Notes
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[1]
Je n’entends pas ici assimiler le discours de la fiction et celui de la science, ni faire, comme cela a pu être le cas en particulier dans le champ de la recherche historique, de tout texte un récit de fiction, mais simplement souligner les analogies de fonctionnement entre science et fiction, particulièrement sensibles — et dangereuses — sur des sujets « nouveaux ». A ce propos, on pourra consulter : Florence Dupont, Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1991, pp. 74-88, ainsi que Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
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[2]
Henri Atlan, Marc Augé, Mireille Delmas-Marty, Roger Pol-Droit, Nadine Fresco, Le Clonage humain, Paris, Seuil, 1999, p. 170.
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[3]
H. G. Wells, L’Ile du docteur Moreau (The Island of the Doctor Moreau), Paris, Gallimard, Folio, 1996 (Edition originale : 1896 ; traduction française : 1901).
L’Ile du docteur Moreau (Island of lost Souls), Erle C. Kenton, USA, NB, 72 mn, 1932.
L’Ile du docteur Moreau (The Island of Dr Moreau), Don Taylor, USA, 98 mn, 1976.
L’Ile du docteur Moreau (The Island of Dr Moreau), John Frankenheimer, USA, 97 mn, 1996.
Le film de 1932 n’est pas édité en vidéo et peu visible en salle. J’ai dû me contenter du souvenir et des notes prises lors d’une projection à l’auditorium du Louvre en 1999, ce qui explique que je ne retiens pratiquement pas ce film dans les analyses qui reposent sur un examen de détail. -
[4]
Les films vont moins loin que le livre de Wells. Dans le roman en effet, il y a une violente charge contre la vivisection, faire violence aux corps est partie intégrante de la fabrication d’une humanité plus parfaite : « Ce grand cas que les hommes et les femmes font du plaisir et de la douleur, Prendick, est la marque de la bête en eux, la marque de la bête dont ils descendent. La souffrance ! Le plaisir et la douleur ! [...] Nous ne les sentons qu’aussi longtemps que nous nous roulons dans la poussière. [...] Jusqu’à ce jour, je ne me suis pas préoccupé de l’éthique de la matière. L’étude de la Nature rend un homme au moins aussi impitoyable que la Nature ». (H. G. Wells, L’Ile du docteur Moreau, op. cit., pp. 114-115).
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[5]
Hélène Puiseux, « A corps perdus », in Cinéma, rites et mythes contemporains, n° 15, « Sciences, créateurs, créatures », Paris, E.P.H.E. Ve section, 1992, p. 76.
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[6]
Denis Diderot, Suite de l’Entretien, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 (1769), p. 173.
1La fascination pour une science toute puissante, capable de remplacer la reproduction naturelle, traverse presque un siècle de cinéma fantastique : nombre de films, la plupart du temps américains, mettent en scène le projet prométhéen, et toujours funeste, d’un savant ou d’une société qui rassemblent toute leur énergie et toute la technologie dont ils disposent (la chirurgie et la « fée électricité » dans les années 1930, la génétique aujourd’hui) pour fabriquer des créatures humaines ou des êtres à l’apparence et aux qualités humaines. Le septième art accompagne ainsi la littérature de science-fiction dont s’inspirent souvent les scénarios, mais il en prend aussi le relais dans la construction de représentations imaginaires, au point que la créature du docteur Frankenstein appelle plus dans notre mémoire le visage de Boris Karloff que le nom de Mary Shelley. Cette figure couturée au front immense, véritable cliché filmique de la monstruosité, cristallise les inquiétudes sur la nature des créatures fabriquées ou manipulées par la science : humaines ? non humaines ? sauvages ? arriérées ? criminelles ?... La fiction cinématographique donne une forme « plastique » à ces êtres et elle permet ainsi de désigner, plus que de penser, des expériences qui rendent la notion d’humanité problématique. Le clone de Ripley dans Alien IV, le touchant robot inachevé dans
2Edward aux mains d’argent, les différentes créatures de Frankenstein et de ses nombreux remakes, celles qui peuplent L’Ile du docteur Moreau, les humanoïdes de La Guerre des étoiles ou de Terminator, les hommes-piles de Matrix réduits dans leur ruche à fournir de l’énergie et à vivre, par hypnose, un simulacre d’existence, les humains de Bienvenue à Gattaca, sélectionnés pour offrir dans leur ADN le meilleur assemblage des G, T, C et A possible, tous ces êtres fictifs, nés d’une science toute puissante, incarnent — au sens propre du terme — par leur étrangeté, leur destin tragique, leurs malheurs ou leurs méfaits la folie d’une science qui brouille les frontières de l’humanité : au cinéma, en déplaçant ses propres limites, la science remet finalement en cause la notion, métaphysique, d’être humain ou celle, culturelle et sociale, de sujet humain.
