Couverture de VSE_205

Article de revue

Enjeux économiques de l’ubérisation : histoire, innovations, nouvelles frontières du salariat et de la firme, affaiblissement de la croissance économique

Pages 10 à 22

Notes

  • [1]
    La Tribune, 17 décembre 2014.
  • [2]
    Gaspard Koenig, les Echos, 22 mars 2017.
  • [3]
    Selon un sondage OpinionWay réalisé pour Capgemini Consulting.

Introduction

1Le marché du travail connait des transformations potentiellement radicales. Le développement du travail indépendant cristallise particulièrement l’attention. En décembre 2016, le conflit entre la plateforme Uber et « ses » chauffeurs français a mis en lumière les bouleversements récents des frontières du salariat. Certains entrevoient sa disparition programmée, d’autres la possible émergence de formes hybrides de salariat. Plus largement, l’économie numérique pourrait aussi déplacer les frontières de la firme en modifiant les coûts de transaction. Les équilibres entre internalisation et externalisation de certaines activités seraient modifiés, tout comme les rapports à l’opportunisme et à la hiérarchie. On prête à Maurice Lévy, alors Président du directoire de Publicis, la paternité du néologisme « ubérisation » pour avoir déclaré fin 2014 « Tout le monde a peur de se faire ubériser » [1]. Depuis, le terme a prospéré dans la francophonie. La formule fait référence à l’entreprise Uber (anciennement UberCab), fondée en 2009 à San Francisco par Garett Camp, Travis Kalanick et Oscar Salazar. Elle offre un service disruptif de voiture de tourisme avec chauffeur entrant directement en concurrence avec les traditionnels taxis. Par extension, le terme ubérisation renvoie au développement des plateformes de services, symbole de l’économie numérique, et d’un nouveau rapport à l’activité professionnelle. Beaucoup de débats, d’émissions de télévision, d’articles académiques et d’articles de presse lui sont consacrés (voir par exemples : Jolly et Prouet 2016, Avis du CESE 2017, Abdelnour et al, 2017…).

2Il est question pêle-mêle de la croissance du travail indépendant, du développement du free-lance, de la montée en puissance du secteur collaboratif. Pour certains, l’ubérisation annoncerait « la mort du salariat » [2] et une façon différente de vivre son activité professionnelle. Ces débats mettent aussi en avant l’extraordinaire dynamisme de l’innovation dans le numérique. Ils suggèrent la promesse de nouveaux gisements de croissance portés par les plateformes. Cette destruction créatrice à la Schumpeter (1939) serait porteuse d’une expansion de la création de valeur et d’un nouveau cycle de prospérité économique. Le processus d’ubérisation est à l’œuvre dans de nombreux secteurs de l’économie. En 2016, 20% des français étaient déjà clients [3] d’une ou plusieurs de ces plateformes. Les domaines pionniers ont été l’hôtellerie (Airbnb, Booking.com…) et les transports de personnes (Uber, Blablacar, Drivy…). Les secteurs des petits travaux de rénovation et du dépannage en bâtiment sont maintenant concernés : Hellocasa, Mesdépanneurs, AlloMarcel, Allovoisins, mon-bricoleur-a-domicile… On pressent l’arrivée proche de grands groupes avec par exemple une version française d’Amazon Home Services, la garde d’enfants (Kinousgarde, Maminou…), le marketing (Creads, Doz, eYeka), l’éducation (SuperProf…) sont aussi concernées par l’essor de plateformes.

