Couverture de VSOC_223

Article de revue

Introduction

Pages 7 à 16

1 La capacité de se tenir à la « bonne distance », devenue canonique dans les métiers de la relation et de l’accompagnement, critère et norme de la bonne professionnalité, longtemps indiscutable et indiscutée, fait l’objet depuis quelque temps d’une remise en question profonde, comme en témoignent plusieurs publications récentes dont la presse professionnelle a pu se faire l’écho. Certains auteurs proposent de lui substituer « la bonne (ou la juste) proximité », la « bonne présence » quand d’autres promeuvent un « savoir aimer » compris comme une compétence essentielle à déployer.

2 Plusieurs raisons à l’émergence de ce débat. Tout d’abord, le déploiement de nouvelles fonctions professionnelles (et parfois bénévoles) dans le champ de l’accompagnement, de l’aide ou encore du soin met en lumière de nouvelles postures relationnelles vis-à‑vis de la personne « accompagnée » et/ou « soignée » : pair, facilitateur, personne-ressource, patient expert, médiateur interculturel, etc. Le développement de ces nouvelles postures forgées sur de nouvelles compréhensions et de nouveaux objectifs, leurs résultats, la demande et la reconnaissance qu’ils suscitent, tout cela amène à considérer l’existence d’une pluralité de « bonnes distances » et à en constater la pertinence : chacune ne permet pas d’obtenir les mêmes résultats que les autres.

3 Ces nouvelles fonctions, professionnelles ou bénévoles, constituent des distances originales au regard de la canonique « bonne distance » professionnelle. Elles se caractérisent par des intentionnalités bousculant la hiérarchie des valeurs traditionnelles, discutant l’émancipation et la protection, le respect de l’intégrité et le devoir d’ingérence, le soutien des personnes pour ce qui concerne leurs demandes, mais aussi l’aller vers ceux qui ne demandent pas ou plus, l’autodétermination, parfois également la tutelle, et encore l’implication de soi en tant qu’être humain et pas seulement au titre de sa professionnalité, etc. Force est de constater que dans les faits le bouleversement des normes et valeurs instituant la « bonne distance » est déjà bien avancé, et qu’il alimente une dynamique d’élaboration de ces nouvelles postures relationnelles par le travail de résolution des problèmes pratiques découverts au fil des situations vécues.

4 La pratique de ces nouvelles distances modifie la relation d’accompagnement mais aussi les identités en présence. Les personnes « accompagnées » sont envisagées au prisme de leurs « forces » et de leurs capacités. Il ne s’agit plus seulement d’aider des personnes qui seraient d’abord perçues comme vulnérables ou dépendantes. Les accompagnants voient en retour redéfinies leurs raisons d’être : certains deviennent des experts mis à disposition, des professionnels au service du projet de l’autre, etc. Là encore, ces identités émergentes changent en retour le sens des actions et les objectifs. Les distances s’en trouvent ainsi nécessairement remaniées.

5 Outre ces primes constats qui forcent à la réflexion, des effets majeurs de contexte ont également contribué à apporter vigueur à ce débat sur la « bonne distance ». Le bouleversement des conditions d’exercice professionnel dans le contexte de la pandémie, modifiant par nécessité les modalités et le contenu des relations entre travailleurs sociaux, soignants, praticiens accompagnants et des bénéficiaires partageant soudain les mêmes contraintes, les mêmes inquiétudes, les mêmes peurs et parfois les mêmes oppositions à certaines mesures imposées, a remis cette question au premier plan en mettant en évidence ce qui avait fini par devenir son impensé.

6 Qu’il s’agisse de « proximité », de « présence » ou de « savoir aimer », c’est bien aux conséquences de la tentative de neutralisation et de désaffectivation des différentes modalités de la sensibilité et de la subjectivité dans la relation d’aide, d’accompagnement ou de soin, jusqu’alors comprise comme une « bonne distance », auxquelles il est jugé nécessaire de remédier. Et ainsi de retrouver la valeur et l’importance des liens par lesquels se tisse toute relation : liens de proximité, présence à soi et à autrui, sensibilité à l’autre, souci de soi, souci de l’autre, sollicitude et rencontre, si tant est que cette liste puisse être exhaustive.