L’Ile du docteur Moreau : l’expérience scientifique déchaîne la violence primitive
3Le travail de la fiction cinématographique, c’est-à-dire de l’image, de l’idéologie et du récit mythique, accompagne, au fil du XXe siècle, le travail scientifique, philosophique, politique sur la fabrication de l’être humain. Il ne s’agit pas simplement d’une réactualisation des récits au gré des progrès de la recherche, qui amène par exemple le docteur Moreau de 1996 à manipuler des gènes et des hormones pour modifier les animaux alors que, dans les versions antérieures, il se contentait de greffes et de chirurgie plastique. En effet, à la voix de la théorie répond celle de la fiction et une véritable circulation s’instaure entre leurs deux discours que rapprochent leur vocation d’investigation du monde et leur capacité à créer, pour ce faire, de nouveaux concepts [1]. De plus, comme le remarque Marc Augé dans Le Clonage humain, cet entrelacement des questions d’ordre scientifique et des enjeux imaginaires (auxquels le cinéma prête forme et récit) semble exacerbé avec les nouvelles technologies, dont font partie les biotechnologies : « Le développement des technologies induit des questions d’ordre mythique, qui resurgissent aujourd’hui beaucoup plus fortement qu’au commencement du développement des techniques. (... ) Maintenant, avec le développement des technologies, on pose des questions que la pensée mythique — pour ne pas l’appeler symbolique — , celle qui s’exprime dans les mythes, présymbolique en quelque sorte, mettait en forme. La version plaisante ou banale de la chose, ce sont les films de sciencefiction. Beaucoup n’arrivent à imaginer le futur technologique que sous la forme des choses les plus archaïques [2] ».
4Parmi la nombreuse famille cinématographique où les pères sont les savants fous et les enfants les artefacts produits par leur esprit dérangé et leur science experte, les différentes versions de L’Ile du docteur Moreau illustrent tout particulièrement ce retournement d’une technologie devenue folle en un monde archaïque, dominé par la violence et l’impossibilité d’établir et de maintenir une loi. Les quatre versions de L’Ile du docteur Moreau — le livre de Wells (1896), le film de Kenton (1932), celui de Taylor (1976), celui de Frankenheimer (1996) [3] — sont construites autour d’un noyau scénaristique assez stable : à la suite d’un naufrage, un homme, dont le lecteur ou le spectateur adoptent évidemment le point de vue, arrive sur une île peuplée d’étranges personnages. Il découvre que ces créatures sont en fait les produits des recherches du docteur Moreau, son hôte, un savant de renomretiré sur l’île : ce scientifique cherche à fabriquer des êtres humains à partir d’animaux domestiques ou sauvages. Il les soumet à de terribles opérations (dans les trois premières versions), à des manipulations génétiques et des cocktails d’hormones et de psychotropes (dans la version de 1996), mais aussi il leur impose « la Loi » afin de modifier leur comportement, d’éteindre leurs instincts animaux et de régner sur eux. La Loi rappelle aux créatures qu’elles sont des humains et celles qui la transgressent sont châtiées, réopérées dans « la Maison de la Souffrance » ou punies d’une forte décharge électrique (dans la version de 1996). Evidemment, les hybrides finissent toujours par régresser, et retourner, plus ou moins vite suivant les versions de l’histoire, à leur animalité première, sauvage ou domestique. L’arrivée du naufragé ne fait que précipiter le processus. A la fin du récit, toujours apocalyptique, il est souvent le seul humain survivant, les créatures meurent ou retournent à la condition animale après avoir tué leur créateur, le docteur Moreau.
