Tumultes 2010/2 n° 35

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Article de revue

« Je suis le multiple »

Exil historique et métaphorique dans la pensée d'Edward Said

Pages 49 à 65

Notes

  • [1]
    Voir notamment la troisième Reith Lecture, « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Le Seuil, 1996, p. 68.
  • [2]
    Puisque, pour Said, le discours est toujours situé, le texte lié au monde et le savoir à l’expérience, son œuvre est tout entière tributaire de l’exil, façonnée et produite par son identité de « sujet oriental » et par cette expérience de dislocation. « C’est le livre d’un exilé », ainsi s’ouvrent les préfaces de Culture and Imperialism (1993) et de After the last sky : Palestinian Lives (1986).
  • [3]
    Voir « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », art. cit.
  • [4]
    « Réflexions sur l’exil » in Réflexions sur l’exil et autres essais, Paris, Actes Sud, 2008, p. 254.
  • [5]
    Cf. Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Éditions Payot, 2003 [1951], fragments 35 et 18.
  • [6]
    « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », art. cit., p. 68.
  • [7]
    Voir l’introduction à Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit.
  • [8]
    « Le juif n’aura pas honte de la composante arabe qui est en lui, et l’Arabe n’aura pas honte de déclarer qu’il est également fait de composantes juives. Surtout qu’il s’agit de la même terre, Eretz Israël en hébreu, Palestine en arabe. Je suis le produit de toutes les cultures qui sont passées dans ce pays, la grecque, la romaine, la perse, la juive, l’ottomane. Cette présence existe jusque dans ma langue. » Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, Paris, Actes Sud, Babel, 2002 [1997], p. 120.
  • [9]
    After the Last Sky, Palestinian lives, avec des photographies de Jean Mohr, New York, Columbia University Press, 1999 [1986].
  • [10]
    Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Paris, Actes Sud, 2007.
  • [11]
    Minima Moralia, op. cit., fragment 18.
  • [12]
    « Réflexions sur l’exil », art. cit., p. 255.
  • [13]
    Dans la préface de 2003 à L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 2003 [1980], p. 25.
  • [14]
    « Edward Said : Between two cultures », in Power, Politics, and Culture, Interviews with Edward Said, New York, Vintage Books, 2001, p. 234.
  • [15]
    Voir notamment l’introduction à Réflexions sur l’exil, op. cit.
  • [16]
    « Late style is in, but oddly apart from the present. » On late style, Music and Literature Against the Grain, London/Berlin/New York, Bloomsbury, 2006, p. 24.
  • [17]
    Freud et le monde extra-européen, Paris, Le Serpent à Plumes, 2004.
  • [18]
    « There are certain figures who are most important to me, renegade figures, people like Genet, a man who in his own society was an outcast and outlaw, but who transformed this marginality into […] a kind of passionate attachment to other peoples. » « Criticism and the Art of Politics », in Power, Politics, and Culture, op. cit., p. 148.
  • [19]
    Voir notamment After the Last Sky, Palestinian lives, op. cit.
  • [20]
    Mahmoud Darwich, Exil 4.
  • [21]
    « My Right of Return », in Power, Politics, and Culture, op. cit., p. 458.
  • [22]
    T. E. Lawrence était à la fois arabisant professionnel, révolutionnaire, expert des renseignements, homme politique impérialiste, archéologue et érudit classique, administrateur et tacticien militaire, critique littéraire et historien, et surtout écrivain hanté par sa propre écriture : « In each of these he found a pied-a-terre, and yet in no one did he completely rest and in no one did he completely take possession. » « A standing civil war », in Reflections on exile and other essays, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2000, p. 33.
  • [23]
    « L’homme ne coïncide jamais avec lui-même. » Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 97.
  • [24]
    Paris, Actes Sud, 2003.
  • [25]
    « Tout me préparait à recevoir le message de l’Indien. Ayant pris connaissance de sa culture, je me suis rendu compte qu’il avait parlé de moi mieux que je ne l’avais fait moi-même. » M. Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 80.
  • [26]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 76.
  • [27]
    « What is true of all exile is not that home and love of home are lost, but that loss is inherent in the very existence of both. » « Reflections on exil », in Reflections on exile and other essays, op. cit., p. 185.
  • [28]
    « My Right of Return », art. cit., p. 456.
  • [29]
    La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 107.
  • [30]
    Voir l’article « Criticism and the art of politics », in Power, Politics, and Culture, op. cit., pp. 118-163.
  • [31]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 77.
  • [32]
    « Under the influence of Vico, I saw that people make their own history. That history is not like nature. It’s a human product. And I saw that we can make our own beginnings. That they are not given, they are acts of will. » « My Right of Return », art. cit., p. 456.
  • [33]
    « Penser le pouvoir en termes de commencement », in Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 78.
  • [34]
    « Réflexions sur l’exil », art. cit., p. 254.
  • [35]
    « Identité, autorité et liberté », in Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit., p. 516.
  • [36]
    « Le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. » Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », in Tzvetan Todorov (éd.), Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 2001 [1965], p. 82.
  • [37]
    « All things counter, original, spare, strange… a line that has meant a lot to me », dit Said dans le dernier entretien filmé accordé à Charles Glass. Voir « Edward Said : The last interview », réalisé par Mike Dibb et produit par D. D. Guttenplan, 2004 (114 minutes).
  • [38]
    Voir notamment l’article « Secular Criticism », in The World, the Text, and the Critic, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1983, pp. 31-53.
  • [39]
    Dans l’énoncé métaphorique, explique Ricœur, le « même » et le « différent » sont à la fois mêlés et opposés : « Le “est” métaphorique signifie à la fois “n’est pas” et “est comme”. » La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 11. Et Jakobson écrit : « La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence mais la rend ambiguë, dédoublée […] cela était et n’était pas. » Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 2003 [1963], pp. 238-239.
  • [40]
    On comprend l’intérêt de Said pour Merleau-Ponty qu’il cite dans l’article qui ouvre Réflexions sur l’exil : « Je suis ouvert au monde, je ne doute pas que je peux être en communication avec lui, mais je ne le possède pas ; il est inépuisable » ou encore, « exprimer ce qui existe est une tâche infinie ». « Labyrinthe d’incarnations : les essais de Maurice Merleau-Ponty », in Réflexions sur l’exil, op. cit., pp. 43 et 48.
  • [41]
    Edouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1997 [1981], p. 278.
  • [42]
    M. Darwich, Et la terre se transmet comme la langue, in La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999, Paris, Gallimard, 2000.
  • [43]
    M. Darwich, Exil 4, « Contrepoint ».
  • [44]
    M. Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., pp. 30-31.
  • [45]
    Ibid., p. 40.
  • [46]
    « Dans l’entre-mondes », Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit., p. 697.
  • [47]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 58.
  • [48]
    Voir Freud et le monde extra-européen, op. cit.
  • [49]
    « Worldliness is therefore the restoration to such works and interpretations of their place in the global setting, a restoration that can only be accomplished by an appreciation not of some tiny, defensively constituted corner of the world, but of the large, many windowed-house of human culture as a whole. » « The Politics of Knowledge », in Reflections on exile, op. cit., p. 382.
  • [50]
    « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté », in Réflexions sur l’exil, p. 208.
  • [51]
    « Dire que vous n’auriez pas dû venir, c’est dire que vous devriez partir. Et je suis contre cette idée. Je l’ai dit à de multiples reprises. Je suis totalement contre votre départ. Tout ce que je peux dire, étant donné la logique de l’idée sioniste, c’est que vous auriez dû comprendre que vous arriviez en terre habitée […] Mais la dernière chose que je veux reproduire c’est ce processus par lequel une distorsion en mène à une autre. » « My Right of Return », art. cit., pp. 447-451.
  • [52]
    « I want a rich fabric of some sort, which no one can fully comprehend, and no one can fully own. » Ibid., p. 458.
  • [53]
    « Hommage à Edward Said », publié le 26 septembre 2003 dans Al-Ayyam et traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier.
  • [54]
    Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
  • [55]
    M. Darwich, Exil 4, Contrepoint.
Il dit : Je suis de là-bas. Je suis d’ici
et je ne suis pas là-bas ni ici.
J’ai deux noms qui se rencontrent et se séparent,
deux langues, mais j’ai oublié laquelle était
celle de mes rêves.
J’ai, pour écrire, une langue au vocabulaire docile,
anglaise
et j’ai une autre, venue des conversations du ciel
avec Jérusalem.
Mahmoud Darwich, Exil 4, Contrepoint,
pour Edward Said
Mais moi, désormais plein
De toutes les raisons du départ, moi,
Je ne m’appartiens pas,
Je ne m’appartiens pas,
Je ne m’appartiens pas…
Mahmoud Darwich, Murale