7 Les critiques de ce qui est en effet devenu une « doxa » sont diverses et s’accompagnent :

8 1) de la réhabilitation de la place des émotions dans la relation d’accompagnement ou de soin, notamment pour ce qu’elles permettent de comprendre et de mettre en sens de soi, de l’autre et des situations traversées ;

9 2) de la dénonciation de la technicisation du travail d’accompagnement, d’aide et de soin, technicisation accentuée par l’application rigide et sans nuance de divers référentiels à vocation normative concernant la qualité et la sécurité par exemple ;

10 3) du sentiment d’une déshumanisation du travail relationnel dans des institutions, des dispositifs ou des espaces sociaux eux-mêmes déshumanisés ;

11 4) du sentiment d’une perte du sens de l’engagement professionnel ;

12 5) du constat d’une déliaison et/ou d’une vulnérabilisation des liens sociaux générant le besoin de se sentir appartenir à une communauté, de pouvoir bénéficier de sa solidarité ou encore de voir sa valeur en tant que membre être reconnue au même titre que celle de sa contribution citoyenne au vivre-ensemble.

13 De plus, en arrière-plan, certains soutiennent l’idée que quelque chose d’essentiel à la relation d’aide, de soin ou d’accompagnement s’est perdu dans les multiples méandres d’une rationalisation notamment économique, fondée sur la mise à distance puis sur le déni de tout ce qui n’est pas mesurable ou quantifiable. D’autres encore, ou les mêmes, ajoutent qu’à tout le moins cette idée de la « bonne distance » serait devenue obsolète dans un travail social dont la fonction est précisément de retrouver voire de créer des liens de proximité dans un monde où l’individualisme met les liens sociaux eux-mêmes en péril. En effet, si l’émergence au xxe siècle de la reconnaissance de la personne, de son statut juridique et de ses droits, a permis progressivement de réduire sa sujétion à sa famille ou à l’État, reste que cette émancipation possible des individus des carcans de la période moderne et sa promotion peuvent avoir pour corollaire une précarisation accrue des individus et l’accentuation de la désagrégation des liens de solidarité et de protection constituant toute société.

14 En bref, si ces critiques sont pour la plupart antérieures à la pandémie et à la manière dont les secteurs social et sanitaire s’en sont trouvés impactés, elles ont pris toute leur acuité dans ce contexte de nécessité absolue pour les professionnels de s’émanciper des normes d’usage et des « garde-fous » implicites habituellement à l’œuvre dans leur quotidien, pour pouvoir faire face à la situation et assurer la continuité de l’accompagnement et du soin.

15 Dans le même temps, d’autres intervenants, et parmi eux de nombreux responsables de la formation des nouveaux professionnels, et des cadres, responsables des équipes et des établissements, considèrent non sans raison que la notion de « bonne distance » est toujours d’actualité et que non seulement on ne peut faire l’économie d’en parler, mais que la capacité à établir une « bonne distance relationnelle » avec les bénéficiaires est principale parmi les compétences professionnelles, et donc parmi celles à acquérir et développer au cours de la formation et par l’expérience professionnelle.

16 Pour autant, nous dit-on, « il ne faut pas qu’elle soit galvaudée. Il s’agit d’un curseur. La bonne distance serait la capacité à avoir de l’empathie sans être soi-même rongé par la situation de la personne en face. Cette notion est très différente d’un individu à l’autre et d’une situation à l’autre. Tout étudiant doit être sensibilisé à cette question ». Dans le même sens, il est utile de remarquer que cette notion est rarement définie positivement mais est le plus souvent évoquée lorsque précisément elle vient à manquer dans telle ou telle situation. C’est alors principalement un instrument d’évaluation de la position tenue dans une relation, saisissable dans les catégories quantifiables du plus et du moins, en l’occurrence « du trop et du pas assez ».