5La question de la violence se trouve au cœur de toutes les Ile du docteur Moreau et si le savant échoue à fabriquer de l’humain à partir de l’animal, ses expériences ont en tout cas pour effet de déchaîner une violence sauvage qui affecte tous les personnages et tous les espaces du récit. Moreau tout d’abord, dans ses travaux, exerce une violence, morale et physique, sur les animaux qu’il modifie. Il est aidé pour les plus basses besognes d’un comparse, Montgomery. Quelles que soient les variations apportées à l’identité de ce personnage (scientifique ou simple mercenaire), il remplit toujours la même fonction : il est un homme de main, le bras armé du docteur, qui fait régner l’ordre sur l’île. Les films, tout en mettant en scène le déni par Moreau de la souffrance infligée, font de la violence un mal nécessaire aux progrès de la science [4]. Les créatures quant à elles n’en sont pas les victimes innocentes, puisqu’elles sont montrées comme des êtres animés d’une violence essentielle, animale et agressive, toujours prête à se réveiller : elles rugissent, sortent les griffes, attaquent, tuent, et, à la fin de tous les films, se ruent en hordes désorganisées dans le sac, le pillage et le meurtre. Seules les créatures issues d’animaux familiers (l’homme-chien chez Wells et Kenton, la jeune fille-chatte chez Frankenheimer) restent du côté des humains et sont les victimes d’une violence dont elles ne sont pas les acteurs. Dans la version de 1976 où l’île est le seul espace figuré, la violence sature la représentation, mais elle résulte des souffrances infligées par Moreau lorsqu’il prétend modifier les espèces : elle est inhérente à cet univers utopique où la Loi même que les créatures doivent respecter et qui est censée endiguer leur violence animale est une contrainte imposée par la force. Dans les autres versions, où il existe un temps et un espace hors de l’île, la violence animale est aussi un trait humain et participe de la définition d’une humanité, forcément imparfaite : le film de 1996, par exemple, encadre les aventures du naufragé sur l’île d’un prologue et d’un épilogue, inspirés du roman, dont l’unique propos est de brosser le tableau d’une humanité violente. Au début du film, le naufragé, nommé ici Douglas, a deux compagnons d’infortune dans son radeau de sauvetage et les trois hommes finissent par s’entre-tuer à coups de rame, aidés par un requin que l’odeur du sang a attiré près de l’embarcation et qui déchire de ses dents le corps d’un des combattants. A la fin du film, Douglas quitte l’île sur un nouveau radeau. Sa voix (off) accompagne le plan de l’embarcation qui s’éloigne sur une mer étale : « La plupart du temps, je garde ces souvenirs enfouis profondément dans ma mémoire, comme un nuage lointain. Mais parfois ce nuage s’épaissit au point d’obscurcir totalement le ciel ». L’image du radeau laisse alors la place à des images vidéo d’arrestations, de manifestations, de brutalités, d’individus qu’on traîne au sol, et le commentaire poursuit : « Dans ces moments-là j’observe mes congénères et ils me rappellent ces hommes-animaux. Je perçois alors leur dualité, ils ne sont ni entièrement animal, ni entièrement humain, mais un mélange assez déséquilibré des deux, à l’image de tout ce que Moreau a créé. Dans ces moments-là, j’ai peur ». Ainsi, après un récit de fiction de plus d’une heure et demie en 36 millimètres, les images vidéo de la violence du monde prennent une valeur générale et documentaire, et authentifient les propos du héros sur la violence primitive et essentielle de la condition humaine.
Le Créateur et ses créatures
6Comme l’indiquent clairement les propos conclusifs de Douglas dans le film de Frankenheimer, le docteur Moreau appartient bien à la lignée de ces savants prométhéens qui entrent en concurrence avec Dieu qui fait l’homme à son image. Si les projets du docteur (améliorer l’humanité, atteindre une humanité idéale) sont tantôt l’expression d’un mysticisme délirant (chez Wells et Frankenheimer), tantôt l’aboutissement d’un matérialisme et d’un biologisme intégral (chez Kenton et surtout chez Taylor, où le modèle du corps, humain et animal, est clairement la machine), ils font toujours de lui le Créateur, au sens religieux et chrétien du terme, de ses créatures. Ce n’est pas un hasard si les acteurs qui incarnent Moreau à l’écran (par ordre chronologique Charles Laughton, Burt Lancaster et Marlon Brando) sont des acteurs au jeu très typé, mais surtout des stars, donc des icônes cinématographiques, des images qui permettent aisément de propulser le personnage (Moreau) dans un au-delà de l’humanité. Le cas est très net avec Marlon Brando, dont l’interprétation dans le film de Frankenheimer frise l’autoparodie : il fait sa première apparition dans une voiture de type « papamobile », tout de blanc vêtu, couvert d’une épaisse crème solaire blanche pour se protéger des rayons du soleil, les lèvres peintes et évidemment cadré en contre-plongée. Ce n’est plus Le Parrain qui règne sur la mafia, mais un gourou qui se montre à sa secte, « à ses enfants » comme il le dit lui-même.
