Couverture de VSOC_174

Article de revue

« Enquêter ensemble ». Formes d’émancipation des individus et recompositions des institutions

Pages 117 à 132

Notes

  • [1]
    Mary Douglas, Comment pensent les institutions ?, Paris, La Découverte, 1999.
  • [2]
    uppalbertville@gmail.com
  • [3]
    Béatrice Renaud, 45 ans, famille monoparentale avec deux enfants placés (dont un encore en internat dans un foyer pour enfants), suivie par le pôle « Enfance, jeunesse et famille » du conseil départemental depuis de nombreuses années ; José Aguilar, 49 ans, trois enfants, dont un enfant ayant été pris en charge par un Service d’action sociale éducatif de proximité (sasep) ; Patrick Lion, 56 ans, divorcé, un enfant, suivi par le conseil départemental pour le placement de son enfant en famille d’accueil et en foyer d’accueil, il a également une prise en charge par un sasep ; Marie-Ève Carretta, 41 ans, célibataire, quatre enfants, dont trois avec un placement judiciaire et un enfant avec un suivi administratif.
  • [4]
    Béatrice Renaud, Marie-Ève Carreta, José Aguilar, Patrick Lion, Mémoire de l’upp -d’Albertville, 2016.
  • [5]
    Quelques mots sur la manière dont cet article collectif a été écrit : à partir de l’appel à communication, a) chacun s’est demandé ce que cette recherche ensemble a fait/lui fait au fil du temps et a mis cela par écrit ; b) il y a eu ensuite confrontation des perspectives et construction d’un accord sur une ligne commune, en l’occurrence la question de l’émancipation dans et par la recherche ; c) puis le chercheur universitaire a rédigé un premier jet à partir des écrits des uns et des autres et a fait une présentation orale de cette première version aux membres du groupe de recherche ; d) les réactions orales « à chaud » de chacun ont fait l’objet de prises de notes, qui ont permis une reprise du texte à partir de ces réactions ; e) cette seconde version a fait l’objet de lectures, commentaires, critiques, ajouts, précisions par chacun ; f) ce qui a conduit à la réécriture du texte final par l’universitaire.
  • [6]
    Cornélius Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999.
  • [7]
    Denis Laforgue, Essais de sociologie institutionnaliste, Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [8]
    Cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004.
  • [9]
    Mis en place et proposés par des établissements œuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance, ces groupes réunissent périodiquement des parents et des professionnels. L’objectif est souvent très général : il s’agit de permettre aux parents de partager entre eux en présence de professionnels.
  • [10]
    L’acepp (ou Association des collectifs, enfants, parents, professionnels, cf. http://www.upp-acepp.com/) est l’association nationale qui définit les upp comme des groupes de parents qui mènent une recherche sur un thème qu’ils choisissent eux-mêmes. Cette recherche (et le savoir qu’elle produit) leur permet ensuite d’aller à la rencontre de différents acteurs (décideurs publics, institutions, etc.) pour faire valoir la parole des parents dans l’espace public à travers des actions citoyennes.
  • [11]
    Les parents connaissaient donc les professionnels car plusieurs de leurs enfants étaient suivis dans la mecs où travaillaient ces derniers (en tant que directeur et chargé de mission aux droits et à la participation des usagers). Les parents se sont rencontrés dans les groupes de parole organisés par la mecs, mais trois des quatre parents habitaient aussi le même immeuble à un moment. Le chercheur universitaire a été contacté par le chargé de mission, qui avait fait des études de sociologie à Chambéry quelques années auparavant.
  • [12]
    On emprunte ce terme à Jacques Rancière qui l’entend comme : « Un système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage », Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, 2000.
  • [13]
    Ainsi, lors de cette même assemblée générale du Gai Logis, où le conseil d’administration avait temporairement quitté sa place pour laisser les parents de l’upp prendre la parole, le professionnel chargé de mission « Participation des usagers » avait aussi accompagné un jeune mineur étranger pour témoigner de son parcours : ce jeune avait frôlé la semaine précédente une expulsion (un des deux professionnels l’avait accompagné à sa convocation à la paf) et son intervention (devant entre autres des représentants du conseil départemental) plaidait en faveur du droit d’asile.
  • [14]
    Ce qui a pour effet de réduire un espace de participation citoyen et collectif (parents-professionnels) à une situation plus habituelle en face à face et qui consiste en la résolution des problématiques individuelles. Ce peut être interprété comme une tentative de reconfiguration du décor en vue de jouer une scène dans laquelle le professionnel reprend le premier rôle (voire celui du scénariste !).
  • [15]
    Ce type d’événement est bien entendu de nature à réactiver chez l’individu un processus d’émancipation par résistance à l’institution (ici de Protection de l’enfance), car il ne se résout pas à « rester isolé, ne rien dire et subir » face à un pouvoir d’institution à prétention hégémonique.
  • [16]
    Par exemple : intervention à l’ireis de La Ravoire, en juin 2015, à la demande de l’ireis, en présence de professionnels de la Protection de l’enfance, du conseil général, de futurs professionnels et de parents ; le 19 et 20 novembre 2015, participation d’un parent de l’upp à la biennale de l’unaforis (réunissant au niveau national les écoles de formation en travail social).
  • [17]
    Cf. Béatrice Renaud (avec le concours de Laurent Pachod), « Université populaire de parents. Parents en recherche, pratiques professionnelles en question », Empan, n° 102, 2016.
  • [18]
    C’est une expérience largement partagée au sein du groupe : « On a appris ce langage pour avancer mais du coup après on a du mal à l’expliquer aux autres parents » ; « Comme si on était passés de l’autre côté de la barrière » ; « Le terme “universitaire” de upp ouvre des portes, rapproche d’un côté, et en ferme d’autres, éloigne » ; « Là où [ceux avec qui] ça devient plus facile » et « Là où [ceux dont] on s’éloigne, ça se complique ».
  • [19]
    Comme l’explique un des parents : « Au début j’étais peu critique vis-à-vis de moi-même, car je disais : “c’est la faute des professionnels !” ; aujourd’hui c’est plus nuancé, je suis plus critique vis-à-vis de moi-même… parce que j’ai plus confiance en moi. »
  • [20]
    Maurice Merleau-Ponty, L’institution, Paris, Belin, 2003.
  • [21]
    Ibid.

