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Article de revue

De la « Tracée » à la « Zone »

Pages 145 à 159

Notes

  • [1]
    Le combinat radiochimique Maïak produisait du plutonium militaire. Il est situé dans l’Oural, à proximité de la ville qui portait à l’époque soviétique le nom de code Tcheliabinsk-40 (aujourd’hui, Ozersk) (N.d.T.).
  • [2]
    http://pripyat.com/people_and_fates/2006/01/05/448.html
  • [3]
    Le secret qui entourait tout ce qui était lié au complexe militaro-industriel soviétique s’étendait à de nombreuses villes (dont certaines ne figuraient sur aucune carte géographique) et des régions entières de l’URSS où les étrangers n’étaient pas admis, et dont les habitants ne pouvaient sortir sans une autorisation spéciale. Jusqu’en 1990, 11% du territoire soviétique était ainsi « interdit » (N.d.T.).
  • [4]
    Le 29 septembre 1957, une explosion chimique dans le site de stockage des déchets nucléaires de Maïak dissipa dans l’atmosphère une énorme quantité d’isotopes radioactifs. Le nuage passa au-dessus des régions de Tcheliabinsk, de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg) et de Tioumen. Au total, près de 23.000 kilomètres carrés furent pollués. Cet accident resta secret jusqu’à la perestroïka (N.d.T.).
  • [5]
    Tchernobyl était la ville qui a donné son nom à la centrale nucléaire. Elle est située à une quinzaine de kilomètres de la centrale. Avant l’accident, elle comptait près de 15.000 habitants. La ville nouvelle de Pripiat, sur les rives de la rivière du même nom, fut construite dans les années 1970 pour loger le personnel de la centrale et des services annexes. Elle comptait près de 50.000 habitants (N.d.T.).
  • [6]
    Le niveau de vie des employés de l’industrie nucléaire était incomparablement plus élevé que celui de la moyenne de la population soviétique (N.d.T.).
  • [7]
    Ici et plus bas, on peut constater le degré de pénurie d’articles de consommation courante au cours des dernières années du régime soviétique (N.d.T.).
  • [8]
    Nom donné aux particules hautement radioactives comme celles du combustible nucléaire ou d’isotopes comme le plutonium 239, projetées dans l’atmosphère par l’accident nucléaire et qui se « collent » à la poussière (N.d.T.).
  • [9]
    Il reste une photo de ce chien momifié, réalisée par le photographe ukrainien Igor Kostine. Cf. Erase una vez Chernobil, catalogue de l’exposition au CCCB (Barcelone), 1986, p. 115, ou sur le site de l’agence Corbis (N.d.T.).
  • [10]
    En 1986 et 1987, près d’un million de personnes, civiles et militaires, furent employées à « liquider les conséquences de la catastrophe » (expression officielle) et furent exposées à des doses massives de radiation (N.d.T.).
  • [11]
    L’inflation dépassant régulièrement 10% par an en Russie, une indexation est indispensable. (N.d.T.)

1Natalia Manzourova, biologiste spécialisée en radioprotection, travaillait dans un centre scientifique secret auprès du combinat radiochimique « Maïak » à Ozersk[1] lorsque, en avril 1986, comme beaucoup d’autres spécialistes du nucléaire, elle fut envoyée de toute urgence en mission à Tchernobyl. Voici le récit de ce qu’elle a vécu après la catastrophe. Écrit il y a cinq ans et diffusé sur Internet[2], il reste toujours d’actualité.

La Zone, un exercice de polysémie

2Comme tous les écoliers et étudiants soviétiques, j’ai étudié l’anglais pendant de nombreuses années : à l’école, puis en fac et pendant mes années de doctorat. Je me souviens de l’irritation que je ressentais toujours parce que chaque mot avait plusieurs traductions possibles et que je ne savais pas laquelle utiliser.

3Récemment, j’ai rencontré un journaliste américain qui, entre autres choses, voulait savoir comment on vivait dans des « formations territoriales fermées », que l’on surnommait jadis « villes fermées » ou « boîtes postales », c’est-à-dire, des villes ou bourgs qui n’avaient pas de nom, mais juste un numéro [3]. Je suis née dans un tel endroit. Aujourd’hui, il s’appelle Ozersk.

4Le journaliste m’a demandé : « Comment appeliez-vous votre ville, entre vous ?

5— La Zone », ai-je machinalement répondu.

