignait « l’oganisation thérapeutique de la vie sociale à l’hôpital, fondée sur la psychothérapie de groupe ». D’où l’importance des « réunions de quartier », etc. (Cf. « Documents de l’Information psychiatrique ».) Mais nous devons insister sur ce qui représente véritablement la « psychothérapie institution-nelle » telle qu’elle s’est développée en France, en particulier depuis la Seconde Guerre mondiale.
17C’est à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban que se rencontrent, pendant l’Occupation, François Tosquelles, Paul Balvet, André Chaurand, Lucien Bonnafé… Sous le label de Société du Gévaudan, ils réélaborent les bases théoriques et pratiques du champ psychiatrique dans sa réalité polydimensionnelle : contribution majeure à ce qui devait plus tard se spécifier sous les termes de « psychothérapie institutionnelle » et de « politique de secteur ». Les travaux de Hermann Simon, de Jacques Lacan, la phénoménologie, la sociothérapie, la psychobiologie, etc., contribuent à la formulation d’une pratique inédite de psychiatrie concrète, dans laquelle « soins, recherche, formation » (mot d’ordre lancé par Henri Ey à l’occasion du Livre blanc en 1967) sont déjà intégrés dans cette démarche collective. Un grand nombre de psychiatres bénéficièrent d’un effet « formateur » de cette entreprise : Jean Ayme, Robert Millon, Jean Oury, Franz Fanon, Maurice Despinoy, Claude Poncin, Roger Gentis, Horace Torrubia, René Bidault, Jean Colmin, Yves Racine, etc.
18Parallèlement, avec l’avènement de la sécurité sociale, apparaissaient dans la région parisienne les ctrs (centres de traitement et de rééducation sociale) de Ville-Évrard (Paul Sivadon, puis Hélène Chaigneau) et de Villejuif (Louis Le Guillant, avec Évelyne et Jean Kestemberg). D’autre part, Georges Daumezon (à l’hôpital de Fleury-les-Aubrais, depuis 1936) participait très positivement au développement de ces perspectives (« Il faut, disait-il, que tous traitent l’hôpital […] le but extrême sera de “contaminer” l’hôpital tout entier… »). Rappelons que c’est Georges Daumezon et Philippe Koechlin qui introduisirent le terme de « psychothérapie institutionnelle », en 1952, dans les Anals portugais de psichiatria. Il s’agissait de réaliser une transformation radicale de la pratique psychia- trique, cette transformation ne pouvant être envisagée qu’avec la participation du personnel infirmier et des différents secteurs professionnels de l’hôpital. D’où l’émergence de différentes associations. D’abord, à partir du club Paul Balvet de Saint-Alban, le développement progressif de ce qui allait devenir la Fédération des sociétés d’hygiène mentale de Croix Marine ; puis, en 1949, sous l’impulsion de Germaine Le Guillant et de Georges Daumezon, les stages des ceméa qui ont eu – et continuent d’avoir – une importance considérable.
19En 1957-1958 plusieurs réunions eurent lieu à l’initiative de Georges Daumezon : à l’intérieur du Groupe de Sèvres, qui regroupe un grand nombre de psychiatres, sont discutées les théories du secteur, la participation des infirmiers à la psychothérapie, etc. Certaines lignes de partage se dessinèrent à cette occasion.
20Mais le regroupement peut-être le plus considérable – qui, malheureusement, n’a pas encore été « exploité » historiquement – a été ce qu’on a intitulé « Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie Institutionnelles » (GT?), fondé en 1960 autour de François Tosquelles, à Saint-Alban, et qui a fonctionné jusqu’en 1966. Il regroupait une trentaine de psychiatres responsables de services hospitaliers, dont Hélène Chaigneau, Philippe Koechlin, Jean Ayme, Roger Gentis, Jean Oury, Horace Torrubia, Robert Millon, Claude Poncin, Yves Racine, Jean Colmin, Denise Rothberg, Henri Vermorel, etc. Ce groupe de réélaboration critique de tous les courants psychiatriques s’est adjoint, à certains moments, Jacques Schotte, Gisela Pankow, Félix Guattari, etc. Il créa la Revue de psychothérapie institutionnnelle et, en 1965, fonda la Société de psychothérapie institutionnelle (spi). C’est à partir de ce regroupement que prit naissance, sous l’impulsion en particulier de Félix Guattari, la Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles (fgeri) avec sa revue : Recherches, articulant des groupes de psychiatres, de psychanalystes, d’architectes, d’éducateurs, d’instituteurs, de psychologues. Par la suite, en 1976, fut fondé, en tant que section régionale de la spi, à l’initiative de Jean Colmin, le groupe dit de « Brignac » (près d’Angers), qui regroupe toujours une trentaine de psychiatres du centre et de l’ouest de la France, dont Pierre Delion, Charles Dissez, Jacques Henri, Michel Pherivong, Marie-Françoise Le Roux.