L’« individu en recherche » : entre institution et émancipation ?

1 L’appel à communication de ce numéro de la revue Vie sociale pose la question de l’utilité des recherches avec des publics du travail social. Qu’est-ce qu’apporte à la recherche scientifique, et donc in fine à l’institution scientifique (à travers ses productions), la participation de ces publics ? Sans nier la pertinence de cette interrogation, on voudrait la déplacer et la faire travailler en faisant remarquer qu’elle est fortement instituo-centrée. En effet, posée par et pour des chercheurs spécialisés, cette question se contente de demander ce que ce type de recherche fait… à leur institution d’appartenance, celle qui leur attribue ce statut institué de « chercheur professionnel », soit l’institution scientifique. Or, à partir du moment où on prend au sérieux non seulement l’idée mais la pratique d’une recherche menée ensemble par des acteurs relevant, au titre même de cette recherche, principalement d’institutions différentes (scientifique, publique, privée, familiale…), la question doit être généralisée. Ainsi, pour bien comprendre ce que ces « recherches-avec » peuvent faire à l’institution scientifique, à ses acteurs, à leurs productions, il faut dans le même temps s’interroger sur ce que ces mêmes recherches font à d’autres institutions, dans lesquelles sont de fait encastrés non seulement les autres co-chercheurs, mais aussi le chercheur universitaire… même si c’est à son corps défendant !

2 Partant donc de cette « question généralisée », l’argument de cet article est que ce type de recherche-ensemble peut être un antidote à la « mégalomanie pathétique » des institutions, qu’évoque Mary Douglas [1] et (donc) une voie réelle bien qu’incertaine vers une émancipation de tous les acteurs impliqués. Cet argument sera étayé sur un cas, soit une réflexion collective sur une expérience de recherche partagée. Cette expérience est la réalisation entre 2013 et 2016, au sein de l’Université populaire de parents (upp) d’Albertville [2], d’une recherche-action impliquant au premier chef (c’est-à‑dire en tant que co-chercheurs) quatre parents dont l’enfant faisait l’objet d’une mesure de Protection de l’enfance [3], ainsi que deux professionnels d’une mecs (Maison d’enfants à caractère social) et un sociologue de l’université de Chambéry. Cette recherche s’est initiée autour de l’enjeu de la place et de la (non-) reconnaissance des compétences parentales par les institutions et les professionnels de la Protection de l’enfance. Elle a donné lieu à une enquête auprès de parents directement concernés par une mesure de Protection de l’enfance, de professionnels et d’apprentis éducateurs et assistants sociaux (en formation), ainsi que de citoyens ordinaires (pour appréhender leurs représentations des publics et des professionnels de la Protection de l’enfance). L’enquête a aussi porté sur des documents règlementaires et filmiques pour analyser les discours politiques et médiatiques sur ces questions. La recherche a entraîné la rédaction d’un mémoire [4] qui a fait l’objet d’une présentation lors d’un congrès national de l’acepp (Association des collectifs enfants, parents, professionnels) et d’une diffusion (sous la forme d’une synthèse) dans différents lieux des politiques de soutien à la parentalité.

3 Les analyses et récits qui suivent visent donc à éclairer la question suivante : comment des individus (citoyens ordinaires, chercheur universitaire, professionnels de l’action publique) traversés/constitués par différentes institutions (publique, scientifique, privée), pris ensemble dans une recherche et une enquête, déploient par là même des formes d’émancipation variées [5] ?

4 Pour comprendre le mouvement d’enquête qui a été celui de l’upp, nous proposons de considérer chacun de ses acteurs comme des « morceaux d’institutions », pour reprendre l’expression de C. Castoriadis [6]. Autrement dit, chacun est encastré, traversé, constitué selon des modalités propres par une diversité d’institutions : privée (familiale), publique (champ de la protection de l’enfance), scientifique (université). Une institution se définit par sa dimension invisible ou idéelle : un ensemble de significations trans-individuelles (règles, croyances, valeurs, aspirations…) qui dessinent le champ d’expériences, l’horizon d’attentes ou encore l’espace des possibles d’action des acteurs qui y appartiennent ; et à la fois par sa dimension visible ou matérielle : une institution, c’est aussi une configuration de lieux et de moments propres, un milieu de vie dans lequel évoluent les acteurs qui les affecte et les imprègne… Enfin, dernier principe d’analyse important : une institution doit être envisagée conjointement comme un institué et un instituant, c’est-à‑dire un « déjà-là ouvert » d’où émergent en permanence les événements que sont les idées, les discours, les pratiques, les interactions, les émotions, les savoirs des acteurs [7].

5 On a tendance à opposer institution et émancipation, comme si l’émancipation émergeait par arrachement à l’institution, comme si elle était d’autant plus consistante (l’émancipation étant perçue comme un état, une propriété, un attribut qu’on a ou qu’on n’a pas) qu’on s’éloignait des institutions. À rebours de cette opposition ou distinction nette, notre idée serait de mobiliser le couple « institution-émancipation » en tant que modèle pour penser « l’individu en recherche » comme résultant en permanence des modalités de la tension entre ces deux termes. On s’inspire ici du point de vue de Jacques Rancière qui défend la perspective selon laquelle l’individu émancipé émerge en permanence de l’écart et de l’intervalle entre ces deux processus [8]. Étudier l’émancipation, c’est donc déceler comment, dans quelle mesure, sous quelles formes (subjectives, pratiques, relationnelles) un individu déborde, ne se réduit pas, remet en question son association à une place, un rôle institué, en manifestant « je ne suis pas que ça », « le fait d’être ça n’implique pas cela… ! ».

