Notes
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N.D.L.R. La disparition d’Armand Touati, fondateur et directeur de la revues Sciences de l’homme & société, fait craindre sa cessation de parution. Occasion pour vst de lui rendre hommage avec la publication de cet entretien inédit.
Des pense-bêtes face à un juridique dégradé...
1Jean Oury, psychiatre et psychanalyste, est né en 1924. Dans l’immédiat après-guerre, lui et quelques autres, comme François Tosquelles et Lucien Bonnafé, participent activement à une réforme en profondeur des prises en charge psychiatriques. Leurs élaborations théoriques, et les transformations concrètes qu’elles produisent au sein des institutions qu’ils animent, se fondent, en 1952, dans un courant appelé la « psychothérapie institutionnelle ». Jean Oury crée, en 1953, et dirige depuis, la clinique de La Borde, à Cour Cheverny, près de Blois, lieu emblématique de ce mouvement de pensée.
2Thierry Goguel d’Allondans et Jean-François Gomez, pour Sciences de l’homme & sociétés, se sont entretenus avec Jean Oury, à Montpellier, à l’issue d’un congrès sur le travail social et la psychanalyse, à l’automne 2004.
3Sciences de l’homme & sociétés : Nous venons de travailler, ensemble, trois jours sur les rapports étroits et complexes entre le travail social et la psychanalyse. Vous avez, JeanOury, conclu ces travaux en mettant les pieds dans le plat. En effet, vous avez évoqué un état actuel d’exception : la collusion entre le législatif et l’exécutif, parlant même d’un juridique dégradé. Pouvez-vous préciser cela ?
4Jean Oury : Sur l’état d’exception, ça me semble évident et ça prend des proportions de plus en plus massives dans tous les domaines. Dans tous les secteurs, il y a cette collusion entre le juridique, le législatif et l’exécutif. On le voit même au niveau microsocial, dans les établissements, les imp, les hôpitaux, etc. C’est ça qui est en question.
5D’autres avec vous en parlent depuis longtemps. Peut-on, dès lors, parler d’une aggravation significative ?
6J.O. : Je n’ai pas fait de statistiques, mais ça s’entend dans les témoignages. Il est de plus en plus difficile d’avoir des initiatives, de l’inventivité, comme disait Bonnafé. L’inventivité c’est presque une faute professionnelle maintenant ! Tout ceci déborde le domaine de l’éducation et de la psychiatrie : dans les usines, par exemple... Ainsi, en consultation, on constate que beaucoup de gens souffrent des délocalisations : des petites usines ferment, par exemple, dans la vallée du Cher. Prenez l’application des 35 heures : idéologiquement, c’était pour aider les chômeurs, mais, en fait, c’est tout le contraire. On condense 39 heures en 35 et il n’y a pas d’embauche ! Il y a même des surveillants de rendements ; il n’y a plus du tout d’atmosphère de camaraderie des ouvriers entre eux. On sent exactement la même chose dans les ime, imp... Atmosphère de méfiance, de délation... Et c’est là qu’on voit du juridique dégradé. De même, avec la loi du 4 mars 2002, ça a encouragé les familles paranoïaques ! Giorgio Agamben, dans son livre L’État d’exception, décrit bien le glissement de l’autorité vers une simple autorité musculaire, alors que la véritable autorité est symbolique. On glisse donc vers le spectaculaire : « C’est moi le directeur ! » Il y a un petit livre de Ernst Kantorowicz, Mourir pour la patrie, avec une préface de Pierre Legendre remarquable. J’ai fait un petit dessin, un triangle.
7Dans votre dernier livre, Préfaces, l’éditeur a reproduit les dessins étonnants que vous faites, notamment à l’occasion de vos interventions. Sous la forme presque de graffitis, on y discerne des pense-bêtes, des concepts, des graphes, des mathèmes que n’aurait pas reniés Lacan, des traces d’erre aurait dit Deligny, des articulations et du mouvement aussi...