21Parallèlement, un réseau interassociatif rassemble un nombre de plus en plus grand d’associations culturelles d’hôpitaux, de secteurs, de cliniques privées, composées surtout d’infirmiers, de psychiatres, d’éducateurs, etc. (son bulletin : Institutions), et entretient de façon très concrète des échanges, des liaisons avec d’autres pays qui développent des structures basées sur les mêmes principes institutionnels : d’abord en Catalogne (autour de l’institut Pere Mata de Reus, berceau psychiatrique de Tosquelles), mais aussi au Portugal (à Setubal, avec Braulio de Almeida e Souza), en Suisse italienne, en Italie, en Allemagne, en Belgique, au Brésil (Rio de Janeiro, São Paulo).
22Citons enfin une somme d’articles (voir en particulier deux numéros de l’Information psychiatrique, de 1983 – nos 3 et 4 –, consacrés à la psychothérapie institutionnelle, ainsi que le numéro de mars-avril 1988 de la revue Psychiatrie française), d’ouvrages (de François Tosquelles, de Jean Oury, de Philippe Rappard, de Jacques Chazaud, de Pierre Delion, de Lucien Bonnafé, etc.), de rapports de congrès (en particulier le Congrès des psychiatres et neurologues de langue française de 1971, à Caen – rapport de Chaigneau, Chanoit et Garrabe, sur la psychothérapie institutionnelle), de nombreuses thèses (en particulier de Philippe Paumelle, en 1952 sur le Traitement des quartiers d’agités), les Journées annuelles de Saint-Alban sur la psychothérapie institutionnelle, et les Rencontres de psychothérapie institutionnelle, organisées au mois de mars, chaque année par une équipe différente, etc.
23Véritable « chantier », qui reste toujours à explorer avec de nombreuses ramifications et des innovations en rapport avec les conditions locales et la personnalité des différents acteurs ; cette disparité cependant n’altère pas le parfait accord avec les principes fondamentaux de la psychothérapie institutionnelle.
Psychiatrie et psychothérapie institutionnelles : définition
24La psychothérapie institutionnelle n’est pas une « technique » parmi d’autres. On ne fait pas une « cure » de psychothérapie institutionnelle comme on fait une cure analytique, ou une cure d’insuline, ou une cure de désintoxication, ou de neuroleptiques.
25On pourrait la définir comme ce qui est nécessaire pour créer un champ psychothérapique collectif pas simplement des pratiques, mais également des concepts. Il s’agit essentiellement de prendre en charge le traitement des psychoses, mais, si on parvient à saisir quelque chose en ce qui concerne les psychoses, on pourra mieux comprendre la « normalité ». Les éléments nécessaires à l’agencement du champ thérapeutique peuvent donc être utilisés dans d’autres domaines, en particulier dans les milieux éducatifs et pédagogiques.
26On ne peut donc pas définir la psychothérapie institutionnelle sans élaborer une certaine théorie des psychoses. Cette conception détermine la pratique. Il s’agit donc, ici, d’une prise de position doctrinale. Si l’on est partisan d’une pure sociogenèse, l’organisation des soins sera tout autre. De même, si on privilégie une organogenèse… Un principe essentiel, sur lequel s’appuie notre praxis, est l’abord multidimentionnel de la psychose. « Multidimensionnel » ne veut pas dire étanchéité entre diverses « dimensions », mais mise en acte d’approches différenciées : le social, le psychologique, le psychanalytique, le biologique. D’autre part nous pouvons considérer les schizophrénies comme le prototype des psychoses nucléaires (Kern-psychose de Kretschmer). L’éclatement, la « dissociation » des psychoses schizophréniques implique une multiréférence en corrélation avec de multi-investissements partiels. On peut déjà déduire de ces quelques remarques un certain infléchissement très spécifique du programme d’organisation des lieux de soins. En effet, le respect d’une multiréférentialité exige une hétérogénéité des personnes responsables des « soins », ainsi qu’une grande diversité des « lieux d’existence ». D’où une certaine stratégie, définie dans une perspective gestaltiste : quelle est, parmi les différentes « instances », l’insistance dominante ? À certains moments, c’est l’instance biologique à d’autres, le « social » ; à d’autres, le psychothérapique…
27Mais ce qui nous apparaît comme étant le principe fondamental de notre action, c’est la question du transfert et de ses modalités : transfert éclaté, « transfert dissocié »… Tout ceci montre l’impossibilité de prendre en charge psychothérapique un psychotique si on est seul, et s’il n’existe pas un milieu de référence. Cette prise en charge est forcément collective, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit l’affaire d’un « groupe ». Ceci peut avoir quelque analogie avec la conception de « l’aménagement » de Winnicott, ou Masud R. Khan. Mais chez ces auteurs, l’aménagement semble plus orienté vers une organisation de la vie quotidienne en rapport avec des impératifs d’insertion sociale. À défaut d’aménagement, des malades vivent tout seuls dans un appartement ou en fréquentant un pseudo-hôpital de jour, avec un seul point de référence : un psychanalyste…
Espace – Neutralité et fonction « moins un »
28Donc, pour s’occuper du psychotique, il faut être plusieurs. C’est une équation générale, à partir de laquelle notre travail doit se structurer. Il est nécessaire, en effet, de créer des « espaces » différenciés. Une prise en charge par un psychothérapeute, ou dans certains cas dans des cothérapies complémentaires, crée un espace de psychothérapie différent de celui de la vie quotidienne.