3L’ubérisation commence aussi à toucher les secteurs économiques les plus traditionnels, réputés intouchables, comme le secteur du droit où des plateformes comme Cma-Justice et Weclaim proposent la mise en relation entre « experts en droit » et justiciables. L’objectif de cette contribution est d’offrir une analyse exploratoire des enjeux économiques de l’ubérisation. Nous mobilisons comme fil conducteur la théorie des coûts de transactions de Coase (1937), Simon (1951) et Williamson (1975) afin d’analyser dans quelle mesure les nouvelles technologies pourraient déplacer les frontières de la firme. Nous éclairons aussi le modèle économique des plateformes. La course à la taille, l’incertitude sur les profits futurs et l’euphorie autour de l’ubérisation font planer la menace d’une crise financière dont les plateformes seraient l’épicentre. La prise en compte du déroulement des précédentes crises financières (Kindleberger et Aliber, 2011 ; Bonin et Blancheton, 2017) rendent ce scénario prévisible. Nous exprimons enfin des doutes quant à la force de l’impact de l’ubérisation sur la productivité globale de l’économie et sur la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB). Dans cet article notre démarche se déroule en cinq temps. Une première section définit l’ubérisation et montre dans quelle mesure elle marque le « grand retour » du travail non salarié. Une deuxième section propose une réflexion sur le déplacement de la frontière du salariat. La troisième section analyse l’évolution des frontières de la firme à travers notamment une comparaison entre l’ubérisation et le Putting out system qui caractérisait une partie de l’industrie avec la Révolution industrielle. En mobilisant la méthode des cas, la quatrième section détaille la stratégie d’expansion des plateformes et les risques associés à la recherche de positions dominantes à travers de grosses dépenses marketing. La dernière section étudie le lien entre développement des services ubérisés et croissance économique.

1 – La réapparition du travail non salarie

4Comme le montre le graphique 1, le fonctionnement d’un service ubérisé comprend généralement des éléments communs qui permettent de le distinguer du reste de l’économie numérique, à savoir :

  • Existence d’une plateforme numérique de mise en relation entre client et prestataire de service ;
  • Réactivité maximisée par la mise en relation immédiate du client et du prestataire en raison d’une proximité des localisations géographiques ;
  • Paiement du client à la plateforme qui prélève en générale une commission ;
  • Paiement du prestataire par la plateforme ;
  • Existence d’un système d’évaluation croisée de la qualité des parties prenantes : le client évalue la qualité du service reçu et le prestataire évalue le comportement du client.

Graphique 1

Anatomie d’un service ubérisé

Graphique 1

Anatomie d’un service ubérisé

5Ce système de plateforme numérique est innovant à plusieurs titres. Il offre notamment la possibilité de repenser la place du travail dans la vie de certaines personnes. Les prestataires de service sur les plateformes numériques sont des travailleurs indépendants. Ils sont attachés à une organisation libre de leur temps de travail. Ils se rendent disponibles par voie numérique, sur une zone géographique bien précise, a priori aux moments qui leur conviennent, limitent leur engagement à ce qui leur parait nécessaire ou opportun. Au départ, ces prestations apportent un complément de rémunération. Les individus semblent avoir fait le choix d’un mode de vie innovant où ils peuvent être attachés à des valeurs collaboratives. Sur le thème du transport de personne par exemple, une application comme Blablacar vise aussi à intensifier les liens sociaux et à réduire les émissions de CO2. Certaines prestations de service sont radicalement innovantes (livraison de repas concoctés par des restaurants), d’autres constituaient auparavant un travail informel (dissimulé ou délivré dans le cadre de relations de bon voisinage à l’instar des services de garderie pour les jeunes enfants ou de petites interventions d’artisanat).

6Quoi qu’il en soit, l’ubérisation marque officiellement le grand retour du travail non-salarié dont la part dans l’emploi total diminuait depuis de longues décennies. En effet, le travail non salarié a connu un déclin régulier jusqu’en 2008 en France à la faveur notamment de la baisse de l’emploi agricole : 20% des emplois étaient non salarié en 1970, 9% en 2003 et 8% en 2008. Depuis 2008, la part de l’emploi non-salarié progresse jusqu’à atteindre 11,5% en 2015 et près de 12% en 2017. La progression s’explique par le développement des auto-entreprises et par l’apparition de prestataires de services d’un nouveau type (voir l’Avis du CESE, 2017). Les indépendants sont aujourd’hui un peu plus de 3 millions en France. Parmi ces 3 millions environ 800 000 free-lances dont des prestataires Uber. Le nombre d’employés est d’environ 25 millions sur une population active d’environ 28,5 millions de personnes.