1L’exil, dans l’œuvre d’Edward Said, est à la fois condition historique et métaphorique [1]. Provoqué par l’histoire, né d’une dislocation brutale, de l’arrachement à une terre et d’une émigration forcée, l’exil est aussi « esprit de l’hiver », tristesse insurmontable, gouffre ou abyme, blessure incurable ou « vie mutilée » pour reprendre les termes d’Adorno, dont on sait l’influence prépondérante sur Said. L’expérience du déracinement et du délogement, de la perte d’une terre et d’un passé, d’une souffrance dont il dit qu’elle est impossible à banaliser hante son œuvre et sa pensée.

2Mais l’exil est aussi métaphorique parce qu’il est la condition même de la créativité et de l’intellectuel, toujours critique et dissident pour Said. De contrainte, cette position d’extériorité quasi ontologique, en tout cas matricielle dans la biographie de Said (qui fut exilé de Jérusalem avec sa famille en 1947) et dans son œuvre [2], peut se transformer en instrument de résistance, en geste d’émancipation et de transgression — en alternative libératrice enfin. Il y a donc une fécondité de l’exil et Said va même jusqu’à parler de plaisir [3]. L’exilé a l’audace de celui qui refuse les places assignées et tous les « préfabriqués » ou les conditionnements de la pensée, de l’identité et du langage ; de celui qui s’affranchit des enracinements exclusifs qu’il s’agisse de l’appartenance à une nation, une communauté, un lieu, une mémoire, un récit ou un champ de savoir.

3L’exil n’est jamais « coupure chirurgicale » mais condition relationnelle par excellence. Celle-ci articule la tension dialectique entre la proximité et la distance, l’intérieur et l’extérieur, le retrait et l’engagement, la mémoire et l’oubli, le scepticisme et l’humanisme, la reconnaissance et l’étrangeté, la terre quittée, la terre d’adoption et la terre rêvée, le détour de l’histoire et le retour opéré ou appelé par l’écriture, la perte du lieu et la réconciliation indéfiniment différée avec celui-ci. Or, c’est bien cet entre-deux de l’exilé, à la fois proche et lointain, autre mais en relation, qui pour Said est à cultiver.

4Car l’exilé, sur le seuil de plusieurs appartenances, n’appartient exclusivement à aucune et cultive une « subjectivité scrupuleuse [4] ». Celle-ci prend à la fois la forme d’une méfiance par rapport aux discours autoritaires et d’un questionnement autocritique, d’un retour permanent sur ses propres discours et pratiques. On pense d’ailleurs à l’« émigration intérieure » et à l’« attitude suspensive », dégagée, qu’Adorno préconisait [5]. Cet état d’in-quiétude et de distanciation permet de remettre en cause et en mouvement ses propres enracinements et ceux des autres. La critique subjective passe avant toute solidarité communautaire. L’intellectuel ou l’exilé a vocation d’instabilité. « Métaphysiquement parlant, l’exil est pour l’intellectuel un état d’inquiétude, un mouvement, où, constamment déstabilisé, il déstabilise les autres [6] », sans jamais s’établir dans une vérité, se réfugier dans un « chez soi ».