29À ce sujet, beaucoup de thérapeutes affirment qu’il n’est pas possible de mener à bien une psychothérapie analytique à l’intérieur d’un établissement si le psychothérapeute fait partie du collectif… C’est confondre topographie et topologie, imaginaire et symbolique, neutralité « objective » et véritable neutralité (souvent « active »), etc.
30François Tosquelles, lors du Congrès international de psychothérapie, à Barcelone, en septembre 1958, soulignait que « l’erreur la plus grave consisterait à établir, dans un centre fermé, une psychothérapie additionnelle, venant du dehors, non intégrée à la vie de l’hôpital. Cela (l’intégration du psychothérapeute dans la vie de l’hôpital) est parfaitement viable pour les schizophrènes, la cohésion du sens du monde vécu concrètement étant indispensable à la reconquête de la cohésion intérieure. Nous considérons beaucoup de catastrophes de la psychothérapie des schizophrènes traités individuellement comme secondaires à cette erreur technique, qui, par ailleurs, rend le médecin, s’il fait son devoir, esclave de son malade »… C’est une prise de position sur laquelle on doit être absolument intransigeant. Avec certains cas qui ont échappé à cette règle, on a pu constater des difficultés, des impasses, et quelquefois des accidents tragiques.
31À propos « d’espaces différents », nous pouvons nous référer à la nouvelle d’Edgar Poe : La lettre volée. La lettre se trouve exposée dans un autre « espace » que l’espace perquisitionné ; les policiers ne la voient pas, pourtant elle leur « crève » les yeux…
32Mais, d’autre part, « l’espace de l’analyse » ne doit pas être incarné par le psychothérapeute. C’est une modalité de l’espace du grand Autre ; du « moins- un », comme dit Lacan. Il faut du « + (– 1) » afin qu’il y ait un repérage ponctuel vis-à-vis du système multiréférentiel ; cela nécessite des conditions matérielles extrêmement rigoureuses. En effet, la psychothérapie institutionnelle doit créer des façons de vivre qui permettent à chaque malade d’être soigné au niveau de sa singularité, de sa différence d’avec les autres. C’est d’ailleurs ce qui compte dans toute thérapie. Mais cela n’est réalisable que par une étude concrète des modes de gestion de « l’espace » de la vie quotidienne. C’est d’une grande complexité.
Les « constellations » – Les rencontres – Les « ouverts »
33Un des troubles importants des psychoses est la distorsion des relations du sujet avec ses semblables : troubles de « l’avec », « avec-les-autres » (Miteinandersein). Mais des relations, des investissements, si minimes soient-ils, existent toujours. Cette constatation est à la base d’une notion essentielle, bien mise en valeur par Tosquelles : la « constellation ». Chaque sujet vit en investissant, même très partiellement, un certain nombre de personnes, de choses, de lieux, d’animaux. Les schizophrènes n’échappent pas à cette règle, à condition que les conditions de vie qui leur sont offertes leur permettent une certaine liberté d’expression, une liberté de mouvement, une « liberté de circulation » et de rencontres. Ils « choisissent » alors quelques personnes de leur entourage, choix positifs ou négatifs, affinités, liens transférentiels massifs ou presque inaperçus pour eux-mêmes et les autres. C’est une formule banale de toute convivialité ; on « choisit » ses amis de façon plus ou moins élective. La « constellation » se compose donc d’un certain nombre de personnes qui « comptent » pour le malade. Quand ces personnes sont absentes, il y a « manque », vécu de façon plus ou moins douloureuse, quelquefois « dissociative ». La « constellation » est l’ensemble de ces personnes investies. Mais il ne s’agit pas « d’enfermer » ces personnes dans un « groupe ». Substituer « groupe » à « constellation » crée une sorte de construction artificielle avec hyperdépendance du sujet vis-à-vis des personnes du groupe, entraînant des systèmes d’identification massive qui aboutissent à des catastrophes.