2 – La révélation d’un salariat déguise

7Le conflit entre la plateforme Uber et « ses » chauffeurs français en décembre 2016 a montré que le modèle initial d’un revenu d’appoint avait été détourné dans certains secteurs, notamment dans le transport et la livraison. Certains individus travaillent à temps plein pour une plateforme. Une dépendance économique vis-à-vis de l’application mobile a pu être identifiée. Les chauffeurs apparaissaient engagés dans une « lutte sociale » très habituelle pour leurs rémunérations et leurs conditions de travail. Mais le conflit a porté dans le débat politique des enjeux spécifiques de « l’ubérisation » du travail, liés à la flexibilité et a permis de mieux caractériser un travailleur de type Uber. Le conflit a, aussi, mis en lumière les conséquences de l’ubérisation sur les secteurs traditionnels de l’économie soumis à une concurrence déloyale par beaucoup d’aspects. Les caractéristiques de ce service sont en premier lieu les gains financiers importants liés à l’évitement des contraintes réglementaires et législatives de la concurrence classique (l’acquisition d’une licence de taxi dans le cadre d’Uber, les cotisations sociales pour l’artisanat…), mais aussi la quasi-instantanéité, la mutualisation de ressources et la faible part d’infrastructures lourdes (bureaux, services supports, outillage) dans le coût du service et la maîtrise des outils numériques.

8A ce stade, la question d’une concurrence perçue comme déloyale par les opérateurs en place peut être posée. Certains pays ont choisi de protéger les secteurs traditionnels : Uber a ainsi été interdit en Espagne, aux Pays-Bas ou encore en Inde. Un réel vide apparait en matière de couverture sociale en cas d’accident pour le livreur en vélo par exemple. Le même vide apparait en matière de protections du « consommateur » et de contrôle de la qualité pour des prestations porteuses de dangers (travaux d’électricité par exemple). Chez les juristes la question clef est de savoir si l’ubérisation déplace les frontières du salariat : peut-on ou non établir l’existence d’une relation salariée entre certaines plateformes avec les prestataires de services ? Dans certains secteurs, l’approche collaborative et la prestation ponctuelle en complément de revenu ont fait place à un travail régulier, parfois à plein temps et à une relation d’exclusivité avec la plateforme (Uber, Deliveroo, Alloresto…). Une forme de travail hybride apparait ici.

9Pour les secteurs du transport de personnes et de la livraison notamment, l’enjeu est de chercher à établir l’existence d’un salariat déguisé. La définition du contrat de travail spécifie qu’il s’agit d’une convention par laquelle une personne physique met à la disposition d’une autre personne son activité dans certaines conditions, en contrepartie d’une rémunération. Le lien de subordination apparait comme le principal critère du contrat de travail. Dans la lignée des travaux de Simon (1951), ce contrat implique de donner des ordres dans le cadre d’un rapport hiérarchique afin d’optimiser les coûts de transaction. Il doit aussi préciser un dispositif de sanctions. Dans le cas de la livraison, la réalité du salariat déguisé apparait : un contrat d’exclusivité peut être signé, des ordres sont donnés concernant les périmètres d’activité, les zones géographiques y sont ciblées. Des dispositifs de sanctions existent bien puisqu’ils peuvent conduire à une radiation par la plateforme. Les contrats de ces mêmes plateformes impliquent des obligations de tenues vestimentaires et de disponibilités sectorielles.

10La question du traitement de certaines externalités mérite aussi d’être abordée. Le livreur en mouvement, en tenue et disponible, doit être en action même s’il ne réalise pas une course. Il fait de la publicité et participe à la capacité de la plateforme à pouvoir offrir un délai de livraison rapide. Etablir la réalité d’une relation salariée est délicat en droit. La démonstration doit s’appuyer sur un faisceau d’indices (subordination, tenue de travail, ordres donnés, sanctions de la plateforme…) qui semblent clairement réunis dans le cas des plateformes de livraison. Bien entendu, tous les domaines ne sont pas autant concernés.