6J’ai alors compris qu’en russe aussi, beaucoup de mots ont plusieurs sens. « Zone » en fait partie. On parle de « zone de repos ». La « zone », c’est aussi et surtout un lieu de détention de criminels : un camp de travaux forcés. Mais c’est aussi le nom que donnent, encore à ce jour, mes concitoyens d’Ozersk à leur « ville fermée ».

7Et il existe encore une acception à ce mot. La « zone » est un territoire de trente kilomètres de rayon autour de la centrale de Tchernobyl que l’on a tracé à la va-vite après l’accident.

8À l’époque, peu de gens savaient que ce n’était pas le premier accident radiologique. Peu de gens connaissaient l’existence, dans l’Oural, d’un Centre scientifique expérimental dépendant du complexe « Maïak ». Un centre dont les travaux étaient menés dans le plus grand secret. L’accident au combinat radiochimique « Maïak », en 1957, forma ce que l’on appela dans les milieux informés la « Tracée radioactive de l’Oural-Est [4] ». Elle représentait une bande de terrain de cent kilomètres de long sur quatre à six kilomètres de large. Cette Tracée traversait des villages, des champs, des potagers, des forêts, des lacs, avec leur flore et leur faune, contaminés à des degrés divers par des radionucléides.

9Pendant près de quarante cinq ans, les employés du Centre menèrent dans le plus grand secret tout un éventail de recherches. Le noyau dur de l’équipe scientifique était formé par des chercheurs hautement qualifiés et compétents mais aussi enthousiastes et quelque peu exaltés, ce qui leur permettait d’atteindre des résultats de niveau international même en travaillant au sein d’un petit organisme isolé du monde, comme ils ont pu le constater plus tard. Ce centre expérimental fut en quelque sorte l’alma mater de la radiologie soviétique. Avant l’accident de Tchernobyl, la Tracée était l’unique terrain expérimental au monde où l’on pouvait, dans des conditions naturelles, mener n’importe quelles expériences et observations radiologiques.

L’ordre arrive : « à Tchernobyl ! »

10Il n’est donc pas surprenant que, le 4 mai 1986, moins de dix jours après la catastrophe, la plupart des collaborateurs et laborantins du Centre soient arrivés à Tchernobyl pour étudier la situation radiologique après la catastrophe à la centrale. La mission concernait tous les hommes, indépendamment de l’âge, ainsi que les femmes de plus de trente ans. Pendant une année entière, nous fîmes la navette entre Ozersk et Tchernobyl, mais plus personne ne respectait les limitations d’âge. En fait, nous passions d’une Zone à l’autre. Nous disions en plaisantant que nous n’étions libres de la Zone que dans l’avion.

11À partir de 1987, des structures permanentes dans la zone interdite de Tchernobyl furent créées. Près d’une vingtaine de nos chercheurs furent affectés à Pripiat [5] et y restèrent entre un et dix ans au sein du Service de désactivation des objets naturels (sols, eaux, forêts). Il était indispensable d’évaluer l’ampleur de l’accident, de définir le niveau de contamination de la nature par les radionucléides, d’élaborer des technologies pour le réduire et de les mettre en pratique. Je faisais partie de ces spécialistes et mes déplacements réguliers entre la Tracée et la Zone (je travaillais par intermittence, dans l’une et l’autre) durèrent quatre ans et demi.

Comme une guerre neutronique

12On mit à la disposition de notre Service des serres situées presque au bout de la ville de Pripiat et le jardin d’enfants qui les jouxtait. C’étaient des serres hydroponiques toutes neuves, construites selon une technologie néerlandaise. Nous y menions nos expériences : nous cherchions à produire des légumes et des fleurs « propres » dans un contexte de forte contamination radiologique et à réduire la concentration des radionucléides dans les sols.

13Nous décidâmes d’installer un laboratoire radiochimique et des bureaux dans le jardin d’enfants. Je fus chargée de décider ce qu’on pouvait garder pour les besoins du travail et ce qu’il fallait envoyer dans un site de stockage de déchets radioactifs. Ce fut à ce moment que mon système nerveux, non encore habitué aux conditions qui prévalaient là, subit un premier choc. Je fus d’abord frappée par le luxe de ce jardin d’enfants qui appartenait à la Centrale nucléaire [6]. Les sols étaient recouverts de beaux tapis chinois réversibles. Dans les chambres où les enfants faisaient la sieste, les rideaux et les couvre-lits étaient confectionnés dans le même tissu, mais avec des coloris et des motifs différents pour chaque chambrée.