34D’ailleurs, un tel « groupe » est toujours producteur de « fermé ». Or, le schizophrène lui-même, par son trouble fondamental, est fermé au monde ; notre travail, c’est de « greffer de l’ouvert ». Les choix inconscients d’investissements doivent donc être relativement spontanés, livrés au « hasard objectif ». Dans un groupe, il y aura des effets de fascination intermoïque, ou par un idéal de groupe plus ou moins incarné.
Identifications – Hétérogénéité – Responsabilisation – « Institutionnalisation »
35Ceci est d’autant plus important que des schizophrènes n’arrivent à « tenir » dans la vie courante qu’en se mettant dans la peau d’un personnage. Par exemple, celui-ci sert au bar : il « est » le barman. Il travaille un peu à la cuisine : il se prend pour le cuisinier. Un modèle de groupe va donc complètement l’enfermer dans un personnage. D’ailleurs, quand un schizophrène très dissocié passe d’un espace à un autre, d’une activité à une autre, il y a un moment difficile, un peu flou, car il s’agit de passer d’un personnage à un autre. Un schizophrène nous disait dernièrement : « Je me prends pour mon apparence… » Plus il y a de troubles de l’identité, plus il y a tendance à incarner un personnage.
36Pour qu’il puisse y avoir de multi-investissements, il faut une liberté de circulation, une possibilité d’expression – pas forcément verbale – et des occasions de rencontres. Mais pas simplement. Il ne s’agit pas de rester dans une sorte d’idéologie passive et d’attendre que ça se fasse. On sait bien que tout traitement analytique de la psychose nécessite, pour le psychothérapeute, une position active. Il faut « sacrifier du matériel ». Ceci est très souvent souligné par Gisela Pankow. Il ne s’agit pas de laisser faire, d’attendre passivement, dans un silence de sphinx. Mais il ne s’agit pas non plus d’orienter les « choix » des investissements, ou tout au moins pas de façon directe. La seule chose qu’on puisse faire, c’est veiller à I’hétérogénéité de l’équipe et du milieu microsocial. Chaque personne responsable doit maintenir la distance entre « statut », « rôle », « fonction »… Que l’infirmier se prenne pour « l’infirmier », le cuisinier pour « le cuisinier », et le médecin pour « le médecin », c’est malheureusement une maladie mondiale ! Chacun a tendance à s’identifier à son « statut ». Comble de la folie, problème qui doit être travaillé collectivement, à tous les niveaux.
37Pour pouvoir faire cette gymnastique diacritique, il est nécessaire de mettre en place une structure adéquate qui favorise un « processus d’institutionnalisation » (Hélène Chaigneau). Tosquelles parle à ce sujet de « filet institutionnel ». C’est, si l’on veut, le support microsocial d’occasions orientées. Il ne s’agit pas d’un puzzle ni d’une simple « matrice » mathématique, mais plutôt d’une matrice de « tenseurs » ; ce qui correspond aux « rapports complémentaires » d’Eugène Dupréel : rapports complémentaires, « directs » et « indirects », ces derniers ayant un rôle particulièrement important quant au tissu institutionnel. Cela est à rapprocher de ce que Slavson nommait « relations indirectes », et Félix Guattari « transversalité ». Les relations complémentaires indirectes sont, d’autre part, inséparables de la « responsabilisation » de chaque patient. Les investissements sont en effet corrélés avec une équation distributionnelle de responsabilités. Par exemple, être responsable – même très partiellement, par petites équipes – de la bibliothèque, ou du bar, est une occasion d’être en contact avec une population variable, de partager les responsabilités « avec d’autres », et de rendre des comptes à l’ensemble institutionnel… C’est à partir de telles occasions que des investissements se feront, mais on ne doit surtout pas chercher à en avoir la maîtrise. Le « spontanéisme » doit être extrêmement « tempéré » (comme « le clavecin bien tempéré »), modulant pour chacun ses propres choix. Ce « tempérament » est la conséquence d’une structure globale, d’un « filet institutionnel ». Mais tout cela n’a de sens que s’il existe, en « sous-jacence », une position éthique : on est « responsable de la responsabilité d’autrui », suivant la formule d’Emmanuel Levinas. Toutes ces activités qui composent la vie institutionnelle ne doivent pas être de la catégorie du « faire semblant ». La position éthique des thérapeutes implique donc qu’ils soient responsables de la responsabilité d’autrui, y compris dans les moments de violence. Sinon, on glisse vers une activité de patronage. Les psychotiques perçoivent très bien cela.