3 – La possibilité d’un déplacement des frontières de la firme ? Mise en perspective historique

11Les plateformes de services questionnent incontestablement la frontière de la firme et permettent d’imaginer une firme qui externaliserait beaucoup d’activités non stratégiques à une myriade de prestataires de son environnement (livraison, nettoyage, marketing, analyse juridique de base…). La technique permet d’imaginer une firme plus agile, connectée à des réseaux de prestataires. En 1937, dans une contribution célèbre : « The Nature of the Firm », Ronald Coase analyse la firme comme un mode de coordination alternatif au marché pour assurer la coordination économique. Au sein du marché, la coordination des comportements individuels se réalise à travers le système de prix. Dans la firme, la coordination est de nature administrative. La « frontière de la firme », le partage marché/firme, est déterminée par l’importance des coûts de transaction. La coordination par les prix entraine en effet des coûts (négociation des contrats pour chaque transaction). La firme se caractérise par une coordination hiérarchique, elle supprime le système de prix dans l’allocation des ressources. La question est ici de savoir quels impacts les nouvelles technologies et notamment les plateformes ont sur les coûts de transaction ? Dans quelle mesure les réduisent-elles et permettent-elles d’imaginer une firme au périmètre restreint ? Par extension, les nouvelles technologies peuvent avoir un impact chez Williamson. Dans les années 1970, Oliver Williamson, chef de file du courant néo-institutionnaliste, prolonge les travaux de Coase en systématisant l’analyse de ces coûts de transaction. L’existence d’institution comme la firme se justifie lorsque le marché présente une efficience insuffisante en raison de l’importance des coûts de transaction ou de comportements opportunistes. L’opportunisme consiste à ne pas respecter les engagements pris dans le cadre d’une relation marchande. Les nouvelles technologies immunisent-elles pour partie la firme contre l’opportunisme, en raison de la possibilité de retrouver quasi immédiatement de nouveaux prestataires ?

12L’histoire économique montre que les frontières de la firme peuvent évoluer à travers le temps. De ce point de vue, l’ubérisation présente des caractéristiques communes avec le Putting-Out System qui caractérise les débuts du capitalisme industriel à partir du XVIe siècle (Mantoux, 1906). La proto-industrialisation se fonde sur deux systèmes légèrement différents : les Domestic System et Putting-out System. Du XVIe siècle à la première Révolution industrielle, le Domestic System est une relation commerciale entre les agriculteurs isolés en campagne et les négociants localisés dans des villes d’où ils dirigent leurs affaires. Les paysans fournissaient un travail ouvrier lors de périodes de faible activité agricole en organisant, à leur guise, la production (Mendels, 1972). Les négociants leur passaient des commandes (de tissus ou de petits objets) que les paysans réalisaient à domicile, le plus souvent avec leurs propres outils. Dans le modèle du putting-out, le négociant apporte les consommations intermédiaires. Dans le secteur textile, les individus (les familles) travaillent à la maison en tant que sous-traitant pour une entreprise qui apporte les matières premières (fil, boutons…) et le débouché. Le négociant met en œuvre une stratégie d’externalisation. Cette main d’œuvre dispersée géographiquement est docile. La liberté apparente d’organisation du travail est laissée aux prestataires mais leur dépendance vis-à-vis des négociants apparait grande.

13Le choix de l’internalisation a été fait à la suite de la Révolution industrielle pour mieux contrôler la force de travail (selon les marxistes), et gagner en efficacité (pour les institutionnalistes) dans la lignée de Coase. L’entrepreneur ne pouvait plus prendre certains risques liés à l’irrégularité du travail et au pouvoir de négociation grandissant des travailleurs. Par ailleurs, l’organisation de la production industrielle au sein de grandes manufactures a permis de réaliser de très importants gains de productivité.

4 – La recherche d’une position dominante, les cas de Blablacar et Didi

14Dans le domaine des plateformes numériques de services, les barrières à l’entrée résident moins dans la technologie que dans les externalités de réseaux associées à une diffusion et à une utilisation massive de la plateforme. L’enjeu est d’acquérir, le plus vite possible, un grand nombre de prestataires et d’utilisateurs afin d’accroitre l’attractivité de la marque et de tendre vers un service plus rapide. Sur ces bases, de gros investissements doivent être réalisés en marketing en particulier digital (référencement, bandeaux, leads…). Il faut accroitre la visibilité et la notoriété de la plateforme, coûte que coûte ! Ces dépenses ont été fatales à la startup Belge Take Eat Easy qui proposait des livraisons de repas à domicile. L’entreprise, pourtant en croissance, n’a pas pu lever de fonds pour poursuivre sa course en avant. Le pari risqué, pour les investisseurs, réside dans l’acquisition d’une position dominante qui permettra plus tard de passer des hausses de prix et d’accroitre les marges.

