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Article de revue

L'art comme mode d'intégration

Le Groupe signes

Pages 11 à 15

La force de la culture

1 Depuis maintenant vingt ans, le Groupe signes, qui s’est créé en 1983 suite à l’action « Sens interdit », lancée par Jack Lang en 1981, affirme la nécessité de promouvoir l’accès à la culture des personnes qui, du fait d’un handicap sensoriel, physique, mental ou social, s’en trouvent exclues. L’association a pris le nom de « Groupe signes ».

2 Groupe : Le Groupe signes a la particularité d’être composé de façon mixte de comédiens handicapés et d’autres dont on ne le dit pas. Ce métissage est pour nous essentiel car c’est dans cette confrontation que se crée réellement un espace de communication dans lequel la marge nourrit la norme et la transforme. Le groupe renvoie à la dimension du lien communautaire. Il produit un sentiment d’appartenance et contribue au lien social.

3 Signes : pour affirmer notre volonté de s’inscrire dans une pratique artistique ouverte aux différentes formes de création : théâtrales, picturales, musicales, vidéographiques…, qui sont autant de signes pour établir une communication entre des populations qui s’ignorent, du fait du cloisonnement social.

4 Depuis plusieurs années, le Groupe signes, en dehors du travail de productions culturelles réalisées par la compagnie théâtrale, a élargi son champ d’intervention et s’inscrit dans des dispositifs d’insertion sociale et professionnelle auprès d’un public dit en difficulté sociale.

5 Cette ouverture des dispositifs d’insertion aux pratiques culturelles et artistiques témoigne du fait que, pour lutter contre l’exclusion, on ne peut plus se cantonner dans des logiques d’intervention relevant de l’aide et de l’assistance ayant souvent pour effet de maintenir l’individu dans une position de dépendance, dans un statut d’assisté social qui limite toute dynamique de changement.

6 Le renouvellement des pratiques s’appuie sur la conception que le processus d’exclusion est aussi le résultat à la fois d’un défaut de cohésion sociale et d’une société qui voit s’effondrer le lien salarial support du lien social. Alors, comment se repositionner dans une société que H. Arendt définit comme « une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, mais qui ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait de gagner sa liberté » ?

7 Plus que jamais, aujourd’hui, le droit à la culture doit être au cœur de nos préoccupations éthiques. Comme l’affirmait Alain Villez : « De la déclaration des droits de l’homme et du citoyen à la philosophie humaniste, une unanimité se dégage pour lier fortement vie sociale et valorisation personnelle et créativité. »

8 Au-delà d’un objectif d’insertion professionnelle, ces actions de formation qui s’inscrivent dans différents dispositifs visent à permettre à des personnes en situation sociale défavorisée de se découvrir des capacités d’expression, de communication, de création propres à restaurer leur image personnelle et sociale. Ainsi, dans le cadre de ces actions, jeunes à la dérive, bénéficiaires du rmi, femmes en api, personnes handicapées sont rassemblés autour des intervenants du Groupe signes le temps d’un chantier culturel. Nous appelons « chantier culturel » la création d’une œuvre originale confrontée à un public.

9 Dans ces projets, nous misons sur la stratégie du détour : nous cherchons non pas à travailler là où il y a manque pour les combler, mais plutôt à nous appuyer sur les potentialités des personnes en termes d’expression, d’imagination, de sensibilité de capacités corporelles.

10 C’est l’Art comme mode d’intégration, avec des créateurs dont on pourrait croire qu’ils ont les ailes rognées parce qu’ils sont handicapés ou encore en difficulté d’insertion. Nous privilégions la démarche théâtrale parce qu’elle nous apparaît comme étant une des dernières cérémonies sociales, dans laquelle il reste beaucoup de socialité culturelle, mais aussi au sein de laquelle peut s’exprimer symboliquement le caractère communautaire de la société.