5Si cette expérience d’exil est métaphorique, c’est aussi qu’elle ne se limite ni à la situation palestinienne, ni à un état géographique. Pour Edward Said, l’extra-territorialité est sans doute le phénomène le mieux partagé des dernières décennies et la condition par excellence du vingtième siècle, marqué par les déplacements et les transferts de populations [7]. Il existe un universel des migrations, non des stabilités. Par ailleurs, même si l’exil historique prenait fin avec le retour au lieu perdu, le sentiment de n’appartenir nulle part, de n’être d’aucun lieu, si ce n’est entre un ici et un là-bas, ne saurait disparaître. Élire demeure ne met pas fin à l’exil, dit aussi le poète Mahmoud Darwich, dont la poésie ne cesse de déplier toutes les formes d’exil : exil intérieur, exil de l’étranger en soi et de soi en l’autre, exil de l’homme dans la femme, exil de l’enfance, exil de la maladie et de la mort.

6Si j’ai choisi de faire résonner la pensée de Said avec les paroles de Mahmoud Darwich, c’est justement au nom de cette « universalisation » de l’exil et de la Palestine (terre de l’universel par excellence, car terre de pluralité, de la sédimentation des cultures et des humanités [8]) dont ces deux œuvres se sont toujours fait l’écho. Puisque l’œuvre entière de Said ne cesse de s’élever contre la notion d’identité unique et de faire jouer « en contrepoint » récits, paroles et histoires, il m’a semblé particulièrement important d’éclairer, de relayer et de révéler la pensée de Said, elle-même fécondée par la littérature, par la poésie de Darwich. Said a d’ailleurs rendu, à plusieurs reprises, hommage au poète. Dans la préface de l’ouvrage After the Last Sky, Palestinian lives[9], dont le titre est emprunté à un vers de la poésie de Darwich, Said écrira que celle-ci a illuminé toutes les facettes de l’expérience palestinienne. Mahmoud Darwich a à son tour rendu hommage à l’œuvre de Said et dialogué avec elle, notamment dans le dernier texte du recueil Comme des fleurs d’amandier ou plus loin[10], intitulé Exil 4, Contrepoint. Ce poème, dédié à Edward Said, est sans doute l’une des plus belles méditations sur la pensée de celui-ci, mêlant et enchevêtrant de manière indissociable la voix du poète et celle de l’intellectuel (« suis-je toi ? »), ces deux exilés qui n’ont cessé de lutter contre les chauvinismes et les cloisonnements pour célébrer la complexité, la multiplicité et l’hospitalité de l’identité.

7Edward Said comme Mahmoud Darwich montrent enfin, à travers leurs œuvres, que l’exil peut devenir morale. Said se place ici encore dans le sillage d’Adorno : « Le temps de la maison est passé. […] “Il fait même partie de mon bonheur de ne pas être propriétaire”, écrivait Nietzsche dans Le Gai Savoir. Il faudrait ajouter maintenant qu’il fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi [11] ». Ce nouveau rapport exilique au monde correspond donc à une morale de la désappropriation, du dessaisissement et de la non-appartenance : « Emboîter le pas à Adorno, c’est s’écarter de ce “chez soi”, c’est le regarder avec le détachement de l’exilé [12]. » L’étrangeté est au fondement de l’écriture et de la création mais aussi au fondement de l’humanisme (« un mot que, têtu, je continue à utiliser » écrit Said [13]) et de l’universel. Elle est enfin au fondement de l’hospitalité, soit de l’espace creusé dans l’identité pour l’altérité. Car c’est bien le rapport à l’autre, la manière dont on parle à l’autre, et surtout de l’autre, qui hante et traverse l’œuvre de Said depuis Orientalism : l’Orient créé par l’Occident.

La tension exilique : altérité constitutive et complexité irréductible

8Out of place, le titre original de l’autobiographie de Said (qui avait d’abord pensé à intituler cet ouvrage Not Quite Right[14]) dit bien ce délogement, cette position d’extériorité, d’inadéquation et d’impropriété. L’ensemble de son œuvre s’inspire de figures minoritaires et exiliques, littéralement excentriques et nomades, marginales et inadaptées, à contre-voie et à contretemps : Vico, Swift, Conrad, Kipling, T. E. Lawrence, Auerbach, Adorno, Glenn Gould, Cioran, etc.

9Mais ce sont aussi des êtres dont l’écriture et la langue reflètent la pression de l’exil et de l’histoire immédiate, expriment et construisent avec cette expérience fondatrice de la dislocation [15]. Car la relation du texte au monde, du texte investi par l’histoire est au cœur de la réflexion de Said. Ces déracinés et les œuvres qu’ils composent se caractérisent par la précarité, l’inquiétude voire l’inconfort, (« unhomeliness » si l’on reprend le terme de Homi Bhabha), en tout cas par la tension entre et avec différentes appartenances. Cette tension est aussi ce qui définit pour Said « le style tardif », d’une complexité irréductible, de certains artistes dont les dernières compositions sont à la fois dans et à côté du présent [16]. L’oscillation perpétuelle entre appartenance et non-appartenance est également incarnée, pour Said, chez Freud, « juif non juif » comme d’autres figures hétérodoxes et dissidentes du judaïsme (Spinoza, Heine, Marx, etc.) qui sont au-dedans et au-dehors de leur communauté, dans une relation conflictuelle avec elle. Le dernier livre de Freud, Moïse et le monothéisme, n’a rien d’unifié mais s’assume fragmentaire, inachevé, discontinu — traversé aussi par cette étrangeté personnifiée par Moïse, le non-Européen, le non-juif. En exhumant la généalogie du judaïsme, Freud montre en effet que l’identité juive — et, au-delà pour Said, toute identité — se fonde sur l’extériorité et l’altérité (arabe, égyptienne), sur une fissure originelle mais aussi sur une forme d’exil ou de non-appartenance qui garantit à la fois la singularité et l’hospitalité [17].