7Le film de 1976 est sans doute celui qui va le plus loin dans l’assimilation savant/Créateur en présentant, comme le remarque Hélène Puiseux dans son étude A corps perdus, une structure temporelle « en forme de genèse ». « Sans église, sans évêque, l’organisation du temps de L’Ile du docteur Moreau met en scène une vision à la fois mythique et théologique de lascience et de la société [5] ». Au terme d’un séjour de sept jours sur l’île, le naufragé, appelé dans cette version Braddock, quitte l’île dans un canot, accompagné d’une jeune femme, une protégée (humaine) de Moreau. Du récit « sort » donc un couple primordial, un homme et une femme, nouveaux Adam et Eve qui voguent vers leur destin, dans un final assez habituel dans les films américains fantastiques, d’aventures ou de science-fiction. Pour dire les choses de façon schématique, le docteur Moreau n’aurait en fin de compte pas créé une nouvelle humanité hybride, mais réaffirmé et permis que se rejoue la Genèse.
8Dans le détail du récit, deux scènes soulignent, sinon la nature, du moins la fonction et les attributs divins, de Moreau. C’est le cas lorsque Braddock, qui a pénétré seul dans une grotte, y découvre les hybrides, qui l’attaquent. L’un d’eux, un homme-singe, le Prêcheur de la Loi, récite à ses compagnons, pour les rappeler à l’ordre, la Loi que le docteur leur a donnée :
« Quelle est la Loi ? Ne pas marcher à quatre pattes, telle est la Loi,
Quelle est la Loi ? Ne pas manger de chair, telle est la Loi,
Quelle est la Loi ? Ne pas verser le sang, telle est la Loi,
Quelle est la Loi ? Ne pas chasser les humains, telle est la Loi».
9Heureusement pour Braddock arrive Moreau, cadré en contre-plongée, en contre-jour, le visage nimbé de la lumière diffuse que laisse passer l’entrée de la caverne. Il rétablit instantanément le calme et le Prêcheur de la Loi récite la deuxième partie du commandement :
« Il est la Main qui crée,
Il est la Main qui blesse,
Il est la Main qui guérit,
Il est la Maison de la Souffrance ».
10A la fin du film, Braddock tente d’achever, devant les bêtes révoltées, l’assimilation de Moreau à un dieu : dans un ultime effort pour contenir les créatures, il hisse le cadavre de Moreau au bout d’une perche et explique aux créatures que Moreau n’est pas mort, qu’il les voit, qu’il faut donc le craindre encore et observer sa Loi. Mais le fétiche reste sans effet sur les créatures qui demeurent étrangères au sacré.
11Il faut dire que ces êtres restent tous sans exception bloqués entre leur animalité perdue et une humanité impossible : si les films le disent de façon variée dans leur scénario, ils le signifient tous par le même cliché, un gros plan sur la main des créatures, qui rend immédiatement visible l’hybridité monstrueuse. La main a cinq doigts, mais des doigts sans forme, ou poilus, ou trop courts, ou des ongles faits de corne noire, etc. Dans le film de 1932, quand la femme-panthère, réussite absolue de Moreau, redevient (un peu seulement) animale, des griffes jaillissent à la place de ses ongles ; dans le film de 1976, Braddock découvre d’abord dans le laboratoire la main velue et ongulée de l’homme-ours allongé sur la table d’opération ; dans le film de 1996, la jeune Aïssa convainc l’homme-singe et le Prêcheur de Loi que Douglas est un humain « comme eux » en leur montrant ses mains à cinq doigts. Si les créatures restent, par leur apparence en particulier, des hybrides, Moreau a conçu pour elles une organisation sociale et un système d’occupation de l’espace à l’image des sociétés humaines : la version de 1976 opte pour un équilibre, qui maintient deux groupes dans une imperfection égalitaire puisque les domestiques, qui ont des noms mais ne possèdent pas la parole, partagent l’espace de la maison et des humains tandis que les autres créatures, qui n’ont pas de noms mais possèdent la parole, habitent dans une grotte tapie dans la jungle. Dans le film de 1996, la hiérarchie des créatures est plus complexe et plus affirmée. Cinq d’entre elles sont admises à la table de Moreau : Aïssa, la fille presque parfaite de Moreau, qui semble déchargée de toute fonction utilitaire, M’Ling, plastiquement moins réussi, un doux poète qui lit ses œuvres, Waggdi, le clone hybride et nain de Moreau, Azazello, l’homme-chien, et Assassimon. Autour de ce cercle de familiers, un groupe nombreux de créatures exercent des fonctions sociales spécifiques : infirmiers ou laborantins, capables de regarder dans un microscope ou de superviser un accouchement, qui participent au travail scientifique et médical ; domestiques pour servir Moreau ; policiers pour traquer les hybrides qui transgressent la Loi... Plus loin encore de la maison de Moreau se trouvent les créatures les moins réussies, celles qui régressent le plus, entassées au-delà d’un vallon dans un véritable bidonville de pays sous-développé : leur gestuelle, répétitive et sans objet, rappelle les mouvements des malades mentaux et rythme les continuelles litanies du Prêcheur de la Loi qui se trouve auprès d’eux.