6 L’idée directrice de ce texte est que des formes d’émancipation se configurent au gré des rapports, induits par la « recherche-ensemble », entre des institutions hétérogènes. On prend alors au sérieux la figure de l’individu oscillant sans cesse entre des formes hétérogènes d’émancipation dans et par des formes plurielles et entrecroisées d’institution. Autrement dit, un individu ne peut pas être qu’émancipé : il émerge en permanence d’une tension entre institution (ce qui l’établit) et émancipation, c’est-à‑dire comment il déborde cet éta(blissemen)t. Il n’est jamais complètement émancipé (car il n’y a pas d’émancipation possible sans institution) et il l’est toujours (au moins un peu), car un individu ne peut pas être la résultante d’un seul et unique pouvoir instituant (soit la figure limite de l’homme unidimensionnel…). Ainsi, on cherchera à expliciter certains des processus à travers lesquels des individus (chercheur universitaire, professionnels et personnes concernées de l’action publique) tout à la fois s’instituent et s’émancipent dans et par leur participation à une recherche collective hybride. Si on prend le cas de tous les acteurs de l’upp, on peut décrire leur parcours de recherche comme le passage d’une configuration d’émancipation à l’autre : a) un processus d’émancipation par résistance à des pouvoirs d’institution ; b) un processus d’émancipation par conversation entre pouvoirs d’institution ; c) un processus d’émancipation par contamination de pouvoirs d’institution.

Une émancipation par résistance vis-à-vis d’une institution hégémonique

7 À l’origine des activités de l’upp, il y a des processus d’émancipation dans et par la résistance (distanciation) à une ou plusieurs institutions (et à leur pouvoir instituant respectif) des acteurs impliqués. Et c’est cette convergence de mouvements de résistance-distanciation à l’égard d’une institution ayant des prétentions hégémoniques (c’est-à‑dire tendant à les instituer de manière unidimensionnelle) qui va faire suite en les faisant se rencontrer et leur faire « faire quelque chose ensemble », comme le dirait Howard Becker.

8 En l’occurrence, il s’agit de formes de résistance des parents à l’égard de la stigmatisation de certains professionnels de l’intervention sociale. Stigmatisation et résistance se déploient à travers les scènes de l’accompagnement – comme expression du pouvoir instituant de l’action publique. Stigmatisation et résistance sont aussi à l’œuvre sur les scènes des « groupes de parole [9] » dans lesquels la parole est contrainte aux yeux mêmes de certains parents (tendance à l’autocensure, à une présentation de soi telle qu’attendue…) et qui alimentent alors de fait paradoxalement leur sentiment de non-reconnaissance ! Mais, cette configuration d’émancipation laisse quasiment intacte la catégorie instituée de « bons parents » en vigueur dans les institutions publiques de la Protection de l’enfance. En effet, ce que les parents revendiquent, c’est d’être reconnus comme de bons parents, selon les termes mêmes de l’institution publique qui les prend en charge ; ce qu’ils dénoncent, à l’époque (2013), c’est l’incapacité de certains professionnels à reconnaître leurs compétences parentales (cf. par exemple l’accusation : « Elle [l’éducatrice qui suit mon gamin] me dit comment faire [en tant que parent] alors qu’elle a 25 ans et qu’elle n’a même pas d’enfants ! ») ; autrement dit, les parents s’appuient sur des expériences de parents enracinées dans l’institution familiale pour contester non pas la catégorie et les critères du « bon parent » institués par l’institution publique, mais « seulement » l’évaluation des acteurs publics à leur encontre… Concernant les parents de l’upp, ce sont donc des tensions entre les institutions du privé (familiale) et du public (intervention sociale) – tensions synonymes ici à la fois d’opposition, de concurrence (bons/mauvais parents) et de recouvrement (significations [capacitaires] partagées) – qu’émerge une émancipation par résistance comme séries enchevêtrées d’événements qui font suite : paroles, mobilisations, émotions, pouvoirs d’action, initiatives, émergence d’interactions et de relations entre parents et avec les professionnels alliés, puis l’acepp[10] et enfin le chercheur universitaire.

9 L’émancipation par résistance à une institution sociale est aussi à l’époque celle du chercheur universitaire, de plus en plus mal à l’aise avec un certain nombre de normes instituées de la recherche dans l’institution scientifique académique (sur le mode du « à quoi ça sert [la recherche, y compris sur commande] par rapport aux acteurs publics et ordinaires enquêtés ? »), qui pose cependant comme problématique seulement ce à quoi il arrive au terme d’une recherche (quelles suites, quel sens au-delà de la production d’un savoir endogène à l’institution scientifique ?), mais pas vraiment les pratiques instituées de conduire cette recherche académique (le chercheur comme seul pilote de l’enquête et adoptant une posture à distance et en surplomb des institutions et des êtres qu’il étudie).

10 Quant aux professionnels de la Protection de l’enfance (appartenant tous les deux à la même structure d’accueil, qui accueille par ailleurs certains enfants des parents de l’upp) qui vont participer, de manière encore différente, aux travaux de la future upp, leur rapport aux institutions de la Protection de l’enfance intègre également une forme de résistance à travers leurs tentatives, depuis de nombreuses années, de promouvoir la participation des personnes concernées. Ils perçoivent en particulier un décalage insupportable entre les textes et les pratiques, autour de cet enjeu, qui reste, selon eux, instituo-centré (ritournelle un peu creuse de la participation des personnes concernées). Ainsi, ces professionnels, qui vont peu à peu travailler avec les parents en tant que membres de l’upp (et non plus seulement en tant que parents dont l’enfant fait l’objet d’une mesure de protection de l’enfance), sont donc en conflit avec les structures publiques sur la question de la place des personnes concernées dans l’intervention sociale, ce qui renvoie à la pluralité et aux tensions internes au mandat de ces structures d’intervention sociale.