10Des figures de « renégats » comme Jean Genet, qui ont rompu avec leurs filiations originelles mais ont su convertir cette expérience de déracinement et de marginalité pour embrasser d’autres affiliations minoritaires, incarnent un humanisme inclusif dont on pourrait dire qu’il constitue l’horizon de l’œuvre de Said [18].

11L’exil implique ainsi une double vision (« en contrepoint ») et une pluralité de regards qui empêchent de s’ériger comme possesseur ou détenteur d’une vérité, d’un lieu, d’un langage, d’une représentation du monde ou d’un récit totalisant. L’expérience de l’exil a fragmenté et pluralisé l’expérience. Et Said s’appuie d’abord sur l’identité palestinienne pour évoquer la complexité et la discontinuité d’un récit et d’une mémoire qui ont été brisés, dispersés [19].

12Cette dispersion ouvre une brèche à travers laquelle s’engouffrent le regard et l’histoire de l’autre, l’expérience et la conscience de plusieurs mondes. Plus rien n’est perçu isolément.

L’identité est fille de la naissance. Mais
elle est en fin de compte l’œuvre de celui
qui la porte, non
le legs d’un passé. Je suis le multiple… […]
Si j’étais poète, j’écrirais :
Je suis deux en un,
telles les ailes d’une hirondelle […]
Car l’identité est plurielle,
elle n’est pas citadelle ou tranchées[20]

13Aucune catégorie étanche, aucun territoire, aucune identité ne détient, retient, nomme ou possède entièrement l’exilé. Said se vit et se dit simultanément américain, palestinien, arabe chrétien, universitaire critique « parlant vrai au pouvoir » et même « intellectuel juif » ou juif-palestinien [21]. Il ne s’enracine exclusivement dans aucune de ces affiliations pourtant antagonistes, mais fait bien jouer l’une avec l’autre, dans une incessante tension intérieure qui rappelle les propos tenus par Said sur T. E. Lawrence. Celui-ci aurait trouvé un pied-à-terre dans une pluralité d’identités et d’expériences, sans jamais s’établir dans l’une d’elles, sans jamais en « posséder » aucune [22].

14Pour décrire cette absence d’unification Said, mélomane, musicien et polyglotte emprunte au vocabulaire musical, et particulièrement au contrepoint et à la polyphonie que Bakhtine définit par le mouvement des textes qui se chargent des mots des autres, par le mouvement dialogique de la conscience et par l’absence de coïncidence intime [23]. Le contrepoint, pour Said, s’oppose à l’homophonie et représente la possibilité de tenir ensemble, sans jamais les fusionner, plusieurs identités, plusieurs récits et plusieurs voix comme autant de lignes mélodiques. Le « style tardif » qui fait l’objet de son dernier ouvrage inachevé, s’illustre justement par la dramatisation des contraires. Le terme « irrésolu » revient comme un leitmotiv dans cette œuvre. Car il n’y a ni solution ni réconciliation à trouver entre ces diverses appartenances, mais un espace partagé à ouvrir et à maintenir, dans lequel ces éléments constitutifs composent ensemble dans l’enchevêtrement, la complexité et même la discordance. L’identité n’est plus le retour à soi d’un « je » plein et clos, identique à lui-même, mais un processus et un devenir, en contrepoint et en relation. L’identité se forge alors par le détour de l’altérité. « Voici ton nom / Dit une femme » : ainsi s’ouvre le magnifique recueil de Mahmoud Darwich, Murale[24]. Sa poésie polyphonique qui ne cesse d’enchevêtrer les voix, de brouiller les frontières entre le même et l’autre, célèbre justement cet étranger qui peut me parler de moi-même mieux que moi [25].

L’histoire contre l’origine : une morale de la désappro-priation et du dessaisissement

15L’exilé ou l’intellectuel, dont l’identité est labile, est aussi, pour Said, « hôte provisoire » : « Il ressemble à un naufragé qui d’une certaine manière apprend à vivre, avec le pays, et non sur le pays. Non pas en Robinson Crusoé dont l’objectif est de coloniser sa petite île, mais plutôt en Marco Polo guidé par le sens du merveilleux ; ni conquérant ni pillard, mais éternel voyageur et hôte provisoire [26]. » La relation de l’exilé au monde est traversée par un sentiment d’impermanence ou de fragilité (thème cher à Mahmoud Darwich) qui correspond à cette morale du « dessaisissement » ou de la désappropriation déjà évoquée.

16Je n’appartiens pas tout à fait à ce lieu, à cette langue, à cette communauté, à ce monde, et je ne suis pas non plus « propriétaire » de ce monde, de la langue, de l’autre ou de sa représentation. L’exil nous apprend que la perte, le manque et la distance sont au fondement même de toute appartenance, que le « chez-soi » est toujours provisionnel [27]. Si « rien n’est jamais acquis à l’homme » (Aragon), c’est que rien n’est donné de manière naturelle ou irrévocable. Le sentiment de la contingence, dit Said, du caractère conditionnel et provisoire de l’existence, sont étroitement articulés à l’historicité de toute expérience. Car ce détachement par rapport à toute appartenance exclusive est né d’un sens aigu de l’histoire qui a provoqué l’arrachement au lieu. Le lieu est en quelque sorte déplié, déplacé, détourné par l’histoire et ce détour, Said le dit à de nombreuses reprises, est irrémédiable. « Ne pas pouvoir revenir » : c’est bien le sens qu’il donne au titre de son autobiographie Out of Place[28]. « Je ne reviens pas, je viens », dit aussi Mahmoud Darwich [29]. Ce lieu irrécupérable empêche de vouloir retrouver une origine, une idée de la nation, une pureté, un pedigree dit Said, à restaurer ou à sacraliser derrière ou avant la « dénaturation » de l’histoire. Les quêtes identitaires, indigénistes et essentialistes n’ont plus de sens. L’histoire désenclose notre rapport au lieu et à l’origine. L’exilé est déplacé, hors-lieu (« out of place »), et c’est en effet à cet au-delà inclusif de l’enracinement géographique que l’œuvre de Said exhorte [30].

