Tumultes 2010/2 n° 35

Couverture de TUMU_035

Article de revue

La temporalité, le territoire et le plan du discontinu

Le pessimisme matérialiste d'Antonio Gramsci et Edward Said

Pages 119 à 132

Notes

  • [1]
    Kate Crehan, Gramsci, Culture, and Anthropology, University of California Press, Berkeley & Los Angeles, 2002, p. 3.
  • [2]
    Antonio Gramsci, Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, 1978, pp. 176-177 (Quaderni del Carcere, Einaudi, Turin, 1975, pp. 1376-1377).
  • [3]
    Paul Ricœur, Temps et récit, I, Paris, Le Seuil, « Points », 1983.
  • [4]
    Edward Said, Out of Place : A Memoir, Alfred A. Knopf, New York, 2000 ; trad. en français : À Contre-voie. Mémoires (traduit par Brigitte Caland et Isabelle Genet), Le Serpent à Plumes, 2002 (N.d.T.).
  • [5]
    Cf. Saree Makdisi, « Edward Said and the Style of the Public Intellectual », in Müge Gürsoy Sökmen et Basak Ertür (eds.), Waiting for the Barbarians. A Tribute to Edward W. Said, Verso, London, 2008.
  • [6]
    Cet essai, publié initialement en 1982, constitue le chapitre XIII de Réflexions sur l’exil (pp. 175-209).
  • [7]
    E. Said, « Histoire, littérature et géographie », in Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. C. Wolliez, Actes Sud, 2008, pp. 578-579 ; Reflections on Exile, Granta Books, London, 2001, p. 458.
  • [8]
    Ibid., p. 589.
  • [9]
    E. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, traduit de l’anglais par Paul Chemla ; Culture and Imperialism, Vintage Books, New York, 1994.
  • [10]
    Derek Gregory, The Colonial Present, Blackwell, Oxford, 2004, p. 10.
  • [11]
    Raymond Williams, Culture and society, New York, Columbia University Press, 1963.
  • [12]
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.
  • [13]
    E. Said, « Histoire, littérature et géographie », in Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 587 ; Reflections on Exile, op. cit., p. 466.
  • [14]
    Ibid., p. 589.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    E. Said, « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté », in Réflexions sur l’exil, op. cit., pp. 187 sq.
  • [17]
    Ibid., p. 189.
  • [18]
    En français dans le texte.
  • [19]
    E. Said, Culture et impérialisme, op. cit.
  • [20]
    Ibid., p. 97.
  • [21]
    Ibid., p. 109.

1Au cours du vingtième siècle, entre la période du fascisme et la phase actuelle de « globalisation », un profond changement s’est produit dans la pensée critique occidentale. L’idée que la lutte politique, culturelle et économique n’oppose pas la modernité à la tradition mais plutôt l’hégémonie aux parties subalternes d’un monde à la fois local et global a été élaborée par Antonio Gramsci et reprise avec profondeur et étendue géographiquement, entre autres, par Edward Said. En d’autres termes, on n’a pas affaire à un affrontement entre des camps séparés et autonomes, représentés par ce qui est considéré comme « traditionnel » et « moderne », mais à des configurations mouvantes et différenciées qui émanent de dispositifs de pouvoir asymétriques et changeants. Un tel changement des coordonnées critiques provoque en même temps l’interruption de la logique historiciste. Défaire le passage prétendument linéaire de la tradition à la modernité conduit aujourd’hui à ne plus considérer la culture comme un objet à acquérir, défendre ou profaner, mais plutôt comme une configuration complexe de processus historiques dans lesquels du sens est produit, soutenu et contesté au cours de dynamiques sociales et politiques.

2Reconnaître l’existence de relations de pouvoir antagoniques conduit aussi à tenir compte de la possibilité de refuser le « sens commun » et l’ordre hégémonique du monde, et de leur résister. En adoptant la critique de l’historicisme développée par Walter Benjamin, on peut dire qu’une telle reconnaissance inaugure un dialogue avec une histoire qui reste ouverte, toujours en acte, encore à conclure. Ici les morts continuent à parler et à interroger les dispositifs contemporains. C’est dans la texture des formes et des forces culturelles que cette conversation entre le passé et le présent a lieu : entre ce dont on se souvient, ce qui survit et continue de vivre, et ce qui est occulté, nié et refusé.