11 Dès lors, au gré des rencontres (et des ponts « déjà là » entre les institutions incarnées par les individus [11]), chaque individu (parents stigmatisés et indignés, professionnels dissidents, chercheur désorienté) trouve dans les autres une prise pour faire face à la situation problématique dont il fait l’expérience, comme tension à réduire entre les différents pouvoirs d’institutions qui les constituent. Cette réduction de la tension passe pour chaque individu par le maintien d’un écart entre les pouvoirs instituants qui le constituent. En effet, cet écart, loin de le paralyser, permet à chaque acteur de déployer sa subjectivité, ses pratiques propres, dans et par l’étayage d’autres individus (l’émancipation se fait dans et par l’institution croisée des personnes entre elles…). Ainsi, chaque parent au contact des autres parents confirme un partage du sensible [12] à la fois commun et alternatif au partage hégémonique (s’employer à revaloriser la place stigmatisée des parents par les services de la Protection de l’enfance), cette alternative étant synonyme d’émancipation. Par ailleurs, les professionnels vivent avec ces parents des événements qui leur ouvrent la perspective d’une participation différente des parents. Ceux-ci vivent les moments avec ces professionnels comme un soutien, un encouragement à s’émanciper de l’emprise institutionnelle ; quant au chercheur universitaire, il voit dans ce que font, disent et veulent faire ces parents et ces professionnels une occasion de s’émanciper de recherches sociologiques classiques qui, jusqu’alors, il en est convaincu, ne parlaient pas aux acteurs publics et ordinaires, en particulier lorsqu’ils sont affaiblis. Autrement dit, à ce moment-là, l’appui que chaque individu trouve dans les autres individus et qui alimente le processus « d’émancipation par résistance à l’institution (d’un monde) » est un appui principalement instituo-centré : l’autre (ce qu’il donne à voir, à entendre, à faire) est un appui au regard de la centration de chacun sur sa propre tension interne (entre les différents pouvoirs d’institution qui le constituent), sur sa propre expérience/situation problématique.

12 L’émancipation par résistance (comme décentration à l’égard d’une institution à prétention hégémonique), ce n’est pas seulement l’émergence/le déploiement de pensées, raisonnements propres à chacun. Ce sont aussi des moments de résistance publicisés sur des scènes de présentation de soi, qui sont avant tout les « lieux de l’autre » : par exemple, la présentation de la toute jeune upp lors d’une assemblée générale du Gai Logis (association gestionnaire de l’une des maisons d’enfants accueillant les enfants des parents « uppépistes »), ou des tentatives avortées (cf. refus de la délégation territoriale de les recevoir). Ce sont indissociablement des moments où l’on vient dire à l’autre qu’on ne se réduit pas à la place qu’il nous assigne : « Je ne suis pas que le parent d’un enfant suivi par vos services, vos professionnels »… Mais c’est aussi le cas pour le chercheur (qu’a-t-il à faire à cette assemblée générale ou aux réunions/congrès régionaux de l’acepp ? Il n’y est pas qu’en tant que chercheur) qui déserte pour cela des lieux où il est attendu (colloques scientifiques). Pour les professionnels, ce peut-être une forme de résistance aux seuls objectifs de normalisation et surveillance inhérents au travail social. C’est schématiquement dire « je ne suis pas qu’un agent de contrôle ». C’est également certainement une tentative de repolitiser l’action sociale [13]. L’émancipation par résistance, ce sont dès lors forcément des déplacements par rapport à sa place instituée et c’est forcément être en un lieu « à plus d’un titre » (en s’appuyant pour cela sur différents pouvoirs d’institution, et donc en s’en émancipant partiellement)…

Vers une émancipation par conversation entre des institutions plurielles

13 Mais ces événements (de rencontre, de partage, alimentant de fait des formes d’émancipation par résistance) vont faire suite de manière imprévue, « de travers », c’est-à‑dire vont déboucher sur des événements initiant et exprimant d’autres formes ou configurations d’émancipation…

14 Ainsi, chaque acteur, tout en apportant un étayage aux autres acteurs dans le déploiement d’une émancipation de résistance, va, de par les diverses institutions qui le traversent et selon des modalités singulières, déstabiliser leurs modes d’encastrement dans ces différentes institutions en y introduisant une dose de désordre… auto-organisateur. Autrement dit, au fil des rencontres et activités en commun, le partage situé du sensible (expériences partagées de lieux et moments propres à un collectif hybride car institué par différentes institutions) va tendre à désencastrer partiellement chacun de son institution dominante mais pas unique (scientifique pour le chercheur, action associative pour les professionnels, privée pour les parents) et à reconfigurer ses rapports avec les autres institutions. Comme le dit l’un des participants à cette recherche ensemble : « On était chacun dans son monde, dans son coin, avec ses obsessions, et chacun est allé dans le monde de l’autre, pour relativiser ses savoirs, ses certitudes et en partager des nouvelles. »

15 Ainsi, second moment (bifurcation), les interférences entre ces différents acteurs (et à travers eux les différentes institutions) vont participer de l’émergence d’une forme d’émancipation par conversation entre les institutions : au fil de cette recherche-ensemble, chacun séjourne dans les institutions des autres et fait l’expérience durable de leur rapport propre à ces institutions.

16 Chez les parents, cela s’exprime par une distanciation (rôle de l’enquête d’inspiration scientifique et de l’écrit) à l’égard des significations capacitaires et de leurs formes instituées (avec leur part d’impensés) en protection de l’enfance… Les parents vont donc peu à peu passer d’une qualification de la situation problématique en termes de « non-reconnaissance par les professionnels de la Protection de l’enfance de leurs compétences parentales » à la production d’énoncés sur les « différents types de ressources des parents (pas seulement parentales) qui leur permettent ou pas, au fil du temps et de manière réversible, de faire de l’institution de la Protection de l’enfance (de leur relation avec un professionnel) une ressource ou au contraire un obstacle dans la carrière de leur relation avec leur enfant ». Le pouvoir instituant scientifique a ici joué un rôle en initiant chez les parents un mouvement de décentrement à l’égard de la mégalomanie pathétique des institutions publiques et privées (qui tendent à essentialiser la catégorie de « bon parent » en la réduisant à un contenu univoque).

17 Mais, cela n’a pu se faire réciproquement que parce que le chercheur universitaire a lui aussi été amené (au contact des autres acteurs et de leurs rapports propres aux diverses institutions) à se décentrer par rapport à un noyau de significations hégémoniques dans l’institution scientifique et qui s’incarne dans la posture de recherche à distance… Ainsi, le chercheur universitaire s’est peu à peu dirigé vers un questionnement, un cadrage de la (situation) problématique explicitement fondée sur des attentes normatives (en termes de reconnaissance des parents, de promotion de l’égalité…) et a peu à peu bricolé avec les autres acteurs des modalités d’enquête bâtardes (c’est-à‑dire qui n’ont pas la pureté des protocoles d’investigation empiriques institués par la seule institution universitaire). Autrement dit, une nouvelle configuration d’émancipation des parents de l’upp s’est opérée ici en interdépendance avec l’émancipation du chercheur professionnel (et réciproquement bien sûr), chacun à l’égard de son institution dominante. Chacun résistait jusqu’alors à cette dernière dans une « posture du contre », mais était encore largement sous son emprise, ne disposant pas de significations hybrides, alternatives et propres pour penser et agir « autrement » que selon la place qui lui était assignée dans son institution dominante : c’est ce que rend possible la conversation entre les institutions dans et par le travail de recherche-ensemble mené au sein de l’upp.