14Un silence de mort y régnait. C’était comme si une guerre neutronique avait eu lieu. Les gens avaient été annihilés, alors que les objets étaient restés intacts. Des rangées de minuscules chaussures à l’entrée, des rangées de pots de chambre dans les toilettes, des vêtements de rechange dans des placards. Sur le mur, des photos d’enfants aux frimousses souriantes. Une pensée me traversa l’esprit : « Où sont-ils maintenant ? Comment vont-ils ? » Dans une cage, je vis le cadavre ratatiné d’un hérisson dont il ne restait que la peau à piquants. Dans une autre, les plumes d’un oiseau mort. Le soleil d’été brillait à travers les grandes baies, mais l’endroit me semblait totalement irréel, comme une vision onirique.

15Dans une chambre, un chien vivant était étendu sur un lit d’enfant. Apparemment, il vivait là avant l’accident et était attaché à un gosse en particulier. C’est sur le lit de cet enfant qu’il avait jeté son dévolu : tous les autres couvre-lits étaient intacts, alors que celui-là était froissé et très sale. À mon approche, le chien descendit péniblement du lit et rampa jusqu’à moi. Je fus horrifiée. La partie inférieure de ses pattes était entièrement pelée, et sa chair à nu saignait. Un fin filet de bave coulait en permanence de sa bouche. Ses yeux étaient troubles et je ne savais pas s’il me voyait vraiment. L’animal avait été brûlé par la radiation bêta à l’extérieur car il marchait depuis un an sur des sols et parmi une végétation contaminés. Mais il était aussi brûlé de l’intérieur car il se nourrissait de rongeurs « sales ».

16En revenant au jardin d’enfants quelques jours plus tard, nous le retrouvâmes sur le même lit. Il ne disparut qu’au moment où nous commençâmes à évacuer les meubles. La plupart furent envoyés dans une décharge radioactive. Nous gardâmes juste quelques tables et des tapis que nous découpâmes en morceaux pour essuyer les chaussures à l’entrée du bâtiment après les avoir décontaminées dans la bassine remplie d’une solution spéciale [7]. En choisissant les tables dont nous allions nous servir pour les bureaux, je touchai l’une d’elles et poussai aussitôt un hurlement en sentant une douleur aiguë me traverser le pouce. L’eau était coupée dans le jardin d’enfants et je ne pus qu’enduire le doigt de salive et le frotter contre mes vêtements. Quelques heures plus tard, mon pouce était gonflé et avait tourné au bleu lilas. Après quoi, il pela très vite. C’était une brûlure d’irradiation provoquée par une « particule chaude [8] ».

Jusqu’à la mort nous ne saurons la dose reçue

17Nous découpâmes les couvertures des lits d’enfant pour confectionner des écharpes, des bonnets, des moufles et des gilets. En hiver, lorsque nous allions dans la forêt pour collecter des échantillons de neige ou de végétation, nous enfilions ces habits par-dessus nos vêtements spéciaux pour les protéger des radionucléides et pour avoir plus chaud. Nous faisions aussi des housses en plastique pour couvrir nos bottes. Faute de laborantins, tous les chercheurs de l’équipe parcouraient la Zone pour faire ce travail.

18Un jour d’hiver, nous montâmes une véritable expédition avec un camion-grue dans la forêt. Installé dans une nacelle, l’un de nos collaborateurs montait jusqu’à la cime des arbres pour en faire tomber des pommes de pin que nous collections et classions par paquets. Nous fûmes tous recouverts de neige. Au retour à la base, nous souffrîmes de terribles maux de tête accompagnés d’une forte faiblesse, de vertiges et de nausées. De tels symptômes d’irradiation se produisaient après chaque sortie un peu prolongée dans la nature.

19Nous manquions de dosimètres. En quatre ans et demi, je n’ai jamais vu un seul de ces appareils surnommés « crayons » qui indiquent l’accumulation des doses d’irradiation extérieure. Et nous ignorions ce que montraient les « cassettes » que l’on nous donnait pour l’équipe entière. Elles étaient conçues pour de petites doses : lorsque la dose était élevée, on savait que le plafond était dépassé, mais il était impossible de savoir de combien. Nous ignorions donc la mesure des champs de radiation où nous travaillions. Nous savons aujourd’hui que l’apport principal de radionucléides provenait de l’absorption interne, mais nous ne saurons jamais combien nous en avons « pris ».