15Pour illustrer le modèle économique des grandes plateformes et la stratégie de course à la taille, nous utilisons la méthode classique de l’étude de cas dont la portée et la robustesse sont bien analysées par Hlady-Rispal (2015). Les trajectoires de deux entreprises sont analysées : Blablacar et Didi.

Une réussite française dans la mondialisation : Blablacar

16Blablacar apparait aujourd’hui comme le premier site de covoiturage pour les longues distances à l’échelle mondiale. L’entreprise peut revendiquer environ 40 millions de « covoitureurs » à travers la planète. Cette aventure entrepreneuriale débute en 2004 lorsque Vincent Caron achète le nom de domaine Covoiturage.fr et met en ligne la première version du site Covoiturage.fr. L’application conserve d’ailleurs ce nom jusqu’en avril 2013. Covoiturage.fr est un service qui met déjà en relation des conducteurs et des passagers souhaitant partager un trajet et les frais associés. Les conducteurs publient leurs places disponibles sur le site et les passagers les achètent en ligne, sur des trajets dont la distance moyenne est de 330 kilomètres.

17En 2006, le nom de domaine Covoiturage.fr est revendu à Frédéric Mazzella (formé à l’ENS-physique et à l’Université de Stanford). Il fonde alors la société Comuto, éditrice de tous les sites du réseau Covoiturage. En août 2008, Comuto lance la version web 2.0 communautaire de Covoiturage.fr qui ajoute un système d’avis caractéristique de l’ubérisation contemporaine (portraits, biographies…). Covoiturage.fr se positionne alors comme un site communautaire fondé sur des valeurs de socialisation et de protection de l’environnement. Dès 2008, Covoiturage.fr devient le site de covoiturage le plus utilisé en France et multiplie les initiatives. En 2009, Comuto lance une version espagnole du site, sous le nom Comuto.es (rebaptisée Blablacar.es en 2012). Durant toute l’année 2009, Comuto a inauguré de nombreux nouveaux services innovants de covoiturage pour plusieurs sociétés et mairies : la MAIF, IKEA, Vinci Park, RATP, Carrefour, la ville de Montrouge et une trentaine d’autres services de covoiturage. La société lance une application mobile sur iPhone en décembre 2009 et sur Android en février 2010.

18En juin 2010, Comuto lève 1,25 millions d’euros auprès du fond ISAI (spécialisé dans l’internet) pour renforcer son développement en Europe. En juin 2011, une nouvelle levée de fonds de 7,5 millions d’euros soutient une expansion internationale toujours rapide. Entre juillet 2012 et novembre 2012, Comuto lance Blablacar en Italie, au Portugal, en Pologne, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Belgique. En avril 2013, Blablacar se lance en Allemagne. En juin 2012, Covoiturage.fr lance un service de réservation en ligne : les passagers achètent désormais leur trajet en ligne et le site reverse l’argent au conducteur après le trajet. Le service avait été testé depuis 2011 dans l’Ouest de la France. Covoiturage.fr cherche ainsi à réduire l’opportunisme et à fiabiliser la pratique du covoiturage en renforçant l’engagement entre les conducteurs et les passagers. Le service de réservation en ligne permet ainsi à Covoiturage.fr de faire évoluer son modèle économique et de dégager des revenus sur les transactions effectuées entre conducteurs et passagers. Pour donner des ordres de grandeurs, en 2016, les frais facturés par Blablacar, à la charge du passager sont de 1,60 euros par trajet pour les trajets de 8 euros et moins, de 20 % pour les trajets entre 8 euros et 20,80 euros et dégressifs au-delà.