Les fondements de l’humanité : la Famille contre la Loi
12Lorsque la science se prend pour Dieu, nous dit l’histoire du docteur Moreau, elle ne fait que créer des monstres... Si les créatures, ratées, construisent en elles-mêmes une fiction, c’est celle de l’animalité : en effet, en les dotant d’une conscience et d’une parole, le scénario ouvre les portes, sous la forme d’une spéculation ludique, à une pensée de l’animalité, où l’animal se définit lui-même et propose une définition de l’animalité. Les créatures sortent du silence des bêtes ou du ressassement de la Loi quand elles se révoltent : dans la version de 1976 par exemple, l’homme-taureau préfère mourir plutôt que d’essayer d’être un homme. Il veut être un animal, un état dont il donne sa définition, « libre et fort ». La fiction est ainsi l’espace de représentation où, à l’encontre de la phrase de Wittgenstein, les lions parlent et on peut les comprendre... Quant aux théories de Moreau sur l’humanité, elles sont toujours prises en défaut : les films affirment donc que le discours de la science est inapte à fonder un savoir, une vérité sur la condition humaine. Deux questions pourtant, celles de la famille (liée dans les scénarios à la sexualité) et celles de la loi, semblent dessiner, dans le discours du film, de façon contradictoire, les limites de l’humanité.
13Dans le roman de Wells, la question de la sexualité est à peine abordée : certaines créatures sont mâles, d’autres femelles ; la régression amène, évidemment, les créatures femelles à devenir indécentes, mais il n’y a d’histoire d’amour ou de sexe ni entre créatures, ni entre humains, ni en franchissant la barrière des espèces. Dans la version de 1932, conforme en cela aux options thématiques et idéologiques des années 1930, la sexualité pointe son museau avec la femme-panthère, la créature quasi parfaite du docteur Moreau. Jeune femme élégante et séduisante, elle est sur le point d’embrasser le beau naufragé quand se réveille son animalité. L’étreinte de l’homme appelle un désir forcément animal, qui révèle au spectateur et au naufragé sa vraie nature et ruine les espoirs du docteur. C’est en effet sciemment qu’il a poussé sa plus belle réussite dans les bras du héros, pour prolonger un peu plus l’expérience. La sexualité est donc ici à la fois clairement désignée comme une donnée animale (un vestige instinctuel qui ne fonde pas l’humanité) et comme une expérience scientifique. La version de 1996 reprend cette correspondance entre régression animale et sexualité : d’une part, les créatures se reproduisent, accouchent de bébés monstrueux, il existe même dans le bidonville des créatures qui ont tous les attributs physiques et vestimentaires de la prostituée de bas quartier. Mais surtout Aïssa, la « fille » réussie de Moreau, est là encore une jeune femme que la puberté (« les hormones », dit scientifiquement le docteur) fait régresser : et comme pour souligner cette association sexualité/animalité dégradante, le début de cette régression correspond providentiellement à l’arrivée de Douglas sur l’île.