18 L’émancipation par conversation a également été à l’œuvre chez les deux professionnels de la Protection de l’enfance. Embarqués dans cette enquête, ils ont pu se confronter (dans et par un partage du sensible problématisé avec les parents et le chercheur) à leur place paradoxale : soit une aspiration à développer une critique de l’intervention sociale existante… mais avec ses mots et leurs implicites, leurs charges normatives (« parentalité », « compétences », « participation ») ! Ils ont donc eux aussi été amenés à se déplacer (avec les autres) : la conversation entre les institutions (par l’intermédiaire des individus pris dans plusieurs d’entre elles) les a conduits à passer d’un engagement autour de la participation des personnes concernées – dans laquelle la distinction entre la « parole » (ce qui fait sens) et le bruit (le non-sens, le hors de propos…) est établie par l’institution de la Protection de l’enfance – à un engagement sur le mode de la coproduction d’un partage du sensible (« qui est défini, comment et par qui ? ») ouvert/fondé sur des institutions (et donc des significations) plurielles, irréductibles les unes aux autres. Par exemple, la conversation entre les institutions a permis aux professionnels impliqués dans cette recherche-ensemble de ne plus dissocier la parole en tant que personne concernée (d’un dispositif public) et en tant que personne (prise dans une multitude d’expériences sociales tant affectives que pratiques et qui viennent nourrir cette parole ou son absence temporaire)… Comme le dit l’un des professionnels aux parents, lors de la rédaction de cet article : « Vous m’avez emmené vers des endroits où je ne pensais pas aller. » Ainsi, pour ce professionnel, avant l’upp la question de la participation des personnes accompagnées se limitait surtout à accompagner vers cet objectif une institution dans ses peurs, ses craintes de débordement, de perte de pouvoir. Avec l’upp, il a fait l’expérience d’être également porteur de certaines de ces craintes, mais surtout qu’une fois celles-ci dépassées (au moins partiellement), la prise en compte de la parole des parents avait un pouvoir de résolution des problématiques individuelles des personnes accompagnées.

19 On peut donc avancer que l’émancipation par conversation passe pour chacun des acteurs de la recherche par la problématisation (puis la transformation, la conversion… en séjournant dans les institutions des autres acteurs) d’un énoncé collectif initial, constitutif du rapport de chacun à ses institutions : pour les parents, « Les parents doivent être reconnus comme compétents… et après ?! » Pour l’universitaire : « Je fais de la recherche y compris avec les acteurs faibles et pas seulement pour la science, oui mais après ?! Comment fait-on ?! » Pour les professionnels : « Faire participer les personnes concernées, oui, mais comment ? Jusqu’où ?! »

20 Cette émancipation par conversation s’opère de manière contingente, incertaine, à travers des places, des lieux, des moments et des activités propres : l’accomplissement de cette recherche-ensemble est ainsi indissociable du statut d’association loi 1901 obtenu par l’upp – lui permettant entre autres de recevoir et de gérer des financements (ici caf et reaap) en propre –, ou encore de la location d’un lieu de travail hebdomadaire propre (dans la maison des associations de la commune), mais aussi de la participation de tous à des séminaires, colloques (acepp, atd Quart Monde) et groupes de travail (par exemple dans un institut régional de travail social) hybrides… Soit autant de « lieux autres » que les lieux institutionnels dans lesquels chacun a l’habitude d’évoluer, autant de situations où chaque acteur tend à faire l’expérience sensible des « institutions des autres ». Ces moments sont autant de manières d’inscrire dans l’espace, le temps, les corps, les relations sociales un écart aux places (symboliques et matérielles) institutionnelles jusque-là assignées aux parents (sphère privée/usager de la Protection de l’enfance), au chercheur (lieu fermé qu’est l’université, lieu ouvert du terrain, par cloisonnement avec sa vie privée et autres appartenances sociales) ou encore aux professionnels, soit une émancipation dans et par la coproduction de ce lieu de travail hebdomadaire et ces activités autres.

21 Cela étant, si on peut bien observer un processus d’émancipation par conversation entre plusieurs pouvoirs d’institution, il faut souligner que d’autres lieux, moments, situations ou acteurs s’opposent à cette forme d’émancipation. Ainsi des professionnels de la Protection de l’enfance se sont opposés aux subjectivités et actes de certains parents : éducateurs (conflictualisation possible de la relation avec le parent qu’ils accompagnent), chefs de service (qui prennent à part certains parents dans un couloir à la pause d’une réunion de l’upp ou d’une présentation en assemblée générale de l’association pour évoquer la situation de leur enfant [14]) ; juge des enfants reprochant à un des parents uppépistes son « engagement militant » auprès de la mecs dans laquelle travaillent les deux professionnels impliqués dans la recherche… et refusant pour cette raison le placement de son enfant dans cette mecs pourtant à proximité de son domicile [15]. Soulignons aussi la faible implication de l’université de rattachement du chercheur professionnel : non-soutien à l’égard des activités du chercheur universitaire impliqué pourtant pendant trois ans dans cette recherche non reconnue par l’université comme un travail… universitaire et donc réalisée hors du cadre académique (c’est-à‑dire hors laboratoire, sans contractualisation possible (y compris financière) entre l’université et l’upp).