19Le service français Covoiturage.fr a été renommé Blablacar le 29 avril 2013 afin d’uniformiser le réseau. Fin 2013, Blablacar réunit 5 millions de membres et affirme transporter un million de personnes par mois sur un total de 10 pays. En janvier 2014, Blablacar devient également présent en Ukraine et en Russie qui tend à devenir un marché très significatif pour l’entreprise mais où la concurrence émerge à travers le site russe BeepCar. Début juillet 2014, Blablacar lève 100 millions de dollars auprès d’Index Ventures avec, cette fois, pour objectif de devenir leader mondial du covoiturage. En 2015, la société revendique 20 millions d’utilisateurs. En janvier 2015, Blablacar s’ouvre en Inde. En avril 2015, la société poursuit son expansion internationale avec le rachat de son concurrent allemand Carpooling puis de Autohop, une société hongroise présente en Roumanie et dans les Balkans. Le même mois, Blablacar rachète Rides, une startup mexicaine. Cela lui permet de s’implanter au Mexique, d’employer 290 personnes sur 3 continents et de compter 20 millions d’utilisateurs membres dans 19 pays. Le 18 mai 2015, Blablacar signe un accord d’assistance avec la société Axa pour assurer ses utilisateurs lors de leurs déplacements. En septembre 2015, Blablacar annonce une nouvelle levée de fonds de 200 millions de dollars dans le but d’accélérer son déploiement dans les pays d’Amérique latine et d’Asie. En octobre 2016, Blablacar signe un partenariat en France avec la compagnie GoEuro basée sur une rémunération lorsqu’il y a la mise en relation. En avril 2017, le service de covoiturage annonce le lancement d’un nouveau service : la location de voiture à longue durée.

Le cas du chinois Didi : concurrent d’Uber

20L’entreprise chinoise Didi apparait aujourd’hui comme le grand concurrent mondial d’Uber. Didi Chuxing est la principale application de réservation de véhicules de transport avec chauffeur en Chine. Née à Pékin en 2012, l’entreprise s’est très vite développée à travers une stratégie de diversification des activités : son système de covoiturage (Hitch), ses bus privés (Didi Bus et Didi Minibus), la location de voiture (Didi Car Rental) et un nouveau service de vélos partagés. Didi a réussi à éliminer la concurrence en fusionnant avec l’application chinoise concurrente Kuaidi Dache et, surtout, en rachetant les activités chinoises d’Uber durant l’été 2016, mettant un terme à une féroce bataille. L’affrontement avait coûté cher aux deux entreprises, qui subventionnaient les courses des usagers et les chauffeurs, avant qu’Uber, qui anéantissait un milliard de dollars par an en Chine, ne décide de jeter l’éponge.

21Didi affirme contrôler en 2016 90% du marché des VTC dans le pays. L’entreprise assure également compter 400 millions d’usagers. Depuis, Didi a encore renforcé son monopole : ses applications enregistrant 20 millions de courses quotidiennes. Didi a levé près de 5,5 milliards de dollars en avril 2017 pour financer son développement international. D’après une étude du Wall Street Journal, cette opération en fait la startup la mieux valorisée d’Asie (50 milliards de dollars), devant le fabricant chinois de smartphones Xiaomi (46 milliards de dollars), alors qu’Uber est valorisée 68 milliards de dollars. Cependant, comme Uber, son objectif est à terme de dominer le marché mondial. Didi ne fait pas mystère de sa stratégie agressive. L’entreprise a ainsi pris, en 2015, des participations dans l’application indienne de réservation de taxis Ola, ainsi que celle de l’américain Lyft, rival d’Uber aux Etats-Unis. Mais Didi vise également l’Amérique du Sud avec un investissement de 100 millions de dollars réalisé dans le service brésilien de VTC "99".

22Didi est confronté au durcissement des réglementations dans les plus grandes métropoles, dont Pékin et Shanghai, qui tendent à limiter le nombre de chauffeurs potentiels. Une problématique de contingentement des professions de taxi et de VTC que l’on retrouve aussi en France. Par ailleurs, Didi Chuxing, comme ses concurrents, mise sur l’intelligence artificielle, qui pourrait à terme permettre le développement de voitures autonomes : l’entreprise a inauguré un laboratoire de recherche consacré à ces technologies en pleine Silicon Valley aux Etats-Unis. Didi va affronter la concurrence des GAFA, acronyme désignant des géants du web, mais aussi celle des constructeurs automobiles et des transporteurs. Tous les acteurs de l’écosystème de la mobilité planchent sur l’intelligence artificielle et la mise au point de véhicules autonomes avec l’objectif de remporter cette course technologique.