14La version de 1976 développe un discours très différent puisqu’elle inverse complètement le sens et les effets de la sexualité. Les créatures y sont des êtres sans sexualité et sans sexe identifiable : dans le film, l’abolition de la distinction des espèces équivaut à l’abolition de la distinction sexuelle. Mais il y a une femme, une vraie cette fois, même si le film suggère très fugitivement une possible animalité par un foulard rouge perdu dans le laboratoire de Moreau, sans jamais donner sens et suite à cet indice. Il s’agit sans doute d’un de ces curieux lapsus dont les remakes ont le secret et qui laissent apparaître la trame du texte précédent, mais le récit reste sans ambiguïté : Maria est une femme, elle a même une biographie, elle a été sauvée toute jeune par Moreau d’une vie de prostitution. La découverte progressive de l’île et sa destruction qui s’étale sur sept jours vont de pair avec la naissance d’une histoire d’amour, avec une scène de sexe très années 1970, entre Maria et le naufragé Braddock. C’est en partie cette histoire d’amour qui sauve le héros, le septième jour, alors qu’il est retenu en cage par Moreau. Celui-ci lui a administré un sérum pour l’animaliser et le processus a déjà bien commencé : ses mains, agrippées aux barreaux, sont couvertes de poils, son visage est bouffi, sa chevelure hirsute, son élocution hésitante. Pour conserver son humanité et ne pas céder aux effets du sérum, il récite péniblement sa biographie : « Je suis né le 27 mars 1881 à Bolton, Lancashire, Angleterre... J’avais deux frères... L’un Philippe... L’autre Robert... Robert est mort brûlé... Nous faisons du traîneau vers le lac... La pente de la gare... Le vent soufflait, il y avait plein de glace... Le premier livre de lecture donné par le père... C’était un conte de Noël, non c’était le cuisinier de la mer... Je me rappelle tout ». Cette conscience généalogique et cette mémoire affective (dont Moreau est totalement dépourvu puisque sa propre biographie, qu’il a récitée précédemment dans le film, est strictement professionnelle) réussissent à le maintenir dans son humanité. Mais pour le sortir de sa cage il faut aussi l’intervention aimante de Maria, qui vole la clef à Moreau, surmonte le dégoût que lui inspire l’aspect modifié de Braddock et le tire de sa geôle. Par la suite les deux personnages s’enfuient sur un radeau, ce qui, nous l’avons vu, correspond à la constitution d’un couple sur le modèle de la Genèse. Dans ces conditions, il est clair que la sexualité est reprise et englobée dans l’affectivité et que deux traits, marqués par l’affectif, définissent, de façon positive, l’humanité dans ce film : la sexualité et l’inscription dans une généalogie, qui n’appartiennent ni aux créatures rejetées dans l’animalité sauvage et indistincte, ni à leur Créateur rejeté dans un au-delà, religieux mais inhumain.
15Le roman et les autres films, qui lient, de façon assez conventionnelle, condition animale et condition féminine dans une sexualité dégradante, ne construisent ni pour les créatures ni pour les humains « naturels » de système régulateur, psychologique ou social, de la sexualité, susceptible de déboucher sur une définition de l’humanité. En revanche, ils mettent en scène une extrême violence, qui concerne les bêtes comme les hommes, et brouillent ainsi une des frontières possibles de l’humanité : il n’y a pas de principe régulateur de la violence. Certes il y a la Loi imposée par Moreau aux créatures, substitut inefficace de la loi donnée aux hommes par Dieu. Cette nouvelle alliance, répétée par le Prêcheur de la Loi, complète, pour Moreau, ses manipulations biologiques. Plus ou moins longue suivant les versions, elle se compose toujours d’une affirmation identitaire (« Nous sommes humains ») et d’une série d’interdits concernant des pratiques communes aux hommes et aux animaux (manger de la chair, tuer, aller avec plusieurs femmes, etc.) ou des comportements spécifiquement animaux (laper, marcher à quatre pattes, fouir, japper, etc.). De quoi faire des hybrides des humains bien corrects ! Et leur insoumission finale commence toujours par le blasphème : la proclamation d’une autre loi qui réfute toute humanité et fait des interdits passés des commandements.