11 Ainsi, à propos de l’Art comme mode d’intégration, le Groupe signes affirme la nécessité d’un « lieu du commun », d’un « faire-ensemble », d’un « faire-avec », « Can-doco », comme disent les Anglais, cette compagnie de danse professionnelle dans laquelle créent ensemble des valides et des personnes dites à mobilité réduite. Un lieu du commun où le singulier parle au pluriel, l’unique au multiple dans un choc vivifiant.

12 Mais cela ne peut se faire que par le passage esthétique et émotionnel qui saute à pieds joints par-dessus les usages et les codes actuels qui pointent bien plus les différences que la ressemblance. Pour le Groupe signes, chaque citoyen, quel qu’il soit, exclu, handicapé ou pas, a le droit de s’exprimer, d’être acteur de son histoire et d’en avoir les moyens.

13 Le point commun est de prouver ensemble, dans une véritable aventure humaine, que la Culture peut être un moyen d’insertion efficace. À défaut de trouver à court terme un emploi direct, les participants à ces actions peuvent saisir les moyens d’échapper à l’exclusion sociale, en s’immergeant dans les pratiques culturelles. Ils attestent leur conviction que si l’insertion passe par le logement, l’emploi et la santé préservée, elle ne devient accessible que dans une démarche volontariste de pratique culturelle. Ils affirment que ce moyen-là est la source de construction de la parole pour établir de vraies relations humaines et réaffirmer une identité. Condition essentielle pour franchir le pas vers l’insertion et l’accès à un partage plus solidaire du travail de production des biens tant matériels que de l’esprit. La force de la Culture, c’est qu’elle appartient à tout le monde, en parlant de chacun individuellement…

La métamorphose du regard

14 Les membres du Groupes signes qui constituent la compagnie théâtrale expriment autant de similitudes qu’ils rassemblent de différences, les mêmes, ou du même ordre, que celles qui constituent chacun, à la fois semblable et autre. Or, l’affirmation de cette ressemblance fondamentale se situe au cœur de l’acte d’éducation à leur égard, alors que le repérage exclusif de leur différence ne développe au mieux que la considération et l’aide condescendante, au pire que le mépris et la ségrégation, mais jamais la rencontre ni l’échange qui fondent et authentifient tout acte d’éducation envers quiconque. C’est affirmer ici, avec force, la nécessité d’un autre regard reposant sur le constat que nous partageons avec Albert Jacquard lorsqu’il dit : « Il y a toujours et définitivement en chaque individu un potentiel de choix et de création d’autre chose ! »

15 À ce stade, qu’il soit handicapé ou qu’il ne le soit pas, l’homme est ressemblant, c’est pourquoi son besoin d’exprimer autant que celui de saisir les occasions de la création artistique deviennent impératifs.

16 En accord avec Jacques Poux de l’université de Toulouse-Le Mirail, nous pouvons dire que ces expériences décisives situent les sujets dits handicapés dans une autre logique. Elles les placent hors normes. Par là même, cela nous oblige, à travers ce qui est créé, à changer radicalement de point de vue sur les individus jusque-là définis par leurs seules insuffisances. À l’extrême, nous le savons désormais, les incapacités de certains favorisent chez eux une création artistique qui les hisse au rang d’artistes novateurs.

17 À l’extrême aussi, l’activité créative peut inverser le rapport de réussite qui séparait l’handicapé des individus conformes aux normes de fonctionnement social.

18 Partant de là, l’autre différent peut nous aider à nous débarrasser du sentiment d’impuissance nourri par les idées du genre : un handicapé mental, un trisomique, un débile est appauvri sur le plan de l’imagination. Mieux encore, il nous prouve que si le mode du dire est complexe pour lui, celui du quoi dire est présent sur le registre existentiel. Les grandes questions fondamentales de la vie, de la mort, du sexe et de l’argent, inhérentes à l’homme, peuvent être également abordées sur le mode poétique par les handicapés mentaux : ils portent le monde en eux.