23Le modèle économique des plateformes est fondé sur une course à la taille et présente des risques illustrés par nos deux cas. L’enjeu est d’acquérir, le plus vite possible, un grand nombre de prestataires et d’utilisateurs afin d’accroitre l’attractivité de la plateforme et la notoriété de la marque. Le modèle absorbe beaucoup de cash et nécessite des levées de fonds significatives pour financer une croissance externe et des dépenses de marketing. Les barrières à l’entrée résident dans les externalités de réseaux liées aux nombres d’utilisateurs. Acquérir une position dominante sur un marché laisse entrevoir une forte profitabilité future. Les années 2010 ont été marquées par une véritable euphorie autour des plateformes et plus largement du numérique. Selon KPMG, les investissements en capital-risque dans les startups sont passés, à l’échelle mondiale, de 45 milliards de dollars en 2010, à 65 milliards en 2013 et 140,6 milliards en 2015 (ils ont diminué en 2016 pour s’établie à 127 milliards de dollars). Le déroulement des précédentes crises financières présenté par Kindleberger et Aliber (2011) ou encore Bonin et Blancheton (2017) fait ressortir une surestimation des profits futurs et des prises de risques excessives en matière d’investissements dans les secteurs économiques innovants. Ces éléments rendent le scénario d’une crise financière dans le numérique plausible. Les risques politiques liés à l’interdiction ou l’encadrement de l’activité des plateformes montrent l’incertitude sur leurs profits futurs et la nécessité d’une vigilance en matière de régulation monétaire et financière (Blancheton, 2016).

5 – Ubérisation et ralentissement de la croissance potentielle des économies

24L’impact des nouvelles plateformes de services sur la croissance de l’économie s’inscrit tout d’abord dans un débat, plus large, des liens entre tertiarisation et croissance (Blancheton, 2017). Les activités de services sont régulièrement désignées comme vecteur d’une croissance future. Dans les années 1990, les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) incarnaient les mêmes promesses d’une nouvelle économie plus dynamique. Aujourd’hui, l’économie numérique continue d’être louer pour son caractère innovant, source de croissance et de création d’emplois. Cette capacité des services à délivrer une croissance forte apparait comme un mythe. Au contraire, leur contribution aux gains de productivité parait réduite et leur développement est un facteur explicatif du ralentissement du rythme de l’activité dans les pays les plus prospères.

25Cette idée a pourtant des racines historiques profondes. Déjà, pour les fondateurs de l’économie classique, les services (qu’il s’agisse de ceux du comédien, du domestique, du médecin) ont en commun d’être exclus de la sphère productive. Le développement de ces activités qualifiées d’« improductives » (quelle que soit au demeurant leur contribution au progrès de la civilisation) s’inscrit dans le cheminement inéluctable vers un état stationnaire, qui constitue à leurs yeux l’aboutissement ultime du processus d’industrialisation. Plus tard l’approche néo-classique, au contraire, récuse ce clivage brutal entre « productif » et « improductif » (réintégrant de plein droit les services au même titre que les produits dans la sphère productive). Mais elle rejoint par une voie différente la thèse d’un tarissement progressif des sources de la croissance au fur et à mesure de la tertiarisation des économies avancées, en plaçant au centre de l’analyse la question de la dynamique sectorielle des gains de productivité. Cette vision est partagée par des auteurs aussi différents que William Baumol et Jean Fourastié qui évoquent « l’envahissement » de l’économie par le tertiaire et dénoncent comme « une erreur particulièrement pernicieuse » toute notion d’un développement fondé sur le tertiaire. Le sociologue Daniel Bell, pourtant le premier chantre de la société post-industrielle, admet sans difficulté que « l’absorption par les services d’une part croissante de la main d’œuvre freine nécessairement la productivité et la croissance globales ».