3Gramsci soulignait le rôle primordial de la culture dans la constitution du pouvoir et, par là, du pouvoir de la culture dans la mise en place d’un bloc socio-historique spécifique. Les liens entre l’infrastructure économique et les superstructures politiques et culturelles — établis auparavant d’une façon allant du plus brutalement mécanique au plus sophistiqué — se dissolvent. Une porte s’ouvre ici sur l’appropriation critique d’une formation culturelle contemporaine profondément urbaine, médiée par les moyens de communication de masse (auxquels Gramsci était éminemment attentif), où les traces des anciennes cultures populaires survivent dans le mouvement de passage induit par la formation elle-même. Une telle perspective nous aide à comprendre la présence constante de l’œuvre de Gramsci dans l’élaboration des études culturelles et postcoloniales des quarante dernières années. Son attention aux formations historiques métropolitaines est profondément nourrie de ses considérations cruciales sur l’« arriération » et le « traditionalisme » des subalternes représentés par la paysannerie et la question « méridionale », qui s’élargit aujourd’hui à une échelle planétaire. Ici le travail d’Edward Said poursuit et développe l’héritage de Gramsci, lorsqu’il insiste en permanence sur la question de savoir comment donner une forme culturelle et critique à l’injustice qui pèse sur le Sud du monde, transformé en un objet subalterne par la souveraineté apparemment sans limite de l’hégémonie occidentale [1].

4Si les circuits planétaires de production et de reproduction sont incontestablement économiques, ils sont aussi profondément culturels et politiques. Le « marché » et l’« économie » elle-même, qui ont aujourd’hui apparemment acquis le statut de « lois » métaphysiques — et sont donc inaccessibles à la critique — sont les produits d’un discours spécifique, d’élaborations culturelles construites au départ par les théoriciens libéraux de l’économie politique au dix-huitième siècle. Pourtant, après la critique marxiste de ce discours, et à la suite du défi nietzschéen lancé aux « faits » historiques, nous pouvons, avec Gramsci et Said, revendiquer de prendre le pouls d’une formation historique et culturelle considérée dans la complexité de ses élaborations vécues plutôt que nous soumettre simplement à ses lois.

5Comme Gramsci l’a noté dans ses Cahiers de prison, l’histoire de la culture est bien plus compliquée que l’histoire de la philosophie : « Au sens le plus immédiat et le plus juste, l’on ne peut être philosophe, c’est-à-dire avoir une conception du monde critiquement cohérente, sans la conscience de son historicité, de la phase de développement que cette conception représente et du fait qu’elle est en contradiction avec d’autres conceptions ou avec des éléments d’autres conceptions [2]. »

6Une telle extension à l’histoire et à la société provoque une intensité culturelle, des savoirs non autorisés faisant irruption à l’intérieur comme à l’extérieur des limites des disciplines existantes. La représentation du passé dans le récit historique fait clairement apparaître, comme Paul Ricœur l’a montré, que le « sens » ne découle pas de faits « bruts » ou d’« événements » isolés, quelle que soit la compétence avec laquelle ils sont définis, mais de la temporalité et de la texture de la narration, de la prise en compte spécifique de l’époque qui m’investit d’une responsabilité critique [3].