19 Cette approche poétique du corps contribue à ouvrir autrement le champ de la communication à partir de la médiation par l’expression corporelle et artistique. Cela revient à traiter de recréation de l’homme par une voie beaucoup plus sensible. Ainsi, Yves, Eric, Mireille, Lionel, Michel, Philippe, et tous les autres membres du Groupe signes savent maintenant, cependant sans le dire, qu’en montant sur scène, en rencontrant le regard du tiers spectateur, ils se sont débarrassés, par la qualité de leur travail, de ce que Fernand Deligny taxe de « bataclan de l’anecdote ». De fait, grâce à leurs démarches créatives, ils perçoivent que leur image s’est recréée dans le regard de l’autre.

20 Peintres du silence, poètes du cri, clowns de la douleur contenue, en écho à ce qu’ils ne peuvent dire, ils tracent des signes. Émouvante tentative pour émettre une parole, leur parole. À ce stade, ils nous renvoient à notre ressemblance, aux origines biologiques et aux archétypes de l’art, et par là, ils nous éloignent de ce que recouvre la définition restrictive du handicap mental par l’approche clinique médicale et sociale.

De la métamorphose du regard aux enjeux de confrontation publique

21 Découvrir concrètement qu’il est possible d’élargir notre champ de compréhension de l’homme, au-delà des définitions restrictives de l’approche clinique, médicale et sociale, c’est assumer une réelle déstabilisation des représentations intégrées par le plus grand nombre au sujet de la personne handicapée mentale. Par voie de conséquence, alors qu’aujourd’hui les hommes sont projetés dans l’espace vertigineux de l’ère de mutation de notre société, la nécessité de la métamorphose du regard s’impose comme facteur de découvertes des ressources des personnes handicapées mentales, sensorielles ou autres. Compte tenu de l’impact des grandes découvertes de la science et de la technique, cela s’impose d’autant plus pour contrecarrer le risque d’accélération du processus d’exclusion.

22 En effet, non seulement nous sommes face à des découvertes scientifiques bouleversantes, mais nous nous trouvons aussi dans la nécessité d’affirmer d’urgence l’éthique de notre société, pour éviter les dérives des dysfonctionnements, et pour éclairer son interrogation sur le devenir de l’homme handicapé ou pas ; tout cela face aux manipulations génétiques, à la procréation artificielle, la tentative de clonages humains, le fichage génétique des populations.

23 Dans un tel contexte, nous pensons fermement que la vigilance des artistes rejoint celle des travailleurs sociaux pour éviter de se mettre au service d’une spécialisation par trop fonctionnelle. Cela revient à dire que, face à cette exigence quasi incontournable, il nous faut sauvegarder pour tous l’accès à la culture, à la création, et donner à voir des œuvres théâtrales qui se veulent « traversées du vivant » avant de le représenter dans une visée émancipatrice, élément décisif en éducation.

24 L’histoire nous le montre bien : quand l’éducation se met elle-même au service de la spécialisation, nous ne sommes plus très loin d’une barbarie technicisée. Pour cela, et pour éviter les positions extrémistes qui en découleraient, le changement dans les pratiques artistiques et dans le travail éducatif et social nous paraît indispensable. Une façon de l’atteindre, c’est de retrouver la dimension du travail collectif, qui fonde d’ailleurs une certaine pratique du théâtre comme celle du Groupe signes, qui s’inscrit dans la lignée de ce que Peter Schumann du Bread and Puppets qualifiait de « geste communautaire » dans les années 1970. Ce mode de communication avec le public invite à imaginer, comme le préconise André Gorz, un type de société proposant moins de marché, moins d’État, plus d’échanges, et qui ne serait commandé ni par l’argent ni par l’administration, mais fondé sur le réseau d’aide mutuelle et de coopération volontaire. Lieux de solidarité auto-organisés en réponse à la prise en charge par l’État, avec tout ce qu’elle comporte de soumission aux contrôles et aux classifications bureaucratiques. C’est l’émergence d’un secteur que Karl Polanyi, il y a cinquante ans, appelait « l’économie du don ». Ce sont là les vrais enjeux de la reconstruction du lien social et de la confrontation publique des productions théâtrales du Groupe signes. Si nous avons l’ambition d’atteindre cela, c’est parce que, par le changement de regard, nous visons à faire cesser le phénomène de fixation des relations entre public et créateurs. En ce sens, d’autres créateurs des réseaux du « Théâtre de l’autre » sont engagés dans cette voie : Marc Klein du « Théâtre du Fil », Olivier Couder du « Théâtre du Cristal » à Paris, Rénata Scant, Bruno Boussagol en province et bien d’autres. Ensemble, nous cherchons à repenser le rapport au public.