20À plusieurs reprises, j’ai mesuré moi-même la contamination en surface dans nos serres et laboratoires. J’en dressais des cartes. J’exigeais des confirmations de la part des spécialistes du Service de la sécurité nucléaire. Je souhaitais qu’ils fissent le calcul du temps que l’on pouvait rester à tel ou tel poste de travail. Ces spécialistes venaient, prenaient leurs propres mesures, puis mes cartes disparaissaient mystérieusement. Je dressais de nouvelles cartes, en deux exemplaires. Je faisais à nouveau venir des dosimétristes et des médecins. J’exigeais que l’on nous livre des « crayons » à usage unique, pour pouvoir évaluer l’« apport » quotidien. Finalement, on me menaça de licenciement si je continuais à « déranger ». Je fus obligée de mesurer moi-même chaque centimètre carré des serres et de bloquer l’accès aux endroits les plus contaminés avec des pots de fleurs brisés. Je dessinai également des croix sur les tuyaux de chauffage, pour indiquer les endroits à éviter.

Des autobus qui pleurent

21Les ouvriers qui travaillaient dans les serres étaient, pour la plupart, originaires de Pripiat, de Tchernobyl et des villages environnants. Ils avaient été évacués de leurs maisons et appartements sans pouvoir emporter leurs affaires personnelles. Ils ne savaient pas ce qui était advenu de ces affaires et préféraient travailler à proximité de leurs anciens logements. Ils logeaient dans des foyers à Tchernobyl, et prenaient tous les jours le bus pour aller au travail à Pripiat. Les anciens habitants de Pripiat regardaient avec appréhension les fenêtres des appartements où ils avaient vécu et où ils ne pourraient plus jamais revenir. Des vélos étaient rangés sur des balcons où du linge séchait depuis un an, des rideaux ondulaient au vent qui s’infiltrait par des vasistas ouverts. Les immeubles étaient placés sous signalisation pour éviter la maraude. On avait coupé l’eau, l’électricité, le chauffage. C’était mort comme après une guerre neutronique. Pas d’humains, pas d’oiseaux, pas d’animaux. Mais tous les objets inanimés restaient intacts.

22La Zone interdite de trente kilomètres — dont faisaient partie Pripiat, Tchernobyl et un grand nombre de villages — était elle-même divisée en plusieurs zones. Elle était entourée d’une rangée de barbelés avec quelques points de passage.

23De Tchernobyl où nous habitions, nous prenions des bus « propres » pour aller à Pripiat. Le premier poste de milice se trouvait à la sortie de la ville. Un milicien montait à bord. Nous levions notre laissez-passer et le milicien circulait dans le bus, pour vérifier qu’il n’y avait pas de personne étrangère parmi nous. Nous roulions ensuite jusqu’au point de contrôle sanitaire de Lelev où nous changions de véhicule : nous montions dans un bus « sale ». Les uns allaient à la Centrale, d’autres à Pripiat qui était entouré d’une deuxième rangée de barbelés, sous tension cette fois. Nous nous arrêtions à un nouveau point de passage où l’on contrôlait encore nos laissez-passer. Enfin, une troisième clôture encerclait le quartier de Pripiat qui était un peu plus « propre » que le reste.

24À l’automne 1987, les autorités décidèrent que personne ne retournerait vivre dans la Zone. Nos spécialistes contribuèrent à la prise de cette décision, car ils dressèrent des cartes détaillées de la contamination radioactive du territoire concerné. On prit alors la décision d’enterrer tous les villages et tous les effets personnels des habitants de Tchernobyl et de Pripiat. On demanda à nos laborantins de dresser des inventaires d’effets personnels à Pripiat, appartement par appartement.

25Chaque équipe était accompagnée d’un officier du KGB ou d’un milicien chargé de collecter l’argent, les papiers officiels et les bijoux. On découpait au couteau des manteaux de fourrure et des tapis de qualité, on brisait des vases en cristal pour empêcher les maraudeurs de récupérer ces objets et de les revendre. L’accident avait eu lieu quelques jours avant la fête du 1er mai et les frigos des appartements étaient pleins de victuailles. En un an, tout avait pourri. Une puanteur terrible remplissait les lieux. En un an, la pluie et la neige avaient pénétré à l’intérieur par des fenêtres ou des vasistas restés ouverts. Certains appartements étaient très humides et les papiers peints y pendaient en loques.