17 Autre chose est l’interrogation sur la qualité d’une présence, non saisissable dans ces primes catégories.

18 Alors, parfois dite « obsolète », d’autres fois qualifiée de « toujours d’actualité », « neutralisante » ou « désaffectivée », s’agit-il à chaque fois de la même distance ? Ou encore parlons-nous en réalité d’une pluralité de distances ? Distance à soi, distance à l’autre ? Distanciation spatiale, temporelle ? Distance psychique, distance physique ? Distance changeant en fonction du sens et des objectifs donnés à la relation ? Distance à prendre ? À parcourir ? À maintenir ? Instrument d’évaluation ? Curseur à bien positionner ? On peut multiplier les occurrences, tant cette notion est polysémique et renvoie aux composantes et significations complexes et non closes de la relation telle qu’elle se déploie dans le cadre des pratiques professionnelles ou bénévoles relevant de l’accompagnement, de l’aide et du soin. Et si l’on s’arrête au signifiant lui-même, forcément associé à un éloignement plutôt qu’à un rapprochement, surgit immédiatement la question : pourquoi et de quoi faudrait-il donc s’éloigner ainsi ?

19 Marquée par l’impensé qui la caractérise, à savoir : sa possible discussion et modulation, la bonne distance – ou plutôt les bonnes distances, et leurs institutions – demande pour être comprise de faire retour sur ses origines et sur les contextes de son apparition, bien loin de l’injonction normative et en apparence univoque aujourd’hui remise en cause. Cette analyse implique de différencier les contextes professionnels et/ou bénévoles, les difficultés mais aussi les contraintes, les ressources et les objectifs par rapport auxquels « la » bonne distance se présente comme norme ou comme point de mire. Elle induit en outre une réflexion plus fondamentale sur ce qui se trouve mis en jeu dans la relation humaine et dans la possibilité d’une rencontre, fût-ce dans un cadre professionnellement défini.

20 D’où un dossier subdivisé en trois grandes parties interrogeant :

21 – les significations et les enjeux de la « bonne distance », saisis dans ses histoires et ses effectivités, ou encore dans ses constructions sociohistoriques professionnelles et leurs effets ;

22 – puis, diverses modalités de mise en œuvre de la distance, présentées et analysées finement, permettant de faire le lien entre leur axiologie ainsi que leurs objectifs spécifiques et les postures relationnelles construites pour ce faire ;

23 – enfin, les soubassements éthiques de la question, à travers une approche phénoménologique d’expériences humaines extrêmes.

La bonne distance : significations et enjeux pluriels d’une métaphore spatiale historiquement construite

24 En ouverture de ce dossier, Lise Demailly, professeur de sociologie retraitée de l’université de Lille, fait le point sur « les significations plurielles de la norme de “bonne distance” telles qu’elles sont ou ont été conçues dans le travail d’accompagnement défini comme “un art” ». Elle identifie ses sources à la fois dans les exigences d’une professionnalité supposant une distinction à préserver entre vie privée et travail professionnel (le professionnel n’est ni un ami, ni un copain, ni un parent), et dans le souci clinique de l’efficacité de l’action relationnelle, pour laquelle une certaine distance entre l’intervenant et la personne soignée ou accompagnée est nécessaire, quel que soit son registre, thérapeutique, éducatif, d’assistance ou d’accompagnement. Elle montre comment « “la bonne distance” pour chaque groupe professionnel, pour chaque usager, et pourrait-on même dire, pour chaque rencontre, est ainsi un construit, à multiples dimensions : éthique, technique, clinique, subjective, institutionnelle ». Elle analyse ensuite les différentes « conflictualités » de « la bonne distance » autour de la professionnalité, autour des modalités du respect de l’usager et aussi de la formation qui en développe la compétence. Elle évoque enfin l’historicité de cette notion et la pluralité des modalités pratiques et des contenus que cette notion recouvre selon les situations professionnelles concernées et les cadres institutionnels de leur déploiement.