26Le modèle commun à ces auteurs est la force de la simplicité. Il repose sur deux prémisses. Premièrement les gains de productivité dans le secteur tertiaire sont faibles ou nuls, en tout cas négligeables au regard de ceux de l’industrie et même de l’agriculture. L’exemple préféré de Baumol est celui du quintette de musiciens (qui ne va évidemment pas accroître sa productivité en forçant le tempo !). Quant à Fourastié, il reprend la coupe de cheveux. Le coiffeur d’aujourd’hui ne tond pas plus vite qu’il y a un siècle et le coiffeur de Chicago n‘est pas plus productif que celui de Calcutta. Deuxièmement, la demande de services tend à augmenter à long terme, sous l’effet de la progression des revenus et de la saturation progressive des besoins en biens alimentaires puis en biens industriels, conformément aux lois d’Engel. De là découle directement plusieurs implications majeures. D’abord, le prix relatif des services par rapport à celui des biens industriels est appelé à augmenter indéfiniment puisqu’il reflète nécessairement à long terme l’écart des gains de productivité respectifs entre les deux secteurs. La part des services dans la valeur de la consommation totale ne peut que s’accroître à long terme, puisque l’effet prix et l’effet volume jouent simultanément dans le même sens, et, du même coup, la part des services ne peut qu’augmenter au sein de la valeur totale du PIB et surtout au sein de l’emploi total. Enfin, l’alourdissement du poids relatif du secteur à faibles gains de productivité ne peut que freiner mécaniquement le rythme de la croissance globale, par un effet de structure, c’est-à-dire indépendamment de tout fléchissement des gains de productivité au sein de chaque secteur envisagé séparément.

27Aujourd’hui, le numérique et l’ubérisation présentent un caractère radicalement innovant au sens de J. Schumpeter (1939). Ces plateformes améliorent incontestablement la qualité de vie des agents économiques, principalement dans les métropoles, en offrant un service presque en temps réel (des livraisons plus rapides, plus diversifiées…), en ôtant certaines contraintes liées au déplacement (le chauffeur Blablacar qui passe devant le domicile au lieu d’avoir à rejoindre une gare), en permettant une élévation de la qualité du service grâce à l’historique du prestataire sur la plateforme. Elles constituent sans conteste un progrès pour la civilisation. Mais les conséquences de l’ubérisation sur la croissance du PIB paraissent faibles (Artus et Virard, 2015). Ce processus de destruction créatrice engendre bien sûr une création de valeur mais celle-ci apparait limitée. Ainsi l’entreprise Blablacar avait un chiffre d’affaires de seulement 10 millions d’euros en 2014 et compte 450 salariés, ce qui est peu au regard de sa notoriété et de la rupture qu’elle incarne. L’économie collaborative, via les plateformes, offre à l’individu, qui n’est pas un centre de profit, un supplément de rémunération avec des effets d’entrainement sur l’ensemble de l’économie. Mais elle en détruit par ailleurs en réduisant l’activité des opérateurs traditionnels (SNCF, taxi, artisanat…) dont la contribution à la création de valeur ajoutée est freinée.

Conclusion

28Cet article identifie certains enjeux économiques naissants de l’ubérisation. Nous avons mobilisé la théorie des coûts de transaction de Coase (1937), Simon (1951) et Williamson (1975) afin d’étudier dans quelle mesure les plateformes de services pourraient incarner une rupture historique en matière de frontière du salariat. Pourraient-elles déplacer les frontières de la firme ? Nous éclairons aussi le modèle économique des plateformes à travers les cas de deux entreprises (Blablacar et Didi). L’enjeu est d’acquérir, le plus vite possible, un grand nombre de prestataires et d’utilisateurs afin d’accroitre l’attractivité de la marque et de tendre vers un service plus rapide. Cette course à la taille, l’incertitude sur les profits futurs des plateformes et l’euphorie qui entoure l’ubérisation font planer la menace d’une crise financière dont les plateformes seraient l’épicentre. Nous mettons, enfin, en avant le faible impact de l’ubérisation sur la croissance potentielle des économies dans la lignée des travaux de Baumol (1967) sur la faible productivité des services. Au final, et de manière fondamentale, le contraste entre le caractère radicalement novateur et bienfaisant de l’ubérisation (au moins pour les clients qui gagnent en réactivité et en qualité de service et de vie) et la faiblesse de ses conséquences sur la croissance économique pose la question de la capacité du PIB à bien mesurer la performance économique ?

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : croissance, économie numérique, innovation, ubérisation

Date de mise en ligne : 08/01/2019

https://doi.org/10.3917/vse.205.0010

Notes

  • [1]
    La Tribune, 17 décembre 2014.
  • [2]
    Gaspard Koenig, les Echos, 22 mars 2017.
  • [3]
    Selon un sondage OpinionWay réalisé pour Capgemini Consulting.

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