« Soigner l’hôpital » – Thérapie de « groupes précaires » – L’assentiment
38Ce point de vue rejoint les principes fondamentaux de Hermann Simon : « soi-gner » l’hôpital, responsabiliser tout le monde, malades et personnel de tout statut, développer les thérapeutiques d’activation, etc. On doit pouvoir envisager une notion de « responsabilité collective », ce qui n’exclut pas que chacun soit responsable, au contraire. En effet, collectivement, on doit pouvoir faire accéder les psychotiques à leur propre responsabilité. Cela peut se concrétiser matériellement : par exemple, le travail au bar, avec responsabilité des stocks, de l’argent, le désaccord ou l’accord avec les coéquipiers…
39À partir de ce modèle structural, et du fait de la propension du psychotique à s’investir, partiellement, et à constituer ainsi sa propre constellation, notre tâche, sur un plan stratégique, c’est, dans des cas difficiles, de travailler cette constellation. Bien souvent, les personnes investies dans une telle constellation n’en sont pas très conscientes, ou minimisent l’importance qu’elles ont dans l’existence quotidienne du psychotique. Il est alors nécessaire, parfois urgent, de faire des réunions de constellation. Mais il ne s’agit pas de réunions stables. Elles doivent se faire à certains moments cruciaux. Il faut alors trouver des moyens pour que chacun prenne conscience de l’importance qu’il a pour tel ou tel psychotique, et puisse travailler ses propres investissements inconscients sur cette personne. Il s’agit d’une forme de psychothérapie de « groupe précaire ». Le mot « précaire » est capital. En effet, si on « alourdit » les constellations, elles auront tendance à faire « groupe », et à se refermer sur le sujet. Ce qui est travaillé, c’est, si l’on veut, le « contre-transfert » ou, simplement, le « transfert », lequel est toujours présent. Cela implique donc une conception du transfert très précise. De façon un peu aphoristique, on peut dire que le transfert est la mise en question pour chacun du désir d’être là, dans ce qu’il fait.
40Le travail de constellation consiste à « redoubler l’affirmation », comme le dit Gilles Deleuze dans son article « Mystère Ariane ». Il s’agit de transformer cette « affirmation » massive, prise en charge « musclée », en quelque chose d’infiniment plus léger, et qui compte. Cette reprise de l’affirmation est toujours détectée par le sujet psychotique. C’est ce qui est travaillé dans ce « groupe précaire » de la constellation, afin d’affiner le vecteur, ou le gradient, d’assentiment ou d’approbation. Cet assentiment doit en effet être travaillé, parce que c’est ce qui est le plus sensible, le plus vulnérable, dans l’existence du schizophrène. D’une façon hypothétique, on peut dire que le schizophrène a manqué, dans son extrême jeunesse, d’assentiment, aussi bien de la part de sa mère que de son entourage immédiat (ce qui rejoint le manque « d’approbation », souligné par Frieda Fromm Reichmann, à propos des troubles de Mütterlichkeit, comme un des fondements de l’anomalie schizophrénique).
41Mais une grande vigilance est nécessaire afin que cet « assentiment » ne dégénère pas en une prise en charge « activiste » de groupe, lequel risquerait alors de se massifier sous forme de petite « foule », ou dans une prise en charge « maternante ». Il faut éviter à la fois le « groupisme » et le « copinisme ». Quant au « paternalisme », c’est la forme d’aliénation la plus courante de la société contemporaine, qui se présente sous forme de mépris camouflé, de pitié, de fausse charité, de protection abusive, et représente concrètement, à la petite semaine, « l’État providence » qui se substitue au sujet, annihilant toute responsabilisation subjective.
Gestion collective – Analyse structurale – Le « Collectif » – La « logique du vague » – Transfert et fantasme
42Mais pour pouvoir obtenir ce niveau d’élaboration, un énorme travail sur la collectivité est indispensable : travail de gestion, de critique des statuts, de reconnaissance des véritables fonctions thérapeutiques, du partage des responsabilités, des initiatives ; fonction diacritique généralisée qui permet à chacun, quel que soit son statut, de s’exprimer sans aucune réticence dans ces petits groupes précaires. Il faut bien dire que dans le contexte social actuel, une telle organisation est difficile à obtenir : il y a toujours délégation de responsabilités sur d’autres, du fait que le statut reste « collé » à la personne. D’autre part, il est évident que la « constellation » ne peut fonctionner de façon efficace que si elle représente une sorte d’isomorphisme de ce qui est en question. Il faut que chacun puisse avoir une capacité concrète d’initiative, de responsabilité, et puisse en même temps tenir compte des autres. Les structures traditionnelles d’hospitalisation, ou de prise en charge dans le secteur, ou dans toute « structure intermédiaire », n’ont pas résolu cette qualité gestionnaire de travail.