7Dans le cas d’Edward Said comme dans celui du travail de Raymond Williams, très inspiré par Gramsci et, plus généralement, dans un grand nombre d’études postcoloniales, nous ne devrions peut-être pas oublier le défi critique qui a d’abord surgi dans la littérature et la poésie (Toni Morrison, Nuruddin Farah, Mahasweta Devi, Derek Walcott, Assia Djebar). Dans le langage littéraire, comme dans les arts visuels et la musique, nous ne rencontrons pas seulement les « symptômes » d’une réalité cachée ou masquée. De tels langages (souvent d’« origine » occidentale : le roman, les technologies de reproduction musicale et visuelle) font bien plutôt connaître leur localisation dans le monde et leurs généalogies, et font valoir leur « droit au récit », selon les termes de Homi Bhabha. Dans l’errance du langage — qu’il soit critique ou poétique, bien qu’ici la distinction commence à s’effacer — nous nous trouvons en pleine re-figuration de la planète (Gayatri Chakravorty Spivak), à la lumière de ce que le monde dans sa modernité et son « progrès » a nié, déplacé et relégué au statut d’ombre. En écoutant les questions disséminées dans une poésie qui excède le sens traditionnel du « politique », nous discernons une critique qui ne peut laisser les choses en l’état. Dans la reconfiguration qui s’ensuit, nous disposons d’une boussole qui permet aux personnes déplacées (spaesato : sans patrie en italien) que nous sommes de voyager. C’est ce déplacement qui suscite une nouvelle condition critique. Être de passage, toujours décalé — out of place[4] selon le titre de l’autobiographie d’Edward Said —, c’est rendre chaque lieu et chaque langage problématique, continuellement exposé aux questions qui viennent d’ailleurs et évoquent une nouvelle géographie du monde.

8Il faut établir ici une connexion supplémentaire, plus personnelle, entre Gramsci et Said. L’un et l’autre furent souvent des intellectuels isolés, caractérisés chacun par une voix et un style critique très spécifiques. Ils furent chacun très attentifs au rôle analytique et à la figure sociale de l’intellectuel [5]. Profondément déterminés à dire non au pouvoir, plutôt qu’à le reproduire sous des formes localisées et sophistiquées de statu quo, Gramsci et Said ont tenté de maintenir le caractère tranchant d’un travail critique capable de tailler dans le sens commun consensuel qui se croit « objectif ». Si Gramsci était à la recherche d’une connexion « organique » avec une nouvelle formation historique, Said, avec son vagabondage d’« amateur » dans différents champs spécialisés (littérature, anthropologie, études régionales interdisciplinaires, histoire…) a tenté de semer le trouble dans les rangs disciplinaires du courant dominant du savoir occidental et humaniste. Les deux penseurs ont essayé de rendre visible l’investissement apparemment « normal » et « scientifique » au sein des pouvoirs qui gouvernent le monde contemporain, en transgressant l’ordre social établi, en essayant par leur critique de faire sortir ce monde de ses gonds.

9Dans « Histoire, littérature et géographie » (1995), un article fondamental qui reprend une conférence faite au Caire, Edward Said nous donne une version précise du thème bhabhien du « lieu de la culture » et de cette nouvelle géographie : de la façon dont nous sommes historiquement, culturellement et politiquement situés. C’est dans cet article, ainsi que dans l’essai intitulé « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté [6] » que Said s’engage le plus explicitement dans le sillage de l’héritage critique d’Antonio Gramsci et d’une contribution spécifiquement italienne à notre compréhension de la modernité européenne et occidentale.

10Toute l’œuvre de Said est traversée par une tension entre, d’une part, la continuité sous-tendue par l’analyse philologique (son héros est ici Eric Auerbach) et la disposition humaniste et historiciste qui enlace et soutient la critique littéraire, et d’autre part, la nécessaire discontinuité allant de pair avec le désaccord critique que libère la passion politique pour un nouvel ordre des choses dans lequel doivent encore émerger les figures subalternes et oubliées de la lutte, locale et globale, pour une société de citoyens. Reconnaître les libertés que l’on désire pour l’« homme » ainsi que la « condition humaine », c’est faire la différence entre la configuration historique dans laquelle elles sont encastrées, affirmées et définies, et les processus complexes, les alternatives et les nouveaux terrains dans lesquels elles doivent encore être réalisées. Tel est le lieu de la poussée critique dans l’œuvre de Said. C’est précisément parce qu’elle est sans solution qu’elle reste la plus productive : sa vérité critique réside dans cet antagonisme qui justement n’a pas de conclusion.