8J.O. : J’en ai fait des centaines comme ça... Par exemple ce petit triangle – ça me semble assez justifié : il y a le Pouvoir, la Parole, la Mort. Et toujours le juridique, au centre, (qui) l’organise... Dans un établissement, le pouvoir, la parole, la mort, ça intervient... Il y a d’autres petits dessins qu’il est bon d’avoir en tête. Dans son séminaire sur Les problèmes cruciaux en psychanalyse, Lacan parle des « positions subjectives de l’être ». Il dessine un triangle qui est une bande de Moebius avec trois pliures, comme ceci : je parle souvent du « triangle des trois S » : le Sujet de l’inconscient, le Savoir (la jouissance de l’Autre) et le Sexe (pas la sexualité !) comme point « d’absens » ; le sexe, l’absens, le pont de la différence. Par exemple, l’hystérique : non-résolution de cette différence des sexes. La tension entre le sujet et le savoir, Lacan l’appelle Zwang, c’est-à-dire le compulsionnel, la contrainte de la névrose obsessionnelle. Par exemple, à l’école primaire, ou secondaire, ou à la faculté, les examens se situent entre le sujet et le savoir. Mais le Savoir, il y en a des tonnes chaque jour. Lacan dit bien que le savoir, c’est comme l’accumulation capitaliste, et le situe comme « jouissance de l’Autre ». Si on « forclôt » le point Sexe de la triangulation, on obtient la caricature du type qui passe des examens, etc. Je répète souvent ce que disait Dolto : quand un enfant ne sait pas ses tables de multiplication, malgré les leçons supplémentaires, elle discute avec l’enfant : « Bon, comment tu manges le soir à table ? Alors t’es là avec ton petit frère, ta petite sœur, ton papa, ta maman ? » Travailler sur les places, sur les différences... En huit jours, il sait compter ! Entre le savoir et le point de différence, le sexe, Lacan met Sinn, le sens (pas la signification). Si on ne tient pas compte de ça, tout ce que le type dira n’a aucun sens. Et, d’autre part, entre le sujet et le sexe, il y a Wahrheit, la vérité. Donc, supprimer le point S, supprime sens et vérité : c’est un discours compulsionnel. Maintenant, il ne faut pas croire qu’on va directement d’un point à l’autre : il y a de l’Entzweiung, de la « division ». Ce triangle est pour moi une sorte de pense-bête ! Ce que Lacan appelle les « mathèmes », j’appelle ça des pense-bêtes. C’est très précieux. Et mon triangle de Pierre Legendre, ça me permet de ne pas trop dire n’importe quoi.
9C’est costaud...
10J.O. : Ces figurations nous aident beaucoup.
11Si on regarde attentivement les secteurs sanitaires et sociaux, on a l’impression d’une dégradation des formations professionnelles. Vous évoquiez les savoirs, les diplômes... aujourd’hui, au nom de la mise en valeur de l’expérience (la vae : validation des acquis et de l’expérience), on méconnaît les scansions, les passages, les processus, notamment d’alternance, qui permettent pourtant d’accompagner la professionnalisation. Y aurait-il, là aussi, de fâcheuses collusions, un expérientiel dégradé ?
12J.O. : Il faut raconter l’histoire du gaz.
13Lise Gaignard : En l’occurrence, il s’agit d’un éducateur spécialisé diplômé qui est devenu éducateur de rue. Un jour, dans le quartier dans lequel il travaille, il rentre dans une cage d’escalier, où ça sent le gaz. Il frappe à une porte... Finalement, non sans mal, il se fait ouvrir par une petite fille de huit ans, toute seule. Il s’occupe d’elle, ferme le gaz... et s’en va. Il interpelle sa direction. « Qu’est-ce qu’on fait avec ça ? » La réponse : pas de signalement pour ne pas perdre la confiance. Le directeur ajoute même : « Je veux pas d’emmerdements. » Ce qu’il apprend, c’est à arrêter de faire son travail. Il apprend à perdre les règles du métier... Qu’est-ce qu’on apprend avec l’expérience ?