16Les versions où la sexualité n’est pas un indice d’humanité insistent davantage sur l’incapacité de la Loi à dominer et réguler la violence, à construire une communauté sociale, à transformer des créatures des humains. La version de 1996 est celle qui réfléchit le plus sur la nature et le sens de la loi, sans doute parce que Moreau y meurt très tôt (à peu près au milieu du film), ce qui permet de mettre en scène longuement le devenir de l’île après la mort de celui que tous appellent « Le Père ». Le film tout entier est empreint d’un certain juridisme, il ne cesse d’affirmer l’existence de lois et de règles pour toujours suggérer leur infraction : Montgomery se plaint de l’esprit de chicane du monde extérieur et dit clairement qu’un des avantages de l’île est l’absence de procès possible à l’encontre des scientifiques. La punition infligée à une bête qui régresse n’est pas ici un nouveau séjour au laboratoire, mais une séance juridico-religieuse de confession et de pardon publics. C’est d’ailleurs une de ces séances, le jugement de l’homme-léopard, Lo-Maï, qui marque le début de la fin du règne de Moreau. Lo-Maï a transgressé la Loi en lapant, en tuant un lapin et en le dévorant. Son procès se déroule en présence de toutes les créatures. Moreau, « Le Père », le sceptre à la main, est assisté du Prêcheur de la Loi qui, durant toute la cérémonie, rappelle la lettre de la Loi. Ainsi quand Moreau demande, en regardant l’homme-léopard : « Qui a transgressé la loi ? », le Prêcheur répond en écho : « Le mal est en celui qui transgresse la Loi ». Lo-Maï se jette alors sur le docteur, qui arrête son attaque par une décharge électrique provoquée grâce à une télécommande. La créature se tord de douleur. Le docteur arrête le châtiment et, cadré une fois de plus en contre-plongée, il pose sa main sur la tête rousse de l’homme-léopard : « Je te pardonne, mon fils ». Et le fils lui répond, d’une voix émue : « Père ! ». Tout irait bien dans cette imposition d’une loi religieuse si Azazello, un homme-chien parmi les familiers du docteur, ne tirait alors (gratuitement ? par instinct de chasseur ? ) sur Lo-Maï. Alors qu’il est interdit de tuer, son crime, commis en public, reste impuni. Et quelques instants plus tard l’ homme-hyène, chargé de l’incinération du cadavre de Lo-Maï et visiblement affecté par sa mort, découvre dans ses cendres les composés électroniques qui provoquent la douleur. Il arrache alors dans son ventre son propre implant : la révolte peut commencer. Dans la longue nuit de violence qui suit, les créatures, les plus douces comme les plus sauvages, sont confrontées à un nouveau problème, que certaines expriment, verbalement, avec angoisse : si le Père est mort, peut-il y avoir encore une Loi ? La réponse du film est visiblement négative : il n’y a désormais que désordre, la loi du plus fort qui s’installe ne produit que mort et violence et quand l’homme-hyène cherche à devenir une nouvelle incarnation de la Loi, il a besoin d’un humain (Douglas) pour faire de lui un nouveau Moreau : « Dis-leur que je suis la Loi. Dis-leur qu’ils doivent m’obéir comme ils obéissaient au Père ». Douglas lui refuse une réponse performative et répond : « Vous avez tué le Père, vous avez mangé sa chair, alors qui est le nouveau Père ? Qui est le Dieu tout-puissant ? ». Le film reste aporétique : la Loi du Père, vivant, ne fonctionne pas, mais sans incarnation de la Loi il ne semble pas possible de maintenir une société, ni sur l’île des créatures, ni dans le monde extérieur, « réel », comme tendent à le montrer les images vidéo finales. L’existence de la Loi, toujours imposée et toujours prise en défaut, n’est pas un critère d’humanité.
17Les Ile du docteur Moreau offrent une vision apocalyptique de la fabrication de l’être humain par un savant démiurge. Le projet de Moreau y est autant religieux que scientifique et c’est un ordre religieux (celui de la Loi, psalmodiée par son Prêcheur) qui sous-tend l’organisation sociale des créatures. Les films tirent de ce récit deux leçons différentes sur l’humanité, toujours portées par le naufragé, représentant du spectateur dans le film : quand la sexualité est animalisée, il n’y a de place que pour la violence et faute de créer une nouvelle humanité, les expériences du docteur Moreau détruisent toute possibilité de définition positive de l’humanité. Les dérives de la science permettent seulement de semer le doute sur la condition humaine puisqu’être un homme, c’est alors partager la violence animale. La définition de l’humanité proposée est, fantasmatiquement, régressive, à l’image des propos finaux du Prêcheur de la Loi, dans la version de 1996 : aveugle comme Œdipe, il déclare, reprenant les termes de la célèbre énigme, « aller sur deux jambes, c’est très dur. C’est peut-être mieux à quatre pattes ». Quand au contraire le film de 1976, s’appuyant sur le personnage du naufragé, valorise la sexualité en l’enserrant toutefois, de façon parfaitement morale, dans un discours sur l’affectivité, il donne une définition, culturelle et non biologique, de l’humanité : être un humain,c’est avoir une généalogie et une sexualité, c’est-à-dire une famille. Le lien familial, individuel, réussit donc là où le lien social, la Loi, échoue.