43Quand on parle de « structure », c’est d’abord au sens, par exemple, de Lévi-Strauss. L’analyse structurale permet de reconnaître, dans ce qui se présente pourtant de façon disparate, une identité de structure. On y déchiffre des « invariants ». La topologie peut nous en donner une image concrète. Par exemple, une sphère est de la même classe topologique qu’un plan (nombre chromatique : 4) ; de même, un tore (nombre chromatique : 7) et d’autres surfaces. Le problème majeur est de trouver une loi d’agencement interne, de repérer quels sont les facteurs impliqués dans Ia réalisation concrète d’un certain style de travail. La « forme » est donc variable bien qu’il y ait identité de structure. Il ne s’agit pas cependant de glisser vers une sorte de pensée physicoïde, d’autant plus qu’il faut toujours éviter la « chosification » des différents « actes » psychothérapiques. Autrement dit, il est nécessaire d’envisager la possibilité de « structure ouverte ». La structure, sa mise en forme, sa Gelstalt, permet d’expliquer qu’un détail, apparemment « anodin », puisse, par sa modification, bouleverser l’ensemble dans lequel il est articulé.
44Une analyse structurale gestaltiste (obéissant à une autre logique que le logico-positivisme : logique du « flou », logique « possibiliste », « logique du vague » de Peirce, etc.) permet de reconnaître les points de prégnance, les « figures » qui vont se détacher et sur lesquelles on va pouvoir agir pour modifier l’ensemble. Par exemple, on constate que s’il y a un certain nombre de personnes qui ont « travaillé » leur propre personnalité (cure analytique, etc.), ce qui permet de se mettre en question en tant que sujet, cela va modifier le style de la collectivité, mais à condition que ces personnes-là ne soient pas « reléguées » dans un statut particulier. Rosenfeld, par exemple, dit bien qu’on ne peut pas travailler avec les psychotiques si on ne met pas en question ses propres potentialités psychotiques. Et c’est vrai, depuis le médecin-chef jusqu’à la femme de ménage. Un établissement, avec ses systèmes hiérarchiques rigides, ses « cloisonnements », ses justifications ratio- nalisantes, se présente souvent comme une somme de défenses organisées collectivement sur un mode obsessionnel : ne rien changer, tout fixer, tout prévoir. Totalisation permanente, avec l’installation des structures modernes de « panoptique », au sens de Bentham : caméras, « rapports », observations… Totalisation, bien sûr, impossible, qui veut se présenter comme « structure », mais qui est une forme de massification obsessionnelle, sur un fond de tyrannie mégalomaniaque : vouloir tout dominer, tout savoir, tout prévoir, à l’aide d’une logique traditionnelle, inadaptée, de type logico-positiviste.
45Il est donc nécessaire d’introduire d’autres logiques, plus adéquates, en particulier la « logique du vague » de Ch. Sanders Peirce ; logique de l’indéterminité partielle, « intensive », tenant compte du contexte, permettant d’articuler des « inférences abductives », très proches des subductions de notre existence quotidienne. Cette logique tient compte des nuances de la réalité vécue, contrecarrant souvent le principe de non-contradiction. Elle permet de corréler « fantasmes » et réalité objective dans leurs rapports avec la psychose.
Réseaux institutionnels – Le « réel » de la réalité sociale
46La qualité des « réseaux institutionnels » est en rapport avec la qualité et la composition intersubjective des personnes présentes, aussi bien des « soignants » que des « soignés ». Si on modifie leur nombre, leur qualité, etc., le filet institutionnel sera autre. Mais il ne faut pas croire que tout sera modifié. En contrepartie de ces fluctuations, au fond nécessaires, fluctuations qui sont en rapport avec la vie de l’ensemble, il y a des « invariants ». Ces invariants ne sont pas forcément objectivés : il s’agit d’invariants conceptuels. Certains permettent d’édifier une structure qui semblera se modifier suivant le nombre et la qualité des participants, mais qui, en fait, gardera sa spécificité structurelle. C’est pour cette raison qu’il est crucial d’apporter le maximum de rigueur dans la « théorisation », dans l’élaboration des concepts, la délimitation des notions, « extraits » de notre praxis. Par exemple, le « transfert », les « identifications », les « fantasmes », « l’acting-out », le « passage à l’acte », « l’inconscient », le « désir », la « demande », « l’aliénation », etc. Une notion telle que la « passivation » a subi un renouveau d’actualité il y a une trentaine d’années, en partie en relation avec l’introduction massive des neuroleptiques. Mais pour lutter contre cette passivation, il ne s’agit pas de pousser le sujet passif à s’activer, voire à s’agiter. Dans cette perspective, il faut toujours affirmer que l’ergothérapie « en soi » n’a aucun sens. Elle doit être intégrée dans un « ensemble » thérapeutique. D’autre part, ce qui domine la psychopathologie des psychoses, ce sont des troubles du symbolique et de l’imaginaire, mais aussi la mise en question radicale du réel. Or, la plupart des organisations collectives ne tiennent compte – et encore ! – que de la « réalité » (au sens où Lacan distingue réel et réalité). Pourtant, le psychotique est pris dans le réel, bien plus que le « normopathe ».