25 Cela à partir d’un théâtre qui peut concerner un public pluriel au-delà du simple rapport du producteur au consommateur. En effet, ce qui est important, c’est non seulement le spectacle produit, mais aussi la façon dont il est produit, qui cela concerne, de quelle relation spécifique il est porteur à l’égard du public. C’est ici toute la question du métissage culturel qui est posée.

26 « La rencontre dans nos pratiques artistiques et culturelles de la folie, du handicap, de la détention, de la maladie…, n’est pas d’ailleurs une spécificité revendiquée en soi. De cette préoccupation de l’humain dans sa totalité il découle que l’esthétique, les conceptions et le sens de l’événement au théâtre ressortent modifiés. L’altérité, en effet, réclame une autre pratique théâtrale, à partir de laquelle la société des humains peut se penser et comprendre différemment, et pour nous tout cela en termes de métissage culturel. »

27 En effet, aujourd’hui, pour reprendre une analyse prémonitoire de Christian Bachmann, sociologue mort dans la solitude le 27 décembre 1997, les instances de socialisation ont perdu leur emprise. C’est le cas de la Famille, de l’École, mais c’est aussi le monde des institutions qui s’estompe au profit de l’univers de la rue. C’est ce que l’on pourrait appeler, selon lui, le syndrome de « sa majesté des mouches » du nom du roman de William Golding. Illustration du manque flagrant de la Loi et des repères qui, du coup, livre les jeunes des quartiers à eux-mêmes, les invitant à revenir avant le stade d’« homme de culture » pour remettre dramatiquement les pas dans ceux « de la nature » et organiser la survie de leur groupe. Méfiants à tout ce qui est étranger, ils illustrent, dans un pseudo patriotisme pour la vie de leur quartier, à coups de rébellions et d’affrontements, une incurie notoire qui fait trembler d’angoisse l’humble citoyen.

28 À l’opposé de cette déchirure tragique du tissu social, l’action du Groupe signes tente de réagir à partir du présupposé du métissage où l’un apprend de l’autre. Nous sommes convaincus que l’approche du plus démuni que soi permet un détour, un décentrement de sa propre histoire pour relativiser sa souffrance par rapport à plus souffrant que soi. En fait, pour le Groupes signes, cela doit se passer concrètement dès l’enfance, dans la rencontre entre les jeunes des lycées et des collèges avec ceux des institutions spécialisées, dans des lieux de culture, autour d’un projet de création artistique : théâtre, musique, peinture, image, sous la compétence d’un artiste qui assure la médiation. Le Groupes signes est à l’initiative de la création « Des Irréguliers de l’Art » en 1994, avec le soutien de l’université Lyon 2, Handicap International et des municipalités telle la ville de Vénissieux, pour répondre à cette réalité, dans la volonté de confronter les pratiques artistiques de façon plus large sur le plan européen.

29 La mise en œuvre du métissage dans l’action confirme l’importance de la gratuité « du don » qui suscite « le contre-don » et par là même contribue à restaurer l’image sociale du handicapé, affirme l’identité des uns et des autres, et surtout illustre magistralement le troisième terme de la Révolution française de 1789 qui est celui de Fraternité, indispensable à faire vivre si nous ne voulons pas mourir.

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