17L’historicité est également indissociable, dans la pensée d’Edward Said, de la notion de « sécularisme » : l’existence et l’histoire sont immanentes, produites par des hommes et des femmes, irréductibles aux narrations homogènes ou surplombantes. Il n’y a pas d’identité qui ne soit construite, en mouvement, liée à d’autres communautés, à d’autres lieux. L’exil permet de voir les choses « non pas simplement comme elles sont, mais comme elles en sont arrivées là [31] », et donc de mesurer le caractère réversible, contingent et historique de notre identité. C’est la raison pour laquelle toute l’œuvre de Said est articulée à l’histoire — ce processus par lequel l’exilé, fruit de l’histoire, qui n’hérite pas d’une appartenance donnée, naturelle ou « voulue par Dieu », engendre son existence et se recommence [32]. « L’identité est fille de la naissance. […] Je suis ce que je serai et je deviendrai. Je me construirai moi-même / et choisirai mon exil » écrit Darwich dans le poème dédié à Said. On comprend dès lors pourquoi la pensée de Said explore les débuts et les commencements à partir desquels les identités, les discours et les institutions s’inventent, se transforment ou se déploient dans le temps [33]. Le sécularisme, comme l’exil, a donc une visée critique. Et ce sont d’abord les « institutions de masse qui dominent la vie moderne » avec, en premier lieu parmi elles, la nation, qui sont la cible de cette critique [34].

18Said, comme Darwich, se méfie du nationalisme, des institutions majoritaires et des politiques identitaires où l’impérialisme trouve sa source.

19Aux yeux de Said, le nationalisme s’apparente au sentiment religieux et invente des essences qui sont fétichisées — la France, l’anglicité, l’arabité, la négritude, etc. Celles-ci se fondent sur leur séparation avec l’Autre et leur différence avec l’étranger, lui aussi réifié et construit comme une essence. « Le nationalisme est la philosophie de l’identité transformée en une passion collectivement organisée [35]. » Cette philosophie se caractérise donc par la certitude — et c’est notamment ce que Said reproche au sionisme — de posséder un foyer, un « chez-soi » ; la certitude de son appartenance et de son adéquation à un peuple, à une terre, à un héritage ou une filiation homogène. Puisque le nationalisme lutte pour prévenir les ravages de l’exil, pour repousser l’altérité « au dehors », la nation est condamnée à buter contre la question des minorités nationales, ces étrangers visibles et inassimilables. Contrairement à la condition relationnelle de l’exilé, le nationalisme représente l’idéologie des frontières et de l’isolement, qui trace une ligne de démarcation radicale entre « nous » et les « autres ».

20Or, la mission de l’intellectuel est précisément de transgresser ces frontières et de lutter contre le cloisonnement. Cette mission est d’autant plus nécessaire que l’exil même peut conduire à la tentation de reconstruire à partir de la perte, de la brisure et de la dislocation, un objet compensatoire — qu’il s’agisse d’une communauté exclusive, d’une idéologie triomphante, d’une terre sacralisée sur laquelle régner en despote. Sauf que, pour Said, il ne s’agit plus de vivre sur un territoire mais avec le monde, entre les mondes.

« Voir le monde entier comme une terre étrangère » et le réinventer

21Il s’agit surtout d’habiter, de penser et dire le monde, voire de le réinventer à partir du sentiment de notre précarité et de notre interdépendance, à partir de cette perte irrémédiable, de cette distance ou de cet insaisissable.

22Le regard est aiguisé, renouvelé grâce à la distance créée par l’exil et à l’angle excentrique d’une vision déplacée. Le procédé de défamiliarisation ou d’étrangéisation propre à l’art, tel que Viktor Schklovski le décrit [36], semble d’ailleurs correspondre à cette condition exilique. En créant une perception particulière et singulière de l’objet, comme « vision et non comme reconnaissance », l’art rend la sensation de la vie et lutte contre le procès d’automatisation ou d’indifférenciation qui fait dépérir le réel. L’art dit le particulier, toujours étranger et impossible à approprier, neuf et à réinventer, et non la silhouette superflue, interchangeable ou indifférenciée. Et c’est dans cette singularisation que l’exil, figure de la minorité et de la différence inassimilable, apparaît à la fois critique, éthique et créateur. La distance garantit l’altérité, préservée dans son étrangeté et sa nouveauté. On comprend alors pourquoi Said aimait tant les vers suivants : « Toute chose insolite, hybride, rare, étrange, / ou moirée, madrurée (mais qui dira comment [37] ?) », extraits du poème de G. M. Hopkins, Pied Beauty (Beauté piolée). Dans un langage qui fait consonner les opposés, ce poème célèbre l’hétérogénéité et la singularité absolue du monde sensible dont chaque composante est étrangère, composite, contraire et absolument insaisissable.

23Edward Said puise notamment chez Auerbach et les circonstances dans lesquelles Mimesis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale a été écrit, pour illustrer cette réinvention du monde à partir de la marge et de l’étranger. Pour Said, c’est précisément l’exil d’Auerbach à Istanbul pendant la Seconde Guerre mondiale qui a permis l’action de sauvegarde culturelle représentée par cet ouvrage. Cet immense rassemblement de la culture occidentale est donc né de l’aliénation, et son exhumation, de la distance déchirante (« agonizing distance ») avec l’Europe mais aussi de l’affranchissement des normes, canons et institutions du savoir par lesquels une culture se représente et s’impose, exclut, hiérarchise ou discrimine [38]. La perte de l’Europe est finalement aussi la condition de son renouvellement, comme la perte de la Palestine a, d’une certaine manière, aussi permis à l’identité palestinienne de se forger, se fortifier et se réinventer à travers l’exil.