14Sciences de l’Homme & Sociétés : On est loin de l’expérience des pierreux que vous évoquez quelquefois... Le métier, l’expérience, l’outil ont été dégradés. Comment repenser l’expérience ?
15J.O. : Il y a effectivement une dégradation de l’expérience. Par exemple, il y a des primes de mobilité... Plus on fait de trucs, plus on a de l’expérience ! C’est absurde. On sait bien qu’il faut deux, trois ans pour bien comprendre ce qui se passe dans un établissement. Qui jugera de l’expérience ? Un jury ? J’aime bien citer un livre de Deleuze paru en 1988 : Foucault... Il fait la distinction entre la forme et les forces. La forme, je traduis ça par l’établissement, la hiérarchie, les contraintes avec l’État... Or, ce qu’on essaye de développer dans la vie quotidienne ne peut pas être directement en prise avec l’État. Il faut une structure intermédiaire, par exemple les comités hospitaliers, les clubs, etc., pour qu’il puisse y avoir une relative autogestion. Ça c’est la dialectique des forces, le diagrammatisme, la cartographie... Pour qu’il puisse y avoir une vie quotidienne, il faut qu’il y ait un contrat entre le domaine de la forme et la dialectique des forces. Mais ceci ne peut fonctionner que s’il y a un point d’impossible, un point du zéro absolu ; en s’appuyant sur Maurice Blanchot dans son commentaire sur Héraclite : « L’obscur, le point d’impossible ». Point hors forces et hors forme, un point neutre, le « moins un » comme dit Lacan. C’est sur ce fond que se pose le problème : « Qu’est-ce qui est efficace ? » Par exemple, à La Borde, on s’aperçoit que les pires peuvent parfois nous surprendre, comme celui qui, un jour, est allé rattraper un type qui allait se pendre dans les bois... Même s’il ne fait pas ses 35 heures... à peine 15... ! Les critères d’efficacité obéissent à une autre logique. Quand Tosquelles parlait des « rapports de complémentarité » (de Dupréel), il soulignait ce qui rend possible d’avoir des initiatives, de ne pas suivre à la lettre un programme préétabli.
16Oui, vous évoquiez déjà cela, dans Le collectif, un de vos séminaires de Sainte-Anne, à propos du travail acharné de toute une équipe qui aboutit, au bout de dix ans, à un sourire d’une jeune autiste. Vous aviez applaudi en soulignant que ça, nos gestionnaires actuels ne le comprendront jamais. Dans le même temps où l’on peut être effrayé des autorisations nécessaires pour chaque initiative, on ressent, dans nos secteurs, l’empreinte de l’école de Rennes chargée de former les cadres et les directeurs.
17J.O. : Oui. On m’a informé que ceux qui organisent, à l’école de Rennes, la formation des infirmiers qui vont devenir cadres disent à ces derniers, à leur arrivée en formation : « Dès maintenant vous devez faire le deuil des soins. »
18N’assiste-t-on pas, à travers tout cela, à un déni de ce qui fonde les pratiques et, plus grave, à une sorte d’arasement de la mémoire et de l’histoire ? Comment peut-il y avoir encore des processus d’inscription ?
19J.O. : Sur un plan plus général, il y a une politique institutionnelle qui empêche, de plus en plus, le processus d’inscription, ce que, en sémiotique, Michel Balat appelle la « fonction scribe ». Dans la logique triadique, il y a le musement, la fonction scribe (l’inscription) et l’interprétant. Une triade. Pour qu’il puisse y avoir événement, il faut qu’il y ait inscription ; mais ce n’est pas l’écriture. Pour qu’il y ait l’écriture, il faut l’interprétant. Dans un système institutionnel, il doit y avoir une fonction scribe généralisée : quand il se passe quelque chose, ça compte, ça s’inscrit dans les habitudes, etc. Ce qu’on appelle une fonction d’inscription se manifeste sur le plan logique dans la dimension qu’on appelle anaphorique. Une fois que c’est là, après, on sait : il n’y a plus besoin de faire de discours, on est dans le diacritique. C’est le résultat d’une inscription. Le livre de Ghislain Lévy, Au-delà du malaise, reprend entre autres le témoignage de Jeanine Altounian. C’est la fille d’une famille arménienne qui a subi les massacres de 1915 : un million et demi ! Or, ce qu’on appelle le traumatisme, ce n’est pas le massacre. Le traumatisme c’est que, pendant toute son enfance, le père et le grand-père n’ont rien dit : le silence ! De même, l’onu, n’a pas voulu parler du génocide. Tous ceux qui sont allés dans les camps de concentration témoignent de ce genre de traumatisme.