25 Dans l’article suivant, Samuel Boussion, enseignant chercheur, restitue, en historien affûté de l’éducation spécialisée, un mouvement qui s’initie d’abord dans une préoccupation morale et clinique concernant « l’accrochage affectif » recherché auprès des jeunes pour soutenir une entreprise de « rééducation ». « Il faut s’entendre sur le mot “accrochage affectif”, précise ainsi dès 1950 Bernard Durey-Sohi dans la revue Rééducation. L’affectivité perturbée de nos garçons et de nos filles est le centre de leurs misères. […] En rééducation, ce fameux accrochage affectif est une des bases de retour à l’équilibre de l’enfant. » Progressivement et notamment en lien avec le développement d’une culture inspirée par la psychanalyse en plein développement, cette préoccupation s’élabore comme nécessité clinique d’une « bonne distance » à l’autre comme à soi- même, jusqu’à se définir comme un des marqueurs principaux d’une professionnalité soucieuse d’affirmer sa « technicité ». Ce mouvement débouche, comme nous le savons, sur la reconnaissance de la profession d’éducateur spécialisé et la création en 1966 d’un diplôme d’État pour y accéder. C’est aussi le moment où commencent à se développer dans ce secteur des pratiques de « supervision », précisément pour analyser ce qui peut se jouer dans les relations à l’insu des protagonistes et rechercher « la bonne distance ».

26 Michèle Cauletin, psychologue clinicienne, longtemps responsable d’une équipe de praticiens de « la supervision » ou de « l’analyse des pratiques », fait retour, en clôture de cette partie, sur la place et les contours qui ont été donnés à la « bonne distance » dans la formation puis dans l’exercice professionnel des métiers historiques du travail social, ainsi que, par suite, dans les dispositifs dévolus au soutien des travailleurs sociaux dans leurs fonctions, qu’il s’agisse de groupes d’analyse des pratiques, de supervision individuelle ou en groupe, de groupes de parole ou de groupes de pairs. Son article nous montre comment cette « bonne distance » et ses contours ont été travaillés différemment selon les métiers, les modèles théoriques, les époques et les contextes institutionnels. Ce texte rappelle et argumente qu’une distance « suffisamment bonne » pour soi et pour l’autre nécessite d’être élaborée à plusieurs, dans le contexte singulier d’un cadre d’intervention chaque fois spécifique, avec des étayages faisant tiers.

Pluralité des « bonnes distances »

27 Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons voulu présenter dans ce numéro plusieurs manières de penser le positionnement professionnel et ce qu’il induit en termes de sens et de pratique dans le rapport à l’usager-sujet. Le décryptage et l’analyse de trois modalités de la relation d’aide, d’accompagnement ou de soin, incarnées chacune dans une distance se recoupant tout en se différenciant des deux autres déployées, sera l’objet de cette deuxième partie. La pluralité des « bonnes distances » prendra ainsi corps et se fera objet de réflexion.

28 Le premier article de cette partie, proposé par Xavier Bouchereau, inspiré par sa longue expérience de l’action éducative en milieu ouvert (aemo) et de la prévention spécialisée, nous invite à considérer « qu’il y a toujours quelque chose de possiblement intolérable dans une relation d’aide, et que la seule distance qui, en première analyse, semble être juste, c’est celle que l’autre supporte (et non accepte) ». Il précise que « c’est en l’autre, dans ce qu’il nous montre à voir et nous fait comprendre, que nous devons chercher la réponse à notre positionnement subjectif, quel qu’il soit : près, à côté ou en recul. Le positionnement du professionnel est toujours un positionnement relatif à cet autre, conditionné par le ressenti de ce dernier ; par ce qu’il est capable ou non de supporter d’une présence étrangère même quand cette présence prétend lui vouloir du bien ». En conséquence de ce constat, « il n’y a donc pas de “bonne distance” à respecter, pas plus que de “juste proximité” à rechercher, mais bien plus sûrement un “espace d’aide potentiel” à créer et à maintenir, dans lequel professionnel et usager vont se déplacer, osciller, s’ajuster pour que l’échange demeure toujours possible, et le soutien recevable ».