18Si pour Diderot, parlant par la bouche du médecin Bordeu, le mélange des espèces et la création de chèvre-pieds est une question « de physique, de morale et de poétique [6] », le cinéma en fait, deux siècles plus tard, exclusivement une affaire de morale et de poétique. En effet, les créatures hybrides mises en scène dans les films sont à double titre des artefacts. Elles sont, dans le scénario, les enfants artificiels d’un savant fou et leur destin aboutit à une leçon sur l’humanité et à une mise en garde sur les vains pouvoirs de la science. Mais elles sont aussi les enfants artificiels de la représentation cinématographique elle-même, puisque leur figuration, dans L’Ile du docteur Moreau comme dans d’autres récits, mobilise des techniques cinématographiques, des trucages, parfois invisibles mais jamais imperceptibles, qui viennent souligner l’origine scientifique de ces êtres et la monstruosité du projet. Elles combinent ainsi les exigences du divertissement spectaculaire et celles du discours normatif qui vient toujours rappeler les limites de l’activité humaine.
Notes
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[1]
Je n’entends pas ici assimiler le discours de la fiction et celui de la science, ni faire, comme cela a pu être le cas en particulier dans le champ de la recherche historique, de tout texte un récit de fiction, mais simplement souligner les analogies de fonctionnement entre science et fiction, particulièrement sensibles — et dangereuses — sur des sujets « nouveaux ». A ce propos, on pourra consulter : Florence Dupont, Homère et Dallas. Introduction à une critique anthropologique, Paris, Hachette, 1991, pp. 74-88, ainsi que Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, 1999.
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[2]
Henri Atlan, Marc Augé, Mireille Delmas-Marty, Roger Pol-Droit, Nadine Fresco, Le Clonage humain, Paris, Seuil, 1999, p. 170.
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[3]
H. G. Wells, L’Ile du docteur Moreau (The Island of the Doctor Moreau), Paris, Gallimard, Folio, 1996 (Edition originale : 1896 ; traduction française : 1901).
L’Ile du docteur Moreau (Island of lost Souls), Erle C. Kenton, USA, NB, 72 mn, 1932.
L’Ile du docteur Moreau (The Island of Dr Moreau), Don Taylor, USA, 98 mn, 1976.
L’Ile du docteur Moreau (The Island of Dr Moreau), John Frankenheimer, USA, 97 mn, 1996.
Le film de 1932 n’est pas édité en vidéo et peu visible en salle. J’ai dû me contenter du souvenir et des notes prises lors d’une projection à l’auditorium du Louvre en 1999, ce qui explique que je ne retiens pratiquement pas ce film dans les analyses qui reposent sur un examen de détail. -
[4]
Les films vont moins loin que le livre de Wells. Dans le roman en effet, il y a une violente charge contre la vivisection, faire violence aux corps est partie intégrante de la fabrication d’une humanité plus parfaite : « Ce grand cas que les hommes et les femmes font du plaisir et de la douleur, Prendick, est la marque de la bête en eux, la marque de la bête dont ils descendent. La souffrance ! Le plaisir et la douleur ! [...] Nous ne les sentons qu’aussi longtemps que nous nous roulons dans la poussière. [...] Jusqu’à ce jour, je ne me suis pas préoccupé de l’éthique de la matière. L’étude de la Nature rend un homme au moins aussi impitoyable que la Nature ». (H. G. Wells, L’Ile du docteur Moreau, op. cit., pp. 114-115).
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[5]
Hélène Puiseux, « A corps perdus », in Cinéma, rites et mythes contemporains, n° 15, « Sciences, créateurs, créatures », Paris, E.P.H.E. Ve section, 1992, p. 76.
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[6]
Denis Diderot, Suite de l’Entretien, Paris, Garnier-Flammarion, 1965 (1769), p. 173.