11Walter Benjamin affronte cette question dans son tout dernier texte, les Thèses sur la philosophie de l’histoire. Ici le désir critique de faire revivre le passé, de se projeter en arrière dans le temps, est précisément surdéterminé par la configuration contemporaine de ce désir. Le présent est interpellé par le passé, mais c’est au travers des plis et des contours que le présent propose en tant que modalités de reconnaissance contemporaines. Telle est la limite : ce qui est complètement étranger ne peut que hanter la reproduction du passé ; on ne peut faire apparaître le passé comme tel dans la représentation. Le passé est perdu à jamais dans sa plénitude (et Freud suggèrerait que cela est nécessaire, pour que nous puissions survivre sans qu’il nous submerge) : on le retrouve dans des traces, dans l’interprétation, c’est là qu’il est configuré et re-présenté.

12Said lui-même découvre le plan du discontinu dans la distribution géographique du pouvoir, dans la configuration culturelle de l’espace (géo-graphie : l’écriture de la terre). Il attribue cette découverte personnelle à Antonio Gramsci « dont le regard sur la relation entre histoire et culture est dominé et pénétré par un sens géographique très aigu. Et c’est ce sens spatial de discontinuité qui complique et rend bien moins efficace la possibilité de correspondance, de cohérence, de continuité et de réconciliation entre différentes zones d’expérience. Je défendrai ici l’idée que l’aspect géographique de la conscience de Gramsci rend cette dernière plus appropriée à la critique de la fin du vingtième siècle, confrontée à des formations et à des expériences disjonctives comme l’histoire des femmes, la culture populaire, des matières postcoloniales et subalternes qui ne peuvent être assimilées facilement, et ne peuvent faire l’objet d’une appropriation et d’une adaptation à un schème global de correspondances [7] ».

13Ici, les relations asymétriques de pouvoir, comprises dans la dimension de leur distribution planétaire, font irruption pour perturber et déranger les anciennes synthèses académiques qui parlaient de littérature et d’histoire comme si leur relation pouvait être ordonnée d’après une seule mesure. Comme Said l’indique, cela brise la tradition hégélienne d’après laquelle le progrès de la temporalité occidentale guérit des contradictions. En transformant la temporalité en territoire, Gramsci propose une sortie profondément politique de la métaphysique auto-réflexive héritée de Hegel. En faisant passer le politique de la temporalité abstraite de la dialectique vers des coordonnées spatiales et vers le terrain conflictuel des formations culturelles, l’œuvre de Gramsci ne cesse d’interroger la compréhension philosophique ainsi que l’exercice institutionnel du pouvoir politique. Constamment encadré et surdéterminé par le discours politique, le politique fait néammoins partie d’une formation culturelle ambivalente et souvent inaperçue, dont la temporalité n’est pas simple mais composée d’histoires multiples, disparates et différentes. L’histoire n’est une et unilatérale que pour l’hégémonie et son oubli des subalternes, ce à quoi un poète des Caraïbes répond : « un jour j’ai rencontré l’Histoire, mais elle ne m’a pas reconnu » (Derek Walcott).

14C’est, soutient Said, la mobilité géographique des idées de Gramsci qui leur permet de glisser « sur les éléments dont elles parlent plus qu’elles ne les fixent ; elles illuminent et permettent élaborations et liaisons, plutôt que de bloquer, de réifier, de fétichiser [8] ». Les élaborations si détaillées de Said dans le chapitre qui ouvre Culture et impérialisme, « Territoires superposés, histoires enchevêtrées [9] », prolongent une telle façon de voir et les géographies mouvantes qu’elle évoque. C’est, soutient Said, la propagation des cultures européennes impériales, leur extension territoriale et la sédimentation qui s’en est suivie dans des lieux éloignés des centres métropolitains, qui engendre l’établissement de coordonnées pour une modernité globalisée. Les buts du capital sont indéniablement à l’échelle du monde, mais il voyage rarement tout nu. Il est représenté, habillé dans les langages souvent brutalement pragmatiques du « progrès » et du « développement » qui ont remplacé le lexique plus ancien des missions civilisatrices de « sauvetage » du monde. Cependant, ce passé particulier n’est jamais simplement dépassé, il luit toujours au travers des configurations contemporaines qui contribuent encore à ce que Derek Gregory nomme « l’exercice du présent colonial [10] ». L’aspect fondamentalement gramscien ici, qui traverse toute l’œuvre de Said, est la centralité de la culture — ses langages, ses formes, ses institutions — dans l’articulation du pouvoir politique compris à l’échelle aussi bien locale que globale. L’économie politique « fait son apparition » et développe ses arguments au travers des multiples modalités d’une formation culturelle. Elle n’anticipe pas cette formation mais elle fait intrinsèquement partie de ses possibilités. D’après Raymond Williams, autre référence importante dans l’œuvre de Said, l’économie politique est installée dans « le mode de vie tout entier », avec la « structure affective » correspondante. Le « politique » et l’« économique » se produisent au sein des structures, des textures et des langages de la culture [11]. C’est là qu’ils acquièrent adhésion et consensus ou sont contestés et critiqués. L’économie politique n’est pas simplement reconnue et représentée dans la culture. Comme l’auraient dit Deleuze et Guattari, la culture est le site de son devenir[12].