29 Le deuxième article, que nous devons à Marie-Cécile Simonnet de Sancy et Florence Pradal, toutes deux médiatrices familiales, nous parle aussi d’un espace particulier, confidentiel, que les personnes choisissent librement d’investir pour tenter de résoudre elles-mêmes leurs différends avec l’aide d’un tiers médiateur neutre, impartial et indépendant. Elles nous décrivent un dispositif compris comme « une scène » où ce qui se joue repose sur la capacité du médiateur à bien jouer son rôle, c’est-à‑dire à se tenir dans une posture faite de proximité avec les personnes et de distance dans le traitement du conflit. Il peut s’appuyer pour cela sur les principes de neutralité, d’impartialité et d’indépendance qui vont lui permettre de construire son positionnement. Il s’ensuit la mise en évidence du très important travail d’autoréflexivité et de mise à distance par le médiateur de ses propres résonances affectives ou éventuels préjugés pour conserver la neutralité essentielle au processus. Il en va de même pour l’impartialité, qui pourrait en fait s’entendre comme une multi-partialité assurant l’équilibre des points de vue et l’équité de leur expression sans se laisser envahir ou enliser dans l’une ou l’autre problématique, et pour son indépendance, qui garantit le bon déroulement du processus, par la confidentialité qu’elle induit.

30 Nous intéressant aux nouvelles pratiques s’inscrivant dans le cadre général de l’accompagnement et de l’aide, nous rencontrons forcément la pratique du coaching et la demande croissante à laquelle elle s’efforce de répondre dans de très nombreux domaines – et qui inclut désormais aussi bien la dimension professionnelle que personnelle voire psychologique et spirituelle. Définissant une nouvelle posture relationnelle, le coach, « ni consultant, ni formateur, ni collègue, ni manager, écoutant sans être thérapeute, ni âme charitable, parfois investi comme une boussole », rencontre également la question de la distance, comprise comme distance à soi et distance à l’autre dans le cadre de l’objectif d’une « alliance de changement ». Dans le troisième article de cette partie, faisant place à la pluralité des distances, Jérôme Curnier, coach professionnel, formateur et superviseur, nous en précise les contours, montrant le lien entre les différents objectifs de coaching et le type de « juste distance » à rechercher en adéquation avec cet objectif de changement. Cet auteur souligne la place centrale de la relation de confiance dans la mise en œuvre du coaching, quel que soit l’objectif visé. Cet article très complet nous conduit jusqu’au « déroulement classique d’un contrat de coaching » après nous avoir donné accès aux soubassements théoriques de l’activité, c’est-à‑dire principalement quelques concepts de la psychologie humaniste et de l’analyse transactionnelle.

Entre distance et proximité : de la qualité et de l’importance de la présence

31 Nous interrogeant, comme nous tentons de le faire dans ce dossier, sur les diverses modalités de la distance et de la proximité à l’autre dans la recherche d’une bonne posture, nous ne tardons pas à percevoir qu’au-delà de ces interrogations, c’est de la qualité de la présence à autrui et à nous-même dont il s’agit principalement, également de la puissance de ses effets. C’est d’abord de notre humanité commune dont il s’agit, de l’humanité d’autrui et de la nôtre propre, de ce qui la rend possible, de ce qui lui permet de se maintenir comme qualité d’un être et d’éviter sa perte, de ce qui sous-tend sa reconnaissance par soi-même comme par autrui.

32 Pour conclure ce dossier, nous proposons trois contributions dans lesquelles il ne s’agit de rien d’autre que de cela. Il est tout à fait remarquable que dans les rencontres humaines décrites et analysées dans ces trois textes, la question de « la bonne distance », telle qu’elle a été discutée dans les différents articles de ce dossier, ne soit jamais même nommée comme telle. Elle est cependant bien au travail et les pensées qui nous sont présentées disent ce que l’éthique amène comme sensibilité et nuances dans ces rencontres situées au cœur d’expériences humaines extrêmes. La reconnaissance de la singularité de chaque être humain et sa prise en considération nous montrent alors à quel point tout discours et pratique normatifs, répondant uniquement à un modèle de la « bonne distance », empêchent précisément de la constituer dans sa fluidité adaptative et nécessaire au maintien et à la préservation de l’humanité de l’autre aux prises avec la mort, la maladie dégénérative ou encore la psychose. L’humanité n’est pas seulement un fait objectif mais également le sens donné à autrui par la reconnaissance de ce qu’il est. L’humanité comme sens en devenir est toujours à re-constituer au sein de la relation pour perdurer et maintenir l’autre dans sa dignité. C’est donc tout à la fois d’humanité sensible mais aussi de dignité vulnérable dont il sera question ici.