47Il est donc nécessaire de tenir compte, dans le champ institutionnel, des corrélations entre la réalité quotidienne, les prises en charge psychothérapiques, et le réel. La question que nous devons constamment nous poser, plus ou moins implicitement, est celle-ci : « Qu’en est-il du réel de la réalité sociale ? » On voit alors se profiler les barrières, les écrans, les conduites d’évitement vis-à-vis du réel, cet inaccessible, cet « impossible ». Mécanismes de défenses obsessionnels, paranoïaques, etc., qui fleurissent dans toutes les organisations collectives. D’où la nécessité de mettre en question de façon radicale (et c’est là-dessus que Tosquelles insistait dans les discussions avec Daumezon, Le Guillant, etc.) la capacité de fantasmatisation, et du déchiffrement des structures fantasmatiques. On rejoint ainsi, de façon rigoureuse, le problème analytique fondamental : le fantasme. Or, si le fantasme, c’est ce qui est là pour boucher l’accès au réel, c’est cependant par lui qu’une approche du réel est possible. En effet, comme le dit Lacan : « Il n’y a pas d’autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme. »
Aliénation sociale – Pathoplastie – « Club thérapeutique » et tiercéité – Production « d’événements » – Lien social
48Mais toute cette organisation institutionnelle, pour qu’elle ne glisse pas vers « l’artificialité », c’est-à-dire vers les techniques de patronage, de paternalisme, de maternalisme, de copinage, de « bon sens » ou de traitements trop partiels, doit mettre en acte cette question du réel de la collectivité elle-même. Ce qui pose le problème du politique, c’est-à-dire de l’insertion dans l’État d’une telle collectivité. D’où le problème qui se pose – jamais bien résolu – de la « raison sociale » d’une telle collectivité. Ce problème doit rester toujours présent, ouvert, sinon on va favoriser le développement de techniques monolithiques à type de réadaptation, de comportementalisme, de réhabilitation, qui oblitèrent la question par excellence de la place de la psychose vis-à-vis du réel et de la réalité.
49Il est donc nécessaire de tenir compte du transfert, et du réel, donc de l’aliénation sociale, profonde, qui s’infiltre dans notre existence, dans nos actions, dans nos choix, nous enfermant dans des artifices qui nous font prendre pour fondamental ce qui n’est que réactionnel. Empiriquement, on constate qu’il y a production d’artefacts par la collectivité, dont les plus voyants sont « l’agitation », « la fureur », le « gâtisme », les contagions plus ou moins hystériques ; comportements déclenchés, entretenus, produits par la collectivité, laquelle méconnaît, forclôt, les rapports du réel et de la réalité ; de même que les effets contre-transférentiels créent des phénomènes de bouc émissaire, de fétiche, de « réputation » : figures du « fermé »… Et les schizophrènes ont déjà trop tendance à se fixer de façon déréistique sur ces « personnages » tout fabriqués qu’on leur propose.
50C’est qu’on en reste souvent à une logique logico-positiviste, laquelle envisage « l’objet » au sens objectif, alors qu’une dimension transférentielle, fanstasmatique, met en question « l’objectal », c’est-à-dire ce qui se constitue du désir inconscient et de la singularité de chacun. Ce que j’ai nommé la « pathoplastie » est cet ensemble de réactions dues au milieu. Dans la pathoplastie, il y a tous ces phénomènes de reprise microsociale d’une aliénation massive. C’est en ce sens que la collectivité doit inventer une structure qui permette de lutter contre ce mouvement naturel « d’aliénation » et de « chosification ». Un élément essentiel, pour garder un certain degré de liberté, est la mise en place d’un organisme collectif à l’intérieur de la collectivité ; d’où la notion de « club thérapeutique », « opérateur collectif » qui permet d’introduire dans la relation forcément massive, toujours duelle, d’un individu en déréliction avec cette énorme entreprise, une tiercéité. Introduire ce que Sartre appelle un « tiers régulateur » qui permette de lutter contre le « pratico-inerte ». Mais le club ne peut remplir cette fonction que s’il est relativement autogéré par l’ensemble des gens présents : tous les malades et le personnel collectif qui organisent une gestion concrète matérielle, économique, financière, d’initiatives, et qui n’est pas en prise directe avec les lois de gestion de l’établissement, lequel reste toujours articulé avec l’État. Cela est valable aussi bien au niveau de l’hôpital que du secteur, des structures intermédiaires, d’un « foyer », soit tout ce qui est mis en question par l’existence d’une « personne » psychotique. Cela est encore plus patent dans la prise en charge des enfants psychotiques où sont en cause aussi bien un hôpital qu’un foyer, aussi bien la famille que l’école, etc. C’est tout cela qui doit être, non pas simplement interrogé mais mis en acte dans un ensemble thérapeutique. La « constellation » d’un enfant psychotique comprend l’instituteur, les copains, la famille, les infirmiers, le psychanalyste, etc.