26Physiquement et moralement, c’était pénible de pénétrer dans ces logements. On imaginait la vie des anciens locataires, on voyait des objets qu’ils aimaient, des souvenirs, des photos. Parfois, mes nerfs lâchaient et je m’effondrais en sanglots à la vue d’un lit d’enfant, de langes, de jouets... Un foyer de travailleurs avait été mis sens dessus dessous par des maraudeurs. Dans une pièce, le sol était couvert de photos : je voulais entrer, mais j’étais incapable de me forcer à poser les pieds sur ces visages.

27On dressa l’inventaire des appartements de Pripiat à deux reprises. Des dosimétristes suivaient nos équipes. Ils mesuraient la contamination des téléviseurs et des postes de radio, des frigos et du reste de l’électroménager. Ils mettaient des marques à la craie sur ceux qui étaient relativement « propres ». Certains habitants avaient acheté des appareils ou des meubles juste avant l’accident et n’avaient même pas eu le temps de les déballer. Les objets marqués par les dosimétristes furent transportés au magasin « Arc-en-ciel », transformé en entrepôt. Par la suite, on distribua aux foyers pour le personnel les objets qui y avaient été stockés.

28Après les dosimétristes, ce fut le tour des soldats. Ils étaient chargés de vider les appartements et ils enveloppaient les effets personnels dans des couvertures qu’ils jetaient par les fenêtres. En bas, des camions attendaient pour emporter ces débris dans les décharges. Sur notre chemin de travail, nous voyions des frigos, des télés, des ballots de vêtements jetés depuis les étages. Un silence de mort régnait dans le bus. Ce silence que l’on observe lorsqu’un cercueil est descendu dans la tombe.

29Soudain, quelqu’un dans le véhicule poussait un cri et éclatait en sanglots en voyant que l’on vidait son appartement. Un autre voyait les fenêtres grand ouvertes de son ancien logement, fraîchement vidé, et pleurait à son tour. D’autres personnes les imitaient et le bus entier sanglotait. Dans l’appartement d’une de mes amies, un matelas avait été coincé entre les barreaux du balcon. Il resta ainsi, suspendu tristement, pendant des années. Après que tous les appartements eurent été nettoyés, les immeubles ne furent plus que des monuments morts avec des orbites vides en guise de fenêtres. La nuit, Pripiat n’était pas éclairé. Quand nous rentrions tard du travail, c’était comme une promenade nocturne dans un cimetière.

Les oiseaux sont retournés dans les forêts radioactives

30Beaucoup de femmes qui travaillaient avec nous avaient été évacuées après l’accident. Elles nous parlaient de ces jours terribles. De tant d’histoires tragiques, on pourrait écrire un livre ! Lors de l’évacuation, on n’autorisait à emporter que des affaires faciles à nettoyer de la poussière radioactive. Et il était strictement interdit de prendre avec soi des animaux domestiques, à cause de leurs poils. Une femme qui avait vécu à Tchernobyl dans une maison individuelle, près de la rivière, nous raconta son histoire. Son mari et elle chargèrent leurs effets dans une barque. Ils abattirent leur vache et entreposèrent la viande dans la cave qu’ils laissèrent ouverte, pour que leur chien adoré puisse manger pendant quelque temps. Lorsqu’ils lancèrent le moteur de la barque, le chien sauta dans l’eau et les suivit en aboyant plaintivement. La femme pleura et le supplia de retourner à la maison. Mais il les suivit jusqu’à ce que ses forces l’abandonnent.

31Nombre d’animaux restèrent attachés ou enfermés dans des remises. Pendant des semaines, on n’entendit dans les villages que des aboiements, des meuglements, des bêlements, des miaulements. Des poules et des oies couraient dans les rues. Les animaux domestiques abandonnés furent exterminés par des soldats et enterrés dans des fosses. Ceux qui réussirent à s’enfuir devinrent sauvages. Il y eut des croisements entre loups et chiens. Beaucoup d’animaux sauvages attrapèrent la rage. Il y eut quelques attaques de gens par des animaux enragés.

32Un soir, je rentrais avec mes supérieurs et quelques collègues de Pripiat à Tchernobyl. Nous roulions dans deux voitures, dans l’obscurité. Nous nous entassions dans une petite Zaporojets qui avançait à peine. Soudain, les phares éclairèrent un gros sanglier qui barrait la route. Il fonça sur notre voiture qu’il emboutit. Le choc lui fit faire une culbute en l’air et il disparut de notre champ de vision. Nous descendîmes pour évaluer les dégâts. Le radiateur était défoncé. Nous attendîmes la Jigouli du directeur. Il se trouva que le sanglier après avoir repris ses esprits s’était rué aussi sur cette voiture. Il déchira l’aile du côté du conducteur avec ses défenses.