22 Ce à quoi résistent ici les institutions (à partir de leur institué propre), c’est à la non-réduction des parents, du chercheur, des professionnels à une seule place dans une seule institution ou encore au décloisonnement des institutions. Les acteurs impliqués dans cette recherche-ensemble se définissent justement, de manière croissante, ni seulement comme parents, ni seulement comme personnes concernées par la Protection de l’enfance, ni seulement comme chercheur. Il y a donc un brouillage des partages du sensible, qui exprime la dimension politique de cette expérience de recherche : politique au sens où chacun, au fil de ses activités, s’engage dans une remise en question des places de chacun au sein du commun (ceux qui ne sont censés que chercher, ceux qui sont censés élever leurs enfants, ceux qui sont censés soutenir et contrôler les parents…), dans une reconfiguration des rapports entre les acteurs au sein du monde commun, sous le signe d’une égalité pratique : chacun est à même de se mettre en recherche, d’exprimer un « faire parent », de dire ce qui compte et ce qui fait problème dans une mesure d’action publique… Ce que la conversation entre les institutions institue progressivement, dans et par les activités constitutives de la recherche-ensemble, c’est un partage du sensible renouvelé et propre aux acteurs de cette recherche : des significations et des perspectives d’action propres sur le monde commun, la place et les rapports entre les différents êtres qui le constituent. On retrouve un indice de la constitution de ces signes et actions transindividuelles dans le constat partagé qu’« à un moment de la recherche, on a eu le sentiment qu’il était impossible d’intégrer un nouveau parent, parce qu’on avait trop avancé ! »

Vers une émancipation par contamination des institutions hégémoniques

23 Enfin, troisième processus faisant suite aux deux premiers, la « recherche-ensemble » semble aller vers une forme d’émancipation dans et par la contamination des institutions par les significations et les perspectives d’action hybrides forgées au cours de celle-ci. Fort des nouvelles certitudes (« qui permettent d’avancer »), ayant émergé de la conversation entre les institutions (dans et par les expériences singulières qu’en font les différents acteurs), chercheur universitaire, professionnels et parents s’emploient à les greffer ou à les faire circuler dans les différentes institutions, de manière à transformer même de manière minuscule ou silencieuse ces dernières.

24 Ainsi, il s’agit désormais d’aller dans les lieux « centraux » de différentes institutions pour se rapprocher de leur noyau dur institué et les affecter à partir de certitudes hybrides (c’est-à‑dire nées de la conversation entre les institutions). Cela passe pour les parents de l’upp par un engagement dans le monde universitaire : interventions dans des formations d’éducateurs (dans des écoles de travail social [16]), participation à des soutenances de mémoire universitaire, écriture d’articles [17] ; tout cela, à chaque fois, de façon à distiller/à faire circuler l’idée, les conditions, la portée, les limites de la coéducation parents-professionnels. Cela passe aussi par des incursions dans les institutions publiques à tous les niveaux hiérarchiques (cabinet de la ministre des Affaires sociales, conseil départemental, communes), comme par une acclimatation des citoyens ordinaires à d’autres représentations, discours sur les parents et les institutions de la Protection de l’enfance que ceux publicisées par les médias (flyers, affichettes, réseaux sociaux, permanences, forum des associations pour aller à la rencontre des populations).

25 Pour le chercheur universitaire, il y a des tentatives de participer à l’institutionnalisation dans l’institution scientifique de ce type de recherches-ensemble : cela s’est opéré à travers une participation à des séminaires organisés par atd Quart Monde, le Cnam et odenore sur le « croisement des savoirs », un investissement dans des communications en colloque ou la rédaction d’un article en faveur d’une enquête conversationnelle, ou encore la recherche de citoyens ordinaires prêts à s’engager dans ce type de recherche même si sa mise en œuvre est hautement contingente, incertaine (ce n’est pas une recette à appliquer !).

26 Pour les professionnels, il s’agit de déployer pratiquement dans leur institution les droits fondamentaux des personnes concernées, par exemple en sollicitant systématiquement un parent, pour les accompagner dans des espaces traditionnellement dédiés… aux seuls professionnels. De même, les propositions de formation en école de travail social sont interrogées de manière à imposer une intervention en binôme avec un parent. Il s’agit donc de ne plus cantonner les interventions de l’upp au seul registre du témoignage, mais de faire valoir ensemble des perspectives et des attentes quant aux modes de faire et de relation en travail social.

27 Il s’agit alors à chaque fois de se rendre dans les lieux de l’autre, sans se faire happer, coloniser, sans avoir à résister mais pour distiller ses signes et perspectives d’action propres, afin d’infléchir le pouvoir d’instituer de l’institution considérée. On pourrait penser qu’en adoptant, peu ou prou, cette posture du maître (pas ignorant) qui éduque ou à tout le moins qui diffuse la « bonne parole », prodigue son aide à des parents en difficultés avec les institutions ou encore fait prendre conscience aux futurs travailleurs sociaux, aux citoyens ordinaires du caractère inadéquat de leurs représentations, les acteurs de la recherche-ensemble, désormais pétris de certitudes, perdraient leurs facultés d’émancipation (devenant prisonniers de leurs certitudes). Or, dans la mesure où leurs pratiques de contamination des institutions s’opèrent dans et par le dialogue, la parole vive (interventions, colloques, discussions), toujours dans des situations contingentes, pleines d’incertitudes (les institutions à travers leurs acteurs peuvent résister tout autant que s’avérer ouvertes ou encore être indifférentes), les acteurs de la recherche sont confrontés à des épreuves qui tantôt viennent conforter leurs certitudes, tantôt les fragiliser, les mettre en question, ce qui conduit à reprendre le travail (la conversation). Dès lors l’institution et l’émancipation s’opèrent à travers cette tension permanente entre une contamination qui conforte (« je ne me considère pas comme non intellectuel » dit l’un des parents aujourd’hui) et une contamination qui favorise le doute.

28 Ainsi, pour les parents, certains retours positifs sur leur recherche et leurs actions de la part de décideurs et professionnels de la Protection de l’enfance (cabinet de la ministre, chef de service d’un conseil départemental, certains éducateurs) confirment le bien-fondé de leur démarche (c’est-à‑dire l’instituent) et leur donnent l’énergie de continuer à faire circuler dans les institutions publiques et familiales (actions d’information à destination des citoyens ordinaires) leurs significations et perspectives d’action propres sur la parentalité et la Protection de l’enfance. D’autres retours négatifs alimentent, réactivent une émancipation par résistance, alors que des « non-retours » (refus, silence, indifférence d’acteurs institutionnels) interrogent les parents. Par exemple, ils se rendent compte que les savoirs et perspectives d’action issus de la recherche menée attirent davantage l’attention de certains acteurs publics que celle des citoyens et parents « ordinaires [18] ». Cela peut les décourager mais aussi les amener à une révision de leurs certitudes et manières de faire, grâce à l’expérience acquise de conversation entre les institutions [19]. On touche là à l’ambivalence de l’émancipation par conversation qui nourrit l’émancipation par contamination : elle s’opère par une tension renouvelée entre détachement d’une institution et rapprochement d’une autre. Les parents uppépistes sont ainsi confrontés au fait qu’en se rapprochant des institutions scientifique et publique, ils se sont (trop) éloignés de l’institution familiale, d’où des difficultés à « capter » les citoyens-parents ordinaires. Ils en viennent alors à diversifier les stratégies, les présentations de soi, les logiques d’intéressement, autant de façons aussi de se rappeler que leurs certitudes ne sont pas absolues, ne valent pas pour tout le monde… et donc de s’émanciper en permanence y compris par rapport aux discours et pratiques qu’ils entendent promouvoir : « Pour s’adresser aux parents, il va falloir trouver un autre langage ! Il faut garder la carte de visite acepp pour les professionnels… mais pas quand on a un parent en face de nous ! »