15Ainsi le politique n’est pas un domaine autonome, mais il est soutenu grâce aux formes et aux forces culturelles. Comme le note Said commentant Gramsci, le savoir et le pouvoir sont situés [13]. Anticipant Foucault (autre interlocuteur fondamental de Said), la compréhension gramscienne du politique réside dans les articulations culturelles du pouvoir. Même dans sa forme la plus violente et la plus militarisée, le pouvoir doit être figuré culturellement pour être expliqué, justifié, rendu compréhensible, pour obtenir le consensus et donc être contesté. Il n’est pas de pouvoir ni de politique sans construction ni articulation, sans codification ni transmission culturelle. Pour Gramsci, tout est politique. J’ajouterais que, contrairement à l’idée largement répandue aujourd’hui (en particulier chez les politiques de gauche et les militants) selon laquelle le pouvoir politique est la source première de la compréhension historique et du changement culturel, Gramsci insistait sur le fait que tout est enraciné dans des formations culturelles et historiques. Le pouvoir ne peut pas agir dans le vide. Il ne peut pas se constituer à partir de rien. Tel est le problème-clé pour Gramsci dans sa lutte contre l’assaut fasciste, pour Said confronté à la non-reconnaissance et à la méconnaissance de la question palestinienne et de l’ordre colonial qui l’accompagne, et pour nous, piégés que nous sommes aujourd’hui dans la spirale du choc des civilisations induite par les médias. Tout cela concerne « le contrôle de géographies hétérogènes, discontinues, non identiques et inégales, d’habitations et d’efforts humains [14] », et la façon dont le pouvoir est inscrit culturellement dans des territoires et des paysages multiples, dans leurs temporalités diverses et l’orchestration politique de l’hégémonie. Les définitions qui soutiennent ou contestent un ordre politique existant sont enchâssées. Elles ne tombent pas, toutes faites, du ciel des idées sur la terre, mais sont plutôt semées, cultivées et conduites à maturité dans le terrain, historiquement complexe et culturellement sédimenté, du changement et de la transformation sociale, qui nourrit leur croissance.

16Dans son projet d’arracher la culture humaniste à son terrain antidémocratique de spécialisation professionnelle, d’expertise, de fiefs disciplinaires et d’autonomie académique, Said se tourne vers ce qu’il appelle « une remarquable tradition italienne de matérialisme pessimiste [15] ». Pour forcer le savoir humaniste à affronter les dangers du présent politique et l’exposer dans un espace critique, il se tourne vers le philosophe napolitain du dix-septième siècle, Giambattista Vico, et vers le penseur sarde moderne et militant politique, Antonio Gramsci [16]. La pensée et le travail critique sont ici considérés comme essentiels à la formation et à l’extension de la « société civile », celle-ci formant le cœur instable du territoire de la société moderne, de ses institutions, de son État, de sa politique.