33On sait qu’après l’hiver, les oiseaux migrateurs retournent dans leurs forêts, et les grues, dans leurs nids. Au printemps 1986, les oiseaux revinrent en des lieux devenus radioactifs entre-temps. Beaucoup moururent, d’autres donnèrent naissance à des oisillons faibles, et cette descendance malade ne put s’envoler avec eux dans les pays chauds. En 1987, il n’y eut plus d’oiseaux dans la Zone.

34Au printemps 1988, par une belle journée ensoleillée, nous roulions dans le bus, vers Pripiat, lorsque le conducteur s’arrêta à proximité des serres en nous montrant quelque chose, tout excité. Nous aperçûmes une grue qui se tenait sur une pelouse verte. Nous sautâmes de l’autobus pour nous embrasser en riant et en pleurant de joie. Les oiseaux étaient de retour, la vie revenait donc dans la Zone !

35Je me souviens d’une scène triste, le même printemps : une grue installée sur un pilier de la clôture. Elle regardait l’endroit où elle revenait tous les ans. Mais son nid n’y était plus. On avait enterré toutes les maisons dans une fosse et entouré l’endroit de barbelés.

Les derniers « habitants » de Pripiat

36Pendant nos années de travail dans la Zone, nous étions confrontés tous les jours à des choses qui détruisaient le système nerveux plus fortement que la radiation. L’instinct de conservation aidant, mon organisme avait fini par se « débrancher » et ne réagissait plus à rien.

37En 1988, je changeai de lieu de travail, en devenant ingénieur en chef de « Complexe », une entreprise publique spécialisée qui gérait les travaux d’enfouissement et surveillait les fosses et les puits pour empêcher le passage de radionucléides dans la rivière Pripiat. Un jour, le professeur Kopeïkine, envoyé dans la Zone par un institut scientifique de Riazan, me demanda de lui trouver un récipient fermé avec des anses. Son équipe, qui faisait des expériences avec différents adsorbants capables d’engloutir les radionucléides, voulait collecter de l’eau à proximité d’un site de déchets hautement radioactifs. Mais ses collaborateurs n’avaient pas de récipient pour transporter des échantillons d’eau radioactive dans leur labo.

38En cherchant un récipient adéquat, nous rendîmes visite à l’hôpital désert de Pripiat. J’appelai les services de sécurité et demandai que l’on débranche l’alarme de l’hôpital. Comme la porte était fermée, le professeur et moi entrâmes par une fenêtre du rez-de-chaussée. À l’étage, j’aperçus un bidon, comme ceux qu’on utilise à la campagne pour transporter le lait. Je l’ouvris et vis à l’intérieur quatre bébés momifiés. Ils étaient couleur marron, presque chocolat, leurs bras et jambes pliés, les yeux fermés. Apparemment, la veille de l’évacuation, des femmes en fin de grossesse avaient fait une fausse couche. On avait déposé les fœtus (morts, je l’espère) dans ce bidon qu’on avait oublié dans la panique. Le professeur y jeta un œil à son tour et eut un malaise alors que je gardais mon calme. À vrai dire, je ne réagissais plus beaucoup, car j’avais déjà vu trop de choses horribles (plus tard, je développai un syndrome post-traumatique). Dans la salle d’opération du même étage, le professeur trouva d’autres fœtus dans un box.

39Le lendemain, le professeur m’appela pour solliciter mon aide : il fallait retirer les petits corps du bidon et les enterrer. Je refusai de le faire et envoyai notre chauffeur. J’appris plus tard que tous les deux, ils avaient creusé une petite tombe près de l’hôpital pour y enterrer tous les fœtus, ceux du bidon et ceux du box. Ils recouvrirent la sépulture d’une feuille de métal, pour le souvenir. Ce furent les derniers « habitants » de la ville de Pripiat.

40À un autre étage de l’hôpital, là où se trouvait le service pédiatrique, un chien mort gisait dans un lit d’enfant, la tête relevée et tournée un peu en arrière. C’était ce même chien qui vivait dans le jardin d’enfants, un an plus tôt. Après notre occupation de son territoire, il s’était installé dans le service pédiatrique pour y mourir. Visiblement, il aimait beaucoup les gosses ! Curieusement, son corps ne s’était pas décomposé : il s’était momifié [9]. Je suppose que la très forte radioactivité avait provoqué la destruction des micro-organismes responsables de la putréfaction. Dans certains livres scientifiques, on prétend que les Égyptiens savaient accumuler dans leurs pyramides l’énergie radioactive de l’espace qui contribuait à la préservation durable des momies.