20Parfois les grands parents se confient aux petits-enfants, ça saute une génération.
21J.O. : Et encore ! Walter Benjamin écrivait, en 1933, « le siècle qui vient sera un siècle des traumatismes où il n’y a plus d’inscription ». Par exemple, à cette époque, ceux qui ont été dans cette chose effrayante de la guerre de 1914 – aussi bien du côté allemand que du côté français – n’ont aucune « expérience », tellement c’était horrible…
22Le silence des déportés, le silence sur le génocide arménien… on a l’impression d’une suppression silencieuse de la mémoire et, à la fois, d’une organisation méthodique de la non-inscription ?
23J.O. : Tout ce qui est « organisé » empêche l’inscription, il y a de moins en moins d’inscription possible. Parce que tout est numéroté, organisé… Hier, au congrès, on parlait, avec Bernard Montaclair, de la rencontre… En effet, c’est un problème majeur. La vraie rencontre qui touche le réel, comme le dit Lacan, ce qui va modifier quelque chose. Mais il y a de moins en moins de possibilités de rencontre.
24Comment créer des dispositifs ouverts à la rencontre, aux transferts ?
25J.O. : Aujourd’hui, la « rencontre » est une faute professionnelle. Or, on ne fonctionne qu’à la rencontre. D’une façon un peu rapide, on peut dire, à propos du transfert, que l’interprétation du transfert est une forme particulière de rencontre. Ça touche le Réel. Après une vraie rencontre, on n’est pas pareil qu’avant. Eh bien, pour modifier l’existence d’un schizophrène, il y a quelque chose de cet ordre. Ça ne peut se faire que s’il n’y a pas un écrasement du transfert. Mais le concept de transfert, ce n’est pas le transfert déterminé d’analystes ; le concept de transfert, c’est infiniment plus compliqué que celui de la « psychanalysette » (comme le disait Tosquelles). Et le transfert au niveau des psychotiques est inséparable de l’inscription, de la rencontre, etc.
26Sommes-nous dans un monde malade, malade au niveau de la rencontre ?
27J.O. : Je parle quelquefois, par exemple, de l’omc. On m’avait passé un petit disque : le compte rendu (22 500 pages !) du colloque ou du regroupement de Marrakech, en 1994. Tout est prévu dans le monde ! Et pour être objectif, il ne faut pas évoquer les massacres, les génocides… La rencontre, le transfert, etc., ce n’est pas monnayable, donc inintéressant.
Bibliographie
Bibliographie de Jean Oury
- Pratiques de l’institutionnel et politique, avec Félix Guattari, François Tosquelles, Matrice, 1985.
- Le collectif, Scarabée, 1986.
- Création et schizophrénie, Galilée, 1989.
- L’aliénation, Galilée, 1992.
- Onze heures du soir à La Borde, Galilée [1980] 1995.
- Les séminaires de La Borde, Champ social, 1998.
- Il, donc, [10/18, 1978], Matrice, 1998.
- Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, [Payot, 1976], Champ social, 2001.
- À quelle heure passe le train… Conversations sur la folie, avec Marie Depussé, Calmann-Lévy, 2003.
- Préfaces, Le Pli, 2004.
Notes
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N.D.L.R. La disparition d’Armand Touati, fondateur et directeur de la revues Sciences de l’homme & société, fait craindre sa cessation de parution. Occasion pour vst de lui rendre hommage avec la publication de cet entretien inédit.