24Peut-être la poésie, notamment par le travail de l’image et de la métaphore qui rendent la réalité étrangère à elle-même, permet-elle justement de voir le monde entier comme une terre étrangère — car c’est bien à cet horizon que l’œuvre de Said, traversée de part en part par ce merveilleux passage du moine Hugues de Saint-Victor, cité par Auerbach, appelle : « L’homme qui trouve que sa patrie est douce est encore un tendre novice, celui à qui chaque terre semble natale est déjà fort, mais il est parfait celui qui voit le monde entier comme une terre étrangère. »

25La poésie mais aussi la condition exilique déploie à la fois ce qui est, ce qui n’est pas et ce qui est comme[39]. Pour Paul Ricœur, le pouvoir de la métaphore réside tout entier dans cette tension créatrice qui nous empêche de nous installer dans un regard unique. Ce qui est n’est pas contenu dans ce que nous en disons mais inclut la perte et l’impropriété, l’inépuisable du monde, du sens et du langage [40]. Cette conscience de l’équivocité et de la pluralité, cette conscience d’une opacité irréductible également, est non seulement liée à l’expérience de plusieurs réalités et histoires, mais aussi de plusieurs langues dont aucune n’est « propre » et aucune capable de saisir l’essence de ce qui existe. Les langues sont au contraire le signe de la pluralité humaine, des correspondances, des ambivalences et des résistances qui la constituent. Ce qui est et ce que nous sommes n’est jamais circonscrit dans ce que nous pouvons en dire ou, heureusement, en saisir. C’est et c’est au-delà, étrange car à la fois proche et lointain. Cet espace de distance et de non-adhésion, de perte et d’absence de reconnaissance, « par quoi l’Autre m’échappe, me contraignant à la vigilance de toujours marcher vers lui [41] », est aussi synonyme de renaissance, du renouvellement de la pensée et de la perception.

Poétique de la relation : dire la perte contre la perte

O chant. Rassemble les éléments
Et porte-nous
Flanc après flanc
Et descends les vallées[42]
Va le chant
Tu es au meilleur fait du lieu
Et du temps
Et de la force des choses en nous.

26Il s’agit donc de dire le monde avec cette perte irréversible, tout en ayant le désir de le recommencer. Dire contre la perte, dire contre l’oubli, mais aussi dire la perte. Edward Said, comme Mahmoud Darwich, a vocation de narration. Il faut défendre « le droit de Troie / à sa part du récit [43] ». La poésie de Mahmoud Darwich, qu’il conçoit comme trace de l’absence mais aussi comme retour à l’instant premier de la genèse, renouvelle et ressuscite à chaque poème les noms de Palestine. La langue qui continue de chanter et de célébrer la terre, l’amour ou la fleur d’amandier résiste à l’occupation. La perte, l’exil et même le désespoir sont convertis en force poétique : « Le désespoir place le poète dans une solitude quasi absolue sur la terre de l’exil. Comme si le poète était renvoyé à la genèse du premier poème […] Le désespoir peut recommencer la Création. Car il est capable de trouver les débris nécessaires, ceux des choses premières, des premiers éléments de la Création. Et cette force, cette impétuosité inversent les rôles, et le désespéré se retrouve en position de force [44]. »

27« Celui qui impose son récit hérite la Terre du Récit » écrit encore Mahmoud Darwich [45]. Exilés et apatrides sont en revanche exclus de ce double héritage car ils n’appartiennent nulle part. Relégués dans les placards anonymes de l’Histoire, privés de communauté, de terre et de langue stables, ils sont aussi exclus du récit. Contre cette négation et cette déréalisation de l’autre (exemplifiée, pour Said, par l’effroyable phrase de Golda Meir, « les Palestiniens n’existent pas ») il est plus que jamais nécessaire de raconter, d’écrire, d’exhumer l’histoire de cet exil, de la perte et de la dépossession, la « dégager, minute après minute, mot après mot, bribe par bribe [46] ». L’intellectuel et le poète ont à narrer cette perte contre la perte afin que l’histoire et le rêve, la terre et le peuple de Palestine continuent d’exister, de se transmettre et de s’inventer.

L’entre-deux-mondes : une pensée de l’interrelation et du décloisonnement

28L’exil est enfin souvent associé, dans l’œuvre de Said, à la « mondanité » (« worldliness ») qu’il définit comme la conscience aiguë de l’existence et de l’interdépendance d’autres temps et d’autres lieux. Aucune histoire, aussi singulière soit-elle, n’est isolée de l’histoire globale. « Pour l’intellectuel, il s’agit, j’en suis convaincu, d’universaliser la crise, de donner une plus grande dimension humaine à la souffrance d’une race ou d’une nation particulière et de la mettre en rapport avec d’autres souffrances [47]. » L’universel n’est pas un absolu mais un relaté — la mise en rapport et en commun d’expériences, la réintégration du singulier dans une histoire partagée.

29Cette « mondanité » est donc nécessairement liée au comparatisme, et d’abord au comparatisme littéraire pour Said. La catégorie de littérature nationale n’a pas plus de sens que celle d’identité nationale. La littérature anglaise ou française ne vaut pas pour et par elle-même, mais bien avec et en contrepoint des littératures africaines ou indiennes. Une grande œuvre n’est jamais simplement de son lieu ou de/dans son temps, mais elle résonne avec d’autres situations, d’autres histoires — préparant, provoquant et illuminant le présent, annonçant les œuvres ultérieures qui à leur tour la réécrivent, la réinventent ou la réactualisent [48]. Said sort les œuvres littéraires de l’allégorique ou de l’ornemental dans lesquels elles sont souvent confinées, pour réaffirmer et comparer leur historicité, leur portée politique, leur « mondanité [49] ».