41Ceux qui ont été touchés, de loin ou de près, par la catastrophe de Tchernobyl, observent avec amertume la manière dont les autorités agissent pour réduire les droits des liquidateurs [10] établis par la Loi de Tchernobyl, adoptée le 12 juillet 1995. Qui a intérêt à déclarer que les conséquences de Tchernobyl ne sont qu’un mythe ? Ce sont ceux qui aimeraient renforcer le budget de l’État par l’élimination totale des liquidateurs de l’accident et l’arrêt du financement des travaux destinés à surmonter les conséquences de la catastrophe. Ils souhaitent faire des économies sur le compte de gens malades qui, en 1986, ont sacrifié leurs forces et leur santé.

42Ainsi, seize ans après l’accident, le ministère des Situations d’urgence a annoncé qu’il procéderait au changement des livrets d’identification des liquidateurs avec un objectif prétendument noble : nettoyer nos rangs des imposteurs. Pour obtenir un nouveau livret, il fallait présenter son ordre de mission ou un document attestant un salaire selon le barème spécial qui avait été mis en vigueur. Or, le délai de conservation des ordres de mission par les administrations est de quinze ans. Et dans la panique des premiers mois après la catastrophe, de tels documents n’avaient pas toujours été dûment établis.

43De plus, ces ordres et ces livrets sont-ils toujours fiables ? Certaines personnes envoyées à Tchernobyl n’y étaient jamais allées : elles habitaient loin de la Zone et leurs livrets étaient tamponnés par leurs collègues qui y travaillaient. D’autres, au contraire, travaillaient dans la Zone, alors que leurs livrets étaient tamponnés à Kiev, par leur direction. D’autres personnes avaient simplement acheté leurs livrets. Comme la corruption est florissante, il est toujours possible d’en acheter, même de nos jours.

44Les employés de l’ancien Centre scientifique expérimental — c’est mon cas — sont particulièrement mal lotis. Le Centre n’existe plus et il est impossible de retrouver les ordres de mission. Nos salaires n’étaient pas payés selon des barèmes spéciaux. La direction considérait que le travail dans la Zone de Tchernobyl était un travail ordinaire, comme celui que nous effectuions dans la Tracée de Tcheliabinsk. Nos tentatives pour prouver que nous étions aussi des liquidateurs se sont transformées en une procédure longue et humiliante. Pour certains d’entre nous, elles se sont avérées vaines. À l’époque, personne ne se souciait d’avoir la paperasse en règle, il fallait travailler ; beaucoup et dans l’urgence.

45Il est très difficile de nos jours, pour les cinquante mille invalides russes de Tchernobyl, de prouver que leurs maladies sont liées aux travaux de liquidation. Les conseils d’experts ont l’ordre de reconnaître uniquement les pathologies énumérées dans une liste approuvée par le gouvernement. Mais cette liste ne contient que certains cancers. Or, de nombreuses institutions médicales ont établi que les maladies principales dont souffrent les liquidateurs sont des maladies neurologiques et cardiovasculaires. Ainsi, bon nombre de liquidateurs, forcés d’arrêter le travail à un âge relativement jeune, ne touchent que des retraites de misère car leur invalidité n’est pas mise en rapport avec Tchernobyl.

46Quelle est la situation actuelle ? Le mouvement tchernobylien s’essouffle. On annule les avantages fiscaux du mécénat en faveur des organisations de liquidateurs. Nombre de donateurs cessent leur soutien, car ils n’ont plus d’intérêt à contribuer. Comment payer alors le local, le téléphone, les quelques salariés, le juriste ?

47Les organisations qui existent encore se sont enlisées dans des procès sans fin, qui les empêchent de se concentrer sur des programmes sociaux. Or, comment éviter les procès si les allocations et les aides médicales ne sont plus indexées [11] ? Et même si un liquidateur gagne son procès pour récupérer son dû, cela ne signifie pas qu’il sera rapidement payé. Généralement, on ne le paie que l’année suivante, sous prétexte que les sommes gagnées au cours des procès n’étaient pas prévues par le budget. Et pour obtenir l’indexation de ces sommes-là, il faut faire un nouveau procès. Au ministère, on dit au plaignant : vous allez vous épuiser à courir les tribunaux. Pour couronner le tout, le programme d’allocation de logements municipaux est pratiquement arrêté.