17Cela implique de reconnaître la nature profondément pédagogique de la culture en tant que force historique ; car c’est dans ses plis, ses langages et ses institutions que du sens est produit, contesté et modifié. Cela souligne et étend en retour notre compréhension de la centralité du travail intellectuel dans la formation d’une citoyenneté critique. Là se trouve certainement le point crucial, dans les complexités mouvantes et les mutations sans garantie d’une modernité planétaire contemporaine, et non dans l’illusoire préparation des jeunes au marché. En fin de compte, du point de vue de l’autorité culturelle, la lutte politique est capable d’acquérir une certaine force « via ce que Gramsci décrit comme la diffusion, la dissémination dans, et l’hégémonie sur, le monde du sens commun [17] ».

18C’est dans un tel contexte que Gramsci, et à sa suite Said dans un contexte différent, ont élaboré l’idée d’une relation radicale entre la pensée critique et une modernité planétaire. Il est essentiel ici de revenir une fois encore au réajustement critique proposé par Antonio Gramsci, lorsqu’il considère la relation entre le passé et le présent et, en particulier, les liens plus denses et concrets tissés entre la tradition et la modernité. Lorsqu’on parle de tradition, on présuppose une stabilité : les coutumes et les costumes sont censés ne pas changer, être ancrés dans les rites et les rythmes d’un lieu donné. Insister sur les processus historiques et culturels défie ouvertement une telle image statique ; mais surtout c’est l’œil extérieur (venu des périphéries de la Sardaigne et du Moyen-Orient) qui saisit et redéfinit les relations de pouvoir et nous aide à libérer la culture prétendument traditionnelle d’une immobilité impuissante. Les cultures locales et traditionnelles ne sont pas des mondes autonomes, elles existent dans le champ de forces constitué par des relations de pouvoir instables. Dans une telle perspective, on ne peut plus simplement considérer la tradition comme un objet statique menacé et déstabilisé par la dynamique de la modernité. Elle fait plutôt partie de la constellation mouvante et hétérogène des cultures subalternes qui sont capables de défier et de reconfigurer les pouvoirs de l’hégémonie. Grâce à cette réarticulation de la relation entre tradition et modernité au sein de la dynamique du subalterne et de l’hégémonique, nous sommes en mesure d’apprécier pleinement la charge critique de la compréhension gramscienne de la centralité de la culture pour la formation du pouvoir politique.

19Les implications de tout cela sont immenses, elles attendent toujours d’être élaborées de façon critique et reconnues politiquement. La célèbre analyse de la culture populaire par Gramsci libère les cultures traditionnelles et subalternes du défaut de l’historicisme, en les coupant des définitions mortifères imposées par la fastidieuse linéarité de l’idéologie unilatérale du « progrès ». Il y a des différences qui excèdent leur assignation immédiate aux catégories du « sous-développement » ou de l’« arriération » (de tels concepts font eux-mêmes partie de l’exercice de l’hégémonie). Mettre l’accent sur une modernité hétérogène et multiple, constituée de relations instables de pouvoir, c’est reconnaître une complexité commune, qu’elle soit régionale, nationale ou transnationale, dont l’orientation et la domination ne cesse d’être contestée. Si la modernité est omniprésente, si sa syntaxe politique, technologique, économique et culturelle atteint chaque coin reculé de la planète, alors les traditions et les cultures subalternes survivent et vivent au sein de sa grammaire : la tradition ne peut être soutenue que par la transformation et la traduction culturelles à l’intérieur de conditions qu’elle choisit rarement elle-même. Une fois encore, les ramifications critiques d’une pensée qui aborde la « question méridionale » ou la « question de Palestine » en termes de subalternité et d’hégémonie plutôt que de tradition et de modernité, sont d’une extrême importance. La carte même de la modernité, dans laquelle « la question méridionale » est étendue aujourd’hui du Mezzogiorno italien aux géographies subalternes du monde entier, est radicalement redessinée et désormais exposée à des interrogations critiques qu’un ancien dispositif de pouvoirs, inscrit dans une compréhension cartographique précédente du monde, refusait d’autoriser.