30 C’est bien une herméneutique de la lecture que nous propose Said, mais aussi une conception inclusive et intégratrice du savoir. Il n’a lui-même cessé de migrer d’un territoire disciplinaire à un autre, de relier en contrepoint les mémoires, les histoires et les cultures, de refuser la spécialisation des « experts », des discours technicisés ou des labyrinthes de la théorie, toujours en exil dans les « ghettos disciplinaires [50] ».

31Le décloisonnement est à la fois méthode, éthique et politique. Cette exploration de l’interdépendance et de l’enchevêtrement couplée à une critique parfois virulente du nationalisme identitaire, a ainsi contribué à faire évoluer sa position sur le conflit israélo-palestinien. La coexistence des peuples juif et palestinien et leurs histoires entrelacées empêchent aujourd’hui de les penser de manière exclusive, séparément. Juifs et Palestiniens en terre de Palestine se sont altérés les uns les autres et composent, écrit Said, une symphonie à la fois extraordinairement complexe et désespérante, riche et tragique. Aucun de ces deux peuples de l’exil ne doit être à nouveau délogé [51]. Les deux communautés sont ainsi, pour Said, destinées à vivre l’une à côté de l’autre, l’une avec l’autre dans un état binational « que personne ne pourrait complètement appréhender, et personne complètement posséder [52] ».

32La figure historique et métaphorique de l’exil permet de repenser l’universalisme et l’humanisme à partir de la marge, mais aussi de sortir de soi pour se regarder du dehors, par et à travers une altérité et une étrangeté qui nous constituent. La transgression littérale et figurative des frontières désamorce l’appartenance enclavée à une vérité, un enracinement, un récit, tandis qu’elle déjoue, déplie et fragmente tous les discours majoritaires et identitaires. Car c’est bien à un au-delà de l’identité que l’œuvre de Said nous appelle, à un humanisme transnational où l’histoire défait l’origine. Said n’a cessé d’explorer l’interaction entre l’universel, d’une part, et le local, le subjectif, le singulier, d’autre part. « Il a placé la Palestine au cœur du monde, et le monde au cœur de la Palestine » écrivait Darwich à propos de Said [53]. Il a aussi fait de l’entre-deux-mondes de l’exilé une condition de la relation, au sens qu’Edouard Glissant accorde à ce terme [54] : la relation comme poétique qui puisse relier, relayer et relater les mémoires et les mondes, les histoires et les noms, et peut-être enfin inventer un espoir, inventer l’impossible.

Crie pour t’entendre et crie pour savoir
que tu es encore vivant et vivant, que la vie
sur cette terre est encore possible.
Invente un espoir
pour les mots, crée un point cardinal
ou un mirage
qui prolonge l’espérance
et chante, car le beau est liberté.
[…] N’oublie pas :
Si je meurs avant toi, je te confie l’impossible[55] !