29 On retrouve une dynamique, une tension similaire chez le chercheur universitaire qui, après avoir fait l’expérience d’une telle recherche-ensemble, se retrouve « entre les institutions », lorsqu’il cherche à initier, implanter ce type d’expériences de recherche en d’autres lieux : que ce soit l’institution scientifique ou l’institution de la vie privée (auprès d’autres acteurs ordinaires, sur d’autres territoires, sur d’autres enjeux), il n’y trouve pas forcément les prises (le terreau) adéquates. L’émancipation du chercheur passe alors par cette tension entre un engagement en faveur de ces « enquêtes bâtardes » et des doutes quant à leur possible propagation dans les institutions…

30 Chez les professionnels, on retrouve cette tension lorsqu’ils en viennent à réduire l’intérêt de leur travail en institution à la seule lumière des marges de manœuvre dont ils disposent pour poursuivre les changements expérimentés auprès de l’upp : est-on réduit à accompagner de nouveaux collectifs, avec toutes les incertitudes que cela comporte ? La conversation entre les institutions les conduit à imaginer d’autres formes d’engagement à l’intersection des différentes institutions : interventions en formation de travailleurs sociaux le plus en amont possible de la constitution des représentations professionnelles « sur » ; réfléchir à développer le travail social d’intérêt collectif ; envisager d’autres formes d’engagement inspirées de l’expérience vécue avec l’upp.

L’enquête ensemble comme « institution de travers »

31 Ainsi, au fil de cette enquête-ensemble et dans chacune de ses séquences, l’individu et le collectif « en recherche » adviennent d’une tension entre des modalités d’institution et des modalités d’émancipation, dans et par l’expression de signes et de prises d’un régime dominant (cf. Rancière). Chaque phase est une tension entre institution (on est établi par… soit une certitude) et émancipation (doute, mise en question). Chaque phase de l’upp se singularise par une modalité particulière de cette tension : a) lors de la phase de résistance, il y a à la fois mise à distance, mais sur fond de croyances partagées et in-interrogées avec l’institution hégémonique ; b) lors de la phase de conversation, chacun séjourne dans les institutions des autres, ce qui l’émancipe de son institution « première », mais il reste encastré dans cette dernière (même si les modalités de cet encastrement évoluent) ; c) dans la phase de contamination, il s’agit d’aller transformer des institutions à travers des signes et des actions qui cheminent d’individus en individus dans les différentes institutions (sans avoir besoin d’un rapport direct), mais en s’appuyant sur des certitudes relatives construites et entretenues par conversation (soit un mouvement vivant, sinon l’institué se fige).

32 On notera donc que les trois processus d’institution et d’émancipation que nous avons identifiés dans leur pureté ne sont pas exclusifs l’un de l’autre… Au contraire, au fil de la recherche, ils se recouvrent, s’interpénètrent et s’infléchissent mutuellement. Ainsi, de la même façon que la conversation entre les institutions s’initie à partir de la résistance des acteurs à leur institution dominante, le processus d’émancipation par conversation modifie le processus d’émancipation de résistance, mais ne le fait pas disparaître. Les acteurs continuent à résister mais plus pour les mêmes raisons et par les mêmes formes pratiques : « Notre résistance n’a pas disparu… car il y a toujours des problèmes à régler ! » comme le dit l’un d’entre nous ! De manière similaire, si le processus de résistance continue à nourrir l’émancipation par contamination des institutions, cette dernière s’en trouve aussi affectée (par exemple, « Maintenant on veut expliquer et non plus crier notre haine d’avoir une étiquette sur le front », disent les parents). Enfin, si les tentatives de contamination des institutions font suite à une phase de conversation entre les institutions restreinte au milieu de vie formé par l’enquête-ensemble, il faut souligner que certains événements qui adviennent lors des processus de contamination peuvent faire suite en relançant la conversation avec d’autres êtres des institutions en présence : ce fut par exemple le cas lorsque les uppépistes rencontrèrent le cabinet de la ministre chargée des Affaires sociales, à la fin de leur recherche.

33 Si on admet cette perspective qui consiste à envisager l’enquête--ensemble comme une émergence permanente d’événements qui font suite, on en vient à concevoir cette enquête elle-même (dans son épaisseur temporelle) comme une institution, au sens de Merleau-Ponty pour qui : « On entend par institution ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non à titre de survivance et de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir [20]. » Pour reprendre une métaphore du même auteur, l’institution qu’est ici l’enquête-ensemble ne se transforme jamais en ligne droite, mais plutôt à la manière dont se déplace une écrevisse… c’est-à‑dire toujours de travers : « L’institution est une notion oblique, ouverte au latéral, aux chemins de traverse, aux possibles qui la transforment […] l’institution est transformation qui conserve et dépasse [21].» Ce sont bien ces chemins de traverse, ces possibles qui conservent et dépassent en même temps ou encore ces sens qui sont exigence d’un avenir qui font, selon nous, de l’institution et de l’émancipation les deux faces en tension d’une même réalité.