20Cela fait davantage encore sortir nos observations de l’abri des anciennes compréhensions. Si Gramsci insistait sur la nécessité de penser en termes globaux (pensare mondialmente), et si l’œuvre[18] critique de Said ne cesse de reconfigurer les traditions intellectuelles occidentales à la lumière de la cartographie postcoloniale d’une modernité planétaire, alors notre compréhension même de la culture, du pouvoir historique et politique, et de leurs dispositifs hégémoniques, est conduite à rendre des comptes dans un espace critique très différent. Nous sommes au seuil de ce que l’on pourrait appeler de façon provocante une anthropologie de l’Occident lui-même, une anthropologie des mécanismes et des institutions mêmes qui ont produit l’« anthropologie » constitutive des objets d’une subjectivité et d’une souveraineté européennes modernes.

21Prendre en charge la « question méridionale » aujourd’hui, ou considérer la question de la Palestine comme une formation subalterne dans le contexte d’une hégémonie régionale et globale, signifie surtout ne plus considérer ces territoires et ces cultures comme des « objets » à cataloguer et confiner dans nos explications. Les pouvoirs mêmes (économique, politique et disciplinaires) qui ont produit la « question méridionale » et l’ordre « colonial », sont désormais réévalués d’ailleurs, à partir d’une perspective subalterne. Le Sud (de l’Italie, de l’Europe, de la Méditerranée) n’est plus un « objet » mais un type d’agencement. Nous sommes conviés à ne plus penser le Sud et à adopter le paradigme critique et postcolonial qui accompagne le fait de penser avec le Sud. Ici la cartographie du pouvoir, avec sa production d’espaces contrôlés et de gestion des frontières, n’est pas tant directement mise au défi (une entreprise impossible vu le rapport de forces profondément inégal en jeu) que subtilement subvertie par des passages obliques et inaperçus sur son territoire. Seule la violence du désespoir peut affronter directement les tanks, le blocage des routes et la militarisation de l’espace ; mais on peut aussi soustraire cet espace à un récit unique et en faire le site de récits multiples et conflictuels. La géographie qui en résulte n’est pas donnée, mais elle émerge d’histoires qui refusent de refléter et de respecter l’unilatéralisme d’un « progrès » homogène (et son allégeance sous-jacente à l’« entreprise permanente » de l’impérialisme [19]). Tous les lieux aujourd’hui parlent invariablement de leur affiliation complexe à des processus planétaires. De fait le paysage, transformé et remodelé, abrite aussi des histoires — comme celles que Michel Khleifi et Eyal Sivan évoquent avec insistance dans leur film passionné sur Israël/Palestine, Route 181 —, irréductibles à un ordre colonisateur malgré tout ce dont témoigne la mémoire historique actuelle.

22Tout cela nous ramène à l’argument central d’Edward Said dans Culture et impérialisme avec la reconnaissance explicite de son inspiration gramscienne :

23« Nous allons sortir les formes culturelles occidentales des tours d’ivoire où on les a protégées, et les réintroduire dans le monde en mouvement créé par l’impérialisme. Un monde lui-même repensé comme un vaste affrontement en cours entre Nord et Sud, métropole et périphérie, blancs et indigènes. L’impérialisme deviendra alors pour nous un phénomène interne à la culture métropolitaine, qui parfois reconnaît, parfois occulte le fonctionnement (ininterrompu) de l’empire. D’où la question clef — très gramscienne — : comment les cultures nationales britannique, française et américaine ont-elles maintenu leur hégémonie sur les périphéries ? Comment ont-elles, en leur sein, réalisé et renforcé continûment le consensus pour la domination de peuples indigènes et de territoires lointains ?

24Quand nous examinons les archives culturelles, notre relecture n’est pas univoque mais en contrepoint. Nous pensons simultanément à l’histoire métropolitaine qu’elles rapportent et à ces autres histoires que le discours dominant réprime (et dont il est indissociable) [20]. »