51Autrement dit, pour qu’une collectivité puisse fonctionner d’une façon à peu près efficace et ne développe pas une pathoplastie trop lourde, il est nécessaire qu’il y ait une analyse permanente de tous ces facteurs, lesquels sont des facteurs d’aliénation. Cette fonction analytique collective fait partie de ce que j’ai appelé « le collectif » : sorte de « machine abstraite », dont la fonction diacritique ne peut fonctionner qu’à partir de ces éléments : un club, des « tiers régulateurs » et une quantité « d’ouverts ». Ce « collectif » produit la possibilité de sauvegarder un certain degré de liberté, d’initiative, donc de rencontres, mais en même temps « d’événements ». On produit des événements. Même les plus petites choses qui se passent dans l’existence peuvent devenir « événement » pour quelqu’un qui est en déréliction, l’événement pouvant alors, par la traduction qu’on en donne, être utilisé par le sujet pour acquérir une singularité efficace. « Efficace », au sens où elle peut créer, dans et par ce filet institutionnel, des échanges, des rencontres… Ce qui permettra à chacun, s’il y a tous ces systèmes de réseaux transférentiels, de pouvoir, par moments, accéder à une réémergence de soi. Cette notion « d’émergence » est capitale : d’une façon schématique, on peut dire que le trouble fondamental du psychotique est un trouble de l’émergence, soit une émergence impossible, soit une distorsion de l’émergence. D’où la production de ce que j’ai nommé des « espaces du dire ».
52Dans cette misère existentielle du psychotique, il est indispensable de trouver des moyens qui permettent de rétablir des liens intersubjectifs (au sens propre du terme « inter-subjectif » : « liens » entre sujets de l’inconscient, d’un à un autre , qu’il ne faut surtout pas confondre avec « intermoïque », ou « inter-individuel »). Le lien social, qui est justement défaillant chez le psychotique, est une perte intrasubjective. Or, l’inter-subjectif ne peut s’entretenir que par l’intrasubjectif. Ceci est évident si on se réfère à ce que nous disions à propos de la « réunion précaire de constellation » : travailler l’intrasubjectif permet de rétablir, pour un temps, l’intersubjectif du malade dont il est question.
Singularité – « Réappropriation » – Espace, corps, « scène »
53C’est en ce sens qu’on peut dire que la psychothérapie institutionnelle s’efforce de créer les moyens qui permettent à chacun d’envisager la « réappropriation » d’espaces subjectifs absolus, réappropriation d’espaces souvent déshabités, de sites existentiels désertés. « Habiter l’espace », « habiter son corps » au sens de Winnicott. Mais comment créer des espaces investis ? Le schizophrène, souvent, a perdu « l’espace », il n’est « nulle part ». À partir de cette constatation, il est logique d’envisager « l’ensemble » thérapeutique, le « collectif », comme ayant la capacité d’une production distributive d’espaces, d’espaces qui « n’existent pas ». Il ne s’agit pas de donner des lotissements et de parquer chaque schizophrène dans tant de mètres carrés. Il s’agit de l’espace de vie analogue à celui de la « scène » du fantasme. Et c’est ça qui est toujours menacé. Un espace de vie, au sens de Paul Schilder, c’est ce qu’il y a de plus personnel, un espace qui soit absolument différent des autres, qui n’empiète pas, qui se délimite. Dans des troubles mineurs, tels que les troubles hystériformes de dépersonnalisation, on voit bien qu’il y a perplexité dans la délimitation de l’espace… Une sorte de « transitivisme » s’infiltre dans l’existence, et tout le monde est mis en question, mais sur un mode imaginaire…
Conclusion
54Ces quelques indications n’ont pour but que d’inciter le lecteur à poursuivre lui-même des chemins qui lui soient propres pour, non pas fermer un catalogue, mais dessiner des « ouverts » et des « voisinages ». En effet, la notion de « psychothérapie institutionnelle », répétons-le, n’est que la trace d’un « mouvement » qui, pour rester vivant, doit toujours se jouer et se rejouer dans une dialectique concrète. Implicitement nous pouvons repérer les grands axes de cette praxis : l’analytique et le politique, axes qui permettent de rester vigilant quant à la structuration du champ scientifique, toujours en chantier, de la psychopathologie.
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Notes
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[*]
Article communiqué par son auteur avec l’accord aimable des Éditions Bordas que nous remercions. Il a paru dans l’excellent recueil collectif dirigé par le regretté Pierre Kaufmann, L’apport freudien, élements pour une encyclopédie de la psychanalyse, Paris, Bordas, 1993, 635 p.