33 Le premier texte est la traduction française, autorisée par son auteur et effectuée par Ève Gardien, d’un article de Larry Davidson, professeur de psychiatrie à l’École de médecine de l’université de Yale, aux États-Unis. Il est le directeur du Programme pour le rétablissement et la santé communautaire (prch), lequel développe à la fois des interventions en direction de la communauté, des formations pour les professionnels, du conseil pour les politiques et les financeurs, une activité de recherche et de formation à la recherche. Ce penseur majeur du paradigme du rétablissement, internationalement reconnu, nous livre dans un texte très différent de ses productions habituelles sa perspective d’une posture orientée rétablissement pour les professionnels du domaine de la santé mentale. Très direct dans sa formulation, mais aussi fondé en arrière-plan sur la complexité de la littérature scientifique disponible et des expériences de la psychose de nombreuses personnes rencontrées dans le cadre de son activité professionnelle, cet article se veut la promotion raisonnée de relations véritablement orientées rétablissement, au sens de soutenir la personne vivant l’expérience de la psychose dans son effort pour se constituer pleinement comme être humain, pour (re)trouver une vie pleine de sens à ses yeux, pour devenir membre à part entière d’une ou plusieurs communauté(s) et reconnue comme telle. Ce texte s’intitule : Recovery from psychosis.What’s love got to do with it?

34 Le deuxième texte, proposé par Yves Pillant, philosophe, engagé de longue date auprès de personnes dites vulnérables, formateur de travailleurs sociaux et consultant, s’intitule « La distance pour commencement ». Cet écrit s’efforce de rendre compte, de décrire et d’analyser la possibilité et l’effectivité d’une rencontre dans les conditions d’une dissymétrie paroxystique entre accompagnant et accompagné, dissymétrie découlant de conséquences de handicaps gravement invalidantes. Il y est discuté de l’articulation possible entre « une psychologisation des vécus et l’idéal de communion entre les êtres humains ». La réflexion développée amène à comprendre la distance comme cette qualité de la relation nécessaire à l’incarnation de la présence unique et singulière de chacun des interlocuteurs. La distance devient alors le fondement d’un renoncement à une technisation outrancière de la relation d’aide et d’accompagnement, et la condition de l’ouverture authentique à l’autre dans sa singularité.

35 Le troisième texte présente, avec l’accord de leur auteure, des extraits choisis par Jacques Riffault de la thèse soutenue publiquement le 10 janvier 2013 par Marie-Pierre Aouara sous le titre La présence silencieuse auprès d’un patient en fin de vie : un soin spirituel, pour laquelle elle a obtenu le grade de docteure en philosophie de l’université de Paris Est. Éducatrice spécialisée à l’origine, puis docteure en philosophie, sœur Marie-Pierre est chargée du développement éthique à la Fondation diaconesses de Reuilly. « La rencontre n’est pas uniquement le rapport de deux êtres. Elle est aussi un espace mis en commun, où chacun va vers l’autre dans le silence ou le dialogue, la préoccupation ou la rêverie. Elle demeure toujours inattendue. Il n’y a pas de stratégie pour la faire vivre, mais il y a un saut à faire », écrit Marie-Pierre Aouara. Nous avons choisi les extraits présentés ici en fonction de leur capacité à éclairer ce « saut » présent dans toute rencontre, quels qu’en soient le contexte, les modalités et les enjeux.

36 De façon très claire, ces trois derniers textes n’appellent aucun commentaire superflu. Se suffisant à eux-mêmes, ils ouvrent sur l’espace infini de l’éthique qui sous-tend nécessairement toute discussion des « bonnes distances ».


Date de mise en ligne : 30/11/2022

https://doi.org/10.3917/vsoc.223.0007

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