48Rappelons que, lorsque l’État avait besoin de liquider à tout prix les conséquences de la catastrophe, on envoya à Tchernobyl des centaines de milliers de gens, volontaires ou non, pour les utiliser comme des robots biologiques, sans les informer des risques qui pesaient sur leur santé et leur vie. Aujourd’hui, non seulement l’État ne considère plus ce travail comme un exploit, mais ses différentes structures essaient de dénigrer ceux qui sont restés en vie. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Simplement parce que le ministère de l’Énergie nucléaire, le Minatom, planifie la construction de nouvelles centrales. Et pour éviter la contestation, il veut convaincre les Russes que les réacteurs sont totalement sûrs. Le Minatom passe donc sous silence la question épineuse des déchets radioactifs extrêmement dangereux. Il reste aussi silencieux sur l’état des centrales anciennes, qui ont déjà épuisé leur durée de vie. Car si l’on décidait de les démanteler et d’enterrer les débris, les ressources financières manqueraient pour construire de nouveaux réacteurs. Au Minatom, soit on ment, soit on se tait.

49Mais si nous nous taisons, nous, les survivants de la catastrophe de Tchernobyl, si tous ceux qui comprennent les dangers de cette course nucléaire insensée se taisent, alors notre planète peut se transformer bientôt en une énorme Zone radioactive, sans vie.

50Mai 2004, Tcheliabinsk

51Traduit du russe par Galia Ackerman


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/tumu.032.0145

Notes

  • [1]
    Le combinat radiochimique Maïak produisait du plutonium militaire. Il est situé dans l’Oural, à proximité de la ville qui portait à l’époque soviétique le nom de code Tcheliabinsk-40 (aujourd’hui, Ozersk) (N.d.T.).
  • [2]
    http://pripyat.com/people_and_fates/2006/01/05/448.html
  • [3]
    Le secret qui entourait tout ce qui était lié au complexe militaro-industriel soviétique s’étendait à de nombreuses villes (dont certaines ne figuraient sur aucune carte géographique) et des régions entières de l’URSS où les étrangers n’étaient pas admis, et dont les habitants ne pouvaient sortir sans une autorisation spéciale. Jusqu’en 1990, 11% du territoire soviétique était ainsi « interdit » (N.d.T.).
  • [4]
    Le 29 septembre 1957, une explosion chimique dans le site de stockage des déchets nucléaires de Maïak dissipa dans l’atmosphère une énorme quantité d’isotopes radioactifs. Le nuage passa au-dessus des régions de Tcheliabinsk, de Sverdlovsk (aujourd’hui Ekaterinbourg) et de Tioumen. Au total, près de 23.000 kilomètres carrés furent pollués. Cet accident resta secret jusqu’à la perestroïka (N.d.T.).
  • [5]
    Tchernobyl était la ville qui a donné son nom à la centrale nucléaire. Elle est située à une quinzaine de kilomètres de la centrale. Avant l’accident, elle comptait près de 15.000 habitants. La ville nouvelle de Pripiat, sur les rives de la rivière du même nom, fut construite dans les années 1970 pour loger le personnel de la centrale et des services annexes. Elle comptait près de 50.000 habitants (N.d.T.).
  • [6]
    Le niveau de vie des employés de l’industrie nucléaire était incomparablement plus élevé que celui de la moyenne de la population soviétique (N.d.T.).
  • [7]
    Ici et plus bas, on peut constater le degré de pénurie d’articles de consommation courante au cours des dernières années du régime soviétique (N.d.T.).
  • [8]
    Nom donné aux particules hautement radioactives comme celles du combustible nucléaire ou d’isotopes comme le plutonium 239, projetées dans l’atmosphère par l’accident nucléaire et qui se « collent » à la poussière (N.d.T.).
  • [9]
    Il reste une photo de ce chien momifié, réalisée par le photographe ukrainien Igor Kostine. Cf. Erase una vez Chernobil, catalogue de l’exposition au CCCB (Barcelone), 1986, p. 115, ou sur le site de l’agence Corbis (N.d.T.).
  • [10]
    En 1986 et 1987, près d’un million de personnes, civiles et militaires, furent employées à « liquider les conséquences de la catastrophe » (expression officielle) et furent exposées à des doses massives de radiation (N.d.T.).
  • [11]
    L’inflation dépassant régulièrement 10% par an en Russie, une indexation est indispensable. (N.d.T.)

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