25L’analyse gramscienne de la « question méridionale », de la lutte permanente pour l’hégémonie et de la centralité des formes et des forces culturelles pour la réalisation historique du pouvoir politique, est ici explicitement répétée et élargie. Ce qui est pour moi le plus significatif dans un tel cadre analytique, si l’on met de côté la réintroduction évidente des histoires subalternes dans ce qui devient une prise en compte très différente du temps et de l’espace (à présent multiple et hétérogène), est le défi éclatant adressé au sens de la modernité dont nous avons hérité. Éclatant, car nous sommes, en Occident, poussés à reconnaître que ce n’est plus à nous seuls de définir la modernité et de nous en arranger. La modernité n’est plus seulement la nôtre. Les pouvoirs qui ont dominé dans les définitions dont nous avons hérité ne peuvent plus se cacher derrière des présupposés universels de neutralité et de scientificité ; ils sont maintenant exposés, localisés, accessibles à la contestation, modulés par des processus mondains et des pouvoirs que nous ne sommes plus seuls à autoriser. Cette façon « mondaine » de penser, formule développée à la fois par Gramsci et Said, nous mène au cœur pédagogique de l’œuvre de Gramsci et du travail critique de Said. Car l’un et l’autre croyaient fondamentalement au changement historique, et l’un comme l’autre, reprenant à Vico l’insistance séculière sur l’idée que la matière du changement n’était pas tirée de la dialectique abstraite de l’esprit, croyaient que ce changement ne pouvait venir que de conditions très humaines d’invention et de production culturelles. Aujourd’hui de telles inventions sont destinées à être produites et pratiquées dans un monde post-colonial qui fait enfin entrer de force au centre de la scène la reconnaissance critique de « l’horizon politique majeur — je dirai même déterminant — de la culture occidentale moderne : l’impérialisme [21] ».

26Traduit de l’anglais par Martine Leibovici


Date de mise en ligne : 07/01/2011

https://doi.org/10.3917/tumu.035.0119

Notes

  • [1]
    Kate Crehan, Gramsci, Culture, and Anthropology, University of California Press, Berkeley & Los Angeles, 2002, p. 3.
  • [2]
    Antonio Gramsci, Cahiers de prison 10, 11, 12 et 13, Paris, Gallimard, 1978, pp. 176-177 (Quaderni del Carcere, Einaudi, Turin, 1975, pp. 1376-1377).
  • [3]
    Paul Ricœur, Temps et récit, I, Paris, Le Seuil, « Points », 1983.
  • [4]
    Edward Said, Out of Place : A Memoir, Alfred A. Knopf, New York, 2000 ; trad. en français : À Contre-voie. Mémoires (traduit par Brigitte Caland et Isabelle Genet), Le Serpent à Plumes, 2002 (N.d.T.).
  • [5]
    Cf. Saree Makdisi, « Edward Said and the Style of the Public Intellectual », in Müge Gürsoy Sökmen et Basak Ertür (eds.), Waiting for the Barbarians. A Tribute to Edward W. Said, Verso, London, 2008.
  • [6]
    Cet essai, publié initialement en 1982, constitue le chapitre XIII de Réflexions sur l’exil (pp. 175-209).
  • [7]
    E. Said, « Histoire, littérature et géographie », in Réflexions sur l’exil et autres essais, trad. C. Wolliez, Actes Sud, 2008, pp. 578-579 ; Reflections on Exile, Granta Books, London, 2001, p. 458.
  • [8]
    Ibid., p. 589.
  • [9]
    E. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard/Le Monde diplomatique, 2000, traduit de l’anglais par Paul Chemla ; Culture and Imperialism, Vintage Books, New York, 1994.
  • [10]
    Derek Gregory, The Colonial Present, Blackwell, Oxford, 2004, p. 10.
  • [11]
    Raymond Williams, Culture and society, New York, Columbia University Press, 1963.
  • [12]
    Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 1980.
  • [13]
    E. Said, « Histoire, littérature et géographie », in Réflexions sur l’exil, op. cit., p. 587 ; Reflections on Exile, op. cit., p. 466.
  • [14]
    Ibid., p. 589.
  • [15]
    Ibid.
  • [16]
    E. Said, « Opposants, auditoires, circonscriptions et communauté », in Réflexions sur l’exil, op. cit., pp. 187 sq.
  • [17]
    Ibid., p. 189.
  • [18]
    En français dans le texte.
  • [19]
    E. Said, Culture et impérialisme, op. cit.
  • [20]
    Ibid., p. 97.
  • [21]
    Ibid., p. 109.

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