Mots-clés éditeurs : recherche collaborative, émancipation, institution

Date de mise en ligne : 10/04/2018.

https://doi.org/10.3917/vsoc.174.0117

Notes

  • [1]
    Mary Douglas, Comment pensent les institutions ?, Paris, La Découverte, 1999.
  • [2]
    uppalbertville@gmail.com
  • [3]
    Béatrice Renaud, 45 ans, famille monoparentale avec deux enfants placés (dont un encore en internat dans un foyer pour enfants), suivie par le pôle « Enfance, jeunesse et famille » du conseil départemental depuis de nombreuses années ; José Aguilar, 49 ans, trois enfants, dont un enfant ayant été pris en charge par un Service d’action sociale éducatif de proximité (sasep) ; Patrick Lion, 56 ans, divorcé, un enfant, suivi par le conseil départemental pour le placement de son enfant en famille d’accueil et en foyer d’accueil, il a également une prise en charge par un sasep ; Marie-Ève Carretta, 41 ans, célibataire, quatre enfants, dont trois avec un placement judiciaire et un enfant avec un suivi administratif.
  • [4]
    Béatrice Renaud, Marie-Ève Carreta, José Aguilar, Patrick Lion, Mémoire de l’upp -d’Albertville, 2016.
  • [5]
    Quelques mots sur la manière dont cet article collectif a été écrit : à partir de l’appel à communication, a) chacun s’est demandé ce que cette recherche ensemble a fait/lui fait au fil du temps et a mis cela par écrit ; b) il y a eu ensuite confrontation des perspectives et construction d’un accord sur une ligne commune, en l’occurrence la question de l’émancipation dans et par la recherche ; c) puis le chercheur universitaire a rédigé un premier jet à partir des écrits des uns et des autres et a fait une présentation orale de cette première version aux membres du groupe de recherche ; d) les réactions orales « à chaud » de chacun ont fait l’objet de prises de notes, qui ont permis une reprise du texte à partir de ces réactions ; e) cette seconde version a fait l’objet de lectures, commentaires, critiques, ajouts, précisions par chacun ; f) ce qui a conduit à la réécriture du texte final par l’universitaire.
  • [6]
    Cornélius Castoriadis, Figures du pensable, Paris, Le Seuil, 1999.
  • [7]
    Denis Laforgue, Essais de sociologie institutionnaliste, Paris, L’Harmattan, 2015.
  • [8]
    Cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2004.
  • [9]
    Mis en place et proposés par des établissements œuvrant dans le domaine de la protection de l’enfance, ces groupes réunissent périodiquement des parents et des professionnels. L’objectif est souvent très général : il s’agit de permettre aux parents de partager entre eux en présence de professionnels.
  • [10]
    L’acepp (ou Association des collectifs, enfants, parents, professionnels, cf. http://www.upp-acepp.com/) est l’association nationale qui définit les upp comme des groupes de parents qui mènent une recherche sur un thème qu’ils choisissent eux-mêmes. Cette recherche (et le savoir qu’elle produit) leur permet ensuite d’aller à la rencontre de différents acteurs (décideurs publics, institutions, etc.) pour faire valoir la parole des parents dans l’espace public à travers des actions citoyennes.
  • [11]
    Les parents connaissaient donc les professionnels car plusieurs de leurs enfants étaient suivis dans la mecs où travaillaient ces derniers (en tant que directeur et chargé de mission aux droits et à la participation des usagers). Les parents se sont rencontrés dans les groupes de parole organisés par la mecs, mais trois des quatre parents habitaient aussi le même immeuble à un moment. Le chercheur universitaire a été contacté par le chargé de mission, qui avait fait des études de sociologie à Chambéry quelques années auparavant.
  • [12]
    On emprunte ce terme à Jacques Rancière qui l’entend comme : « Un système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives. Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage des espaces, des temps et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage », Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, La Fabrique éditions, 2000.
  • [13]
    Ainsi, lors de cette même assemblée générale du Gai Logis, où le conseil d’administration avait temporairement quitté sa place pour laisser les parents de l’upp prendre la parole, le professionnel chargé de mission « Participation des usagers » avait aussi accompagné un jeune mineur étranger pour témoigner de son parcours : ce jeune avait frôlé la semaine précédente une expulsion (un des deux professionnels l’avait accompagné à sa convocation à la paf) et son intervention (devant entre autres des représentants du conseil départemental) plaidait en faveur du droit d’asile.
  • [14]
    Ce qui a pour effet de réduire un espace de participation citoyen et collectif (parents-professionnels) à une situation plus habituelle en face à face et qui consiste en la résolution des problématiques individuelles. Ce peut être interprété comme une tentative de reconfiguration du décor en vue de jouer une scène dans laquelle le professionnel reprend le premier rôle (voire celui du scénariste !).
  • [15]
    Ce type d’événement est bien entendu de nature à réactiver chez l’individu un processus d’émancipation par résistance à l’institution (ici de Protection de l’enfance), car il ne se résout pas à « rester isolé, ne rien dire et subir » face à un pouvoir d’institution à prétention hégémonique.
  • [16]
    Par exemple : intervention à l’ireis de La Ravoire, en juin 2015, à la demande de l’ireis, en présence de professionnels de la Protection de l’enfance, du conseil général, de futurs professionnels et de parents ; le 19 et 20 novembre 2015, participation d’un parent de l’upp à la biennale de l’unaforis (réunissant au niveau national les écoles de formation en travail social).
  • [17]
    Cf. Béatrice Renaud (avec le concours de Laurent Pachod), « Université populaire de parents. Parents en recherche, pratiques professionnelles en question », Empan, n° 102, 2016.
  • [18]
    C’est une expérience largement partagée au sein du groupe : « On a appris ce langage pour avancer mais du coup après on a du mal à l’expliquer aux autres parents » ; « Comme si on était passés de l’autre côté de la barrière » ; « Le terme “universitaire” de upp ouvre des portes, rapproche d’un côté, et en ferme d’autres, éloigne » ; « Là où [ceux avec qui] ça devient plus facile » et « Là où [ceux dont] on s’éloigne, ça se complique ».
  • [19]
    Comme l’explique un des parents : « Au début j’étais peu critique vis-à-vis de moi-même, car je disais : “c’est la faute des professionnels !” ; aujourd’hui c’est plus nuancé, je suis plus critique vis-à-vis de moi-même… parce que j’ai plus confiance en moi. »
  • [20]
    Maurice Merleau-Ponty, L’institution, Paris, Belin, 2003.
  • [21]
    Ibid.
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