Notes

  • [1]
    Voir notamment la troisième Reith Lecture, « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », Des intellectuels et du pouvoir, Paris, Le Seuil, 1996, p. 68.
  • [2]
    Puisque, pour Said, le discours est toujours situé, le texte lié au monde et le savoir à l’expérience, son œuvre est tout entière tributaire de l’exil, façonnée et produite par son identité de « sujet oriental » et par cette expérience de dislocation. « C’est le livre d’un exilé », ainsi s’ouvrent les préfaces de Culture and Imperialism (1993) et de After the last sky : Palestinian Lives (1986).
  • [3]
    Voir « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », art. cit.
  • [4]
    « Réflexions sur l’exil » in Réflexions sur l’exil et autres essais, Paris, Actes Sud, 2008, p. 254.
  • [5]
    Cf. Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Éditions Payot, 2003 [1951], fragments 35 et 18.
  • [6]
    « L’exil intellectuel : expatriés et marginaux », art. cit., p. 68.
  • [7]
    Voir l’introduction à Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit.
  • [8]
    « Le juif n’aura pas honte de la composante arabe qui est en lui, et l’Arabe n’aura pas honte de déclarer qu’il est également fait de composantes juives. Surtout qu’il s’agit de la même terre, Eretz Israël en hébreu, Palestine en arabe. Je suis le produit de toutes les cultures qui sont passées dans ce pays, la grecque, la romaine, la perse, la juive, l’ottomane. Cette présence existe jusque dans ma langue. » Mahmoud Darwich, La Palestine comme métaphore, Paris, Actes Sud, Babel, 2002 [1997], p. 120.
  • [9]
    After the Last Sky, Palestinian lives, avec des photographies de Jean Mohr, New York, Columbia University Press, 1999 [1986].
  • [10]
    Comme des fleurs d’amandier ou plus loin, Paris, Actes Sud, 2007.
  • [11]
    Minima Moralia, op. cit., fragment 18.
  • [12]
    « Réflexions sur l’exil », art. cit., p. 255.
  • [13]
    Dans la préface de 2003 à L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, 2003 [1980], p. 25.
  • [14]
    « Edward Said : Between two cultures », in Power, Politics, and Culture, Interviews with Edward Said, New York, Vintage Books, 2001, p. 234.
  • [15]
    Voir notamment l’introduction à Réflexions sur l’exil, op. cit.
  • [16]
    « Late style is in, but oddly apart from the present. » On late style, Music and Literature Against the Grain, London/Berlin/New York, Bloomsbury, 2006, p. 24.
  • [17]
    Freud et le monde extra-européen, Paris, Le Serpent à Plumes, 2004.
  • [18]
    « There are certain figures who are most important to me, renegade figures, people like Genet, a man who in his own society was an outcast and outlaw, but who transformed this marginality into […] a kind of passionate attachment to other peoples. » « Criticism and the Art of Politics », in Power, Politics, and Culture, op. cit., p. 148.
  • [19]
    Voir notamment After the Last Sky, Palestinian lives, op. cit.
  • [20]
    Mahmoud Darwich, Exil 4.
  • [21]
    « My Right of Return », in Power, Politics, and Culture, op. cit., p. 458.
  • [22]
    T. E. Lawrence était à la fois arabisant professionnel, révolutionnaire, expert des renseignements, homme politique impérialiste, archéologue et érudit classique, administrateur et tacticien militaire, critique littéraire et historien, et surtout écrivain hanté par sa propre écriture : « In each of these he found a pied-a-terre, and yet in no one did he completely rest and in no one did he completely take possession. » « A standing civil war », in Reflections on exile and other essays, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 2000, p. 33.
  • [23]
    « L’homme ne coïncide jamais avec lui-même. » Mikhaïl Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 97.
  • [24]
    Paris, Actes Sud, 2003.
  • [25]
    « Tout me préparait à recevoir le message de l’Indien. Ayant pris connaissance de sa culture, je me suis rendu compte qu’il avait parlé de moi mieux que je ne l’avais fait moi-même. » M. Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 80.
  • [26]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 76.
  • [27]
    « What is true of all exile is not that home and love of home are lost, but that loss is inherent in the very existence of both. » « Reflections on exil », in Reflections on exile and other essays, op. cit., p. 185.
  • [28]
    « My Right of Return », art. cit., p. 456.
  • [29]
    La Palestine comme métaphore, op. cit., p. 107.
  • [30]
    Voir l’article « Criticism and the art of politics », in Power, Politics, and Culture, op. cit., pp. 118-163.
  • [31]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 77.
  • [32]
    « Under the influence of Vico, I saw that people make their own history. That history is not like nature. It’s a human product. And I saw that we can make our own beginnings. That they are not given, they are acts of will. » « My Right of Return », art. cit., p. 456.
  • [33]
    « Penser le pouvoir en termes de commencement », in Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 78.
  • [34]
    « Réflexions sur l’exil », art. cit., p. 254.
  • [35]
    « Identité, autorité et liberté », in Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit., p. 516.
  • [36]
    « Le procédé de l’art est le procédé de singularisation des objets et le procédé qui consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception. » Viktor Chklovski, « L’art comme procédé », in Tzvetan Todorov (éd.), Théorie de la littérature, textes des formalistes russes, Paris, Le Seuil, 2001 [1965], p. 82.
  • [37]
    « All things counter, original, spare, strange… a line that has meant a lot to me », dit Said dans le dernier entretien filmé accordé à Charles Glass. Voir « Edward Said : The last interview », réalisé par Mike Dibb et produit par D. D. Guttenplan, 2004 (114 minutes).
  • [38]
    Voir notamment l’article « Secular Criticism », in The World, the Text, and the Critic, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1983, pp. 31-53.
  • [39]
    Dans l’énoncé métaphorique, explique Ricœur, le « même » et le « différent » sont à la fois mêlés et opposés : « Le “est” métaphorique signifie à la fois “n’est pas” et “est comme”. » La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975, p. 11. Et Jakobson écrit : « La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence mais la rend ambiguë, dédoublée […] cela était et n’était pas. » Essais de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, 2003 [1963], pp. 238-239.
  • [40]
    On comprend l’intérêt de Said pour Merleau-Ponty qu’il cite dans l’article qui ouvre Réflexions sur l’exil : « Je suis ouvert au monde, je ne doute pas que je peux être en communication avec lui, mais je ne le possède pas ; il est inépuisable » ou encore, « exprimer ce qui existe est une tâche infinie ». « Labyrinthe d’incarnations : les essais de Maurice Merleau-Ponty », in Réflexions sur l’exil, op. cit., pp. 43 et 48.
  • [41]
    Edouard Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1997 [1981], p. 278.
  • [42]
    M. Darwich, Et la terre se transmet comme la langue, in La terre nous est étroite et autres poèmes, 1966-1999, Paris, Gallimard, 2000.
  • [43]
    M. Darwich, Exil 4, « Contrepoint ».
  • [44]
    M. Darwich, La Palestine comme métaphore, op. cit., pp. 30-31.
  • [45]
    Ibid., p. 40.
  • [46]
    « Dans l’entre-mondes », Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit., p. 697.
  • [47]
    Des intellectuels et du pouvoir, op. cit., p. 58.
  • [48]
    Voir Freud et le monde extra-européen, op. cit.
  • [49]
    « Worldliness is therefore the restoration to such works and interpretations of their place in the global setting, a restoration that can only be accomplished by an appreciation not of some tiny, defensively constituted corner of the world, but of the large, many windowed-house of human culture as a whole. » « The Politics of Knowledge », in Reflections on exile, op. cit., p. 382.
  • [50]
    « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté », in Réflexions sur l’exil, p. 208.
  • [51]
    « Dire que vous n’auriez pas dû venir, c’est dire que vous devriez partir. Et je suis contre cette idée. Je l’ai dit à de multiples reprises. Je suis totalement contre votre départ. Tout ce que je peux dire, étant donné la logique de l’idée sioniste, c’est que vous auriez dû comprendre que vous arriviez en terre habitée […] Mais la dernière chose que je veux reproduire c’est ce processus par lequel une distorsion en mène à une autre. » « My Right of Return », art. cit., pp. 447-451.
  • [52]
    « I want a rich fabric of some sort, which no one can fully comprehend, and no one can fully own. » Ibid., p. 458.
  • [53]
    « Hommage à Edward Said », publié le 26 septembre 2003 dans Al-Ayyam et traduit de l’arabe par Marcel Charbonnier.
  • [54]
    Edouard Glissant, Poétique de la relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 187.
  • [55]
    M. Darwich, Exil 4, Contrepoint.
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